John Renfrew, morose, se dit : n’oublie pas de sourire le plus souvent possible. Les gens avaient l’air d’aimer ça. Et jamais ils ne se demandaient pourquoi vous souriiez, quel que fût le ton de la conversation. Il supposait que c’était considéré plutôt comme une marque de bonne volonté, un de ces trucs de société qu’il ne réussirait jamais vraiment à maîtriser.
« Papa, regarde !
— Bon sang ! Fais attention ! gronda Renfrew. Enlève ce journal de mon porridge, tu veux ? Marjorie, est-ce que je peux te demander pourquoi ces foutus chiens sont dans la cuisine pendant le petit déjeuner ? »
Trois êtres figés le regardaient. Marjorie, qui venait de se détourner de la cuisinière, une spatule à la main, Nicky, la cuiller levée vers sa bouche qui formait un O de surprise, et Johnny, à côté de lui, qui lui tendait le journal de l’école, le visage déjà malheureux. Renfrew savait ce que sa femme pensait en cet instant : John n’est vraiment pas bien aujourd’hui. Il ne se met jamais en colère.
Jamais, c’était vrai. Encore un luxe qu’il ne pouvait se permettre.
La photographie redevint un film. Marjorie se remit brusquement en mouvement et raccompagna les chiens à petits coups de pied jusqu’à la porte du jardin. Ils disparurent en glapissant. Nicky pencha attentivement la tête sur son bol de céréales. Enfin, Marjorie vint cueillir Johnny pour le ramener à sa place.
Renfrew inspira longuement, bruyamment, et mordit dans son toast.
« N’embête pas papa aujourd’hui, Johnny. Il a un rendez-vous très important ce matin. »
Petit hochement de tête tout triste. « Excuse-moi, papa. »
Papa. Ils l’appelaient tous papa. Et non p’pa, ainsi qu’il l’avait pratiqué avec son père à lui. Son père l’avait exigé. P’pa, c’était un nom fait pour les hommes aux mains calleuses, qui travaillaient avec une casquette.
Renfrew promena un regard vague sur la table. Quelquefois, il lui arrivait de ne pas se sentir chez lui, ici, dans sa propre cuisine. Mais c’était pourtant bien son fils qui était assis là, avec son blazer de l’école Perse et qui s’exprimait avec cette voix claire caractéristique de la classe dominante.
Renfrew se rappelait l’émotion confuse, faite de mépris et d’envie, qu’il avait ressentie à l’égard de ce genre de garçon quand il avait l’âge de Johnny. Parfois, en regardant distraitement son fils, le souvenir de cette période lui revenait.
Il se préparait alors à retrouver sur le visage de Johnny cette indifférence polie qui lui avait été si familière et, ému, il n’y lisait au contraire que de l’admiration.
« Fiston, dit-il, c’est moi qui m’excuse. Je ne voulais pas te rembarrer. Ta mère a raison : j’ai des soucis, aujourd’hui. Alors, ce journal que tu voulais me montrer ?…
— C’est pour le concours du meilleur article, commença timidement Johnny. Comment les écoliers pourraient aider à nettoyer l’environnement tout en économisant de l’énergie… toutes ces choses. Je voulais que tu le voies avant que je le donne… »
Renfrew se mordit la lèvre.
« Je n’ai pas suffisamment de temps aujourd’hui, Johnny. Quand dois-tu le rendre ? Je vais essayer de le lire ce soir. D’accord ?
— D’accord. Merci, papa. Je le laisse ici. Je sais que tu as un travail terrible. Le professeur d’anglais me l’a dit.
— Vraiment ? Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Éh bien… » Johnny hésitait. « En fait, il a dit que ce sont les scientifiques qui nous ont mis dans cette pagaille affreuse et que si jamais quelqu’un peut nous en sortir, c’est eux.
— Ça, il n’est pas le premier à le dire, Johnny. C’est un truisme.
— Un truisme ? Qu’est-ce que c’est, papa ?
— Ma prof principale dit exactement le contraire, fit brusquement Nicky. Elle dit que les savants ont déjà fait suffisamment de mal comme ça et que Dieu est le seul qui puisse nous tirer de là, mais que sans doute il ne le fera pas.
