12
Le prince d’Éléphantine

La lettre s’étalait au milieu du plateau du petit déjeuner. Sa grande écriture carrée n’apprit rien à Aldo mais lui valut tout de même la préférence sur les nourritures terrestres. Le texte en était court et faillit lui couper l’appétit :

« Pas mal imaginée, la petite farce de l’autre soir, mais nous sommes entre gens sérieux traitant d’affaires sérieuses où les comédies de salon ne sont pas de mise. M. Lassalle vient d’en faire l’amère expérience. Vous recevrez d’autres nouvelles plus tard… »

Aldo avait trop l’habitude des coups durs et des mauvaises nouvelles pour se laisser abattre par celui-là. Il avait vraiment affaire à forte partie. Il fallait aller voir au plus vite ce qu’il se passait à la maison des Palmes. Comme il venait de se raser quand on lui avait apporté le plateau, il avala pêle-mêle jus d’orange, toasts à la confiture et deux tasses de café noir, acheva de s’habiller, fourra le message dans sa poche, dégringola l’escalier en priant pour que Plan-Crépin ne soit pas sur son chemin et, trouvant devant l’entrée de l’hôtel un taxi qui venait de déposer un client, s’engouffra dedans et se fit conduire à destination.

Il s’attendait au pire et fut presque soulagé – même si la demeure portait les traces d’une bagarre – en découvrant le vieux monsieur assis à son bureau, la tête entourée d’un pansement.

Cependant, la première parole qui lui monta aux lèvres fut :

— Où est Adalbert ?

Lassalle lui lança un regard noir :

— Vous pourriez commencer par vous inquiéter de ma santé ! Cela se fait entre gens bien élevés… Rassurez-vous, je ne vais pas trop mal ! Qu’est-ce qui vous amène ?

Aldo tira la lettre de sa poche :

— Ceci ! Pardonnez-moi si je me suis montré discourtois mais je pensais trouver ici un véritable carnage.

— Cela l’aurait été si je ne disposais pas de serviteurs fidèles et en bonne forme physique… Hier soir, peu avant minuit, les sbires d’Assouan me sont tombés dessus dans l’intention de me faire avouer où je cache Adalbert, mais Farid a pu rameuter les autres domestiques déjà couchés, tandis qu’Abdallah et moi faisions face de notre mieux. Et nous avons réussi à les faire déguerpir. Cette bande d’assassins ne s’attendait pas à cela et, pour une belle bagarre, ça a été une belle bagarre ! ajouta-t-il fièrement.

— Bravo ! fit Aldo, sincère. Et Adalbert dans tout cela ?

— Oh, il va bien. Je vous en parlerai tout à l’heure. Une tasse de café ?

— Volontiers ! J’en ai pris un avec mon breakfast mais il ne vaut pas le vôtre !

Un claquement de mains et Farid apparut. Aldo remarqua qu’il avait un œil d’une curieuse couleur, tirant sur le bleu violacé :

— Du café, s’il te plaît ! Et… fais-le porter par Abdallah, tiens !

— Si je vous ai compris, il ne fait aucun doute pour vous qu’Ali Assouari soit à la base de cette série de crimes ?

— Qui voulez-vous que ce soit, à part lui ? Il me semble que c’est signé. Mes envahisseurs de cette nuit sont ceux qui ont assassiné Karim El-Kholti et Béchir. C’est tout juste, d’ailleurs, si leur chef se donne la peine de dissimuler !

— Vous n’avez pas appelé la police ?

— Pas cette fois, non ! Si vous voulez mon sentiment, je jurerais que Keitoun est à la botte d’Assouari !

— Ce n’est pas un peu gros ? Le chef de la police obéissant à un simple particulier ?

— Il n’est pas un simple particulier. Il descend des princes d’Éléphantine et sa sœur était reine. Pour Keitoun – qui est du coin comme lui ! – cela compte, croyez-moi ! Il est le véritable seigneur de la ville. Largement plus qu’un gouverneur, né dans le Delta par-dessus le marché et qui souhaite surtout qu’on lui fiche la paix.

— Et l’Angleterre… ?

— … n’est représentée que par les officiers de la garnison militaire. En outre, Le Caire est loin ! Ah, voilà le café !

Aldo leva un sourcil surpris. Fallait-il faire si grand accueil à une prestation aussi banale ? Mais Lassalle semblait y trouver un plaisir particulier ce matin, et conseilla :

— Dépose ton plateau là, Abdallah et sers Monsieur le prince !

— Oh, il se débrouillera très bien tout seul !

Aldo sursauta. Levant les yeux, il considéra avec stupeur le « Nubien » à la peau châtaigne foncée et coiffé d’un turban qui arborait un sourire radieux en ouvrant le plus possible ses paupières tombantes sur des yeux d’un bleu de porcelaine.

— Adal… ?

— Abdallah, si Votre Seigneurie le permet ! Avoue que je suis plutôt réussi, non ? Farid est un artiste de génie !

La transformation était en effet époustouflante ! Même les cils et les sourcils avaient été teints d’un noir profond qui réussissait à assombrir les prunelles révélatrices. Une courte barbe allongeait le visage.

— Incontestablement, si M. Lassalle le congédiait, il aurait une belle carrière dans les studios de cinéma !

— Je préfère le garder. Il m’est trop précieux ! tiens, lis ça ! dit-il en tendant le billet reçu par Morosini.

Assis sur un angle du bureau, Adalbert vida sa tasse de café – il en avait apporté trois ! – et parcourut les quelques lignes. Toute trace de gaieté avait disparu de sa figure :

— Il n’a pas tardé à comprendre, l’animal ! C’est ce qui nous a valu la séance d’hier soir ! À quoi va-t-on avoir droit maintenant, à votre avis ? dit-il en regardant les deux autres. Au fait, Aldo, jusqu’où peut-on compter sur ton ami anglais ?

— Une aide totale, je crois. Il est parti ce matin pour Le Caire afin d’y rencontrer le Consul général et de lui raconter ce qui se passe ici.

— Espérons que…

La sonnerie du téléphone lui coupa la parole. Lassalle se pencha pour récupérer l’appareil sous son bureau. Tout en reconnaissant son utilité, il partageait en effet l’aversion de Mme de Sommières pour cet outil par trop anachronique dans son univers tourné intégralement vers la nuit des temps.

— Lassalle ! J’écoute.

Il n’en dit pas plus et on put le voir pâlir. Adalbert tendit le bras pour saisir l’écouteur mais il l’en empêcha d’un geste vif et raccrocha presque aussitôt. D’une même voix, les deux autres demandèrent :

— Que veut-il ?

— L’Anneau. Il prétend qu’il possède la clef et le plan. Nous avons quarante-huit heures pour réfléchir. Passé ce délai, Adalbert devra livrer l’Anneau au lieu et à l’heure qu’il indiquera. Seul et sans armes, bien entendu.

— Sinon ?

— Salima sera mise à mort devant lui.

Le silence qui suivit pesait le poids d’une dalle funéraire. Adalbert s’était laissé choir sur un siège et, d’une main machinale, repoussait son turban afin de pouvoir fourrager dans ses cheveux. Aldo se leva et vint poser une main sur son épaule avec une ferme douceur :

— Si on ne trouve pas le moyen de le neutraliser d’ici là, il faudra le satisfaire. Il n’y a pas d’autre solution…

Sans répondre et sans lever les yeux, Adalbert couvrit cette main d’une des siennes. On n’avait plus besoin de paroles… Cependant…

— Finalement, vous l’avez donc, cet Anneau ? ne put retenir Lassalle.

— Non ! gronda Aldo en lui jetant un regard furieux. Mais je sais où il est ! Vous êtes content ?

— Pas vraiment… ! Non !

Il avait crié si fort que la tête de Farid apparut dans l’entrebâillement de la porte. Il le renvoya d’un geste :

— Qu’est-ce qu’on fait en attendant ?

— Il faudrait essayer de savoir où la jeune fille est retenue prisonnière, répondit Aldo. D’où venait la communication ?

— De la ville ou des environs immédiats. Ce n’était pas l’interurbain. Vous pensiez à quoi ? À Khartoum ?

— Pourquoi pas ?

— Parce que là-bas, il y a un autre chef de la police et que notre homme doit rester dans le coin. Il doit être quelque part dans les alentours, mais où ? C’est plutôt vaste…

— Rien ne prouve d’ailleurs qu’il ait téléphoné de l’endroit où Salima est retenue. Il a pu appeler de chez un complice ? Ou encore de chez Keitoun ? commenta Adalbert avec amertume.

