Chapitre 33
Je me réveillai à l’arrière de la camionnette de Michael, le visage tourné vers les étoiles et la lune. Je souffrais affreusement. Sanya était assis à l’arrière du véhicule et me faisait face. Michael était allongé, immobile et inerte, à côté de moi.
— Il est réveillé, dit Sanya en me voyant bouger.
La voix de Murphy me parvint depuis l’avant du véhicule.
— Harry, ne bouge pas, d’accord ? Nous ne savons pas à quel point la blessure par balle est sérieuse.
— D’accord, répondis-je. Salut, Murph. Il aurait dû se déchirer.
— Quoi ? demanda Murphy.
— Le suaire. Il aurait dû se déchirer comme un Kleenex humide. C’est carrément bizarre, non ?
— Chut, Harry. Reste calme et ne parle pas.
Ça m’allait. Lorsque je rouvris les yeux, je me trouvais à la morgue.
Ce qui, en soi, est largement suffisant pour vous gâcher la journée.
J’étais allongé sur une table d’examen médical et Butters, équipé de sa blouse de chirurgien et de son plateau d’instruments d’autopsie, se tenait au-dessus de moi.
— Je ne suis pas mort ! bredouillai-je. Pas mort !
Murphy apparut dans mon champ de vision ; sa main était posée sur ma poitrine.
— Nous le savons, Harry. Du calme. Nous devons extraire la balle de ton corps. On ne peut pas t’emmener aux urgences, ils doivent déclarer toutes les blessures par balle.
— Je ne sais pas, intervint Butters. Cette machine à rayons X déconne à pleins tubes. Je ne suis pas sûr qu’elle me montre où se trouve la balle. Si je ne fais pas ça comme il faut, je risque de faire empirer les choses.
— Vous pouvez y arriver, dit Murphy. La technologie ne fonctionne jamais correctement auprès de lui.
Les choses se mirent à tourbillonner.
À un moment, Michael se tint au-dessus de moi, une main sur ma poitrine.
— Du calme, Harry. C’est presque fini.
Et je songeai : Super, je vais demander une escorte armée pour m’assurer d’aller en enfer.
Lorsque je me réveillai une fois de plus, j’étais dans une petite chambre à coucher. Des piles, des boîtes et des étagères pleines de tissus remplissaient l’endroit presque jusqu’au plafond et je souris en reconnaissant les lieux. La chambre d’amis des Carpenter.
Sur le sol, près du lit, se trouvait le plastron de métal de Michael. Il était percé de quatre trous là où les balles l’avaient traversé. Je m’assis dans le lit. Mon épaule hurla de douleur et je découvris qu’elle était recouverte de bandages.
Il y eut un bruit près de la porte. Une paire d’yeux apparut contre le chambranle et le petit Harry Carpenter me fixa de ses grands yeux bleu-gris.
— Salut, dis-je.
Il leva consciencieusement ses petits doigts grassouillets et me fit un signe de la main.
— Je m’appelle Harry, ajoutai-je.
Il fronça les sourcils d’un air songeur, puis répondit :
— Hawwy.
— C’est à peu près ça, mon gars.
Il s’en alla en courant. Un instant plus tard, il revint, le bras levé bien au-dessus de sa tête pour pouvoir tenir les doigts de son père. Michael entra dans la chambre et me sourit. Il portait un jean, un tee-shirt blanc propre et des bandages sur un bras. La coupure sur son visage était en voie de guérison et il paraissait reposé, apaisé.
— Bonjour, me dit-il.
Je le gratifiai d’un sourire fatigué.
— Ta foi te protège, hein ?
Michael tendit le bras et retourna le plastron. Une matière couleur crème en garnissait l’intérieur, dans laquelle on pouvait voir quatre bosselures profondes. Il écarta la doublure pour révéler couche après couche du tissu pare-balles recouvrant des plaques blindées en céramique placées à l’intérieur du plastron.
— Ma foi me protège. Et mon Kevlar l’aide pas mal.
J’eus un petit rire.
— Charity t’a forcé à en mettre ?
Michael souleva le petit Harry et le plaça sur ses épaules.
