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Une odeur de café chaud flottait dans l’air de la cafétéria de l’hôpital. À cette heure avancée de la nuit, le silence était seulement parasité par le son d’une vidéo qu’une serveuse aux yeux cernés regardait sur son téléphone, assise derrière son comptoir. Un client solitaire en robe de chambre occupait le fond de la salle, les mains enveloppées autour d’une tasse de thé, la tête tournée vers la vitre où venaient s’écraser les flocons de neige.
Sarah prit place sur une banquette et sortit un carnet de notes de la poche intérieure de sa parka. Elle commanda une tasse de café et épousseta la table sur laquelle traînaient quelques miettes de pain.
Elle avait décidé de s’octroyer quelques instants pour faire le point sur son enquête. Une question notamment ne cessait de tourner dans sa tête : qu’est-ce qui avait pu à ce point terrifier la victime pour qu’elle ait voulu se suicider ? Quelqu’un lui avait-il fait peur ? Intentionnellement ? accidentellement ? À ces hypothèses se mêlait l’étrange et récurrent cri de 488, comme si depuis longtemps déjà, il hurlait sa terreur. Les deux surveillants et Janger lui-même en avaient parlé avec émotion, rappelant que ce cri avait gagné en intensité ces derniers jours, comme si la peur avait progressivement envahi la victime jusqu’à atteindre un insupportable paroxysme dans la nuit de la veille. Le LS 34 pouvait-il être responsable de cette terreur ? C’était probable, mais était-ce la seule explication ? Janger avait dit qu’ils étaient plongés dans le « sommeil noir » et déclaré que les réponses à toutes les questions se trouvaient dans les graffitis de 488. Il avait ajouté que lui seul se souvenait. Mais se souvenait de quoi ?
Sarah avala une tasse de café et releva la pointe de son stylo. Son carnet était noirci de mots, de flèches et de points d’interrogation. Cette effervescence ne la menait à rien. Elle décida de reprendre à zéro.
Pour le moment, elle savait qu’un homme amnésique d’environ soixante-dix ans avait été interné à l’hôpital psychiatrique de Gaustad il y a à peu près trente-six ans. Cet homme était mort de terreur la veille au soir au sein de cet établissement. Hans Grund, le directeur de l’hôpital, avait fait déplacer le corps pour que la police ne voie pas la réelle cellule de la victime. Laquelle était recouverte de graffitis à la signification inconnue. Tout aussi inconnue était l’origine de cette cicatrice « 488 » gravée sur le front de la victime et la teneur des expériences menées en sous-sol sur la victime et sur Janger.
Puis le directeur, sur le point d’être arrêté, avait provoqué la destruction intégrale de l’hôpital grâce à un mécanisme de départ de feu préparé de longue date. Que cherchait-il à détruire de si compromettant ?
Sarah avisa un instant les flocons de neige, en songeant à la détresse de la victime. À l’épouvantable et longue souffrance qu’il avait dû endurer pour finir ainsi. Quelle était son histoire, quelle était sa vie ? Avait-il eu une famille, une femme, des enfants ? Comment n’avait-elle pas vu qu’Erik la trompait ?
Sarah pâlit. La question avait surgi en elle de façon aussi imprévisible qu’incongrue. Elle prit une inspiration et s’efforça de retrouver le fil de son enquête en griffonnant les deux pistes à explorer : réinterroger le directeur s’il survivait, trouver qui fournissait Gaustad en LS 34. Soit il s’agissait de vieux stocks en interne, ce qui ne la mènerait nulle part, soit un laboratoire produisait et vendait encore cette molécule. Mais, avec l’incendie, Sarah était bien consciente que les chances de retrouver des preuves étaient très minces. Non, sa seule piste sérieuse était Hans Grund. Elle l’avait sauvé pour ça et elle n’allait pas le laisser les abandonner.
Elle referma son carnet, avala le reste de son café d’une gorgée et contacta l’officier Nielsen qui lui indiqua que la chambre du professeur Hans Grund était la 523.