— De toute façon, on n’arrivera à rien si on reste ici à tourner en rond en se posant des questions auxquelles personne ne peut répondre. Merci pour le café, Monsieur Lassalle ! conclut Aldo en se dirigeant vers la porte.

— Où vas-tu ?

— Je rentre à l’hôtel. Ce soir, je téléphonerai au Caire. Il faut que j’avertisse Sargent. Et puis il me vient une idée…

Sans s’expliquer davantage, il repartit par où il était venu.

 

Après avoir reposé le combiné sur son support, Assouari resta un moment à le contempler, les bras croisés sur la poitrine, tentant de juguler la fureur qui l’avait envahi. Il ne regrettait aucune des paroles qu’il venait de prononcer : il tuerait sans une hésitation, sans la moindre pitié, celle qui n’avait cessé de lui opposer un dédain insultant, et un mutisme quasi absolu qui l’était plus encore.

Lorsqu’il avait reconstitué le papyrus, il s’était fait ouvrir la chambre où il la tenait captive en compagnie d’une vieille servante pour s’occuper d’elle. Une belle chambre, luxueusement meublée, où rien ne manquait de ce qui pouvait plaire à une femme. Il y avait veillé avant de l’y amener, surveillant lui-même les transformations, voulant un cadre digne de sa beauté en vue de l’instant où elle le laisserait la prendre dans ses bras…

Ce jour-là donc, il était venu à elle débordant de joie et d’espoir.

Comme d’habitude, elle était assise sur un pouf de velours bleu brodé d’or, vêtue des voiles noirs qu’elle refusait de quitter, inactive, immobile même, ses jolies mains abandonnées sur ses genoux et son regard fixé dans le vague. À son entrée, elle n’avait même pas tourné la tête. Il alla s’asseoir en face d’elle pour se trouver au moins dans son champ de vision. Alors elle ferma les yeux…

— Salima ! commença-t-il aussi doucement qu’il put. Cela ne peut pas continuer. Que tu le veuilles ou non, tu es ma fiancée ; tu seras ma femme…, la seule, et nous pourrons faire de grandes choses ensemble. C’est de cela surtout que je suis venu te parler… J’ai réussi à assembler les morceaux du papyrus que tu as trouvé dans la tombe de Sebeknefrou avec ceux de ton grand-père…

Les paupières se relevèrent et elle darda sur lui un regard glacial :

— Mon grand-père que tu as assassiné ! Et tu as le front de m’en parler ?

— Ce n’est pas moi ! Un ordre mal compris ou une vengeance privée peut-être. Je te jure que je ne le voulais pas ! Il faut me croire. J’ai essayé de savoir qui…

Pour seule réponse, elle haussa les épaules mais ses yeux clairs n’exprimèrent plus que le mépris. Il serra les poings et poursuivit :

— Il ne manque plus qu’un fragment… sans intérêt particulier, je pense. Quoi qu’il en soit, grâce à un détail, je vais connaître le lieu où repose la Reine Inconnue ! Et nous allons pouvoir la découvrir ensemble. Dès que tu seras devenue princesse Assouari…

— Je ne le deviendrai jamais !

— Il le faudra bien pourtant, pour que la cérémonie propitiatoire prenne toute sa valeur ?

— Quelle cérémonie ?

— Nous allons devoir transférer le corps d’Ibrahim Bey et les restes de ses pères. Nous le ferons avec le respect qui leur est dû. Et tu seras à mes côtés pour t’en assurer…

Brusquement Salima rougit sous la poussée d’une colère que, en dépit de son empire sur elle-même, il lui était difficile de surmonter :

— Tu veux commettre un tel sacrilège et tu prétends m’y associer ? Tu es fou, je crois…

— Non. Je suis logique. Le tombeau ne peut-être que dessous, creusé dans le rocher sans doute… Peut-être à une grande profondeur, mais il est bien là !

— Ce n’est pas ce que dit la légende : Celle dont on ne sait pas le nom a fait s’écrouler la montagne sur la crypte où elle s’était enfermée… Tu te trompes !

— Non. Tu oublies que plusieurs milliers d’années se sont écoulées. Il en faut moins pour changer la morphologie de la terre et je suis sûr…

— Et d’où tires-tu cette certitude ? fit-elle, méprisante. Tu n’es pas archéologue, à ma connaissance !

— Je sais mieux que ces gens à la science incertaine. Ils ne savent qu’exhumer nos ancêtres morts pour les exposer, dépouillés de leur enveloppe bénie, dans les vitrines de leurs musées. Et tu n’appelles pas cela un sacrilège ? Nous, les enfants de cette terre, devrions les chasser à coups de pierres ! Et c’est ce que je ferai quand j’aurai débarrassé l’Égypte de ces sauterelles humaines, de ce roi fantoche à la botte de l’Angleterre. En possession des secrets de l’antique Atlantide, j’aurai le pouvoir… et le droit car je suis le prince d’Éléphantine, et tu le sais !

Pour la seconde fois, elle lui dit qu’il était fou mais une lassitude se glissait dans sa voix et il le perçut :

— Crois-moi ! J’ai tout en main : le plan, la clef que j’ai fait reprendre au cœur de Londres. Et que voici ! prouva-t-il en la tirant d’une poche intérieure, et le maléfice ne m’atteindra pas parce que, bientôt à présent, j’aurai l’Anneau qui me rendra invincible !

— Tu ne sais pas où il est !

— Ici même, à Assouan ! J’en ai la certitude et c’est celui qui a ouvert la tombe de Sebeknefrou qui me l’apportera sur un plateau. À genoux, si je le veux ! Et toi, je te ferai reine !

Il s’était levé et marchait avec agitation à travers la pièce. Salima hocha la tête. Pour la troisième fois elle dit : « Tu es fou… », retomba dans son silence et son immobilité. Alors il prit feu, se pencha sur elle et la secoua en la saisissant aux épaules :

— Si tu t’obstines à te refuser, tu porteras le poids de ma vengeance. Ce n’est pas une cérémonie propitiatoire qui délogera Ibrahim Bey mais un paquet de bâtons de dynamite. Quant à toi, après avoir assouvi sur toi ce désir qui m’obsède, je te tuerai ! Ensuite je serai enfin libre !

— Tue-moi donc tout de suite ! Tu nous rendras service à tous les deux !

— Non. Je veux que tu savoures ta mort ! Et puis j’ai encore besoin de toi !

Depuis, il n’avait plus entendu le son de sa voix qu’à une seule occasion. C’était quand il lui avait mis le plan sous les yeux. Elle avait à peine regardé le document en disant qu’elle était incapable de lire les hiéroglyphes. Et lui qui n’y connaissait rien… ! Alors, il s’était mis à la haïr autant qu’il la désirait. Il avait vu clairement le chemin qu’il lui fallait prendre. Vouloir l’associer à son triomphe n’avait pas de sens. Comment n’avait-il pas compris qu’elle n’était qu’une sorcière et qu’elle lui avait jeté un sort ? Ce sort, il fallait qu’il s’en délivre ! Elle devait mourir mais avant il s’assouvirait longuement de son maléfice en la possédant. Puis il la traînerait au lieu du rendez-vous et, l’Anneau enfin en sa possession, il lui ferait sauter la tête afin que son sang abreuve cette terre dont elle repoussait la souveraineté.

Pour un homme de sa force, c’était facile. Il avait déjà exécuté ainsi plusieurs serviteurs infidèles et son joli cou était si mince !

 

Laissant Adalbert chez Lassalle où, selon lui, il serait mieux protégé qu’à l’hôtel contre les imprévisibles lubies de Keitoun, Aldo n’eut aucun mal à rejoindre Tante Amélie et Plan-Crépin. Celle-ci, l’ayant vu se précipiter dans un taxi, s’était établie sur la terrasse pour attendre son retour et être certaine qu’il ne lui échapperait pas. Mme de Sommières l’y avait rejointe. En quelques mots il les eut mises au courant puis ajouta :

— Puisque vous avez déjà rencontré la princesse Shakiar, je me demandais si vous ne pourriez pas y retourner, Tante Amélie ? Je sais qu’elle vous a assuré ignorer où Assouari retient Salima, mais elle pourrait peut-être faire un effort ? C’est sa fille, que diable ! Et elle est en danger de mort !