— Oh ! Seigneur ! encore un prophète de malheur. Bah, je pense que c’est encore moins grave que les “cavernos” avec leurs débilités sur le retour à l’âge de pierre. Si ce n’est que les prophètes du Jugement dernier sont partout et qu’ils nous démoralisent tous.
— Miss Crenshaw dit que les “cavernos” n’échapperont pas plus que les autres au Jugement de Dieu, même s’ils se cachent très loin, déclara Nicky sur un ton définitif.
— Marjorie, que se passe-t-il donc dans cette école ? Je ne veux pas qu’on farcisse la tête de Nicky avec ce genre d’idée. Cette bonne femme m’a l’air un peu déséquilibrée. Tu devrais en parler à la principale.
— Je doute que cela améliore les choses, répondit Marjorie sur un ton égal. Les “Prophètes du Jugement dernier”, comme tu le dis, sont plus nombreux que n’importe qui, depuis quelque temps.
— Miss Crenshaw, reprit Nicky avec obstination, dit que nous devrions tous prier. Elle dit que c’est le Jugement et probablement la fin du monde.
— Mais c’est stupide, ma chérie ! intervint Marjorie. Qu’est-ce que cela changerait si nous nous asseyions tous pour prier ? Il faut affronter les choses. Et à ce propos, les enfants, vous feriez bien de partir, sinon vous allez être en retard. »
En quittant la cuisine, Nicky marmonna : « Miss Crenshaw dit : La vérité est dans chaque fleur des champs.
— Oui, et c’est moi la plus belle, grogna Renfrew en repoussant sa chaise. Seulement, il faut que j’aille au travail, une fois encore.
— Et Pénélope va se remettre à l’ouvrage ? dit Marjorie en souriant. C’est comme ça et pas autrement, n’est-ce pas ? Voilà ton déjeuner. Toujours pas de viande, cette semaine, mais j’ai eu un petit peu de fromage à la ferme et j’ai réussi à dénicher des carottes nouvelles. Je crois que cette année nous aurons des pommes de terre. Tu aimerais bien, non ? »
Elle se dressa sur la pointe des pieds pour l’embrasser et ajouta : « J’espère que l’entrevue se passera bien.
— Merci, chérie. »
La bonne angoisse familière était de retour. Il avait besoin de cette subvention. Il avait investi des monceaux de temps et d’idées dans ce projet. Il lui fallait cet équipement. Il fallait essayer, en tout cas.
Il enfourcha son vélo. Déjà, il quittait sa dépouille de père de famille et toutes ses pensées se concentraient sur le labo, les instructions de la journée aux techniciens, et l’entrevue avec Peterson.
Il quitta Grantchester et contourna Cambridge à grands coups de pédale.
Il avait plu durant la nuit et la brume flottait encore sur les champs labourés, laissant filtrer une lumière douce. Les premières feuilles étaient diaprées de gouttelettes. Dans les clairières, il découvrait des tapis de jacinthes scintillantes de rosée. Ici, la route longeait un petit ruisseau borné d’aulnes et d’orties. Même à cette distance, Renfrew distinguait à la surface de l’eau les rides dessinées par les pattes des gros scarabées d’eau dont le nom scientifique était notonecte.
Sur les berges, les boutons d’or formaient de longs tapis jaunes et, sur les saules, des chatons duveteux étaient apparus. C’était un frais matin d’avril, pareil à ceux de sa jeunesse dans le Yorkshire lorsque, sur la lande, il regardait la brume se dissiper lentement à la pâle clarté du soleil tandis que les lièvres détalaient à son approche.
Le chemin qu’il suivait s’était profondément creusé avec les années et Renfrew avait la tête presque au niveau des racines des arbres. Une âcre senteur de fumée de charbon se mêlait au parfum de la terre détrempée.
Il passa devant un couple nonchalamment appuyé contre une palissade à demi effondrée. L’homme et la fille lui jetèrent un regard vide et il eut une grimace. Les squatters étaient de plus en plus nombreux dans le secteur. Ils pensaient sans doute que Cambridge restait encore une ville riche.
Sur la droite, il découvrait maintenant les ruines d’une ancienne ferme. Depuis la semaine dernière, les fenêtres béantes avaient été masquées par du papier journal, des cartons et des chiffons. Le plus surprenant était que les squatters eussent attendu aussi longtemps avant de la repérer.