— Elle l’a fait elle-même. En disant qu’elle n’allait pas se décarcasser à fabriquer un plastron pour que je me fasse tuer ensuite par balle.
— Elle a fabriqué le plastron ? demandai-je.
Michael hocha la tête.
— Mon armure tout entière. Elle travaillait sur des motos, autrefois.
Mon épaule s’enflamma soudain assez fort pour me faire louper la phrase suivante.
— Pardon. Qu’est-ce que tu as dit ?
— J’ai dit que tu avais besoin de prendre tes médicaments. Est-ce que tu te sens capable de manger un peu avant ?
— Je vais essayer.
Je pris une soupe. Ce fut épuisant. J’avalai ensuite un cachet de Vicodin et m’endormis d’un sommeil sans rêve.
Au cours des deux jours qui suivirent, je réussis à reconstituer ce qui s’était passé en discutant d’abord avec Michael puis, le deuxième jour, avec Sanya.
Le grand Russe s’en était finalement bien sorti. Marcone, après nous avoir tirés de l’eau, Michael et moi, avait appelé Murphy pour lui dire où elle pourrait nous récupérer. Elle était déjà en route et était arrivée quelques minutes plus tard seulement.
L’équipage du train avait apparemment été tué. Les trois gorilles que nous avions ligotés dans le train avaient mordu dans des capsules létales et ils étaient déjà morts lorsque les flics les avaient trouvés. Murphy nous avait tous ramenés auprès de Butters au lieu de nous conduire aux urgences. En effet, si ma blessure par balle avait été signalée, Rudolph et compagnie auraient fait de ma vie un enfer.
— Je dois être devenue folle, me dit Murphy lorsqu’elle vint me rendre visite. Je te jure, Dresden, que si cette histoire me retombe dessus, je me chargerai en personne de te tanner le cuir.
— Nous combattons pour la bonne cause, Murph, répondis-je.
Elle leva les yeux au ciel mais répondit :
— J’ai vu le cadavre du terminal de l’aéroport, Harry. Tu le connaissais ?
Je regardai par la fenêtre les trois plus jeunes enfants de Michael en train de jouer dans la cour, surveillés par une Molly tolérante.
— C’était un ami. J’aurais pu être à sa place.
Murphy frissonna.
— Je suis navrée, Harry. Les gens qui ont fait ça… Est-ce qu’ils vous ont échappé ?
Je me tournai vers elle.
— C’est moi qui leur ai échappé. Je ne pense pas avoir fait beaucoup plus que les gêner.
— Qu’est-ce qui se passera lorsqu’ils reviendront ?
— Je ne sais pas, dis-je.
— Faux, affirma Murphy. La réponse à cette question est que tu ne sais pas exactement mais que tu t’assureras d’appeler Murphy dès le départ. Tu prends moins de coups quand je suis dans le coin.
— C’est vrai. (Je pris sa main.) Merci, Murphy.
— Tu vas me faire vomir, Dresden, lança-t-elle. Ah, au fait ! Rudolph a quitté le B.E.S. L’assistant du procureur pour qui il travaillait a bien aimé ses manières flagorneuses.
— Rudolph, le petit renne au nez brun à force de jouer les lèche-culs.
Murphy fit une grimace amusée.
— Au moins je ne l’aurai plus dans les pattes. C’est le problème des affaires internes, maintenant.
— Rudolph aux affaires internes. Ça ne présage rien de bon.
— Un monstre à la fois.
Le quatrième jour, Charity examina ma blessure et informa Michael que je pouvais partir. Elle ne m’adressa jamais directement la parole, ce que je considérai comme un mieux par rapport à mes précédentes visites. Cet après-midi-là, Michael et Sanya vinrent me voir. Michael portait la vieille canne usée de Shiro.
— Nous avons récupéré les épées, dit-il. Celle-ci est pour toi.
— Tu auras une bien meilleure idée de ce qu’il faut en faire que moi, répondis-je.
— Shiro voulait que tu l’aies, rétorqua Michael. Oh ! et tu as du courrier !
— J’ai quoi ?
Michael me tendit une enveloppe en même temps que la canne. Je pris les deux et fronçai les sourcils en découvrant le pli. La calligraphie des lettres noires coulait élégamment à la surface du papier.