— Vous en êtes vraiment si sûr ? émit Marie-Angéline avec un rien d’acidité. Un homme amoureux ne sacrifie pas celle qu’il aime si aisément ! J’y verrais plutôt un excellent appât pour cet imb… pour Adalbert ?

— J’y ai pensé, figurez-vous ! lâcha Aldo à qui le mot ébauché n’avait pas échappé, même s’il n’avait pas été mené à son terme. Mais encore une fois, nous n’avons plus la latitude de négliger la moindre piste. Shakiar a pu avoir du nouveau depuis votre rencontre ?

— De toute façon, on ne risque rien d’essayer ! Mais je ne peux pas surgir chez elle sans crier gare. Je vais lui écrire un mot que Plan-Crépin se fera un plaisir de lui porter. D’ailleurs, la princesse avait suggéré qu’elle serve d’intermédiaire pour d’éventuelles communications.

— Il est certain qu’elle est moins spectaculaire que vous ! sourit Aldo.

Elle l’était même encore moins quand elle alla prendre le bac une demi-heure après. Les canotiers porteurs de marguerites, de cerises ou autres végétaux étaient remplacés par une banale écharpe sombre enveloppant la tête et les épaules. Elle passait ainsi inaperçue au milieu des passagers. Mais quand elle revint environ une heure plus tard, la déception était écrite en toutes lettres sur sa figure : elle n’avait trouvé que le majordome. Son Altesse était partie la veille pour Le Caire sans préciser la date de son retour.

— Et voilà ! conclut Aldo, acerbe. Décidément, ma première impression était la bonne : beaucoup de surface et le vide en dessous !

— Ne sois pas trop sévère ! plaida Tante Amélie. Je te jure qu’à l’issue de notre entrevue elle était réellement désespérée ! Elle est peut-être allée chercher un secours qu’elle ne peut trouver ici entre un gouverneur amorphe et un policier véreux… si ce n’est pourri ?

— Quarante-huit heures, Tante Amélie ! Quarante-huit heures seulement avant qu’Adalbert n’aille exposer sa vie pour une femme qui s’en soucie comme d’une guigne ! C’est à devenir cinglé, non ? !

— C’est une éventualité à considérer, si tu ne fais pas un effort pour te calmer ! Tu as besoin de toutes tes capacités, de ton intelligence, de ton sang-froid en vue de ce moment crucial. Car, bien sûr, tu seras à ses côtés.

Ce n’était pas une question. Il y répondit cependant :

— Jusqu’au bout, vous le savez parfaitement !

— Moi aussi, j’irai ! décida Plan-Crépin, ce qui détourna sur elle la colère naissante sous laquelle la marquise cachait son angoisse.

Elle savait à quel point son amitié pour Adalbert était chevillée au corps de son neveu. Assez puissante même pour lui faire oublier femme et enfants !

— Vous ferez ce qu’on vous dira ! Je salue volontiers vos multiples talents, encore faut-il les utiliser à bon escient ! C’est à Aldo et à Adalbert d’en juger ! Et puis, si je ne me trompe, il nous reste un atout : le colonel Sargent !

— Oh, je ne l’oublie pas ! J’attends seulement qu’il soit au Caire pour l’appeler au téléphone ! Je vais consulter l’horaire des trains pour voir à quelle heure arrive le sien…

Un peu plus tard, Aldo demanda la communication avant de passer à table, sachant qu’il ne l’obtiendrait pas immédiatement. Mais, quand enfin il entendit au bout du fil la voix du portier du Shepheard’s, ce fut pour apprendre que le colonel avait effectivement retenu une chambre mais qu’on l’attendait…

— Un train qui a du retard, c’est fréquent ! remarqua la marquise en guise de consolation.

Il y répondit par un sourire forcé.

Ce fut pis encore quand, le lendemain, il rencontra dans le hall lady Clémentine, visiblement soucieuse :

— Je suis inquiète, lui confia-t-elle. Non seulement mon époux ne m’a pas téléphoné hier soir comme il a coutume de le faire quand il est en voyage, mais je viens d’appeler le Shepheard’s et il n’y est pas. Les trains fonctionnent normalement, aucun retard n’est signalé, et cela lui ressemble si peu !

— Pourquoi ne pas vous adresser au consulat général puisque c’est là qu’il se rendait ?

— Vous avez raison, c’est ce que je vais faire. Un incident peut toujours se produire, n’est-ce pas ?

Il fallait à l’évidence la rassurer. C’était une charmante femme et Aldo fit son possible… Seulement, le soir venu, on ne savait toujours pas ce qu’était devenu le colonel… Et le temps s’écoulait. Le délai imparti pour la remise de l’Anneau se terminait le lendemain.

Aldo, qui ne tenait pas en place et avait toutes les peines du monde à se comporter en individu normal, se rendit chez Lassalle pour savoir si les instructions étaient arrivées.

Il y allait à pied pour se calmer les nerfs quand, chemin faisant, il fut rattrapé par le jeune Hakim, le gamin dont Plan-Crépin avait fait son compagnon habituel dans ses excursions au temple de Khnoum ou sur la rive gauche du Nil. Qui se mit à trotter à côté de lui :

— Ne t’arrête pas et faisons comme si je te demandais la charité ! dit-il.

— Quelle drôle d’idée !

— Non. Ici c’est tout naturel et je ne vais pas te gêner longtemps.

— Tu as quelque chose à me dire ?

— Oui. Toi et tes amis vous faites du souci pour la belle jeune dame ? Je sais où elle est ! Marche plus vite et fais comme si tu voulais te débarrasser de moi…

Aldo en effet s’était arrêté, mais il se remit en marche aussitôt :

— Comment le sais-tu ?

— Mon ami Yazid qui… s’occupe des abords du palais du gouverneur a vu, cette nuit-là, les hommes en noir emporter une femme qui criait et se débattait. Ils l’ont embarquée dans une voiture et ont démarré mais Yazid est courageux… curieux aussi et il s’est accroché à l’arrière de la bagnole. Au début y a pas eu de problème, mais après les cahots l’ont fait tomber. Heureusement, il avait compris qu’ils allaient à la maison d’Ibrahim Bey. Il a attendu. L’auto est repassée devant lui un instant plus tard mais celui qui conduisait était tout seul…

— Elle y est restée ?

— Où veux-tu qu’elle soit ? J’y suis allé voir le lendemain. Je te signale que c’est rudement bien défendu. Maintenant, il faut que tu te débarrasses de moi. Tu sais comment, j’espère ?

L’air excédé, Aldo s’arrêta et fouilla dans sa poche :

— Encore un mot ! Pourquoi n’as-tu rien dit à Mlle du Plan-Crépin ? Tu lui sers de guide assez souvent, il me semble ?

— C’est vrai… mais je crois qu’elle n’aime pas beaucoup la belle demoiselle… Oh, merci, sidi ! ajouta-t-il avec enthousiasme en empochant la pièce d’argent qu’Aldo venait de glisser dans sa main brune. La bénédiction soit sur toi et toute ta descendance !

Il repartit en dansant d’un pied sur l’autre et en faisant sauter la pièce, tandis qu’Aldo poursuivait son trajet. Le château du Fleuve ? L’idée lui était venue mais, s’il était normal que Salima soit dans la demeure de son grand-père, la présence d’Assouari dans la maison d’un homme qu’il avait probablement assassiné et alors qu’ils n’étaient pas mariés allait à l’encontre des lois de l’islam…

— L’islam ? s’écria Henri Lassalle quand, peu après, Morosini eut relaté sa rencontre. Je ne suis même pas certain qu’Assouari soit de ses fidèles. Il se veut l’héritier d’un tel paquet de traditions qu’on peut se demander comment il s’y retrouve. De toute façon, c’est un bandit.

— Il vous a fait savoir où doit avoir lieu l’échange ?

— Pas encore ! maugréa Adalbert. Et je te rappelle qu’il n’est pas vraiment question d’échange : si on lui donne l’Anneau, Salima aura la vie sauve mais il ne nous la remettra pas. C’est sa « fiancée », ajouta-t-il avec un dégoût débordant de rage.

— On pourrait peut-être essayer ? Donnant donnant… et s’il veut l’Anneau… qu’il la libère !

— Et quand veux-tu « essayer » ? Quand je serai en face de lui, sans armes, seul, l’Anneau à la main, et qu’il me regardera rappliquer avec son mauvais sourire ? Il faudra que je m’estime heureux s’il ne me tire pas dessus pour être définitivement délivré de ma personne !