La dernière partie de son trajet à bicyclette était la plus redoutable. Il lui fallait couper à travers les faubourgs de Cambridge. La circulation devenait difficile. Les voitures étaient dans tous les sens, pour la plupart abandonnées. Un programme national avait été voté afin de les recycler, mais Renfrew, jusqu’à présent, n’avait vu que d’interminables débats à la télévision.
Il se fraya un chemin entre les voitures. Pour lui, elles étaient comme autant de gros insectes aveugles et sans pattes. Peu à peu, elles avaient été pelées, vidées du moindre élément récupérable. Quelques étudiants avaient même élu domicile dans certaines carcasses et Renfrew surprit des visages ensommeillés derrière les pare-brise.
Il s’arrêta en face de Cavendish et rangea son vélo. Il remarqua la présence d’une voiture. Était-il possible que cet emmerdeur de Peterson soit arrivé aussi tôt ? Il n’était pas 8 heures et demie. Renfrew gravit l’escalier en courant et traversa le hall.
Il n’attachait aucune identité particulière au triple bâtiment de l’université. La véritable Cavendish, celle où Rutherford avait découvert le noyau atomique, une ancienne construction en brique au centre de la ville, avait été transformée en musée.
Quant à la nouvelle université… Depuis Madingley Road, à deux cents mètres de distance, on pouvait penser qu’il s’agissait d’une usine, du siège d’une compagnie d’assurances ou de n’importe quel centre administratif.
Lors de son inauguration, dans les années 70, la « Nouvelle Cav » était apparue comme immaculée, peinte de couleurs harmonieuses, d’épaisses moquettes dans les bibliothèques et des rayons bourrés d’ouvrages.
Aujourd’hui, les couloirs étaient vaguement éclairés et les labos déserts de plus en plus nombreux, vidés de leur équipement. Celui de Renfrew était situé dans le bâtiment Mott.
« Bonjour, docteur Renfrew.
— Oh ! salut, Jackson ! Quelqu’un est déjà arrivé ?
— George… Il est venu lancer les pompes de purge, mais…
— Non, non, je veux parler d’un visiteur. J’attends un type de Londres. Il s’appelle Peterson.
— Non, je n’ai vu personne de ce nom. Est-ce que je peux commencer ici ?
— Allez-y, Jackson. Comment se comporte l’équipement ?
— Plutôt bien. Le vide continue de descendre. On en est à dix microns, à présent. Nous avons reçu une nouvelle réserve d’azote liquide et tous les composants électroniques ont été testés. On dirait bien qu’un des amplis est sur le point de flancher. On a commencé les calibrations et tout sera fait d’ici à une heure.
— O.K. Dites-moi, Jackson : ce type, Peterson, il nous est envoyé par le Conseil mondial. Il est question d’augmenter notre subvention. On va le promener un peu partout et lui faire briller tout le matériel en quelques heures à peine. Il ne faut pas qu’il ait l’impression que nous dormons. Est-ce que vous pouvez donner un petit coup un peu partout ?
— Vu. Je m’en occupe. »
Renfrew descendit la coursive jusqu’au niveau du labo et s’insinua avec l’aisance de l’habitude dans le labyrinthe de fils et de câbles.
Les murs du laboratoire étaient en ciment nu, équipés de prises électriques anciennes. Les câblages emmêlés entre les appareils semblaient beaucoup plus récents. Renfrew dit bonjour à chacun des techniciens, les interrogea sur la marche des focalisateurs ioniques et donna ses instructions du jour.
Il connaissait par cœur son antre, maintenant. Il en avait péniblement rassemblé chaque élément et dessiné lui-même les schémas de montage.
L’azote liquide émit un clic avant de se mettre à bouillonner dans son ballon. Les composants sous tension bourdonnaient doucement autour des quelques points où il existait un infime déphasage de tension. Sur les façades vertes des oscilloscopes, les rides jaunes avaient repris leur danse.
Renfrew se sentait chez lui.
Il n’était pas sensible à l’austérité des murs, au manque d’espace. Tous ces éléments familiers rassemblés pour un même but constituaient à ses yeux un lieu harmonieux et confortable.