— « À l’attention de Harry Dresden. » Et c’est ton adresse, Michael. Le cachet date d’il y a deux semaines.
Michael se contenta de hausser les épaules.
J’ouvris l’enveloppe et y trouvai deux pages. La première était une copie de rapport médical. L’autre était élégamment manuscrite, tout comme l’enveloppe. Elle disait ceci :
« Cher monsieur Dresden,
Lorsque vous lirez cette lettre, je serai mort. Je n’ai pas reçu beaucoup de détails mais je sais qu’un certain nombre de choses vont se produire durant les prochains jours. Je vous écris à présent pour vous dire ce que je ne pourrai peut-être pas vous dire de vive voix.
Votre chemin plonge souvent dans l’obscurité. Vous n’avez pas toujours le luxe dont nous bénéficions en tant que chevaliers de la Croix. Nous luttons contre les forces des ténèbres. Nous vivons en noir et blanc alors que vous devez faire face à un monde fait de dégradés de gris. Il n’est jamais facile de trouver sa voie dans un tel endroit.
Fiez-vous à votre cœur. Vous êtes un homme bien. Dieu vit dans de tels cœurs.
Vous trouverez ci-joint un rapport médical. Ma famille en est informée, bien que je n’aie partagé ces résultats ni avec Michael ni avec Sanya. J’espère qu’il vous apportera un certain réconfort à la lumière de mon choix. Ne versez pas de larmes pour moi. J’aime mon travail. Nous devons tous mourir. Il n’y a pas de meilleure manière de le faire qu’en faisant quelque chose que l’on aime.
Puissiez-vous cheminer dans la miséricorde et la vérité,
Shiro »
Je lus ensuite le compte-rendu médical, en clignant des yeux pour repousser les larmes.
— De quoi s’agit-il ? demanda Sanya.
— Ça vient de Shiro, dis-je. Il était mourant.
Michael me regarda d’un air perplexe.
Je lui tendis le rapport médical.
— Cancer. Phase terminale. Il le savait en arrivant ici.
Michael saisit la feuille et poussa un profond soupir.
— Maintenant je comprends.
— Pas moi.
Michael passa le document à Sanya et sourit.
— Shiro devait savoir que nous aurions besoin de toi pour arrêter les deniériens. C’est pour ça qu’il a pris ta place en échange de ta liberté. Et c’est pour ça qu’il a accepté la malédiction à ta place.
— Pourquoi ?
Michael haussa les épaules.
— Tu étais celui dont nous avions besoin. Tu avais toutes les informations. Tu es celui qui a compris que Cassius se faisait passer pour le père Vincent. Tu avais les contacts au sein des autorités locales pour obtenir plus d’informations et pour nous aider lorsqu’il a fallu évacuer l’aérogare. Tu es celui qui pouvait appeler Marcone pour lui demander assistance.
— Je ne suis pas sûr que tout ça soit forcément flatteur pour moi, dis-je avec un regard sombre.
— Cela montre que tu étais l’homme providentiel, à l’endroit et au moment voulus, répondit Michael. Et le suaire ? Est-ce que Marcone l’a en sa possession ?
— Je pense.
— Comment devrions-nous nous charger de ça ?
— « Nous » ne ferons rien. Je m’en occuperai seul.
Michael me dévisagea un moment avant d’acquiescer :
— Très bien. (Il se releva et dit :) Oh ! le teinturier a téléphoné. Ils ont dit que tu devrais payer une pénalité de retard si tu ne passais pas chercher tes affaires aujourd’hui. Je dois sortir faire des courses. Je peux t’emmener.
— Je n’ai rien qui aille chez le teinturier, maugréai-je.
Mais j’accompagnai quand même Michael. Le teinturier détenait mon cache-poussière en cuir : il avait été nettoyé et recouvert d’un traitement protecteur. Dans une poche se trouvaient les clés de la Coccinelle bleue ainsi qu’un ticket de parking souterrain. À l’arrière du ticket, un mot était écrit en lettres élégantes : « Merci ».
J’en conclus qu’Anna Valmont n’était finalement pas une personne si horrible que ça.
Mais bon, il faut dire que je n’ai jamais su résister à un joli visage.