— N’exagère pas ! coupa Lassalle. Tel qu’on le connaît, on peut être assurés que la transaction ne s’effectuera pas sans témoins et que, même au cœur de la nuit – ce qui sera sans doute le cas ! –, il tiendra à donner de la solennité à ce qu’il pourrait appeler ta reddition. Donc il aura ses gens autour de lui, sans compter « sa fiancée ». Or, tu lui porteras un objet sacré. S’il t’abat, il aura perdu la face parce qu’il aura agi en truand et pas en grand prince ! Tu n’as rien à craindre. Dans l’immédiat, tout au moins !

— Le malheur, c’est que notre marge de manœuvre se rétrécit à vue d’œil, soupira Morosini. L’échéance est demain… Autrement, sachant où elle est enfermée, on aurait pu tenter de s’y introduire…

Adalbert ne le laissa pas achever. Il écumait presque :

— N’importe quoi ! Tu as évalué l’importance du château ? Le krak des Chevaliers en plus petit ! Alors on fait comment ? On escalade les murs armés jusqu’aux dents ! – pourquoi pas, au point où nous en sommes ! – après avoir grimpé à l’aide de cordes et depuis le Nil la dégringolade de rochers sur lesquels le château est bâti ? Arrivés là-haut, on bousille tout ce qui bouge, on plante le drapeau français au sommet de la tour, on entonne La Marseillaise et on enlève la princesse !

Sans s’émouvoir devant cette fureur où il reconnaissait la présence du désespoir, Aldo tira son étui à cigarettes, en prit une qu’il tapota sur la brillante surface d’or, puis, regardant Lassalle :

— Il est devenu idiot ou quoi ?

Il n’attendit pas de réponse, alluma le mince rouleau de tabac et le glissa entre les lèvres de son ami :

— Tu n’es pas Lancelot, je ne suis pas Perceval et on ne vit plus au Moyen Âge. Je pensais stupidement à notre vulgaire arme moderne : l’argent ! Si l’on s’en tient à l’Histoire, combien de sites inexpugnables sont tombés au cours des siècles parce que quelques pièces d’or étaient venues graisser subrepticement la patte d’un citadin assez costaud pour tirer les verrous soigneusement huilés ? Ce type se prend peut-être pour le dernier pharaon, mais il m’étonnerait fort qu’il n’ait que des adorateurs ! Malheureusement…

Adalbert s’assit, aspira deux ou trois bouffées puis ébaucha un sourire…

— Depuis qu’on est ici, je passe mon temps à t’offrir des excuses ! Mais il ne faudrait pas que ça devienne une habitude…

— Rien à craindre ! Je te fais confiance !

Henri Lassalle, lui, pensait déjà à autre chose :

— Mon cher Aldo, je ne veux pas vous chasser mais vous devriez peut-être retourner à l’hôtel demander si l’on a enfin des nouvelles de votre ami anglais. À ne vous rien cacher, je redoute moins pour Adalbert la balle ou le poignard que les menottes de Keitoun. Celui-là se tient tranquille pour l’instant – et c’est la meilleure preuve qu’il est manipulé par Assouari – mais il est probable qu’il mettra sa grosse patte sur lui dès que son patron aura obtenu satisfaction !

— Vous croyez ?

— Oh, j’en mettrais ma main au feu ! Évidemment, on finira par sortir Adalbert de ce pétrin, mais au bout de combien de temps et dans quel état ? De toute façon, sa carrière d’archéologue pourrait s’arrêter là !

— Vous avez raison, j’y vais !

À l’hôtel, cependant, lady Clémentine restait sans nouvelles et son inquiétude augmentait à mesure que les heures s’égrenaient. Même si son anxiété n’était pas évidente – éducation anglaise exige ! –, ses yeux qui parfois avaient peine à se fixer la trahissaient. Mme de Sommières et Plan-Crépin l’entouraient de leur mieux tout en respectant les règles d’une discrétion qu’elles savaient obligatoire et même si une véritable amitié se nouait de jour en jour, presque d’heure en heure, entre ces trois femmes. Pour les deux Françaises un vague sentiment de culpabilité s’y joignait : n’était-ce pas pour empêcher Keitoun de s’emparer d’Adalbert, et même obtenir que les autorités mettent un terme à ce simulacre de proconsulat délirant exercé par lui sur les gens d’Assouan, que Sargent avait pris la route de la capitale ?

Les trois femmes – et Morosini au moment des repas – formaient une manière d’îlot distant au milieu de l’espèce de maelström qui s’était emparé du vénérable hôtel, avec le débarquement d’une équipe de cinéastes hollywoodiens aussi bruyants que mal élevés. La romancière anglaise venait de plier bagage, terrifiée par le vacarme qu’ils entretenaient quasiment jour et nuit et contre lequel le directeur et Garrett luttaient comme ils pouvaient. Les envahisseurs étaient là pour quinze jours et entendaient en profiter pleinement. Au moins, la nuit ! Tant que brillait le soleil, ils rejoignaient dans le désert leurs équipes techniques répandues dans les hôtels de moindre catégorie de la ville. Mais le soir venu, les « têtes » du film – producteur, metteur en scène, jolies femmes au luxe tapageur, jeune premier à l’œil de velours, moins jeune à l’air important, etc. – prenaient possession des salons, bar, salle à manger en faisant un tel bruit qu’ils donnaient l’impression d’être au moins deux cents.

— J’espère que tu n’as pas de clients parmi ces gens ? demanda Tante Amélie à Aldo. Il ne nous manquerait plus que cela !

— Rassurez-vous ! Si j’ai des clients américains, ils sont exclusivement côte Est. De toute façon, ceux-ci n’appartiennent pas au gratin californien. Aucun nom connu ! Je suppose qu’il s’agit d’un richissime roi du Celluloïd ou des Corn Flakes qui veut voir sa maîtresse briller au firmament des stars et concocte un film d’« atmosphère » dans ce but…

— Ce doit être le gros type avec son casque colonial et ses chemises à fleurs qui parle si haut ? Mais il y a deux femmes avec lui. Alors, la blonde ou la brune ?

— Pourquoi pas les deux ? En tout cas, ils présentent un avantage : ils fascinent Keitoun qui, du coup, oublie de nous surveiller…

— Je ne m’y fierais pas trop, si j’étais toi…

La recommandation était superflue ! Il y avait beau temps que l’homme aux pistaches n’amusait plus Aldo.

En attendant, le soir du second jour, les trois dames, laissant les clients « survivants » du Cataract subir le tintamarre du dîner à la salle à manger – parfois peut-être s’en distraire ? –, choisirent de se faire servir chez Mme de Sommières sur l’agréable terrasse qui prolongeait sa chambre et dominait le Nil et les îles. Pour les laisser entre elles, Aldo s’en alla dîner dans un petit restaurant de la Corniche, tranquille et bien tenu, où la cuisine locale était excellente. Il eut la surprise d’y rencontrer une bonne dizaine de clients du Cataract avec lesquels il échangea quelques sourires complices. Apparemment il n’était pas le seul à souhaiter manger en paix…

En rentrant, il aurait aimé aller au bar boire un verre mais l’écho nasillard des maudites voix yankees s’y faisait entendre et il se contenta de s’asseoir dans le jardin en fumant un cigare et en regardant les étoiles. Dire qu’il redoutait ce qui pourrait se passer le lendemain était un euphémisme. Il savait Assouari capable de tout et aussi qu’il pouvait absolument tout se permettre dans ce coin de Haute-Égypte où ce qui disposait d’un peu de pouvoir lui était inféodé. Quelle défense pourrait-on lui opposer ? Rien ou si peu… Et il y avait ce côté, absurde et d’un âge révolu, dont il parait ses exigences : si Adalbert ne lui apportait pas l’Anneau, il éliminerait celle qu’il considérait comme sa propriété et pour laquelle il n’avait pas hésité à faire abattre l’homme qu’elle avait osé aimer. Pourquoi aussi ce mystère, gardé jusqu’à la dernière minute sans doute, sur le lieu où l’Anneau devrait lui être livré ? Outre son palais bourré de serviteurs quasi prosternés, il disposait d’une forteresse inexpugnable, à moins de lui opposer des armes de guerre lourdes, canon ou char d’assaut. Il était plus que probable qu’Adalbert devrait se présenter devant ladite forteresse. Et après ? Que se passerait-il après ? On lui dirait « merci » et « au revoir, Monsieur »… ? C’était difficile à croire. Pourquoi d’ailleurs Adalbert, puisque le prétendu frère du pauvre El-Kaouari savait parfaitement que c’était à lui, Morosini, que l’Anneau avait été confié ? Cette histoire n’avait aucun sens… sauf si Assouari avait décidé, une fois l’Anneau entre ses mains, d’abattre purement et simplement l’homme qui avait été le professeur de Salima ? Et dans ce cas, comment faire pour protéger Adalbert ? Au frisson glacé qui lui courut le long de l’échine, Aldo eut soudain le pressentiment qu’il était dans le vrai et que… C’était à se taper la tête contre les murs !

