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Le nez de Plan-Crépin

— Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud ! déclara Marie-Angéline en déposant sur le lit de Mme de Sommières le plateau de laque où elle avait mis le paquet de lettres privées dont elle avait préalablement fendu les enveloppes et qui s’étaient entassées pendant leur absence ; elle-même se chargeant du reste du courrier.

— Comment l’entendez-vous, Plan-Crépin ? C’est votre messe matinale qui vous a inspiré cette pensée profonde ?

— Elle n’a contribué qu’à la renforcer, mais j’y ai songé tout le long de notre voyage de retour.

— Et alors ?

— Il faut profiter de l’absence de Gaspard Grindel pour visiter son appartement parisien. Le risque est inexistant puisque la police de Zurich l’a prié bien poliment de rester à sa disposition !

— Sans doute, mais qu’il n’y soit pas ne signifie pas qu’il n’y ait personne ! Un directeur de banque suisse doit avoir du personnel pour le servir. Surtout dans ce quartier où le moindre gratte-papier est nanti d’un valet ou au moins d’une bonne s’il ne veut pas être perdu de réputation !

— C’est ce que je saurai demain !

— Vous comptez sur le Saint-Esprit ?… Allons, ne faites pas cette tête-là ! Je plaisante ! Votre fameux service de renseignements a fonctionné, je suppose ?

— Oui. Eugénie Guenon, la cuisinière de la princesse Damiani…

— … qui nous a été si utile au moment de la mort de ce pauvre Vauxbrun ! Et elle habite avenue de Messine comme l’oiseau en question… seulement c’est au 9 si j’ai bonne mémoire et même si c’est en face – ce qui n’est pas certain –, l’avenue est plutôt large.

— La princesse a déménagé : elle est à présent au 12 où elle dispose de beaucoup plus d’espace.

Mme de Sommières se mit à rire :

— Avouez que c’est une personne bien accommodante !… ou alors vous avez de la chance !… Et, en admettant que vous réussissiez à vous introduire dans la place, qu’espérez-vous trouver ?

— En toute franchise, je ne sais pas… mais mon nez me dit qu’il pourrait y avoir anguille sous roche !

— Votre… nez ? émit la marquise, tellement suffoquée qu’elle ne trouva rien d’autre à ajouter.

Depuis qu’elle connaissait Marie-Angéline – et cela faisait un bail –, cet appendice, plus long que la normale et pointu, était aussi tabou que celui de Cyrano de Bergerac. Y faire référence équivalait à se condamner à plusieurs heures de bouderie, voire la journée entière. Et voilà que sa propriétaire elle-même en faisait état dans la conversation courante ?… Avec, en plus, une note de satisfaction tout à fait inattendue ?… À moins que…

L’esprit de Mme de Sommières s’évada, retournant à ce dernier déjeuner à l’hôtel Baur-au-Lac où Aldo leur avait présenté le professeur Oscar Zehnder qui venait de s’acquérir une place de choix dans la famille en faisant table rase des affirmations de Grindel – et de Lisa ! – concernant le corps de Moritz Kledermann. Il avait été tellement agréable ce repas pris dans la magnifique rotonde donnant sur les jardins ! Le personnage d’ailleurs était charmant. Sa voix douce sachant manier l’ironie sans cruauté, son sourire, ses manières parfaites, sa culture et son manque total de fatuité – alors qu’il pouvait espérer sans la moindre forfanterie recevoir un jour le prix Nobel ! – donnaient envie d’en faire un ami.

— J’aurais parié qu’il vous plairait ! lui avait chuchoté Aldo à l’oreille. Mais j’ai l’impression qu’il plaît encore plus à notre Plan-Crépin…

Ça, c’était sûr… mais le plus surprenant était que la réciproque se produisait ! Pendant toute la durée du repas, Aldo, Adalbert et elle-même avaient assisté médusés à une joute oratoire sur le mode aimable faisant assaut de culture aussi variée qu’étendue touchant l’histoire, la peinture impressionniste, la musique, les arts orientaux, les voyages, la cuisine, les vins, les jardins, l’opéra et une foule de sujets qui, en dépit de leur variété, semblaient ignorer tout de l’Égypte ancienne et des joyaux célèbres. En revanche, ils se découvraient, avec un visible plaisir, de nombreux goûts communs. Tant et si bien qu’en sortant de table, Aldo en offrant son bras à Tante Amélie avait murmuré :

— Vous croyez que ça va finir par un mariage ?

— Si je n’écoute que mon égoïsme, je t’avouerai que cela m’ennuierait beaucoup de perdre ma Plan-Crépin, mais en ce qui la concerne, elle pourrait tomber plus mal…

Adalbert non plus n’en revenait pas. D’autant qu’en raccompagnant leur invité à sa voiture, il avait nettement entendu Oscar confier à Aldo :

— … Vous savez qu’en remodelant légèrement son nez, elle serait charmante ? Elle a des yeux d’or, un joli teint, de belles dents, un sourire spirituel et des mains magnifiques ! Oui… en vérité, il faudrait une petite retouche quoique, avait-il ajouté d’une voix rêveuse, je me demande si elle ne perdrait pas une partie de sa personnalité ? Qui est exceptionnelle !

Or, quand Adalbert avait rapporté le propos à la marquise, l’intéressée n’était pas loin et, connaissant la portée exceptionnelle de ses oreilles, elle n’avait pas douté un instant qu’elle eût entendu. Sinon, pourquoi aurait-elle soudain souri au miroir du trumeau devant lequel elle arrangeait un vase de pivoines ?

Revenant à la conversation au point où elle en était quand Plan-Crépin avait fait cette glorieuse référence à son appendice nasal, Mme de Sommières demanda :

— Comment escomptez-vous réussir à vous introduire chez le sieur Grindel ?

— C’est ce que je ne sais pas encore, mais espère apprendre demain ou après-demain. J’ai pleinement conscience qu’il ne faut pas trop traîner au cas où le policier de Zurich déciderait de relâcher sa surveillance apparente pour voir où Grindel se rendrait.

— Ne vous serait-il pas plus judicieux d’attendre le retour d’Adalbert ? J’avoue que je serais plus tranquille si vous pouviez courir l’aventure en sa compagnie. Malheureusement il a suivi Aldo à Venise et on ignore quand il rentrera.

— Nous savons bien qu’il a juré de ne pas quitter notre Morosini d’une semelle jusqu’à ce qu’il soit sorti de cette affaire vaseuse… Je ferais mieux de dire que « nous » soyons sortis… soupira-t-elle.

Et impromptu, elle ajouta :

— Et surtout, ne téléphonons pas « discrètement » à ce cher Langlois pour le prier de m’adjoindre un de ses « petits jeunes » pour veiller à ma sécurité ! Il commencerait par m’interdire d’y aller et serait capable de m’attribuer un chien de garde pour être certain que je me tiendrais tranquille !