Sarah emprunta l’ascenseur jusqu’au cinquième étage et suivit un long couloir où plusieurs victimes de l’incendie avaient été regroupées. On entendait par moments des lamentations ou des gémissements provenant des chambres dont les portes étaient pour la plupart ouvertes afin de faciliter les incessantes allées et venues du personnel infirmier.
Par réflexe, Sarah jetait des œillades dans chaque pièce lorsqu’elle reconnut une silhouette. C’était la patiente qu’elle avait sauvée de l’incendie. Elle était assise dans le fauteuil d’ordinaire réservé aux visiteurs et quelque chose avait changé en elle. Une étincelle d’âme semblait s’être rallumée dans ses yeux. Elle aperçut Sarah et un sourire ému de reconnaissance se dessina sur ses lèvres. Sarah lui adressa un discret signe de la main puis poursuivit son chemin, alors qu’un bref sentiment de joie la traversait.
De loin, elle repéra la silhouette massive de l’officier Nielsen. Il avait les traits tirés et un bandage sur la tête, mais il n’avait pas quitté son poste de surveillance depuis que Sarah lui avait donné l’ordre de monter la garde. Les bras croisés dans le dos, les jambes en V, il bloquait le passage de toute sa carrure.
— Il s’est réveillé ? demanda Sarah.
— Non, inspectrice. Les médecins l’ont plongé dans un coma artificiel.
— Quel est leur pronostic ?
— Ils ont l’air de dire que c’est mal engagé…
Sarah jura intérieurement sans qu’aucune émotion particulière vienne froisser son visage. Elle fit signe à Nielsen qu’elle voulait entrer.
— C’est une chambre stérile, inspectrice. Il faut vous équiper, dit-il en désignant des surchaussures vertes rangés sur un chariot à côté de la porte. Et une fois à l’intérieur, vous devrez passer une surblouse, une charlotte et des gants en latex.
Sarah enveloppa ses bottines avec les chaussons et entra dans le vestibule. Elle y enfila les vêtements de protection stérile et s’avança dans la chambre.
Assis sur le rebord de la fenêtre, l’officier Dorn se redressa d’un bond, l’esprit et les muscles fouettés par la présence de sa supérieure. Cinq gobelets à café étaient posés à ses côtés.
Le lit du grand brûlé était intégralement isolé par une bâche en plastique transparente dont les pans tombaient jusqu’au sol. Sarah s’approcha. Hans Grund était couché sur le ventre, des bandes blanches entouraient son dos, ses bras et son crâne. À ses côtés, le soufflet de l’aide respiratoire montait et descendait à un rythme soutenu et trois poches de liquide reliées à ses bras par des cathéters étaient suspendues sur des pieds à perfusion. Un moniteur électrocardiographique affichait un état tachycardique de cent douze pulsations par minute.
— Et ça, c’est quoi ? demanda-t-elle en désignant une pochette en plastique opaque posée sur le rebord de la fenêtre à côté des gobelets de café vides.
— Ce sont les affaires, en tout cas ce qu’il en reste, que l’on a trouvées sur lui. Je ne l’ai pas ouverte.
Sarah ouvrit le sac orange dont elle déballa le contenu sur le rebord de la fenêtre, après que l’officier Dorn se fut empressé de débarrasser ses gobelets sales.
Côte à côte s’alignèrent le badge de sécurité de Hans Grund, siglé du logo de l’hôpital, un trousseau de clés, une plaquette de Xanax entamée aux trois quarts, et une photo sur laquelle Grund souriait en tenant par les épaules, d’un côté une femme qui posait sa tête sur le bras du professeur et de l’autre une fille et un garçon d’une vingtaine d’années, eux aussi souriants et très proches de celui qui devait être leur père.
— Encore un psychopathe qui avait tout l’air d’un homme équilibré, murmura Sarah.
Elle retourna la photo par acquit de conscience, mais le dos était blanc, sans aucune inscription. Elle observa la tablette de cachets de Xanax en se demandant si ce puissant anxiolytique était destiné aux patients ou à Grund lui-même. Le trousseau de clés ne présentait rien d’anormal et le badge était similaire à celui qu’elle avait vu sur les employés de l’hôpital.