Tout ce qui était mécanique était désormais un sujet d’horreur, mode qu’il ne parvenait pas à comprendre. Il soupçonnait vaguement le public de ne voir qu’un côté des choses. L’autre n’étant fait que de respect et d’admiration. Mais l’une et l’autre attitudes étaient dépourvues de sens. On pouvait tout aussi bien éprouver les mêmes émotions à l’égard d’un gratte-ciel, par exemple, alors même qu’il n’était pas plus grand qu’un homme, puisqu’il avait été construit par l’homme, et non le contraire.
L’univers des artefacts appartenait au champ humain.
Quand il circulait entre les piles de composants, Renfrew avait souvent le sentiment d’être un poisson parfaitement à l’aise dans les eaux tièdes de son océan privé. Dans son esprit, le schéma précis de l’expérience était comme un diagramme de niveaux qu’il opposait à cette réalité imparfaite qu’il devait affronter. Cette idée lui plaisait : chercher et corriger cette faille inconnue qui pouvait détruire l’effet recherché.
En pillant les autres unités de recherche de la Cav, il était parvenu à rassembler son matériel. La recherche avait toujours été considérée comme un luxe ostentatoire dont les subventions pouvaient être facilement supprimées. Durant les cinq dernières années, cela avait tourné au désastre. Quand la première unité avait été fermée, il avait récupéré tout ce qu’il avait pu. Il était venu à la résonance nucléaire comme spécialiste, en produisant des faisceaux d’ions à haute énergie. Ce qui avait été pour une bonne part dans la découverte d’une particule subatomique totalement nouvelle, le tachyon.
Le tachyon existait sur le plan théorique depuis des dizaines d’années. Renfrew s’était installé dans ce domaine. Il avait réussi à maintenir sa petite équipe à flot en employant habilement les subventions, tout en jouant sur le fait que les tachyons, nouveauté parmi les nouveautés, bénéficiaient d’une justification intellectuelle pour le moindre financement possible du Conseil de la recherche nationale. Mais le C.R.N. avait été dissous un an après.
Cette année, la recherche n’était plus qu’une marionnette dont le Conseil mondial lui-même tirait les fils. Dans un souci d’économie, les nations occidentales avaient décidé d’unir leurs efforts dans ce domaine. Le Conseil mondial était un animal politique. Il était apparu à Renfrew que les limitations du Conseil ne lui permettaient que de soutenir les travaux les plus évidents, et rien d’autre. Le programme de réacteur à fusion se taillait toujours la part du lion, même s’il n’avait pas fait le moindre progrès. Les meilleures unités de la Cav, comme celle de radio-astronomie, avaient été dissoutes un an auparavant, lorsque le Conseil avait décidé que l’astronomie, dans son ensemble, n’offrait aucun intérêt pratique à court terme et que ce type de recherche devait être suspendu « jusqu’à nouvel ordre ».
Jusqu’à quand, exactement, c’était là une question que le Conseil éludait sans vergogne. L’idée de base était que les nations occidentales, avec la montée de la crise, devaient mettre au rancart leurs recherches fastueuses pour s’atteler sérieusement aux impératifs écologiques et aux désastres qui occupaient la une des journaux. Mais il fallait naviguer au vent, Renfrew ne l’ignorait pas, et il s’était arrangé pour donner une importance « pratique » aux tachyons. Ce simple changement de cap lui avait permis de se maintenir en surface jusque-là.
Il acheva rapidement la calibration de plusieurs éléments — ils ne cessaient pas de se détraquer, tous ces temps — et s’arrêta un instant pour prêter l’oreille au bourdonnement fiévreux du labo, tout autour de lui.
« Jason ! Je vais prendre un café. Je te confie tout ça, d’accord ? »
Il prit sa vieille veste de velours côtelé et s’étira.
Il avait déjà deux taches de transpiration sous les aisselles. C’est alors qu’il vit les deux hommes sur la plateforme. L’un de ses techniciens le désignait à un inconnu qui descendit vers le labo à l’instant où Renfrew baissait les bras.
Un souvenir de son séjour à Oxford resurgit brusquement. Il suivait un couloir et le sol dallé lui renvoyait le bruit creux de ses pas. C’était une magnifique matinée d’octobre et il vibrait d’impatience à l’idée de commencer cette nouvelle existence à laquelle il avait tant aspiré. Toutes ses longues années d’étude n’avaient tendu qu’à cet achèvement. Il savait que ses résultats avaient été brillants, et ici, à Oxford, parmi ses pairs, il saurait se faire une place.