Cette fois Mme de Sommières se fâcha :

— Vous êtes sûre d’être dans votre état normal, Plan-Crépin ? Non seulement vous me prenez pour une idiote – et vous ne me l’envoyez pas dire !… – mais par-dessus le marché c’est vous qui donnez les ordres à présent ? Ce n’est pas parce que vous avez séduit un futur prix Nobel qu’il faut vous croire investie de la sagesse suprême !

Et, se levant avec agitation, la marquise alla s’enfermer dans la salle de bains en brandissant sa canne. Peut-être pour éviter la tentation de la casser sur le dos de l’audacieuse descendante des Croisés…

Si Marie-Angéline fut surprise de la manifestation d’humeur de sa cousine et patronne, celle-ci le fut plus encore quand, après avoir claqué la porte, elle se retrouva assise sur le bord de la baignoire. Était-ce assez ridicule !… Qu’est-ce qui avait bien pu lui prendre de faire cette sortie dans le style théâtre de boulevard ? Sans doute Plan-Crépin avait-elle quelque peu inversé les rôles en lui donnant un ordre… ou quelque chose d’approchant, mais il n’y avait quand même pas de quoi en faire une montagne ! Alors ?

Peut-être parce que depuis un an son univers s’était mis à tourner à l’envers avec l’entrée en scène de ce gentil milliardaire texan à la poursuite de la magnifique mais désastreuse Chimère des Borgia pour les beaux yeux d’une cantatrice aussi vénéneuse que douée. Puis il y avait eu l’arrivée des Belmont et surtout celle de Pauline plus amoureuse d’Aldo que jamais et qui avait éveillé chez lui un intempestif retour de flamme, leur nuit dans l’Orient-Express puis leur enlèvement, elle d’abord, lui ensuite… et puisqu’on en était aux jeux redoutables de l’amour, le coup de folie d’Adalbert pour ladite cantatrice qui l’avait mené au bord du suicide, et pour couronner le tout le drame de la Croix-Haute d’où Aldo n’était sorti que pour voir sa femme se jeter dans les bras de son cousin Grindel et de s’abattre une balle dans la tête…

Cela ne s’était pas arrangé, bien au contraire ! Lisa était parvenue au bord de la démence par les manigances d’une clinique douteuse et vouait à son mari une rancune maniaque entretenue par ledit cousin en qui elle s’obstinait à voir une sorte d’archange. Enfin la disparition de son père, le banquier Kledermann, que l’on venait d’enterrer en grande pompe… pour découvrir presque aussitôt que ce n’était sûrement pas lui mais qu’en revanche ce n’était pas une imitation de sa fabuleuse collection de joyaux chargés d’histoire qui s’était volatilisée ! Pour finir – cerise sur le gâteau ! – sa Plan-Crépin, qui barbotait au milieu de cette pagaille comme un canard dans sa mare, oubliait joyeusement qu’elle se croyait amoureuse d’Adalbert pour coqueter avec un as helvétique de la chirurgie réparatrice qui avait l’air de la trouver à son goût ! Et voilà qu’elle songeait plus ou moins à cambrioler l’appartement du cousin !

— J’ai grandement peur d’être trop vieille pour une vie aussi chaotique ! soupira-t-elle en se levant pour aller se regarder dans la glace au-dessus du lavabo. Il serait peut-être temps de songer à revenir aux bonnes habitudes d’antan ! À condition, évidemment, que choses et gens reprennent leur cours normal !…

Or, non seulement elle ne trouva ni une ride ni un cheveu blanc de plus, mais son œil que n’avait pas encore déserté un éclair de colère lui parut plus vert que de coutume et il lui sembla voir son image se dédoubler et prendre la parole :

— Les bonnes habitudes d’antan ? Les cures à Vichy pour faire semblant qu’on a mal au foie quand tu en as un en ciment armé ? Les séjours dans tel ou tel palace d’un pays chaud afin de chouchouter des os qui, évidemment, ne sont plus de première jeunesse mais se comportent encore vaillamment en se permettant une douleur par-ci par-là ? Les villégiatures dans les châteaux familiaux chez Prisca ou ailleurs ? Sans doute… mais à condition d’y transporter le cirque Morosini-Vidal-Pellicorne en état de marche et au complet ! Tu en veux encore ?

— Non ! Mais il y a trop de dégâts maintenant !

— Sauf la mort, il n’en est pas d’irréparables ! Alors laisse donc Plan-Crépin enfourcher son destrier ! Jusqu’à présent elle fait plutôt du bon boulot !

Ayant ainsi clos le débat, elle ouvrit les robinets pour faire couler son bain et rentra dans sa chambre, pensant que Plan-Crépin, offensée, s’était retirée sous sa tente comme Achille pour y digérer son algarade. À sa surprise, elle la trouva assise sur le lit et pleurant silencieusement…

C’était un spectacle positivement inattendu parce que rarissime ! Mme de Sommières se sentit touchée, vint s’asseoir à côté d’elle et passa un bras autour de ses épaules :

— Allons, Plan-Crépin ! Vous n’allez pas larmoyer parce que je vous ai un peu rudoyée ? Cela tient au mauvais sang que je me fais pour ce que Lisa appelle… ou appelait le « gang Morosini ». Je n’ai pas envie de vous voir vous lancer en aveugle dans une aventure… risquée ! Je sais ! Vous allez me dire « qui ne risque rien n’a rien »… Mais il se peut que le temps nous soit en effet compté ! Alors, allez donc mener votre croisade avec la cuisinière de la princesse Damiani ! C’est pour demain pensez-vous ?

Marie-Angéline se moucha, renifla et émit :

— Ce serait le mieux, non ? Il faut…

— Vous l’avez déjà dit ! Je vous préviens seulement que si, à sept heures du soir, vous n’êtes pas rentrée, j’appellerai Langlois ! Et maintenant filez et envoyez-moi Louise ! conclut-elle en lui appliquant un coup sec sur la tête…

 

Quand, le lendemain matin, elle la rejoignit à la messe de six heures, Marie-Angéline admira en connaisseur le plan ourdi par Eugénie Guenon parce qu’il était des plus enfantins et servi par une favorable circonstance : la princesse Damiani partait passer quelques jours dans le château d’une amie. Elle n’avait besoin que de sa femme de chambre et de son chauffeur, ce qui laissait du temps libre à Eugénie. Laquelle comptait en profiter pour descendre bavarder avec la concierge du 10, Élodie Branchu, respectable épouse d’un agent de police dont le péché mignon était la pâtisserie en général et, en particulier, certain gâteau à la frangipane et au chocolat que sa voisine réussissait à miracle.

— Je vais lui en préparer un ce matin et j’irai le lui porter sur le coup de quatre heures pour le déguster en sa compagnie et la tasse de thé qu’elle ne manquera pas de m’offrir. Au fond, de quoi avez-vous besoin ?