Frustrée, Sarah rangea les effets du directeur dans le sac, puis retira ses gants et les jeta dans la corbeille de la chambre.
Elle se planta devant Grund et s’accroupit à hauteur de son visage. Intubé, les paupières rougies et la face tuméfiée, le professeur donnait l’impression qu’il ne se réveillerait jamais.
Elle demanda à Dorn d’aller lui chercher le médecin chargé des soins.
L’officier s’exécuta et revint dix minutes plus tard en faisant signe à Sarah de le suivre en dehors de la chambre. Dans le couloir l’attendait une femme d’une quarantaine d’années, cheveux courts, regard dur et l’air pressée.
— Vous avez demandé à me voir ?
— Inspectrice Geringën…
— Je sais qui vous êtes.
Sarah ignora la remarque qui pouvait laisser entendre une certaine animosité et dirigea son regard vers le badge de la doctoresse.
— Bien, alors pouvez-vous me dire quel est le degré de brûlure de cet homme, docteur… Haug ?
— La peau est nécrosée, on a atteint le troisième degré sur 90 % du derme exposé. Au niveau du bras droit, la brûlure est encore grave car circonférentielle, avec risque d’ischémie et donc de nécrose du biceps.
— Ses chances de survie ?
La doctoresse soupira.
— Je dirais… 30 %, mais ce ne sont que des statistiques.
Sarah ferma un instant les yeux comme un boxeur encaisse un mauvais coup. Elle retira la charlotte qui recouvrait ses cheveux.
— Écoutez, comme vous devez le savoir, cet homme est responsable de l’incendie qui vient de réduire l’hôpital en cendres. On n’en est plus au stade du suspect puisqu’il a déclenché le brasier sous mes yeux. Il est donc coupable de la mort de plusieurs dizaines de personnes et nous ne comprenons pas pourquoi il a commis un tel geste.
— Et ?
— J’ai besoin de l’interroger, et par conséquent que vous le réveilliez.
La doctoresse laissa échapper un souffle de stupéfaction.
— Vous plaisantez, je présume ?
— Je n’ai besoin de l’interroger qu’une dizaine de minutes maximum, vous pourrez le rendormir ensuite.
— C’est totalement contraire à nos principes, madame l’inspectrice ! Mon patient a été plongé dans un coma artificiel afin d’économiser les maigres ressources qui lui restent pour essayer de survivre à ses graves blessures. Si on le réveille, non seulement il souffrira, mais en plus son cœur pourrait ne pas le supporter. Alors, si pour vous cet homme est un criminel, pour moi, c’est un patient. Un point c’est tout.
La doctoresse chevilla son regard dans celui de Sarah pour appuyer son autorité et s’apprêta à tourner les talons.
— Oui, je comprends… approuva Sarah qui avait prévu cette réponse. Mais imaginez que ce criminel ou, disons ce patient meure sans avoir expliqué son geste, ce qui selon votre pronostic est fort probable. Quel sera l’effet collatéral sur les dizaines de familles des victimes ? Quelle sera la vie de ces épouses, de ces maris, de ces enfants qui devront exister sans jamais savoir pourquoi leur mari, leur femme, leur père ou leur mère a brûlé vif ?
— Je regrette, mais ce n’est pas ainsi que la médecine fonctionne, inspectrice.
— Vous savez, un jour, un de vos confrères m’a dit que la médecine était avant tout une affaire de statistiques et de bienveillance.
— Ce n’est pas faux…
— Alors, quelle est selon vous la probabilité de faire plus de mal que de bien en ne réveillant pas cet homme ? Quelle sera la douleur de cette mère qui, il y a une semaine, a dû confier son fils dépressif à cet hôpital, à ce directeur qui, le sourire aux lèvres, lui a assuré que tout se passerait bien, qu’elle n’avait aucune inquiétude à avoir. Comment voulez-vous qu’elle ait même une infime chance de s’en remettre un jour si on ne lui explique pas pourquoi ?
La doctoresse détourna un instant le regard, mais elle résistait.