Il finit par retourner à l’hôtel quand les protagonistes du film se furent décidés à aller se coucher, suivit leur exemple sans parvenir à trouver le sommeil. Quand l’aube réapparut, il avait cependant fixé sa conduite : que le prince-forban le veuille ou non, il ne laisserait pas son ami se faire massacrer tout seul. Il irait avec lui… et armé sans que ce soit visible. Auparavant, il confierait à Tante Amélie une lettre en double exemplaire destinée à l’ambassadeur de France et au Consul général racontant l’histoire dans son intégralité. Il y laisserait peut-être sa peau mais Assouari, tout prince d’Éléphantine qu’il se voulût, ne s’en tirerait pas sans dommages !

Il se mit à l’ouvrage aussitôt, ce qui lui demanda un certain temps, se doucha, se rasa, s’habilla, avala du thé, des toast, puis alla frapper chez Tante Amélie qu’il trouva en train de prendre son petit déjeuner en compagnie de Marie-Angéline.

Il avait promis à Lassalle de passer la journée chez lui afin d’être sur place quand arriverait l’ultimatum. Le moment était donc venu de récupérer l’Anneau.

Son entrée suspendit la tasse de thé que Mme de Sommières s’apprêtait à porter à ses lèvres :

— Seigneur ! Tu as une mine épouvantable ! Tu n’as pas dormi de la nuit, au moins ?

Il embrassa la vieille dame, sourit à Plan-Crépin :

— J’avais autre chose à faire ! Tante Amélie, voici deux lettres que je vous confie. Il vous suffit d’un coup d’œil pour voir à qui elles sont destinées. Vous les acheminerez au cas où, ce soir, il m’arriverait… des problèmes. Car, vous le comprendrez, je n’ai pas l’intention d’abandonner Adalbert seul face à ce dingue. Quant à vous, Marie-Angéline, je vais vous prier d’avoir la gentillesse de me rendre l’Anneau.

Mme de Sommières parcourut les adresses, leva un sourcil puis, avec un calme parfait :

— Deux lettres seulement ? Il me semble, à moi, qu’il devrait y en avoir trois ?

— Pourquoi trois ?

— Si j’ai bien compris, tu comptes te faire tuer glorieusement ce soir aux côtés de ton « plus que frère », comme dit Lisa ? Il conviendrait donc d’écrire quelques mots à ta femme afin de lui exposer la situation et de lui dire adieu. Je suis sûre qu’elle apprécierait !

Le ton était froid mais les yeux verts étincelaient de colère sous ce qui était sans doute des larmes retenues. Frappé de plein fouet, Aldo se laissa tomber sur une chaise et passa ses mains sur son visage… C’était pourtant vrai que, hanté par ce qui menaçait Adalbert, il n’avait pas songé un seul instant à sa famille ! Ce n’était cependant pas faute de l’aimer… !

— Je me demande si je ne suis pas en train de devenir fou ? murmura-t-il. J’aurais dû donner l’Anneau à ce salopard quand il est venu jusque chez moi le rechercher, mais…

— … mais tu as pensé qu’il ferait sûrement le bonheur de ton ami Adalbert et comme justement on t’invitait à venir en Égypte, c’était l’occasion rêvée ! Si notre archéologue faisait une découverte sensationnelle, ce serait le bonheur absolu pour lui… et aussi pour toi. Au fond, malgré ton titre d’expert international et ta réussite, tu n’as jamais cessé d’être un petit garçon à la recherche perpétuelle d’un trésor ?

— Qui songerait à vous donner tort ? Ni lui ni moi en tout cas… Lorsque je suis sorti de chez Massaria, ce fameux soir, je regrettais le temps du Pectoral, la fièvre de l’aventure, même si nous risquions à chaque pas de nous rompre le cou ! Je me sentais… platement boutiquier !

— Eh bien, te voilà content ? Tu es servi selon tes désirs ?

— Pas vraiment ! Le jeu est faussé par le fait que nous avons déserté l’Histoire pour une légende enfoncée dans la nuit des temps…

— … et que tu as perdu tes repères ! D’ailleurs le jeu n’est pas faussé, comme tu dis. Ce qui te gêne, c’est que tu n’en es pas le maître. Tu as pris ton petit déjeuner ?

— Oui… enfin je crois. Pourquoi ?

— Parce qu’un café te remettrait les idées en place, conclut Mme de Sommières en sonnant le garçon d’étage. Et Plan-Crépin, qu’est-ce qu’elle fabrique avec son Anneau ?

Quand Marie-Angéline revint, Aldo reposait sa tasse. Elle lui tendit le sachet de daim en disant :

— À bien y réfléchir, je ne crois pas qu’Adalbert soit en danger de mort et ce serait peut-être imprudent de l’accompagner.

— D’où sortez-vous cela, Plan-Crépin ?

— C’est à force d’y penser. Normalement, Assouari aurait pu exiger que ce soit Aldo qui le lui porte. Rien que pour le plaisir de l’humilier puisque, si j’ai bien compris, quand il est allé à Venise, il n’a pas été accueilli en grande pompe au palais Morosini. Vous n’avez pas dû le traiter avec beaucoup de déférence ?

— Pourquoi l’aurais-je fait ? Le bonhomme me déplaisait… mais, s’il a choisi Adalbert, c’est pour une autre raison. Voulez-vous me dire en quoi le sort de la belle Salima pourrait me préoccuper, en dehors du fait qu’elle est un être vivant et qu’un homme digne de ce nom doit porter secours à qui en a besoin ? Pour Adalbert, c’est différent : il est amoureux d’elle !

— Et ferait n’importe quoi pour lui éviter la moindre égratignure, nous sommes d’accord, mais vous pouvez être certain qu’il ne va pas tirer sur Adalbert dès la remise de l’Anneau. Ce n’est pas sa vie qui sera en danger. À court terme, du moins. C’est sa liberté. On va tranquillement le faire prisonnier. Et ce n’est pas de l’amoureux dont il veut s’emparer, c’est de l’égyptologue !

— Vous croyez ?

— Bien sûr, je crois ! Assouari aurait réussi à obtenir un plan indiquant l’emplacement du tombeau, seulement ce plan, il ne sait pas le traduire ! À l’heure actuelle, rares sont les Égyptiens capables de déchiffrer les hiéroglyphes en dehors des spécialistes. Je serais surprise qu’Assouari, tout prince d’Éléphantine qu’il se veuille, ait appris cette discipline à l’école ?

— Votre argument ne tient pas, Angelina. Il a Salima, sa fiancée de bon ou de mauvais gré, en son pouvoir. Elle est archéologue…

— Débutante ! Ne l’oubliez pas ! Adalbert, lui, est un professionnel. Peut-être le meilleur. Les inscriptions que peut comporter le fameux plan doivent être rédigées en caractères d’une époque plus reculée encore que les hiéroglyphes. Pour les décrypter, il faut non seulement posséder à fond cette écriture hermétique, mais pouvoir établir les comparaisons permettant de transcrire ce qui peut l’être. Voilà ! assena-t-elle en guise de conclusion. Maintenant vous pouvez aller donner l’Anneau à Adalbert !

Machinalement, Aldo prit le petit sac en échangeant avec Tante Amélie un regard surpris. Ce fut celle-ci qui réagit :

— Bravo, Plan-Crépin ! Je ne sais pas si ce sont vos tête-à-tête avec cet étrange bijou qui vous ont inspirée mais je vous tire mon chapeau !

— Et moi, ma révérence ! soupira Aldo en empochant le sachet. Ne m’attendez pas pour déjeuner : je vais rester chez Lassalle jusqu’à l’ultimatum dont on ne sait quand il arrivera… En espérant que nous pourrons prendre… quelques dispositions pour venir en aide à Adalbert…

— Si on le fait venir au vieux château, comme tout le laisse supposer, je ne vois pas ce que tu pourrais faire ? Sois prudent, je t’en conjure !