— De pouvoir entrer et sortir de l’immeuble sans me faire remarquer. Or…

— … on ne peut ouvrir le portail en fer forgé que de l’intérieur et chez la concierge, et une concierge qui monte bonne garde pour être digne de son époux ! Un vrai Cerbère ! Mais rassurez-vous, ma chère demoiselle : une fois entrée je repousserai la porte sans aller jusqu’au déclic et chez Mme Branchu je m’installerai de façon à boucher autant que possible la vue de la loge. Ça vous laissera entre une heure et une heure et demie. Ça vous suffira ?

— Je pense, oui… mais si quelqu’un de l’immeuble entre ou sort pendant ce temps ?

— Ça m’étonnerait : la dame indienne qui occupe deux étages avec sa smala de domestiques est en Angleterre. Quant au vieux général du quatrième il ne sort jamais de chez lui. Il n’y a que ses bouquins et ses soldats de plomb qui l’intéressent. Seulement vous n’allez pas pouvoir vous servir de l’ascenseur qui fait un bruit de tous les diables ! En outre, le grand escalier est très visible de la loge !

— De toute façon je prendrai celui de service. Je ne vous remercierai jamais assez madame Guenon…

— Pensez donc ! C’est tout naturel ! Vous savez, on n’aime pas beaucoup ce Grindel dans notre quartier sauf sa concierge, Dieu sait pourquoi ! qui lui trouve toutes les qualités.

— À ce point-là ?

— Vous n’avez pas idée ! Mais j’y pense : comment allez-vous faire pour entrer chez lui ?… Oh, je vous demande pardon, je ne voudrais pas être indiscrète !

— Pas du tout, voyons, et c’est la raison pour laquelle je vais prendre l’autre escalier.

— Le monte-charge peut-être ?

— Même pas ! J’ai de bonnes jambes et grimper cinq étages ne me fait pas peur… Et puis les portes des cuisines sont toujours plus faciles à ouvrir que les autres !

C’était on ne peut plus juste mais, surtout, Adalbert lui avait donné au retour d’Égypte deux ou trois leçons de serrurerie et lui avait même fait cadeau d’un fort utile passe-partout ! Mais cela il n’était pas indispensable de le confier à cette bonne Eugénie ! Qu’elle remercierait par ailleurs avec un petit présent et le récit de son aventure. Assaisonné à sa façon, bien entendu.

Dans l’après-midi de ce même jour, Marie-Angéline, assise sur un banc du côté impair de l’avenue de Messine et à l’ombre d’un marronnier, surveillait, mais sans en avoir l’air, le trottoir d’en face en faisant semblant de lire un livre dont, si on lui avait demandé ce qu’il contenait, elle eût été incapable de le dire tant le cœur lui battait fort dans la poitrine.

Elle était à ce poste depuis un quart d’heure quand elle vit Eugénie Guenon sortir du numéro 12 habillée comme pour l’église, un chapeau noir orné de myosotis et de roses pompon en équilibre sur son chignon et portant, tel le Saint-Sacrement, un plat sur lequel une serviette recouvrait le fameux gâteau qui, d’après son importance, devrait être suffisant pour six ou sept gourmands ! Apparemment le mari agent de police en aurait sa part ce soir…

Quand elle eut vu le tout disparaître derrière l’élégant portail, elle traversa la rue au passage clouté et rejoignit sans se presser le numéro 10, poussa la porte, se glissa dans l’ouverture, repoussa le battant, jeta un coup d’œil à la porte vitrée de la loge derrière laquelle le large dos d’Eugénie se silhouettait cependant que deux voix volubiles s’élevaient en duo. Puis se courbant pour franchir l’endroit délicat elle fila vers le fond de la voûte ouverte sur la cour intérieure. Au bas de l’escalier de service elle s’accorda de souffler un instant pour laisser à ses nerfs le temps de se calmer puis, d’un pas rapide, elle grimpa ses cinq étages…

Arrivée à destination, elle examina la porte et sourit. Comme toutes ses semblables c’était une porte solide, faite de bon bois, munie d’une serrure de bonne qualité : une grande pour la clef et une plus petite pour le verrou. Ce fut cette dernière qui posa un problème à l’apprentie cambrioleuse. Son passe-partout fonctionnait à merveille pour la première mais elle hésita à l’introduire dans la seconde de crainte de ne plus pouvoir le retirer. L’énervement la gagna : c’était trop bête aussi ! Échouer au but parce qu’un propriétaire plus méfiant que la normale avait jugé utile de défendre sa cuisine presque autant que son salon !

Elle examina l’idée d’aller prendre l’escalier principal pour tenter sa chance de l’autre côté quand lui revint en mémoire l’un des précieux enseignements d’Adalbert. Elle se releva – pour réfléchir elle s’était assise sur une marche ! –, alla passer sa main sur le dessus du chambranle de la porte… et retint une exclamation de joie : il s’y trouvait la clef adéquate grâce à quoi elle reprit confiance dans son entreprise. La minute suivante, elle pénétrait dans une vaste cuisine bien aménagée avec à gauche une resserre pour les provisions et à droite un office où l’on rangeait les nappes, l’argenterie, la verrerie et divers accessoires. Cet office donnait directement sur la salle à manger.

Elle allait s’y engager quand elle entendit le téléphone sonner dans deux endroits différents : la galerie d’entrée sans doute mais aussi dans les profondeurs de l’appartement. Une fois… deux fois… trois fois ! Elle luttait encore contre l’envie de répondre – au cas où ce serait quelque chose d’intéressant ? – quand elle perçut une voix masculine :

— Allô ?… Oui, oui, c’est moi !

Doux Jésus ! Gaspard Grindel ! Mais qu’est-ce qu’il fabriquait là ?… Elle remit à plus tard de s’interroger sur la question pour foncer sans bruit s’emparer de l’écouteur de l’entrée… et fit la grimace, l’oreille offensée par la voix furieuse et incontestablement italienne qui déversait dans l’appareil un chapelet d’injures que l’on n’endura pas longtemps :

— Ça suffit ! hurla celle de Grindel qui redescendit aussitôt de plusieurs décibels. Si c’est pour m’insulter que vous me dérangez, vous pouviez attendre ! Vous n’êtes pas un peu malade de m’appeler ici ?

— On appelle où on peut et je vous cherche partout ! Or, apparemment, vous n’êtes nulle part, et…

— Vous voyez que si puisque vous m’avez trouvé ! Que voulez-vous ?

— Vous devez vous en douter : je veux ma part du magot ! La moitié de la collection si vous préférez ! Si vous l’avez, c’est quand même grâce à moi qui ai fait le sale boulot !

— Parlons-en de votre « sale » boulot ! Qui est ce type que vous avez massacré à la place de mon oncle en prenant soin de préciser que je pourrais le reconnaître à la fraise qu’il avait sur une omoplate ?

Au bout du fil l’Italien se mit à rire :

— Il fallait que je vous donne un moyen de l’identifier ! La ressemblance de ce type avec Kledermann était… disons approximative. Il a donc été nécessaire de l’abîmer, ce qui laissait supposer la torture…

— Alors qui est ce type ?

— Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Les funérailles ont eu lieu, le testament a été lu, on a pu constater que la collection de joyaux avait disparu… cette collection fabuleuse dont je vous ai envoyé la clef et dont vous avez obtenu les codes par le bon vouloir de votre belle cousine ? Alors maintenant j’en exige ma part ! Sinon…

— Sinon quoi ? Me dénoncer serait vous passer la corde au cou à vous-même !

Au bout du fil l’autre se remit à rire :

— Vous me prenez vraiment pour un imbécile ! Il me suffira de remettre le vrai Kledermann dans la circulation !

— C’est vous qui le détenez ?

— Naturellement ! Et il est fort convenablement traité ! Ce qui ne durerait pas longtemps sans doute si vous ne me donniez pas ce qui me revient ! Voyez-vous, mon cher, je n’ai jamais eu confiance en vous et mon petit doigt me disait que vous étiez très capable de vouloir garder le pactole pour vous ! L’héritage, au fond, je m’en fichais ! Mais la collection m’intéresse passionnément ! Vous n’ignorez pas combien nous aimons les joyaux célèbres dans la famille ? Alors vous savez ce qu’il vous reste à faire ! J’ajoute que je me montre bon prince et vous pouvez vous estimer heureux que je ne réclame pas la totalité !

— Et quoi encore ? ricana Grindel. J’ai l’intention de disparaître, mon vieux, et vous aurez quelque peine à me retrouver !

— Croyez-vous ? Je suis tombé sur vous aujourd’hui, non ? Mais ne vous tourmentez pas trop ! Je ne veux pas la mort du pécheur et je vais vous accorder un délai… honnête pour vous retourner ! Disons… quinze jours ? Vous recevrez en temps voulu les indications pour l’heure de la remise !

— Qui vous dit que je n’y enverrai pas la police ?

— Vous me prenez pour un enfant de chœur ? Non seulement votre oncle ressusciterait, mais je ne pense pas que vous jouiriez éternellement des joies de l’existence ! Alors, soyez raisonnable ! Et d’ailleurs, si vous vous décidez à remplir votre part du marché, nous pourrions peut-être travailler de nouveau ensemble ?

— Vous n’êtes pas un peu fou ?

— Je suis très sensé au contraire !… Je viserais volontiers la collection de votre cher cousin Morosini ! Cela aurait l’avantage immense de faire une veuve de votre belle cousine. Réfléchissez-y !

Un déclic marqua la fin de la communication qui avait mis la sueur au front de l’espionne. Et qui reposa délicatement l’appareil sur son socle tandis qu’à quelques mètres d’elle Gaspard Grindel donnait libre cours à sa colère en fracassant un objet qui devait être en faïence ou en porcelaine.

Elle hésita un instant sur ce qu’elle allait faire : le cœur lui battait si rudement qu’il lui semblait remonté dans ses oreilles… De toute façon, il ne fallait pas s’attarder. Rapidement elle reflua vers l’office puis la cuisine où elle eut juste le temps de se jeter sous la table de chêne massif que recouvrait jusqu’aux pieds une toile cirée : Grindel arrivait vers elle. Elle pensa qu’il voulait peut-être sortir par l’escalier de service et retint sa respiration. Mais non ! Il s’arrêta près de son refuge. Elle eut soudain des jambes vêtues d’un pantalon gris à moins de cinquante centimètres d’elle et, simultanément, il laissa tomber sur le sol deux sacs de voyage en toile renforcée de cuir… Il n’avait tout de même pas l’intention de rester là ?

Mais elle eut à peine le temps de se poser la question : les jambes bougeaient, faisaient le tour de la table, s’immobilisaient près d’une armoire dont la porte grinça. Il y eut un bruit de verres, de bouteilles et Marie-Angéline comprit qu’il se cherchait un « remontant ». Elle craignit un instant qu’il ne veuille s’asseoir, auquel cas ses pieds entreraient en contact avec elle qui n’osait bouger pour s’écarter… Par bonheur, il resta debout. Peut-être était-il pressé, sinon pourquoi apporter les bagages dans la cuisine ?

Et, en effet, elle entendit un liquide couler dans un verre, avalé d’un trait et suivi aussitôt d’une seconde rasade après quoi Grindel exhala un soupir de satisfaction, marmotta quelque chose d’incompréhensible puis, beaucoup plus nettement :

— Allez ! Encore un petit coup pour la route !

Et un troisième verre fut avalé à la même allure. Ensuite les sacs opérèrent un mouvement ascendant, les chaussures de daim gris s’agitèrent allant vers la porte où elles stoppèrent net.

— Tiens ?

Il devait s’étonner de la trouver simplement repoussée mais après un instant de réflexion, cela dut lui paraître de peu d’importance et il referma tout derrière lui. Puis il y eut le bruit décroissant de ses pas descendant l’escalier. Il était parti…

Non sans difficulté, Plan-Crépin réussit à s’extraire de sous la table tant elle tremblait, avisa une chaise et se laissa choir dessus. Jamais elle n’avait eu aussi peur de toute son existence ! S’il l’avait débusquée ce… malabar habitué aux courses en montagne et taillé comme une armoire eût été capable de l’étrangler d’une seule main ! Pour mieux se convaincre qu’il n’en était rien, elle en passa une sur sa nuque en tournant la tête, ce qui lui permit d’arrêter son regard sur la bouteille restée sur la table à côté du verre et même pas rebouchée. Elle l’empoigna, constata que c’était du rhum – sans doute destiné à la cuisine – et, sans se fatiguer à dénicher un autre verre, s’en adjugea une lampée… au goulot.

Ce fut quand l’alcool lui brûla la bouche et l’œsophage qu’elle s’aperçut qu’elle était gelée alors qu’à l’extérieur il faisait si doux ! Mais l’alcool la remit d’aplomb. Elle s’ébroua comme un chien qui sort de l’eau et, certaine que Grindel ne reviendrait pas, entreprit de visiter.

Retrouvant le téléphone d’entrée elle examina l’idée d’appeler Langlois mais préféra s’abstenir afin de ne pas mettre dans l’embarras la précieuse Eugénie Guenon et la concierge.

Elle alla d’abord à une fenêtre en espérant apercevoir Grindel. Et en effet elle le vit traverser l’avenue, rejoindre une petite voiture grise, balancer les sacs dans le coffre qu’il referma à clef puis s’installer au volant et disparaître…

Ensuite seulement, elle fit le tour de l’appartement cossu sans doute mais dont elle s’aperçut vite qu’il ne devait pas être autre chose qu’un meublé et même d’une affreuse banalité ! Le faux Louis XVI des deux salons – de belles pièces cependant et surchargées dans le style haussmannien – avec ses sièges et ses rideaux de reps grenat évoquait davantage la salle d’attente d’un dentiste peu soucieux du moral de ses patients que la « réception » d’un banquier helvétique ; la salle à manger où triomphait le Henri II ne donnait guère envie de s’y attabler pour de joyeuses agapes telles que les célibataires fortunés se plaisaient à en donner ; le mobilier de la chambre à coucher – palissandre presque noir et reps bleu roi – devait émaner en droite ligne des Galeries Barbès, comme le bureau, nanti Dieu sait pourquoi d’un « cosy-corner » – cette fois le reps tournait au vert ! –, d’un coffre-fort banal et d’un bureau qui ressemblait à une caisse munie de tiroirs, d’un fauteuil et de deux chaises de même mouture plus des rayonnages ne supportant que fort peu de livres mais un tas de paperasses ; enfin une salle de bains qui devait dater de la construction de l’immeuble et une moquette d’un beige fade sévissait sur toute la surface de l’appartement cependant que des copies de tableaux de siècles divers s’efforçaient de décorer les murs… On n’avait même pas l’impression que ce logement soit habité… ou alors par un avare comme on ne devait pas en rencontrer beaucoup !