En rentrant chez moi, je trouvai au courrier une carte postale de Rio sans adresse d’expéditeur. Il y avait un numéro de téléphone au dos. J’appelai et, après quelques sonneries, Susan demanda :
— Harry ?
— Harry, confirmai-je.
— Tout va bien ?
— Blessé par balle, dis-je. Je guérirai.
— Tu as battu Nicodemus ?
— J’ai réussi à lui échapper, répondis-je. Nous avons stoppé l’épidémie. Mais il a tué Shiro.
— Oh ! dit-elle doucement. Je suis navrée.
— J’ai récupéré mon manteau. Et ma voiture. L’échec n’est pas total.
Je commençai à ouvrir mon courrier tout en parlant.
— Et pour le suaire ? me demanda Susan.
— Le jury ne s’est pas encore prononcé. Marcone est impliqué.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle.
— Il m’a sauvé la vie, dis-je. Et celle de Michael. Il n’avait pas à le faire.
— Waouh !
— Ouais. Parfois j’ai l’impression que plus je vieillis et plus les choses deviennent incompréhensibles.
Susan toussa.
— Harry, je suis désolée de ne pas avoir été là. Lorsque j’ai repris connaissance, nous étions déjà au-dessus de l’Amérique centrale.
— C’est pas grave, dis-je.
— Je ne savais pas ce que Martin avait en tête, continua-t-elle. Sincèrement. Je voulais te parler, ainsi qu’à Trish, et récupérer quelques-unes de mes affaires. Je pensais que Martin ne venait que pour m’aider. Je ne savais pas qu’il était là pour tuer Ortega. Il m’a utilisée pour dissimuler ses intentions.
— C’est pas grave.
— Si, ça l’est. Et je suis désolée.
J’ouvris une enveloppe, en lus le contenu et ne pus me retenir :
— Oh, c’est une blague ?!
— Quoi ?
— Je viens d’ouvrir une lettre. Ça vient de l’avocat de Larry Fowler. Ce crétin m’assigne en justice pour avoir endommagé sa voiture et son studio.
— Il ne pourra rien prouver, dit Susan. N’est-ce pas ?
— Qu’il puisse ou non le prouver, ça va me coûter une fortune en frais d’avocat. Cette espèce de flagorneur hypocrite !
— Dans ce cas, je suis désolée de t’apprendre d’autres mauvaises nouvelles. Ortega est de retour à Casaverde pour se remettre de ses blessures. Il a rassemblé ses vassaux les plus puissants et a largement fait savoir qu’il reviendra en personne pour te tuer.
— Je vais éviter de faire une croix sur lui, dans ce cas. Tu as remarqué mon humour subtil ? Vampire, croix ? Dieu, que je suis drôle !
Susan dit quelque chose en espagnol à l’écart du combiné, puis soupira.
— Merde, je dois partir.
— Au secours des nonnes et des orphelins ?
— Tout en sautant d’un bond d’un immeuble à l’autre. Je devrais probablement mettre des sous-vêtements.
Ses paroles me firent sourire.
— Tu fais bien plus de blagues qu’autrefois, dis-je. Ça me plaît.
J’imaginai sans mal son sourire triste lorsqu’elle répondit.
— Je dois faire face à beaucoup de choses effrayantes, dit-elle. Je crois qu’il faut réagir face à ces choses. Et soit on en rit, soit on devient fou. Ou alors on devient comme Martin. En s’isolant de tout et de tout le monde. En essayant de ne rien ressentir.
— Donc, toi, tu blagues, dis-je.
— C’est toi qui m’as appris ça.
— Je devrais ouvrir une école.
— Peut-être bien, dit-elle. Je t’aime, Harry. J’aurais aimé que les choses soient différentes.
Je sentis ma gorge se serrer.
— Moi aussi.
— Je te communiquerai une adresse de contact. Si jamais tu as besoin de mon aide, fais-moi signe.
— Seulement si j’ai besoin de ton aide ? demandai-je.
Elle expira lentement et répondit :
— Ouais.
Je tentai de dire « d’accord » mais ma gorge était trop serrée pour parler.
— Au revoir, Harry, dit Susan.
— Au revoir, murmurai-je.