Ému par l’angoisse qu’il sentait vibrer dans la voix de la vieille dame, Aldo la prit dans ses bras :

— Allons, Tante Amélie ! Vous, toujours si brave ? Ce n’est pas le moment de flancher ! Il faut prier ! J’appellerai dès que nous aurons des nouvelles, si cela peut vous rassurer !

— Et moi ? protesta Plan-Crépin. Je fais quoi ?

Elle avait sa tête des mauvais jours. Aldo lui posa une main sur l’épaule et un baiser rapide sur le front :

— Vous, vous restez près du téléphone et vous veillez sur notre marquise. Ce n’est déjà pas si facile !

— Surtout si vous ajoutez lady Clémentine qui se voit déjà veuve ! Étant donné les… activités annexes de son colonel de mari, elle devrait être mieux entraînée à ces éclipses inexplicables qui s’expliquent parfaitement quand le héros reparaît !

 

Ce fut une journée éprouvante parce qu’elle parut interminable aux trois hommes réunis dans le cabinet de travail d’Henri Lassalle. Sauf peut-être pour ce dernier : enfin, il pouvait contempler l’Anneau ! Le tenir dans ses mains interminablement, le faire briller dans un rayon de soleil ! Il en montrait une joie enfantine qui tapait légèrement sur les nerfs des deux autres…

Et la nuit vint. Rapide comme toujours après un merveilleux coucher de soleil déployant un éblouissant kaléidoscope de pourpre, d’or et d’améthyste auquel personne ne prêta attention. Enfin, le téléphone sonna.

— Lassalle ! annonça celui-ci d’une voix ferme due sans doute au fait qu’il tenait encore l’Anneau.

Il écouta sans rien dire pendant quelques instants puis raccrocha :

— Voilà ! dit-il à Adalbert. Tu dois être à minuit, seul et sans armes, au ponton du Cataract. Un bateau t’y attendra…

— C’est tout ? fit Aldo.

— Ça ne vous suffit pas ?

— C’est surtout inattendu ! Nous pensions au château d’Ibrahim Bey. On dirait qu’Assouari a choisi de rentrer chez lui ?

— Mon cher ami, dites-vous bien qu’il est tout sauf naïf. Ce choix ne signifie ni l’un ni l’autre. Ce n’est pas la place qui manque sur le Nil et dans ses îles.

— Alors il faut essayer de le surveiller en prenant les devants. En dehors de votre dahabieh, vous avez certainement un bateau ?

— J’en ai même plusieurs. Vous voulez…

— Que Farid me conduise à l’un d’eux. Une barque de préférence, facile à manœuvrer en solitaire. J’irai y attendre qu’ils emmènent Adalbert…

— Tu tiens vraiment à te faire bousiller ? protesta celui-ci. Si Plan-Crépin a raison et si Assouari veut me capturer, le mieux est de le laisser faire. Cela voudra dire au moins que je ne serai pas en danger immédiat…

— En outre, je vous vois mal manœuvrer une barque sur le Nil en pleine nuit…

— Je ne refuse pas d’aide ! coupa Aldo sèchement. Ce que je refuse, c’est de te perdre de vue !

— Pas pour longtemps peut-être ? avança Adalbert sur le mode apaisant. Une fois dans la place, je pourrai réussir à faire un signe… ou à m’évader ?

— Non, mais je rêve ? répliqua Aldo, suffoqué. Tu veux que je te laisse enlever par ce cannibale ?

— Pourquoi non ? À ne te rien cacher, j’avoue que j’aimerais jeter un coup d’œil sur ce plan qu’il prétend détenir et puis…

— Et puis, ragea Aldo, tu te damnerais pour être auprès d’elle, n’est-ce pas ? Dieu Tout-Puissant ! Qu’est-ce que je fais ici, moi, à me crever le tempérament pour essayer de sauver un abruti qui ne demande qu’à sauter dans le gouffre ouvert sous ses pieds ? Tout ça parce que…

L’entrée de Farid escorté de Plan-Crépin l’interrompit. Elle alla droit à lui sans même se soucier de saluer le maître de maison :

— On vient d’apporter ça pour vous, dit-elle en lui tendant une enveloppe de carte de visite portant son nom. Un gamin, précisa-t-elle prévenant l’inévitable question.

— C’est inouï l’activité que déploient les gamins dans cette ville ! remarqua Aldo en ouvrant l’enveloppe.

— Ils en sont un peu l’âme, commenta gravement Lassalle. Comme les vieillards en sont la mémoire. Il en est ainsi dans tous les pays d’Orient parce que les enfants doivent trop souvent se battre pour survivre. Alors ils se servent de leurs yeux, de leurs oreilles et d’une intelligence qui se développe précocement. Parfois dans le mauvais sens, hélas ! Mais ce n’est pas la majorité.

Il prit le bristol que lui tendait Aldo et lut :

— « Temple de Khnoum »… Vous connaissez cette écriture ?

— Elle ne m’est pas entièrement inconnue, mais ce n’est qu’une impression. Quelle heure est-il ?

— Dix heures. Vous pensez que c’est là que l’on va conduire Adalbert ? Ça n’a aucun sens ?

— Rien n’a de sens dans cette histoire.

— C’est peut-être un piège ?

— Mon instinct me dit que non. Et puis je n’ai pas le choix. Merci d’être venue m’apporter ce mot, Marie-Angéline. À présent, dépêchez-vous de rentrer !

Elle ne bougea pas d’un pouce :

— Jamais de la vie ! Je suis fermement décidée à vous suivre où que vous alliez. D’ailleurs, dans l’obscurité, je dois être presque invisible.

Elle portait, en effet sur une robe bleu foncé la vaste écharpe dont elle enveloppait sa tête, son cou et ses épaules. Comme Aldo la considérait d’un œil critique, elle ajouta :

— Vous savez parfaitement que je peux vous être utile ! Surtout si M. Lassalle a l’amabilité de me prêter une arme. Moi, je connais le temple de Khnoum comme ma poche, ce qui n’est pas votre cas. Enfin je suis meilleure rameuse que vous ! Non, Adalbert, ne vous en mêlez pas ! Le rendez-vous est pour quelle heure ?

— Minuit ! répondit Henri Lassalle en allant ouvrir une vitrine abritant une panoplie d’armes de tous calibres et leurs munitions. Servez-vous, offrit-il. Je vais dire à Farid de vous mener à une barque et de rester avec vous.

— Ne serait-il pas préférable qu’il escorte Adalbert ?

— C’est moi qui le conduirai jusqu’au Cataract. Il ira seul ensuite. En revanche, votre costume, mon cher Aldo…

— J’ai ce qu’il me faut ! répondit celui-ci en ramassant un paquet qu’il avait apporté avec lui.

Il contenait la galabieh marron, l’étroit turban et les babouches jaunes que lui avait donnés le pauvre El-Kholti. Il ne garda que ses chaussures de daim marron dans lesquelles il évoluerait avec plus d’aisance que dans des babouches. En particulier sur les rochers et les ruines de l’île…

 

Il était un peu plus de onze heures quand la barque accosta Éléphantine au bas d’un chemin se faufilant entre les rochers gris aux formes rebondies évoquant des silhouettes de pachydermes. Approximativement en face de l’endroit de la corniche où mouillait habituellement l’esquif, c’était un coin obscur et beaucoup moins exposé aux regards que le débarcadère du temple où un assez large escalier aboutissait directement à l’esplanade… Farid noua une amarre à un pieu planté dans le fleuve, sans serrer de façon à pouvoir démarrer rapidement en cas de problème, puis resta assis à sa place tandis que les deux autres sautaient à terre. Ainsi en étaient-ils convenus entre eux. De même, le serviteur imiterait à trois reprises le cri du grand-duc en cas de besoin.

Une fois à terre, Marie-Angéline prit la main d’Aldo pour le guider à travers la dense végétation où s’enfonçait le sentier. Ils possédaient individuellement des lampes de poche mais ils ne comptaient pas s’en servir. La nuit sans lune où couraient des nuages était suffisamment claire pour eux, l’un comme l’autre possédant des yeux de chat.

Au sortir d’un bois de sycomores, ils atteignirent les ruines du temple par le côté.

— Faites attention où vous mettez les pieds ! chuchota Plan-Crépin en s’engageant dans un dédale de murs écroulés, de colonnes tronquées, de chapiteaux éparpillés sur le sol et de statues plus ou moins rongées par le temps.