La visiteuse se demanda s’il était arrivé à Lisa de visiter ce séjour enchanteur et opta pour la négative : une femme de goût comme elle aurait poussé les hauts cris avant de s’enfuir en courant. À moins qu’elle n’ait été dans l’état bizarre où on l’avait réduite. Et encore !

Elle aurait volontiers fouillé le bureau mais il était probable que seul le contenu du coffre pouvait être révélateur, et en dehors du fait qu’elle était dans l’impossibilité de l’ouvrir mieux valait laisser à la police le soin de l’inventorier.

Enfin, pensant que le temps courait peut-être plus vite qu’elle ne le croyait, elle regarda sa montre. Il lui restait une dizaine de minutes et ces dames devaient finir leur gâteau. Elle descendit donc, franchit l’angle de la cour et ce n’est qu’en arrivant en vue du portail qu’elle se demanda si Grindel avait refermé ou si, trop content d’avoir trouvé la porte entrouverte, il avait pris soin de la laisser dans le même état. Mais elle ne s’attarda pas à cogiter et décida de courir sa chance. Un rapide signe de croix et elle s’élança sur la pointe des pieds, aperçut le large dos d’Eugénie toujours déployé, toucha la porte et constata avec soulagement qu’elle bougeait. En trois secondes elle fut dehors et se mit à courir comme si une meute la poursuivait. Cet exercice attira l’attention d’un taxi en maraude qui se maintint à sa hauteur :

— Taxi, ma p’tite dame ? Vous avez l’air bien pressée, interpella-t-il.

Elle s’arrêta net, le regarda et comme, sans quitter son siège, il lui ouvrait la portière, elle se décida :

— Bonne idée ! apprécia-t-elle. Conduisez-moi Quai des Orfèvres !

— Chez les flics ? fit-il un brin surpris.

— C’est ça : chez les flics ! Et dare-dare !

Il démarra sans discuter.

— C’est tout d’même pas là qu’vous habitez ? rigola-t-il.

— Non, mais c’est là que je vais ! Et dépêchez-vous !

Pour lui faire clairement comprendre qu’elle n’en dirait pas davantage, elle se cala au fond de la banquette, passa une main dans la dragonne et tourna la tête de l’autre côté. Déçu mais désireux de lui montrer ses talents, il démarra sur les chapeaux de roue. Par chance, c’était un véritable virtuose du volant et un quart d’heure plus tard il stoppait devant l’entrée de la police judiciaire. Marie-Angéline voulut le régler mais il objecta :

— Vous préférez pas qu’je vous attende ? À moins qu’on vous y garde et que vous n’avez pas la tête à ça ! C’est pas facile de trouver un confrère par ici et c’est l’heure de pointe !

Elle n’eut pas le loisir de répondre : l’un des factionnaires se penchait à la portière en touchant son képi.

— On ne stationne pas ! Vous désirez quelque chose, madame ?

— Voir le commissaire principal Langlois. S’il est présent évidemment !

— Je ne l’ai pas vu partir !

— En ce cas, attendez-moi, chauffeur !

— Je serai en face ! fit-il ravi.

L’instant suivant, la fière descendante des Croisés franchissait, non sans une certaine appréhension qu’elle s’efforçait de cacher, ce seuil que tant de célébrités du crime avaient franchi avant elle, grimpait au premier étage où un planton, assis derrière une petite table pourvue d’un téléphone, lui demanda ce qu’elle voulait.

Elle répéta sa demande qu’elle compléta en présentant sa carte de visite dont elle espérait beaucoup. Et le résultat dépassa ses espérances : à peine avait-elle vu son messager disparaître dans ce qui devait être le bureau du grand chef qu’elle en vit surgir celui-ci en personne :

— Si je m’attendais !… Mais entrez, entrez ! Et asseyez-vous !

Il semblait bien agité – et même plutôt amusé ! –, cet homme toujours tellement maître de lui ! Pratiquement propulsée dans un fauteuil, Plan-Crépin remit à une date ultérieure l’examen de cette grande pièce qu’Aldo et Adalbert connaissaient de longue date. On ne lui en laissa pas le temps.

— Mademoiselle du Plan-Crépin chez moi ? C’est un jour à marquer d’une pierre blanche ! fit-il en souriant. Mais je suppose que vous n’êtes pas venue uniquement pour me dire bonjour ! J’en serais ravi car nous avons rarement l’occasion de bavarder tous les deux… et vous savez que je regrette souvent de ne pas pouvoir vous engager ?

Dieu qu’il était charmant quand il le voulait ! Plan-Crépin ne douta pas un instant qu’il soit sincère mais s’inquiéta tout de même de sa réaction à l’écoute de sa confession. Et comme il supposait qu’elle apportait des nouvelles du tandem Aldo-Adalbert, elle prit une profonde respiration et répondit :

— Non. J’ai à vous donner des nouvelles d’un assassin !

Il tressaillit. Son sourire s’effaça, ses sourcils se froncèrent et son visage se ferma tandis qu’il retournait s’asseoir derrière son bureau.

— Lequel ?

— Gaspard Grindel ! Je l’ai vu il n’y a pas une heure !

— Et où, s’il vous plaît ?

— Dans son appartement de l’avenue de Messine où il avait dû venir chercher quelque chose. Quand il est parti il emportait deux sacs de voyage.

— Comment le savez-vous ? Vous l’avez vu ? Il vous a parlé ?

— Parlé non, vu oui… enfin pas entièrement. Je n’ai contemplé que ses pieds et ses jambes tandis qu’il s’adjugeait un ou deux verres de rhum dans sa cuisine !

— Et que faisiez-vous dans sa cuisine ?

— Moi ? Rien ! J’étais sous la table !

Voyant le front du policier se charger de nuages orageux et peu désireuse de pousser trop loin la plaisanterie, elle se hâta d’ajouter :

— Persuadée qu’il y avait quelque chose à trouver dans cet appartement, j’ai réussi à m’y introduire…

— Et de quelle façon, je vous prie ?

— Par la porte donnant sur l’escalier de service. J’ai observé qu’elles étaient nettement plus accessibles que les autres. Avec une épingle à cheveux on réalise de grands prodiges…

— Ah oui ? Tiens donc !