— Écoutez, je… je… ne peux pas cautionner ces méthodes.
Sarah dégagea la mèche qui cachait la partie brûlée de son visage.
— J’étais face à lui quand il a déclenché l’incendie. Il souriait, mentit-elle. Il se réjouissait à l’avance de l’horreur qu’il allait faire subir à ces centaines de patients enfermés dans leur cellule. J’aurais dû fuir, mais je suis allée le chercher dans les flammes parce que je devais la vérité à tous ceux qui allaient mourir par sa faute. Je ne peux pas avoir risqué ma vie pour rien… Aidez-moi. Aidez-moi à apaiser la peine de toutes celles et tous ceux qui attendent et espèrent des réponses.
L’officier Dorn retenait son souffle, bouche bée devant l’échange entre ces deux femmes de caractère.
— En le réveillant, je cautionne la torture, inspectrice…
— Les brûlures au troisième degré sont indolores du fait de la destruction des terminaisons nerveuses, n’est-ce pas ?
La doctoresse ne put dissimuler son étonnement.
— Oui, c’est juste, mais… comme je vous l’ai dit, les récepteurs en profondeur au niveau du muscle n’ont pas été détruits. Les douleurs d’ischémie musculaire sont par conséquent intenses.
— Augmentez provisoirement la dose de morphine. Je vous promets de faire vite.
— Je ne sais pas… C’est…
— Chaque heure qui passe accroît le risque de laisser Hans Grund partir sans avoir répondu de son crime. Il faut le faire maintenant.
La femme médecin ferma à son tour les yeux, comme si elle préférait ne pas voir ce qu’elle s’apprêtait à faire.
— Écoutez, c’est un processus risqué et qui va prendre du temps. On ne peut pas le réveiller comme ça en cinq minutes. Il faut faire remonter la température de son corps et arrêter les sédatifs progressivement…
— Combien de temps vous faut-il ?
— Ça dépend, généralement entre vingt-quatre et quarante-huit heures.
— Dorn, faites-vous relayer et prévenez-moi dès qu’il est en état de parler.
La doctoresse interpella Sarah d’un signe de main.
— Inspectrice Geringën. Quand il sera réveillé, s’il se réveille, je ne vous laisserai que dix minutes pour parler avec lui. C’est bien clair ?
Sarah inspira profondément et répondit par l’affirmative. Puis elle quitta l’hôpital. Il était presque 2 heures du matin.
*
Elle passa la nuit dans la même chambre d’hôtel que la veille, aux abords d’Oslo. À l’abri des regards, elle pleura. Beaucoup. Sans retenue.
Au petit matin, la peine était encore là, la peur de l’avenir aussi, mais une résolution s’était forgée en elle au cours des heures les plus sombres de la nuit. Si menaçante que soit cette enquête, elle allait s’y jeter avec l’énergie du désespoir. C’était sa seule chance de ne pas perdre pied. Elle espérait seulement que son corps et son esprit lui prêteraient l’énergie dont elle allait avoir besoin.
Elle consacra sa journée au bureau à classer les indices accumulés jusque-là et à éplucher les rapports de la police scientifique sur ce qui avait été retrouvé dans les décombres de l’hôpital. L’exercice l’aida à reprendre contact avec la réalité et à faire le point. Mais aucun élément ne lui permit de comprendre pourquoi Hans Grund avait détruit son hôpital, et encore moins qui était le patient 488.
Par acquit de conscience, elle appela les officiers Dorn et Nielsen, mais Hans Grund n’était toujours pas réveillé.
En fin de journée, la tête embrouillée, elle s’éclipsa discrètement, s’acheta des affaires de rechange, et rapporta un plateau de sushis qu’elle avala, assise en tailleur sur le lit de sa chambre d’hôtel. Elle ignora plusieurs appels de sa sœur et la rassura par SMS en lui promettant de passer dès qu’elle pourrait. Quant à la vente de l’appartement et au déménagement, elle réglerait cela plus tard.