Finalement, on s’arrêta derrière un sarcophage à tête de bélier dont il ne restait plus que la moitié. Un pan de mur protégeait leurs arrières et l’endroit, judicieusement choisi, permettait de voir l’esplanade depuis le haut des marches menant au Nil jusqu’au naos, l’endroit sacré où demeuraient les vestiges de la statue en granit du dieu…

— Je crois que c’est le lieu idéal pour observer ce qui va se passer, reprit la vieille fille.

— S’il se passe quelque chose ! souffla Aldo. Je ne comprends toujours pas pourquoi Assouari aurait choisi ces ruines ?

— À y réfléchir, ce n’est pas tellement surprenant. L’île est son domaine et il est probable que le village nubien situé entre ici et le palais est peuplé uniquement de gens à sa dévotion, sinon à sa botte. Le temple d’un dieu doit convenir à son orgueil…

— Acceptons-en l’augure ! Attendons minuit…

On n’en était plus éloigné, pourtant rien ne bougeait. Le silence solennel qui régnait au milieu de ces vestiges hautains contrastait avec l’écho de la fête que les cinéastes américains organisaient ce soir à l’hôtel en l’honneur d’une star célèbre qui, moyennant sans doute un confortable paquet de dollars, avait daigné accepter un rôle – court mais déterminant ! – dans le film auquel il conférerait ce qu’on pourrait appeler des lettres de noblesse. Le jazz s’en donnait à cœur joie, soutenu de rires bruyants, de cris même, et l’on pouvait imaginer les autres clients – britanniques ou non ! – réfugiés dans leurs chambres avec du coton dans les oreilles…

Enfin dans ce qui avait été le naos quelque chose bougea. Des ombres noires en émergèrent et s’avancèrent devant les restes de Khnoum et, soudain, deux torches s’enflammèrent simultanément, révélant d’immenses Nubiens en turbans et galabiehs noirs. Il y en avait une vingtaine, à peu près tous semblables :

— Pas besoin d’aller chercher plus loin les assassins d’El-Kholti, souffla Aldo. Je crois que les voilà !

— Ceux d’Ibrahim Bey aussi, je suppose. Ils sont nombreux, hélas !

— Chut… ! Voici leur patron !

Ali Assouari vint prendre place sur le devant entre les deux porteurs de torches. Sous le haut tarbouch rouge à gland de soie, son visage paraissait aussi sombre que son vêtement, l’espèce de redingote descendant jusqu’aux genoux, à col officier, que portaient les notables égyptiens en cérémonie. Autour du cou un ruban pourpre soutenait un étrange bijou : une croix ansée qui pouvait mesurer quinze ou seize centimètres, faite d’un métal qui brillait comme de l’or.

— La croix volée au British Museum ! commenta Aldo. Il l’arbore comme un trophée !

— J’apprécie moins ce qu’il tient dans sa main droite !

Contre le pli du pantalon, la flamme d’une torche venait d’allumer l’éclair sinistre d’une lame d’acier. Assouari arrivait au rendez-vous qu’il avait fixé avec un sabre nu. Aldo sortit son revolver, débloqua la sûreté et inséra une balle dans le canon.

— On dirait que vos prédictions sont en défaut, constata-t-il amèrement. S’il ose lever son coupe-chou sur Adal, je ne le louperai pas !

Sans répondre, Marie-Angéline tira un pistolet de sa ceinture et l’arma.

Cependant, appuyé sur son sabre, Assouari s’était avancé d’un pas et se mettait en position d’attente… Quelques minutes s’écoulèrent.

— C’est Adalbert ! émit en sourdine Aldo dont la gorge se serra.

L’archéologue venait effectivement d’apparaître en haut des marches, suivi d’un Nubien braquant un fusil sur lui. Ce dont il ne semblait pas se soucier outre mesure. Aldo ne put s’empêcher d’admirer son allure.

Portant avec élégance un smoking impeccable, il fumait une cigarette aussi tranquillement que s’il participait à une réunion mondaine mais s’en débarrassa quand, en prenant pied sur l’esplanade, il découvrit son comité d’accueil. On put même le voir sourire :

— Il est magnifique ! exhala Marie-Angéline avec une ferveur qui accéléra les battements de son cœur et mouilla ses yeux.

— Il n’y a pas que vous à avoir eu des ancêtres aux croisades : lui aussi !

Cependant, Adalbert s’était mis en marche et progressait d’un pas tranquille vers son ennemi. À mesure qu’il approchait, son sourire s’accentuait mais nuancé de mépris. À quelques mètres il s’arrêta, et on put même l’entendre rire :

— Impressionnant ! plaisanta-t-il. On se croirait au théâtre du Châtelet(17). Mais ce déploiement était-il si nécessaire pour une simple transaction ?

— Ce n’en est pas une. Vous avez l’Anneau ?

— Sans lui, je ne vois pas ce que je viendrais faire ici !

— Montrez-le-moi !

— Non !

— Non ?

— Auparavant, je veux voir Mlle Hayoun !

— C’est impossible !

— Dans ce cas…

Adalbert avait pâli mais, insoucieux en apparence du mortel danger qu’il laissait derrière lui, il tourna les talons pour retourner au bateau. La voix moqueuse de l’Égyptien le rattrapa aussitôt :

— En revanche, je peux vous montrer la princesse Assouari ?

Lentement, Adalbert fit demi-tour :

— Vous l’avez épousée ? En dépit du fait…

— Que nous sommes du même sang ? C’est une tradition égyptienne vieille de plusieurs millénaires. Vous devriez le savoir, vous qui êtes égyptologue ? À présent j’attends vos vœux de bonheur ! Donnez-moi l’Anneau !

— Pas question ! Quel que soit le nom dont vous l’affublez, je veux la voir avant !

— Rien ne m’oblige à vous satisfaire ! répondit l’autre avec arrogance. Vous êtes seul, sans défense, mes hommes sont nombreux…

— … et je n’ai pas d’armes alors que vous avez jugé bon de vous munir de la lardoire parfaitement ridicule que je vois au bout de votre bras. Vous avez l’intention de me faire sauter la tête ?

— À vous, non, parce que j’ai besoin de vous. À elle, oui ! Je vous ai dit que je la tuerais si vous ne me remettiez pas l’Anneau. Qu’elle soit ma femme ou non ne change rien à ma détermination… puisque j’ai obtenu d’elle ce que je voulais…

— Ah ! Le fameux plan que vous prétendez détenir ?

— Non, son corps ! Je l’ai possédé tout mon soûl la nuit dernière ! Un délice… mais à présent je peux la tuer sans une hésitation ! L’Anneau !

D’un geste vif, Adalbert porta la main à sa bouche :

— Avancez d’un seul pas et je l’avale ! Mon élocution s’en trouvera sensiblement changée, mais Démosthène mettait bien des cailloux dans sa bouche pour améliorer la sienne !

— Cela m’obligerait à vous faire ouvrir le ventre et me retarderait ! Or j’ai besoin de vous… en bon état de fonctionnement. Le moment est venu de vous mettre les points sur les i : je ne vous laisserai pas repartir, vous allez être mon hôte le temps qu’il faudra pour que vous déchiffriez ce plan qui doit être plus vieux que Mathusalem.

— Tripes à l’air ou pas, je n’accepterai jamais !

Les yeux noirs brillèrent d’un éclat quasi dément sous l’arc touffu des sourcils :

— Oh, si… afin de lui éviter un univers de souffrance ! Vous torturer, vous, serait inutile mais je crois que vous n’apprécierez pas de l’entendre crier sous le scalpel ou le fer rouge ? Ce sabre n’est là que pour vous faire comprendre que vous n’avez aucune chance de m’échapper… À moins que vous ne préfériez que je la décapite ici même et devant vous ? Qu’on l’amène, ordonna-t-il.

— Vous êtes un fier misérable ! cracha Adalbert avec dégoût.

Derrière leur sarcophage, Aldo et sa compagne suivaient le déroulement de la scène, envahis par une colère grandissante :

— On va supporter ce spectacle encore longtemps ? souffla Plan-Crépin.

— Je ne crois pas, non… ! Attendons encore un peu, mais à mon signal je tirerai sur Assouari et vous sur l’échalas qui est à sa droite et qui doit être le chef des Nubiens. Espérons seulement…

Il s’interrompit, levant machinalement la tête pour suivre la trajectoire d’un avion qui passait juste au-dessus des ruines, ayant déjà amorcé sa descente :

— Où va-t-il à cette heure-ci ?

— Il y a un petit aérodrome à l’est de la ville, à trois ou quatre kilomètres, répondit machinalement Plan-Crépin. Je me demande ce qu’il vient faire ?