Il était arrivé dans la nuit par le train d’York et il n’avait qu’une envie : sortir au grand soleil.
Ils étaient deux, ils venaient vers lui en bavardant à haute voix et leur démarche donnait à penser que l’université leur appartenait. Ils portaient la courte toge de l’académie, ce qui leur donnait l’allure de courtisans d’autrefois. En croisant Renfrew, ils le toisèrent comme s’il était irlandais et l’un d’eux lança d’un ton nonchalant et affecté : « Seigneur ! encore l’un de ces pauvres rustres qui se lancent dans les études ! »
Ce qui avait donné le ton à ses années oxfordiennes.
Certes, il avait obtenu une mention d’excellence et, depuis, il était devenu une notoriété du monde de la physique, mais il n’avait pas réussi à effacer le sentiment que jamais il ne jouirait de l’existence autant que ces deux garçons, même s’ils perdaient leur temps.
Ce souvenir cuisant s’imposait à lui tandis qu’il regardait approcher Peterson. Au fil des ans, il avait oublié le visage de ces deux étudiants snobs et il était probable qu’il n’y avait aucune ressemblance entre eux et Peterson. Pourtant, il émanait de sa personne la même aisance, la même assurance arrogante. Et puis, il y avait la façon dont il était habillé. Renfrew détestait remarquer l’élégance des autres. Peterson était grand, élancé, les cheveux noirs. De loin, il donnait l’impression d’un jeune dandy athlétique. Il avait la démarche souple et légère. Rien à voir avec le style joueur de rugby de Renfrew, dans sa jeunesse. Peterson ne pouvait être qu’un tennisman, ou bien un cavalier de polo, un lanceur de javelot. D’un peu plus près, on pouvait supposer qu’il avait juste passé la quarantaine et qu’il avait l’expérience du pouvoir. Il était plutôt séduisant, mais dans le genre sévère. Pas la moindre trace de mépris dans son expression, se dit Renfrew avec amertume. Sans doute avait-il appris à ne pas le montrer.
Ressaisis-toi, John. C’est toi l’expert, pas lui. Et souris.
« Bonjour, docteur Renfrew. »
Comme il s’y était attendu, la voix était agréable.
« Bonjour, monsieur Peterson », marmonna-t-il en tendant sa grosse main. « Je suis heureux de vous rencontrer. »
Bon sang ! Pourquoi dire ça ? Il aurait pu tout aussi bien parler comme son père : « C’fait plaisir d’vous connaît’ vieux ! »
Ma parole, il devenait paranoïaque. Sur le visage de Peterson, il ne lisait que la conscience grave de son travail.
« C’est ici que vous travaillez sur l’expérience ? »
L’expression de Peterson était détachée.
« Oui. Vous voulez commencer par jeter un coup d’oeil ?
— Merci. »
Ils passèrent devant plusieurs vieilles armoires grises de fabrication anglaise, puis arrivèrent à l’équipement plus récent, installé dans des compartiments jaunes ou rouges, effroyablement criards, de chez Tektronics, Physics International et autres firmes américaines. Un cadeau de la petite appropriation du Conseil.
Renfrew précéda Peterson jusqu’à un dispositif complexe installé entre les pôles d’un gigantesque aimant.
« C’est un montage superconducteur, bien sûr, commença-t-il. Il nous faut un champ magnétique de haute intensité afin d’obtenir une belle ligne droite pendant l’émission. »
Le regard de Peterson explorait le labyrinthe de câblages et de cadrans.
Des coffres bourrés de composants se dressaient comme une muraille au-dessus d’eux. Peterson désigna un élément parmi les autres et demanda quelle était sa fonction.
« Oh ! je ne pensais pas que vous seriez intéressé par la technique, remarqua Renfrew.
— Essayons toujours.