Le terrain devenait glissant et Plan-Crépin n’aimait pas l’air gourmand qu’il affichait. Elle choisit l’attaque :

— Écoutez, monsieur le commissaire, ce que j’ai à vous rapporter est plutôt difficile parce que je dois me rappeler chaque parole du dialogue dont j’ai été le témoin. Alors si vous m’interrompez tout le temps je n’y arriverai pas !

— Pardon !… Une seule question : entre qui et qui ce dialogue ?

— Entre Grindel et l’individu qui se prétend la réincarnation de César Borgia.

— Dans ce cas, allez-y !

Posément, en se donnant le temps de choisir ses mots – au moins au début ! –, Plan-Crépin raconta son aventure. Comment croyant explorer un appartement vide elle avait eu la surprise d’y découvrir le cousin et comment, en se servant du téléphone de la galerie d’entrée, elle avait pu surprendre l’accrochage verbal entre les deux hommes que sa fantastique mémoire lui permit de restituer intégralement et quasi mot à mot et comment, ensuite, elle s’était retrouvée sous la table de la cuisine.

Fidèle à sa promesse, Langlois l’écouta sans broncher mais avec un intérêt croissant :

— Incroyable ! exhala-t-il. Puis il se leva. Pourriez-vous répéter encore une fois cette conversation ? Mais moins vite, soyez gentille !

— Ça, c’est plus difficile ! Si je dois me souvenir de tout je dois aller vite !

Il sortit de son bureau et revint trois minutes plus tard accompagné d’un jeune homme d’environ vingt-cinq ans qu’il présenta :

— Voici Henri Vannier ! Comme vous pouvez le voir à la petite machine qu’il apporte, il est sténotypiste ! Aussi rapide que ceux de l’Assemblée nationale et il nous rend d’énormes services, puisque grâce à lui nous pouvons étudier tout à loisir les échanges verbaux les plus vifs. Installez-vous, Henri. Et quand vous serez prêt…

Le jeune homme posa son engin sur une table d’appoint, fit un sourire à Marie-Angéline qui le lui rendit et attendit la suite. Ce qui ne tarda pas… Plan-Crépin répéta à la même allure que précédemment le dialogue téléphonique et sans en varier d’un iota sous l’œil mi-amusé mi-admiratif de Langlois :

— J’ai de plus en plus envie de vous enlever à Mme de Sommières ! la félicita-t-il quand Vannier fut reparti ! Vous êtes une aide précieuse et le tandem Morosini-Vidal-Pellicorne a de la veine de vous avoir…

— Puis-je poser une question ?

— Je crois que vous l’avez mérité.

— Comment se fait-il que Grindel soit à Paris ? Je croyais qu’il était assigné à résidence à Zurich sous la surveillance de la police !

L’instant de grâce était fini. Le visage de Langlois retrouva ses ombres :

— Je le croyais aussi ! Il a dû réussir à s’enfuir. Je ne vois pas d’autre explication. La police est plus que fiable en Suisse, composée de gens honnêtes et courageux qui se veulent serviteurs de la loi mais…

— Mais ?

— Peut-être leur manque-t-il la ruse et ce Grindel comme son complice m’ont l’air d’en avoir à revendre ! À propos où sont passés les « Frères de la Côte » ?

— Vous voulez dire Aldo et Adalbert ? répliqua Plan-Crépin en laissant fuser un petit rire. Ils seraient contents s’ils vous entendaient les associer à la ruse !

— Convenez avec moi qu’ils n’en manquent pas ! Vous non plus d’ailleurs !

— Je n’ai pas entendu. Quant à eux, ils ne vont pas tarder à revenir. Ils sont seulement allés à Venise où Aldo désirait régler quelques affaires avec Guy Buteau…

Elle se levait pour prendre congé. Il la retint :

— Encore un mot ! Les sacs que vous avez eus sous les yeux ? Pouvez-vous les décrire ?

— Des fourre-tout que l’on emporte en voyage. En toile de lin renforcée de cuir havane. D’une bonne maison d’ailleurs. Je dirais Lancel ou Vuitton… mais plutôt Lancel à cause du tissu.

— Assez grands pour contenir la collection Kledermann ?

— C’est à Aldo qu’il faudrait poser la question. Moi je ne l’ai jamais vue.

De ses deux mains elle indiqua approximativement les dimensions :

— À peu près cela ! Et à condition que l’on ait vidé les écrins et mis les pièces dans des sachets de peau. Ce qui leur sera dommageable s’ils sont plus ou moins entassés…

— Autre chose ! La collection Morosini ? Vous la connaissez celle-là ?

— Oui. Elle n’est pas aussi impressionnante mais elle vaut tout de même le déplacement. Magnifique !… En revanche, celui qui essaierait de se l’approprier devrait être non seulement un maître cambrioleur, mais posséder la force d’Hercule. À première vue c’est une curiosité : un énorme coffre médiéval bardé de fer et scellé dans les dalles de marbre de son bureau. Il est en outre doublé d’une chemise d’acier, bien moderne celle-là, et qui ne s’ouvre qu’avec un code… Dans le mur d’une petite pièce voisine il y en a un autre, moins imposant et caché par un tableau. C’est là qu’il range les bijoux de Lisa et ceux qui sont en transit.

— Vous n’auriez pas les codes, par hasard ? fit Langlois amusé.

— Tout de même pas, non ! Puis jetant un coup d’œil à sa montre-bracelet : Je pense que mon taxi a suffisamment attendu et si vous n’avez plus besoin de moi…

— Dans l’immédiat non… Et je vous remercie sincèrement d’être venue sur-le-champ vous… confesser ! Je vous raccompagne…

Arrivés à l’escalier, il prit la main qu’elle lui tendait pour la serrer virilement puis ajouta :

— Il faudra qu’un de ces jours vous me fassiez la démonstration sur l’art d’ouvrir une porte au moyen d’une épingle à cheveux ! Vous savez, je suis un peu comme Louis XVI : tout ce qui touche à la serrurerie me passionne !

 

En rentrant rue Alfred-de-Vigny, Plan-Crépin trouva un véritable comité d’accueil : tout juste débarqués de Venise, Aldo et Adalbert s’efforçaient de calmer Mme de Sommières à peu près persuadée qu’il était arrivé un malheur à son fidèle bedeau. Elle en était aux larmes qui se changèrent vite en colère :

— Vous avez vu l’heure ? Et je vous avais avertie que si vous n’étiez pas là à sept heures je préviendrais Langlois !

— Que ne l’avons-nous fait : j’étais chez lui justement.

— On vous avait arrêtée ?

— Non. J’y étais allée de mon plein gré pour lui raconter ce dont j’avais été témoin. Bonjour, Adalbert, bonjour, Aldo ! Quel dommage que vous ne soyez pas rentrés plus tôt ! Je vous raconte mes péripéties dans cinq minutes. Permettez que d’abord j’offre des excuses à notre marquise !