Et ce fut tout.
Le bruit du téléphone me réveilla le lendemain matin.
— Hoss, dit Ebenezar. Tu devrais regarder les infos aujourd’hui.
Puis il raccrocha.
Je me rendis jusqu’à un petit restau du quartier pour prendre mon petit déjeuner et demandai à la serveuse d’allumer les infos. Ce qu’elle fit.
« … événement extraordinaire qui rappelle les terribles récits de science-fiction qui ont fleuri à la fin du dernier millénaire. Ce qui semblait être un astéroïde est tombé du ciel pour s’écraser juste à l’extérieur du domaine de Casaverde au Honduras. »
L’écran changea pour présenter une vue aérienne d’un énorme cratère fumant et un cercle d’arbres abattus sur presque un kilomètre de diamètre. Juste à l’extérieur de ce cercle de destruction s’élevait un petit village d’apparence pauvre.
« Cependant, les informations provenant de diverses agences à travers le monde indiquent que la supposée météorite était en réalité un satellite de communication soviétique désactivé qui s’est désintégré en orbite avant de retomber sur terre. Aucune estimation du nombre de blessés et de morts n’a encore été remise aux autorités, mais il semble impossible que quiconque dans le domaine ait pu survivre à cet impact. »
Je me calai contre le fond de mon siège en souriant. Je décidai que ce n’était pas si mal que l’astéroïde Dresden se soit révélé être un vieux satellite soviétique, après tout. Et je notai de ne jamais faire en sorte de me retrouver sur la liste noire d’Ebenezar.
Le lendemain, je suivis la piste de Marcone. Ce ne fut pas facile. Je dus faire jouer quelques relations dans le monde des esprits pour jeter sur lui un sort de balise. Et il connaissait toutes les méthodes pour rompre une filature. Je dus emprunter la camionnette de Michael pour avoir ne serait-ce qu’une chance de le suivre discrètement. La Coccinelle est sans aucun doute sexy, mais subtile, pas vraiment.
Il changea deux fois de voiture et activa d’une façon ou d’une autre l’équivalent magique d’une pulsation électromagnétique destructrice qui brouilla mon sort de balise. Seuls ma capacité à réagir vite et un acte inspiré de la magie combinés à mes talents de détective m’évitèrent de perdre sa trace.
Il resta sur la route jusqu’au soir pour rejoindre un hôpital privé dans le Wisconsin. Un établissement de soins et thérapies à long terme. Il sortit de sa voiture, en tenue de sport et coiffé d’une casquette de base-ball, ce qui en soi sonnait suffisamment faux pour me donner envie de continuer. Il tira du coffre un sac à dos puis entra dans le bâtiment. Je lui laissai un peu d’avance puis le suivis à l’aide de mon sort de balise. Je restai à l’extérieur, jetant des coups d’œil par les fenêtres en direction des couloirs éclairés. Je maintins mon allure et observai.
Marcone s’arrêta devant une chambre et entra. Je restai près de la fenêtre pour le garder à l’œil. L’étiquette de papier sur la porte donnant sur le couloir indiquait : « DOE, JANE[8] ». Les grosses lettres tracées au marqueur s’étaient délavées au fil du temps. La chambre ne comprenait qu’un seul lit, dans lequel une fille était allongée.
Elle n’était pas vieille. La vingtaine. Elle était si maigre que c’est difficile à décrire. Elle n’était pas sous respirateur artificiel, mais les draps et couvertures étaient parfaitement lisses. En y ajoutant son apparence émaciée, j’en conclus qu’elle était dans le coma, quelle que soit son identité.
Marcone approcha une chaise du lit. Il sortit un ours en peluche et le glissa sous le bras de la fille. Il sortit également un livre et se mit à lire pour elle, à voix haute. Il resta assis là à lui faire la lecture pendant une heure, puis il finit par glisser un marque-page dans le bouquin avant de le ranger dans son sac à dos.
Ensuite il plongea la main dans le sac et en tira le suaire. Il replia la couverture au pied du lit et posa soigneusement le suaire sur la fille en repliant légèrement les bords pour éviter qu’il dépasse. Puis il remit la couverture en place et se rassit, la tête penchée en avant.