— Éh bien, nous avons là un important échantillon d’antimoniure d’indium. Comme vous le voyez… » Renfrew montrait le caisson placé entre les pôles magnétiques. « Nous le bombardons d’ions à haute énergie. En frappant l’indium, les ions produisent des tachyons. C’est une réaction ion-nucléon très complexe, très délicate. »
Il jeta un coup d’oeil à Peterson et poursuivit : « Vous comprenez, les tachyons sont des particules qui vont plus vite que la lumière. Et là-bas… »
Il montrait un point situé de l’autre côté de l’aimant et il entraîna Peterson jusqu’à un long réservoir bleu et cylindrique qui se dressait à une dizaine de mètres de là.
« Nous pompons les tachyons et nous les focalisons en faisceau. Ils ont une énergie et un spin précis afin d’entrer en résonance uniquement avec le noyau d’indium dans un champ magnétique ultra-puissant.
— Et quand ils rencontrent quelque chose sur leur trajectoire ?
— C’est justement ça, dit Renfrew d’un ton sec. Les tachyons doivent frapper le noyau d’indium avec une charge et un spin précis avant de perdre leur énergie. Ils traversent littéralement la matière ordinaire. C’est pour cela que nous pouvons les bombarder sur des années-lumière sans risque de dispersion. »
Peterson ne fit aucun commentaire. Les sourcils froncés, il examinait le matériel.
« Mais, reprit Renfrew, lorsqu’un de nos tachyons viendra frapper un noyau avec la charge adéquate — situation qui ne se présente naturellement pas très souvent — il sera absorbé. Ce qui a pour effet de basculer le spin du noyau d’indium. Essayez de vous représenter le noyau d’indium comme une petite flèche que l’on fait pivoter. Si toutes les petites flèches étaient pointées dans la même direction avant l’arrivée des tachyons, elles seront toutes dérangées. Ce sera perceptible et nous…
— Je vois, je vois », dit Peterson d’un ton hautain.
Et Renfrew se demanda s’il n’en avait pas encore trop fait avec son numéro sur les petites flèches. Peterson risquait de lui en vouloir à mort si jamais il le soupçonnait de lui parler comme à un enfant. Ce qui était exactement ce qu’il faisait.
« Je suppose, dit Peterson, qu’il s’agit de l’indium de quelqu’un d’autre. »
Renfrew retint son souffle. Le moment difficile était arrivé.
« Oui. Une expérience en cours en 1963.
— J’ai lu le rapport préliminaire, fit Peterson d’un ton froid. J’ai compris, bien que ces premiers rapports soient souvent trompeurs. Les responsables techniques m’assurent que ça tient debout, mais je ne parviens pas à admettre certaines choses que vous avez écrites. Cette histoire de transformation du passé…
— Écoutez, Markham sera bientôt là. C’est le genre de type qui saura vous expliquer ça clairement.
— Je le lui souhaite.
— Bien, écoutez. Quand on y pense, la raison pour laquelle personne n’a jamais essayé d’envoyer des messages dans le passé est évidente. Nous pouvons construire un émetteur mais il n’y a pas de récepteur. Parce que personne n’en a jamais construit dans le passé.
— Ma foi, c’est évident… » commença Peterson en fronçant les sourcils.
Mais Renfrew insista avec fougue : « Bien sûr, nous en avons construit un, pour nos expériences préliminaires. Seulement, les gens de 1963 ne connaissaient rien des tachyons. L’astuce consiste donc à interférer avec une expérience en cours. Tout est là.
— Hmm…
— Nous essayons de concentrer des salves de tachyons en visant de telle façon que…
— Un instant. Il s’agit de viser quoi, au juste ? Et où donc se trouve 1963 ?
— Assez loin, à ce qu’il semble. Depuis 1963, la Terre a continué de tourner autour du Soleil, et le Soleil s’est lui-même déplacé autour du centre galactique, etc. Si vous comptez avec tous ces éléments, vous verrez que 1963 est très loin.
— Mais par rapport à quoi ?
— Éh bien, par rapport au centre de l’amas galactique régional. Remarquez bien que l’amas se déplace lui aussi, si on le compare au système de coordonnées fourni par le bruit de fond des ondes ultra-courtes et…
— Écoutez, laissez tomber ce jargon, voulez-vous ? Êtes-vous en train de me dire que 1963 est quelque part dans le ciel ?
— En quelque sorte. Nous essayons de l’atteindre avec le faisceau de tachyons. Pour cela, nous devons balayer tout le volume d’espace où se trouvait la Terre à cette époque précise.