Vers 22 heures, elle se fit couler un bain et se glissa dans l’eau chaude. Se sentant oppressée, elle n’y resta que quelques minutes. Et peu avant minuit, elle s’endormit dans son lit.
Elle se débattait dans un de ces rêves où l’on répète la même erreur à l’infini quand son téléphone sonna. Elle décrocha et se redressa aussitôt lorsqu’elle reconnut la voix de l’officier Dorn.
— Il est conscient.
Il était 3 h 42 du matin.
*
Vingt minutes plus tard, Sarah traversait les couloirs de l’hôpital universitaire d’un pas cadencé. Elle était désormais parfaitement réveillée.
L’officier Dorn l’accueillit en lui tendant des vêtements stériles. Elle les enfila et entra dans la chambre. La doctoresse l’attendait.
— Dix minutes, pas une de plus.
— Il est sous morphine ?
— Oui.
Tant mieux, songea Sarah. La morphine allait jouer un rôle désinhibiteur, encourageant à la confidence et à la vérité.
Hans Grund se mit à gémir alors que la doctoresse quittait la chambre.
Sarah s’accroupit. Les paupières du directeur frémirent et s’ouvrirent par à-coups jusqu’à ce que ses yeux fixent leur attention sur Sarah.
— Professeur Grund, je suis l’inspectrice Geringën. Vous vous souvenez de moi ?
Le directeur battit des paupières en signe d’acquiescement.
— Où suis-je ? soupira-t-il.
— À l’hôpital de l’université d’Oslo, soigné pour de graves brûlures que vous avez provoquées en déclenchant un incendie qui a ravagé votre établissement et entraîné la mort de seize personnes et un nombre encore indéterminé de blessés.
Contrairement à l’air satisfait qu’elle imaginait, Grund baissa les yeux.
— Je… je ne devais pas survivre.
— Je vous ai sorti de la fournaise.
— Pourquoi ?
— Pour comprendre, monsieur Grund. Comprendre pourquoi vous avez commis un crime si odieux alors que nous enquêtions sur la mort de l’un de vos patients.
Toujours à plat ventre, le professeur chercha à détourner la tête, mais une grimace de douleur tordit ses traits.
— Je ne voulais pas… en arriver là, finit par articuler Grund en reprenant son souffle au milieu de sa phrase. J’aimais mes patients… mon Dieu… Je ne voulais pas vivre cette culpabilité, vous auriez dû me laisser là-bas.
Toujours dans un coin de la pièce, l’officier Dorn était, comme Sarah, surpris par ce discours inattendu.
— Vous parlez comme si vous étiez… victime.
— Je l’ai fait pour sauver ma femme et mes enfants, inspectrice. Ils ne m’ont pas laissé le choix.
Sarah tira la chaise qui était derrière elle et s’assit, perplexe.
— Qui ça, ils ?
Grund grimaça de douleur alors que le moniteur électrocardiographique signalait une nette accélération du pouls. Sarah craignait qu’une alarme ne se déclenche et que la doctoresse ne déboule comme une tornade pour mettre fin à l’interrogatoire. Elle se leva et, sous le regard circonspect de Dorn, libéra la targette qui contrôlait la diffusion de morphine. Progressivement, le rythme cardiaque de Grund décrut jusqu’à reprendre une cadence quasi normale.
Après une trentaine de secondes, le professeur rouvrit les yeux. Son regard fixait un point imaginaire situé loin, quelque part dans ses souvenirs.
— Qui vous a forcé à agir comme vous l’avez fait, professeur ?
— Le patient 488 n’est pas arrivé à Gaustad dans les conditions que je vous ai décrites…
Sarah se pencha en avant pour être certaine de ne rien rater.
— Lorsque j’ai remplacé Olink Vingeren, l’ancien directeur… il m’a demandé de garder secrètes l’origine et l’identité de ce patient. Sinon ma famille en pâtirait, comme la sienne en aurait pâti avant…
— Attendez, vous voulez dire que quelqu’un faisait chanter l’ancien directeur sur l’existence de ce patient et que cette menace a ensuite été transférée sur vous ?
Grund approuva d’un battement de paupières.