Je ne m’étais jamais imaginé John Marcone en train de prier. Mais je vis ses lèvres former les mots « je vous en prie », encore et encore.
Il attendit une heure de plus. Puis, le visage creusé par la fatigue, il se leva et embrassa la fille sur le front. Il remit l’ours en peluche dans son sac à dos et sortit de la pièce.
Je retournai jusqu’à sa voiture et m’assis sur le capot. En me voyant, Marcone s’immobilisa et me regarda fixement. Je restai simplement assis là. Il s’avança prudemment jusqu’à sa voiture et demanda, à voix basse :
— Comment m’avez-vous trouvé ?
— Ça n’a pas été facile, dis-je.
— Il y a quelqu’un d’autre avec vous ?
— Non.
Je vis les rouages se mettre à tourner sous son crâne. Je le vis paniquer un peu. Je le vis envisager de me tuer. Je le vis se forcer à ralentir pour éviter d’agir de manière irréfléchie.
Il eut un bref hochement de tête et demanda :
— Que voulez-vous ?
— Le suaire.
— Non, dit-il. (Il y avait une pointe de frustration dans sa voix.) Je viens juste de l’apporter jusqu’ici.
— J’ai vu ça, dis-je. Qui est la fille ?
Son regard se voila mais il ne répondit pas.
— D’accord, Marcone, dis-je. Vous pouvez me remettre le suaire ou vous pouvez vous expliquer avec la police lorsqu’elle viendra fouiller cet endroit.
— Vous ne pouvez pas, dit-il. Vous ne pouvez pas lui faire ça. Elle serait en danger.
Mes yeux s’écarquillèrent.
— C’est votre fille ?
— Je vous tuerai, dit-il de la même voix douce. Si vous ne faites ne serait-ce que respirer dans sa direction, je vous tuerai, Dresden. En personne.
Je le crus.
— Qu’est-ce qui ne va pas chez elle ?
— État végétatif persistant, répondit-il. Coma.
— Vous le vouliez pour la guérir, dis-je à mi-voix. Voilà pourquoi vous l’avez fait voler.
— Exact.
— Je ne crois pas que ça marche comme ça, dis-je. Ce n’est pas aussi simple que brancher une lampe.
— Mais ça pourrait marcher, rétorqua-t-il.
Je haussai les épaules.
— Possible.
— Je vais tenter le coup, dit-il. C’est tout ce qui me reste.
Je tournai mon regard vers la fenêtre et restai silencieux quelques instants. Je finis par prendre ma décision et lui dis :
— Trois jours.
Il fronça les sourcils.
— Quoi ?
— Trois jours, répétai-je. Trois est un nombre magique. Et c’est censé être le nombre de jours durant lesquels le Christ a été enveloppé dans le suaire. Dans trois jours, trois levers de soleil, vous saurez s’il vous a été utile ou non.
— Et ensuite ?
— Ensuite le suaire sera rendu dans un emballage marron ordinaire au père Forthill, à Sainte-Marie-des-Anges, dis-je. Pas de mot. Rien du tout. Juste rendu.
— Et si je ne le fais pas, vous révélerez l’existence de ma fille ?
Je secouai la tête et me redressai.
— Non, je ne ferai pas ça. Je réglerai ça directement avec vous.
Il m’observa un long moment avant que son expression s’adoucisse.
— D’accord.
Je tournai les talons.
La première fois que j’avais rencontré Marcone, il m’avait piégé et obligé à partager une Vision. Même si je n’avais pas appris les détails, j’avais su alors qu’il cachait un secret, la source de l’incroyable volonté et de la force intérieure colossale dont il avait besoin pour diriger l’un des empires criminels les plus vastes du pays. Il y avait quelque chose qui le poussait à se montrer sans pitié, pragmatique, redoutable.
Je savais à présent ce qu’était ce secret.
Marcone était toujours un criminel. Les peines et les souffrances générées par son empire malfaisant représentaient une quantité indicible de malheur humain. Peut-être avait-il agi motivé par une noble raison. Je pouvais le comprendre. Mais cela ne changeait rien. Les bonnes intentions de Marcone auraient pu servir à paver l’intégralité d’une nouvelle voie sur la route de l’enfer.