— Plus tard, les excuses ! Passons à table ! Vous nous raconterez vos exploits en dînant ! Eulalie doit déjà être en transe !

Le ton raide tentait de masquer l’inquiétude que Mme de Sommières venait de vivre et qu’après une ou deux respirations profondes elle acheva d’éradiquer en se faisant servir par Cyprien et avant même le potage, un verre de… chambertin qu’elle avala d’un trait et qui lui rendit des couleurs. C’était tellement inattendu chez cette prêtresse du champagne qu’Aldo réclama :

— Puisqu’on balaie les traditions, on ne serait pas contre la même médecine, fit-il repris en chœur par les deux autres.

Après quoi on renvoya le potage à la cuisine « pour ne pas se noyer l’estomac » et en attendant qu’apparaisse le premier plat Mme de Sommières ordonna :

— Allez-y maintenant, Plan-Crépin ! On a assez attendu ! Qu’avez-vous trouvé chez ce Grindel ?

— Grindel en chair et en os… Mais soyez tous rassurés : il ne m’a pas vue et moi je n’ai vu que ses jambes.

Et, pour cet auditoire au moins aussi attentif que le précédent, elle réitéra le récit de son aventure augmenté de sa visite au Quai des Orfèvres. Le plus prompt à réagir fut Adalbert :

— Mais sacrebleu pourquoi les Suisses ne l’ont-ils pas bouclé purement et simplement ?

— Pour un faux témoignage que d’ailleurs Lisa a confirmé ? Ce n’est pas suffisant ! répondit Aldo. Un bon avocat pourrait alléguer une foule de raisons. Ils l’ont seulement mis en résidence surveillée…

— Bravo pour la surveillance ! Et où est-ce que l’on va le trouver à présent ? De toute évidence, il n’habite plus son appartement où il est rentré en catimini et très certainement pour récupérer les sacs. Toi qui la connais, penses-tu qu’ils puissent contenir la collection de ton beau-père ?

— Privée de ses écrins sans aucun doute ! Une bague, une paire de bracelets, cela ne tient guère de place… Il faut seulement espérer qu’aux mains de ce vandale elle n’aura pas trop souffert !

— Incroyable ! s’écria la marquise en lâchant bruyamment son couvert dans son assiette. Je n’aurais jamais cru vivre assez vieille pour entendre une chose pareille ! Chez moi et venant de vous deux !

— Quoi donc, Tante Amélie ?

— Les bijoux ! Encore les bijoux ! Toujours les bijoux ! Et ce malheureux Kledermann ? Il me semble qu’avant de vous préoccuper de sa collection vous pourriez songer à lui, à sa vie ! Si j’ai bien compris le reportage de Plan-Crépin, il lui reste quinze jours à vivre et vous…

Elle était au bord des larmes. Aldo posa sa main sur la sienne qu’elle pressa affectueusement.

— Naturellement nous y pensons. Admettez cependant que la meilleure façon de préserver sa vie est de courir à la recherche de son bien le plus précieux après sa fille et ses petits-enfants ! Or comme vous venez de le faire remarquer nous ne disposons que de quinze jours…

— … et pas la moindre idée de l’endroit où Grindel devrait apporter l’un des sacs ! compléta Plan-Crépin…

— Si vous avez des lumières là-dessus, ne vous gênez surtout pas pour nous éclairer ! fit Aldo agacé.

— Vous en savez autant que moi, alors faites marcher vos petites cellules grises, comme dirait Hercule Poirot, le petit Belge perspicace de cette Mme Agatha Christie que nous avons eu le plaisir de rencontrer en Égypte !

Adalbert se mit à rire, ce qui eut l’avantage de détendre l’atmosphère.

— Du calme tous les deux ! Ce n’est pas en se bagarrant qu’on fera avancer les choses !

— Tu aurais une idée ?

— Je vous la donne pour ce qu’elle vaut. Selon moi, cela ne devrait pas être très loin de l’endroit où le corps du faux Kledermann a été retrouvé.

— Là-haut, près de Dieppe ?

— La falaise de Biville ?

— Pourquoi pas ? Essayons de raisonner ! Grindel n’a pas dû disposer de beaucoup de temps pour cambrioler la chambre forte. D’autre part, il ne pouvait pas aller jusqu’en Angleterre récupérer la clef aussitôt après l’enlèvement…

— C’est entendu, cela lui aurait valu un sacré bout de chemin pour regagner Zurich ! Sans compter le passage des frontières.

— … qu’il pouvait à ce moment-là franchir sans difficulté. Je vous rappelle que c’est un as du volant possesseur d’au moins une voiture de course ! On avale des kilomètres avec ça !

— La voiture que j’ai aperçue avenue de Messine n’avait rien d’un bolide, observa Plan-Crépin. Plutôt grise et petite, elle n’avait rien peur attirer l’attention. L’idéal pour passer inaperçu ou pour faire des achats dans Paris. Aussi j’ai dans l’idée qu’il ne devait pas aller bien loin.

— Ce qui veut dire ?

— Qu’il doit avoir un autre pied-à-terre ici ou dans la proche banlieue parisienne. Même s’il y avait une bouteille de rhum et si un certain désordre régnait dans le bureau, cet appartement n’a pas été occupé depuis plusieurs jours.

— Il serait seulement venu y récupérer les sacs qu’il y aurait entreposés après le vol ? fit Aldo dubitatif… N’était-il pas plus simple de les rapporter en Suisse ? Évidemment il y a la frontière à passer !

— Quelque chose me dit que ça ne devrait pas lui poser de problèmes ! émit Adalbert. Il est bâti comme un montagnard, ce type…

— Beaucoup le sont, en Suisse, fit remarquer Tante Amélie. C’est le pays qui veut ça !

— Sans doute, mais j’aimerais tout de même savoir où il est né. Il faudra le demander à Langlois. En admettant que ce soit du côté du Jura, il pourrait connaître certains chemins de contrebandiers…

— Tu rêves, mon vieux !…

— Alors sois bon, ne me réveille pas encore ! Voilà comment je vois le tableau : une belle nuit, il monte avec sa voiture jusqu’à une distance raisonnable de la ligne frontalière. Il la laisse dans une planque repérée d’avance et continue son trajet à pied. Arrivé en Helvétie, il cache les sacs dans un coin X ou Y, retourne chercher l’auto puis s’en va tranquillement présenter son passeport aux douaniers, fait un bout de route, après quoi, la nuit suivante par exemple, il ne lui reste plus qu’à récupérer le trésor de l’oncle Moritz !

— Ingénieux ! apprécia Plan-Crépin, mais, dans ce cas, pourquoi avoir laissé cette fichue collection ici ? Il doit bien avoir un endroit où la cacher ?