— Professeur. Je dois savoir : qui vous ordonnait de garder cette information secrète ? Et pourquoi ?
Un voile d’impuissance obscurcit le regard de Hans Grund.
Il s’humecta les lèvres et Sarah lui présenta un gobelet d’eau muni d’une paille. Il aspira une gorgée et reprit.
— Le lendemain de ma prise de fonctions, j’ai reçu un coup de téléphone d’un homme qui connaissait tout de ma vie, de ma femme et de mes deux enfants…
Hans se figea dans une expression introspective.
— Et que vous a demandé cette personne ? le pressa Sarah.
— De… garder le sujet 488 isolé… et de poursuivre les injections de LS 34. Alors j’ai fait ce qu’il me demandait.
— Quelle entreprise vous fournissait en LS 34 ?
Hans Grund soupira.
— Il nous était livré chaque mois par courrier sans que nous puissions en connaître l’expéditeur. Et nous ne le payions pas. Cela a toujours été ainsi et rien n’a changé depuis l’époque d’Olink.
— Qui injectait le LS 34 au patient ?
— L’un des membres… du personnel de… la zone sécurisée.
— Sandvik ou Lunde, c’est ça ?
Grund approuva d’un battement de paupières.
— Ils savaient que le produit était interdit ?
— Je ne pense pas. Ils sont là pour exécuter les ordres.
Sarah consulta sa montre : encore une minute et toujours rien.
— Quelle était la teneur des expériences sur ce patient ?
— Il y avait une espèce d’appareil bizarre sur lequel on devait l’attacher… et disons… le connecter avec des électrodes… Et puis ensuite, il y avait des réglages en suivant une notice… Et puis on lui injectait le LS 34. Au bout d’un moment, toute une série de signes s’imprimaient sur une feuille…
— Des signes qui ressemblaient aux graffitis sur le mur du patient ?
Grund sembla tourner de l’œil. Ses forces faiblissaient.
— Je… je sais pas…
— Vous n’avez jamais analysé les dessins qui recouvraient les murs de sa chambre ? Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi cet homme dessinait de façon compulsive ?
Grund répondit d’un mouvement de tête las.
Sarah guettait désormais la porte d’entrée de la chambre.
— Olink Vingeren est-il encore vivant ?
— Oui, je crois…
— Pourquoi m’avoir dit tout ça maintenant alors que la menace de vengeance doit toujours peser sur la tête de vos enfants ?
— Je ne sais pas… J’ai l’impression qu’ils ne risquent plus rien… J’avais besoin de me libérer…
La désinhibition de la morphine alliée au besoin de soulager sa culpabilité, songea Sarah. Un sacré cocktail de vérité.
Soudain, la doctoresse entra comme un courant d’air et se dirigea prestement vers le lit. Sans demander à Sarah si l’entretien était terminé, elle régla les transferts de liquide afin de rendormir le professeur. Sarah considéra Grund une dernière fois.
— Quand vous avez actionné le départ de feu… commença-t-elle.
— Oui, je savais que j’allais commettre un massacre. Je l’ai fait parce que la situation m’échappait… Je suis croyant, inspectrice… Vous l’avez vu… Et je sais que je vais aller en enfer… Mais j’ai pensé à ma fille et à mon fils… J’aurais fait n’importe quoi pour les protéger et je le referais si c’était nécessaire. Mes enfants… Inspectrice… Protégez-les…
Les yeux du professeur papillonnèrent puis se fermèrent.
— Merci. Vous avez fait le bon choix, déclara Sarah à l’intention de la doctoresse.
La femme médecin ne répondit pas, toute son attention concentrée sur l’écoute du cœur de son patient. Sarah quitta la chambre.
— Demandez une relève, officier Dorn, et allez vous reposer.
Sarah adressa le même conseil à l’officier Nielsen qui gardait la porte. Puis elle téléphona à Norbert Gans, son adjoint provisoire, pour lui demander de mettre en place une sécurité rapprochée autour de la famille Grund et de lui communiquer au plus vite l’adresse et le numéro de téléphone d’un certain Olink Vingeren.