Mais, bon sang, je ne pouvais plus le haïr ! Je ne pouvais pas le haïr car je n’étais pas sûr qu’à sa place je n’aurais pas fait le même choix.
La haine était plus simple. Mais le monde n’est pas un endroit simple. Il aurait été plus facile de haïr Marcone.
Mais je ne pouvais pas m’y résoudre.
Quelques jours plus tard, Michael organisa un barbecue en guise de fête d’adieu pour le départ de Sanya, qui retournait en Europe maintenant que le suaire avait été rendu au père Forthill. J’étais invité et donc je m’y rendis, histoire de manger environ cent cinquante hamburgers grillés. Une fois ceux-ci engloutis, je me dirigeai vers la maison mais m’arrêtai pour jeter un coup d’œil dans le petit salon près de la porte d’entrée.
Sanya était assis sur une chaise longue, une expression perplexe sur le visage, et regardait fixement le téléphone en clignant des yeux.
— Encore, dit-il.
Molly était assise en tailleur sur le canapé à côté de lui, avec un annuaire sur les genoux et ma liste de courses, celle qu’elle avait récupérée dans la cabane, posée à plat sur la page de droite de l’annuaire. Son expression était sérieuse mais ses yeux brillaient tandis qu’elle traçait une ligne rouge par-dessus une adresse.
— C’est vraiment bizarre, dit-elle.
Elle lut un autre numéro.
Sanya composa le numéro.
— Allô ? dit-il. (Puis, quelques instants plus tard :) Bonjour monsieur. Pourriez-vous me dire s’il vous plaît si vous avez du Prince Albert en boîte… (Il cligna de nouveau des yeux, stupéfait.) Ils ont encore raccroché.
— Étrange, dit Molly en m’adressant un clin d’œil.
Je sortis avant de commencer à m’étouffer avec le rire que je dus contenir, et retournai dans le jardin. Le petit Harry s’y trouvait seul, jouant dans l’herbe à portée de regard de sa sœur à l’intérieur.
— Salut gamin, dis-je. Tu ne devrais pas être dehors tout seul. Les gens vont t’accuser d’être un fou reclus. Encore un peu et tu vas te retrouver à errer sans but en marmonnant : « Wosebud[9] ».
J’entendis un petit bruit métallique. Quelque chose de brillant atterrit dans l’herbe près du petit Harry. Celui-ci se hissa immédiatement sur ses pieds, vacilla brièvement puis se dirigea vers l’objet.
La panique s’empara brusquement de moi et je bondis devant lui en abattant ma main sur une pièce d’argent polie avant que l’enfant ait eu le temps de se baisser pour la ramasser. Je sentis un fourmillement remonter dans mon bras et j’eus la soudaine et intangible impression que quelqu’un, tout près, se réveillait d’une longue sieste et s’étirait.
Je levai les yeux et découvris une voiture dans la rue. La vitre du côté conducteur était baissée. Nicodemus était assis au volant, décontracté et souriant.
— On se reverra, Dresden.
La voiture s’éloigna. Je retirai ma main tremblante de la pièce.
Le symbole noirci de Lasciel s’étalait sous mes yeux. J’entendis une porte s’ouvrir et, instinctivement, je cachai la pièce au creux de ma paume et la glissai dans ma poche. Je me retournai et vis Sanya qui scrutait la rue, l’air préoccupé. Ses narines frémirent plusieurs fois et il avança d’un pas vif jusqu’à moi. Il renifla une ou deux fois encore puis baissa les yeux vers le bébé.
— Ha ! ha ! gronda-t-il. Quelqu’un sent mauvais.
Il prit le gamin dans ses bras. Le petit garçon poussa un cri aigu et se mit à rire.
— Ça ne vous ennuie pas si je vous pique votre compagnon de jeux pendant quelques minutes, Harry ?
— Allez-y, répondis-je. Il faut que j’y aille, de toute façon.
Sanya opina du chef et sourit en me tendant la main. Je la lui serrai.
— Ce fut un plaisir de travailler avec vous, dit Sanya. Peut-être serons-nous amenés à nous revoir.
La pièce dans ma poche me paraissait froide et lourde.