— Ne rêvez pas d’une aide quelconque ! Le temps que ses occupants arrivent jusqu’ici, il sera trop tard ! Regardez plutôt qui est là-bas, en haut des marches !

L’énorme silhouette de Keitoun venait de s’inscrire dans le paysage, interdisant toute possibilité de fuite à Adalbert en admettant qu’il en ait éprouvé l’envie. Après un bref regard vers le ciel, les acteurs du drame qui se jouait dans les ruines allaient pouvoir reprendre leur dialogue tendu. Les Nubiens exécutaient l’ordre d’Assouari. Deux d’entre eux amenaient Salima qu’ils jetèrent sans ménagement aux pieds du maître. Dans ce qu’on pourrait appeler une tunique blanche qui la révélait et sur laquelle croulaient ses cheveux noirs, elle avait l’apparence d’un fantôme tant elle était pâle et défaite, ses mains étaient liées d’une corde.

— Bon Dieu ! rugit Adalbert. Que lui avez-vous fait ?

L’autre n’eut pas le loisir de répondre. Vivement relevée d’une torsion des reins, Salima s’était mise à courir. Elle criait :

— Fuyez, Adalbert… ! Allez-vous-en !

Elle ne venait pas vers lui pourtant mais dirigeait sa course en direction des énormes rochers surplombant le Nil. En dépit de ce qu’elle avait pu subir, elle avait la légèreté, la rapidité d’une gazelle. Tellement que les hommes la regardaient, fascinés. On entendit Assouari hurler :

— Rattrapez-la, bande d’idiots ! Remuez-vous !

Les Nubiens s’élancèrent, mais elle était pieds nus, eux encombrés de leurs babouches. L’avance de Salima s’accentua. Elle sortit des ruines, atteignit le plus élevé des rochers. On l’entendit appeler « Karim », puis la mince forme blanche disparut. Les eaux du fleuve-roi venaient de l’engloutir comme elles avaient, jadis, emporté son père…

— Tas d’empotés ! s’époumona Assouari. Je vous ferai écorcher vifs…

Le coup de feu lui coupa la parole. Atteint au cœur, il vacilla un instant sur ses jambes avant de s’écrouler dans le sable. Tous les autres parurent se pétrifier. Dans leur coin, Aldo et Marie-Angéline se regardèrent. Aucun d’eux n’avait tiré…

— Par tous les saints du paradis ! s’exclama Plan-Crépin en se signant précipitamment, regardez ça !

Sortant de derrière un tas de pierres assez proche de leur sarcophage, une grande femme entièrement vêtue de noir mais portant de magnifiques bijoux d’or et de rubis s’avançait dans la lumière incertaine des torches, tenant toujours à la main le pistolet dont elle venait de se servir de façon si magistrale. La plupart des hommes s’enfuirent. Seuls demeurèrent les porteurs de torches, peut-être à cause de ces flammes dont ils devaient penser qu’elles les protégeraient des maléfices de l’apparition…

— La princesse Shakiar ! murmura Aldo. Elle vient de venger sa fille !

L’ex-souveraine se tenait à présent, droite au point d’en être rigide, près du corps de ce frère qu’elle avait sans doute trop aimé. Elle resta à le contempler sans qu’il fût possible de lire sur son visage la moindre trace d’émotion. Puis elle appela :

— Vous êtes là, prince Morosini ?

À son tour, Aldo entra dans la lumière des torches :

— Me voici à vos ordres… Votre Majesté ! répondit-il en s’inclinant avec un respect qu’il n’aurait jamais pensé éprouver un jour pour elle.

Elle eut un pâle sourire pour ces deux mots qui lui rendaient le trône :

— On tient aux traditions, dans votre famille !

— Je viens de voir une souveraine exerçant sa justice et non la princesse Shakiar abattant un criminel dangereux ! fit-il, sincère.

— Tout le monde ne pensera peut-être pas comme vous…

Elle se tournait vers l’escalier où s’inscrivait si peu de temps auparavant la lourde silhouette de Keitoun… il n’y avait plus que celle d’Adalbert. On l’entendit rire :

— Je voulais lui dire deux mots mais il a préféré battre en retraite.

Un bruit de moteur souligna la fuite du gros homme tandis qu’Adalbert revenait les rejoindre. À son tour, il s’inclina devant l’ex-souveraine :

— Je vous dois plus que la vie, Madame. Il ne m’aurait pas laissé sortir vivant de la captivité qu’il me destinait. C’est vous, je pense, qui avez prévenu Morosini du lieu du rendez-vous ?

— Vous avez raison, c’est moi. J’avais fait en sorte que l’on me croie repartie au Caire et j’ai vécu cachée ces derniers jours mais il y avait auprès d’Ali un serviteur qui m’était resté fidèle. Il m’a prévenue, et vous connaissez la suite… Vous étiez l’ultime planche de salut pour Salima. Simplement, elle l’a repoussée. Elle aimait trop ce jeune Karim pour souhaiter lui survivre… surtout après ce que ce monstre lui a fait subir ! soupira-t-elle en lançant un regard de dégoût vers le cadavre.

— Qu’allez-vous faire, à présent ? demanda Aldo.

— On va le porter au palais. Dans la nuit de demain, il recevra sa sépulture parmi les tombeaux des princes d’Éléphantine ! C’est là qu’est sa place.

— Vous ne craignez pas que Keitoun ne s’en prenne à vous ? Il a tout vu, fit Adalbert.

— C’est sans importance ! Tel que je le connais, il doit mourir de peur puisque son maître ne peut plus lui dicter sa conduite. Il n’osera pas m’inquiéter. Monsieur, dit-elle en s’adressant à Adalbert, voulez-vous m’accompagner jusqu’à ce rocher d’où Salima s’est jetée ? Je vous ferai reconduire ensuite…

D’un sourire qui leur donnait congé, elle salua Aldo et Marie-Angéline avant de tendre la main à Adalbert pour qu’il la guide et de faire signe aux porteurs de torches de les éclairer.

Les deux autres les regardèrent s’éloigner en direction du fleuve.

— Eh bien, je crois qu’il est temps d’aller rassurer Tante Amélie, conclut Aldo.

— Attendez une minute !

Marie-Angéline s’agenouilla près du cadavre qui était tombé face contre terre. Elle sortit de sa poche le couteau suisse dont elle ne se séparait pratiquement jamais, coupa le ruban pourpre qui apparaissait sur la nuque et récupéra la croix d’orichalque, sous l’œil vaguement choqué d’Aldo.

— Vous comptez la restituer au British Museum ?

— Vous voulez rire ? Je suis persuadée qu’on pourra en faire un meilleur usage… Et ne prenez pas cet air pudibond qui ne vous sied pas ! Il l’avait fait voler, non ? Et vous ne savez pas à quel prix !

— Vous me surprendrez toujours, ma chère ! Voici néanmoins un avatar que je ne vous connaissais pas : détrousseur de cadavres !

— Je ne fais jamais que vous imiter ! Qui donc est allé, il y a quelques années, récupérer un rubis malfaisant sur le corps d’un assassin vieux de plusieurs siècles ? Alors, les leçons…

Elle n’avait que trop raison et ce souvenir-là n’était pas le plus agréable parmi ceux qu’Aldo gardait de la longue quête des pierres volées au Pectoral du Grand Prêtre. Il se contenta de la prendre par le bras quand elle eut fait disparaître le précieux objet dans une des multiples poches dont elle avait coutume de pourvoir ce qu’elle appelait ses « tenues de campagne ». En outre, il eût été cruel de la priver du plaisir qu’elle se promettait au moment où elle l’offrirait à Adalbert.

Paisiblement, ils redescendirent vers la barque où les attendait Farid qui leur sourit largement :

— Quand j’ai entendu le coup de feu, dit-il, je suis allé voir si vous n’aviez pas besoin de moi mais je ne suis pas resté. Je crois que Monsieur Henri sera content…

Pendant ce temps, debout sur le roc abrupt d’où s’était précipitée Salima, Shakiar et Adalbert scrutaient, en silence, l’eau noire qu’en cet endroit un tourbillon crêtait d’écume. Aucun d’eux n’avait envie de parler. La princesse s’était contentée de poser sa main sur le bras de son compagnon. Ils restèrent là un moment sans songer à retenir leurs larmes. Enfin, Shakiar murmura :

— C’est mieux ainsi ! Elle est à l’abri maintenant…

Et ils repartirent…