— Sans doute, mais son associé est en Suisse lui aussi, même si c’est un canton différent, et comme Grindel n’a nulle envie de partager et qu’il est suspect à Zurich, il a jugé plus prudent de revenir en France où il avait jusqu’à présent une situation confortable, bénéficiant du privilège d’être un banquier suisse, dirigeant une banque suisse. Évidemment, de la façon dont tournent les choses, il devenait urgent de reprendre possession de ladite collection dans cet appartement où la police risque de venir farfouiller… et là-dessus le coup de téléphone de Borgia vient lui tomber sur le poil. Peut-être même s’est-il affolé ? Il ne s’attendait pas à ce qu’on lui annonce que son oncle est toujours bien vivant et qu’on le tient caché, tout prêt à ressusciter si Grindel s’obstine à faire cavalier seul et à garder le magot pour lui ! À la réflexion, ce doit être cette dernière explication qui est la bonne…

— Alors autre question : comment Borgia a-t-il su qu’il était là pour lui répondre ? demanda Plan-Crépin.

— Coup de pot peut-être ? soupira Aldo. Il a dû essayer tous les endroits où il pensait le joindre ! Au fait, Angelina, avez-vous eu l’impression que la communication venait de loin ?

Elle ne répondit pas tout de suite, cherchant à mieux se souvenir. Sur le moment – sidérée de ce qu’elle entendait –, elle n’avait pas prêté attention à ce détail. Mais maintenant…

— Alors ? la pressa Adalbert sur la main duquel la marquise assena une pichenette péremptoire.

— Ne la bousculez pas ! C’est le meilleur moyen de lui embrouiller les idées !

— Elle, les idées embrouillées ? Ça m’étonnerait !

Cependant Plan-Crépin réfléchissait toujours et soudain :

— Non… je n’ai entendu aucun de ces bruits de l’inter. C’était vraiment net ! J’avais l’impression que Borgia était dans la pièce à côté !

— Donc il était à Paris lui aussi ! Tonnerre de Brest ! J’aimerais bien aller faire un tour dans cet appartement ! Un bureau en désordre enjolivé d’un tas de paperasses ! J’adore ! Et où pensez-vous qu’il aurait dissimulé les sacs ?

— Je n’ai pas eu la latitude de chercher, mais pas dans le coffre, je suis formelle. Les sacs sont trop volumineux pour y trouver place. Et maintenant Langlois va sûrement envoyer une équipe. Au fond, j’ai fait une bêtise de me précipiter chez lui comme je l’ai fait !

— Ne vous adressez surtout pas de reproches, la rassura Aldo. C’était la conduite à tenir puisque vous ne saviez pas que nous rentrions. Vous méritez même une couronne de lauriers pour l’audace dont vous avez fait preuve car vous avez risqué gros et vous avez obtenu un sacré résultat !

— Et à présent qu’est-ce qu’on fait ? s’enquit Adalbert en poursuivant dans son assiette une framboise échappée de sa tarte.

— Laissez-moi réfléchir un instant ! Au point où nous en sommes, la priorité est de retrouver Kledermann avant qu’il ne passe de vie à trépas pour de bon cette fois…

— En espérant que ce qu’il subit depuis son enlèvement ne l’a pas trop éprouvé, fit Mme de Sommières. Sa santé n’était pas des meilleures et ce n’était pas sans raisons que Lisa se tourmentait à son sujet. N’avait-on pas songé au cancer ?

— En effet, mais ce n’était – Dieu merci ! – qu’une fausse alerte due à une analyse de sang confondue avec une autre ! Il n’empêche qu’il ne s’était jamais remis de la mort brutale de sa femme. Cela explique pourquoi il avait interdit que nous ayons le moindre écho de sa crise d’appendicite !

— À ce propos, intervint Marie-Angéline, est-ce normal de se faire opérer par un maître de la chirurgie réparatrice ?

Mme de Sommières s’esclaffa :

— J’ai parfois remarqué, Plan-Crépin, qu’après vos éclairs de génie, il vous arrive de proférer des âneries ! Vous pouvez être certaine qu’il sait aussi bien charcuter des boyaux que reconstruire un visage, votre amoureux, qu’il est son meilleur ami et qu’avec lui le secret était absolu ! Et ne rougissez pas, sacrebleu ! À votre place, je serais plutôt fiérote !

— Et si on en revenait à ce pauvre Kledermann ? rappela Adalbert d’une voix plaintive qui remonta les sourcils d’Aldo jusqu’au milieu du front tandis qu’il se demandait si son « plus que frère » voyait d’un si bon œil le flirt du futur Nobel avec une fille qu’il s’était peut-être mis tout doucettement à considérer comme sa propriété, du moins comme son indéfectible admiratrice. N’avait-elle pas effectué le voyage d’Angleterre afin de l’arracher aux griffes de la Torelli ? Adalbert lui avait même confié qu’elle lui avait sauvé la vie…

Aussi eut-il pour son ami un sourire indulgent :

— Mais on ne l’a pas quitté, mon bon ! Pour en revenir aux choses sérieuses, si tu préfères, j’ai très envie de téléphoner à Langlois de surseoir à la perquisition chez Grindel !

— Et pourquoi ? demanda Plan-Crépin qui retrouvait lentement sa couleur habituelle.

— Pour essayer de savoir où il s’est caché afin de nous attacher à ses pas et en apprendre suffisamment pour être présents quand il se rendra à l’ultimatum de César ! Déjà tenu à l’œil – enfin si l’on peut dire ! – par la police suisse, relayée par la nôtre sans oublier Warren, il ne peut pas courir le risque de voir son oncle ressurgir au grand jour ! Mort il est pour tous – et même pompeusement enterré ! –, mort il doit rester, sinon adieu la collection. Il pensera sans doute qu’une moitié n’est pas trop cher payé pour la quiétude de ses jours à venir…

— N’oublies-tu pas qu’il guigne aussi ta collection ?

— Oh, je n’oublie rien, mais, dans l’état actuel des choses, elle est accessoire…

— Accessoire ? Avec ce genre de truand ?

— Je n’ai jamais dit que je ne prendrais pas de précautions et, par exemple, si Tante Amélie avait la gentillesse d’écrire à grand-mère pour l’avertir, tout sera mis en œuvre pour la protection des petits ! Conseillez-lui donc d’envoyer Joachim, son majordome viennois, à Rudolfskrone ! Il me déteste mais adore les enfants et il est tellement teigneux qu’il vaut une armée à lui tout seul !

— La lettre partira au courrier de demain matin ! Mais si nous ignorons où se terre Grindel, nous connaissons la position de repli de César. Pourquoi ne pas essayer de savoir ce qui se passe à Lugano ? Je crois me souvenir que Langlois y a envoyé une équipe surveiller les agissements de nos deux Don Quichotte. Si tu vas téléphoner, demande-lui s’il a des nouvelles ! Au point où nous en sommes !

Or, le grand chef n’avait pas de nouvelles, mais en outre il avait dû rapatrier les inspecteurs Sauvageol et Durtal. Non seulement ils mouraient d’ennui, mais comme ils comptaient parmi les meilleurs de ses hommes, il ne pouvait s’en priver plus longtemps.

— Bon ! conclut Aldo. Si on n’arrive pas à mettre la main sur Grindel, on ira faire un tour là-bas…