— Ouais. Peut-être bien.
Je quittai le barbecue sans dire au revoir et retournai chez moi. Pendant tout le trajet, j’entendis quelque chose, quelque chose qui chuchotait de façon presque inaudible. Je couvris ces murmures en chantant haut et faux, puis me mis au travail.
Dix heures plus tard, je reposai ma pioche et jetai un regard sombre vers le trou de soixante centimètres de profondeur que j’avais creusé dans le sol de mon labo. Les murmures dans ma tête avaient enchaîné sur Sympathy for the Devil des Rolling Stones.
— Harry…, chuchota une voix douce.
Je déposai la pièce au fond du trou. Je plaçai ensuite autour d’elle un anneau d’acier d’environ huit centimètres de diamètre. En psalmodiant dans ma barbe, je transmis l’énergie de ma volonté au sein de l’anneau. Le chuchotement fut brusquement coupé.
Je vidai deux seaux de ciment dans le trou et lissai la chape jusqu’à ce qu’elle soit à la même hauteur que le reste du sol. Après quoi je sortis en hâte du labo et refermai la porte derrière moi.
Mister s’approcha pour réclamer mon attention. Je m’assis sur le canapé et il sauta pour venir s’étaler de tout son long sur mes jambes. Je le caressai tout en contemplant la canne de Shiro appuyée contre le mur.
— Il a dit que je devais vivre dans un monde en dégradés de gris. Et de me fier à mon cœur.
Je grattai l’endroit favori de Mister, juste derrière l’oreille droite, et il se mit à ronronner en signe d’approbation. Mister, sur le moment au moins, était d’accord pour dire que mon cœur était là où il fallait. Mais il est bien possible qu’il n’ait pas été très objectif.
Au bout d’un moment, je saisis la canne de Shiro pour examiner le bois lisse et ancien. La puissance de Fidelacchius vibrait sous mes doigts. Un unique caractère japonais était gravé sur le fourreau. Lorsque j’interrogeai Bob, il me dit que le caractère signifiait simplement « foi ».
Ce n’est pas bon de s’accrocher trop fort au passé. On ne peut pas rester sa vie entière à regarder en arrière. Même lorsqu’on ne voit pas ce qui se trouve devant soi. Tout ce qu’on peut faire, c’est continuer à avancer et tenter de croire que demain sera ce qu’il doit être… même si ce n’est pas ce qu’on attendait.
Je décrochai la photo de Susan. Je rangeai les cartes postales dans une enveloppe marron. Je ramassai la boîte à bijoux contenant la bague de fiançailles de rien du tout que je lui avais offerte et qu’elle avait refusée. Puis je rangeai le tout dans mon placard.
Je déposai la canne du vieil homme sur le manteau de la cheminée.
Peut-être que certaines choses ne sont simplement pas faites pour aller ensemble. Comme l’huile et l’eau. Le jus d’orange et le dentifrice.
Moi et Susan.
Mais demain sera un autre jour.
Fin du tome 5
[1] Large véhicule de transport du peuple des Jawas dans l’univers de Star Wars. (NdT)
[2] En français dans le texte. (NdT)
[3] Référence à une phrase culte prononcée par la plante carnivore géante de La Petite Boutique des horreurs. (NdT)
[4] Créateur de la revue Playboy connu pour ses tenues décontractées, pyjama et robe de chambre. (NdT)
[5] Liste disponible sur Internet, dans plusieurs variantes, recensant les choses qu’un Grand Méchant (« Evil Overlord ») doit absolument éviter de faire pour ne pas ruiner ses propres plans. (NdT)
[6] Célèbre présentatrice de la version américaine de La Roue de la fortune. (NdT)
[7] Référence à la fameuse réplique « Tu ne dois te poser qu’une question : “Est-ce que je tente ma chance ?” Vas-y, tu la tentes ou pas ? » de Clint Eastwood dans le film L’Inspecteur Harry (Dirty Harry). (NdT)
[8] Jane Doe est le nom donné aux États-Unis aux patientes ou cadavres féminins dont l’identité n’est pas connue. Au masculin, John Doe. (NdT)
[9] Référence au mystérieux terme « Rosebud » du film Citizen Kane. (NdT)