— Ça paraît totalement impossible. »
Renfrew s’efforça de bien choisir ses mots.
« Je ne le crois pas. L’astuce consiste à créer des tachyons dont la vitesse est essentiellement infinie. »
Peterson eut un sourire las, sarcastique.
« Vraiment ? Essentiellement infinie. Très drôle comme définition technique.
— Je veux dire par là que leur vélocité échappe à toute mesure. Si la terminologie vous gêne, vous m’en voyez navré.
— Je veux seulement essayer de comprendre.
— Bon, bon. Désolé. J’ai dû aller plus vite que la musique. »
Renfrew marqua une pause. Il se préparait à une nouvelle attaque.
« Voyez-vous, l’essentiel est d’obtenir ces tachyons à haute vélocité. Parce que, si nous parvenons à atteindre ce point précis de l’espace, nous pourrons transmettre un message.
— Ces faisceaux de tachyons peuvent passer à travers une étoile ? »
Renfrew fronça les sourcils.
« En vérité, nous l’ignorons. Il est possible qu’il se produise d’autres réactions très puissantes. Entre les tachyons et des noyaux autres que ceux d’indium. Nous ne disposons d’aucune donnée sur ces interactions. Mais, si elles existent, il ne fait pas de doute que nous aurons des ennuis si nous rencontrons une planète ou une étoile dans notre ligne de tir.
— Pourtant, vous avez procédé à des tests plus simples, non ? J’ai lu dans le rapport que…
— Oui, oui, c’est exact, et ils ont été très positifs.
— Pourtant… » Peterson eut un geste vague pour montrer l’entassement de matériel « il s’agit d’une expérience difficile et passionnante. Nous avons des raisons d’en être fiers mais… »
Il secoua la tête et reprit : « À vrai dire, je suis surpris que l’on vous ait octroyé des fonds pour ça. »
Le visage de Renfrew se figea.
« Certainement pas autant que vous le croyez. »
Peterson eut un soupir.
« Docteur Renfrew, je voudrais mettre les choses au point. Je serai franc avec vous. Si je suis ici, c’est pour fournir au Conseil un rapport d’évaluation, parce que quelques types assez importants ont décidé que votre projet pouvait déboucher sur quelque chose. J’ai le sentiment que mes connaissances techniques ne me permettent pas d’évaluer correctement votre travail. Non plus que quiconque au sein du Conseil. Vous le savez, nous sommes pour la plupart des écologistes, des biologistes ou des analystes.
— Est-ce que la base ne devrait pas être élargie ?
— Je vous l’accorde. L’idée qui a prévalu au début était d’introduire des spécialistes au fur et à mesure de nos besoins. »
D’un ton bourru, Renfrew lâcha : « Alors, contactez Davies, au King’s College de Londres. Il est très fort pour ça et…
— Nous n’avons pas le temps. Il faut prendre des mesures d’urgence.
— C’est à ce point ? » demanda Renfrew, lentement.
Peterson hésita, comme s’il en avait trop dit. « Oui. On le dirait bien.
— Je peux faire vite, si c’est ce que vous voulez.
— Il se pourrait qu’on vous le demande.
— Ça irait mieux si nous pouvions renouveler tout notre équipement. Les Américains ont mis au point des composants qui amélioreraient tout. Pour être certains d’arriver à quelque chose, nous en avons besoin. Il n’y a que dans leurs labos, comme Brookhaven et tous les autres, que je pourrai trouver les circuits qu’il nous faut. »
Peterson eut un hochement de tête. « Oui, je sais, c’est ce que vous avez écrit dans votre rapport. Et c’est pour ça qu’il faut que ce Markham se mette sur le coup.
— Et vous pensez qu’il fait le poids ?
— Oui, je le crois. On m’a assuré qu’il était bien vu. Dans cette affaire, c’est lui l’Américain. C’est pour cette raison que la Fondation nationale pour la science a besoin de trouver une couverture au cas où…
— Ah ! je vois !… Il devrait arriver d’un instant à l’autre. Venez, allons prendre un café dans mon bureau. »
Peterson suivit Renfrew jusque dans le désordre de son antre. Renfrew dégagea un fauteuil enfoui sous les bouquins et les dossiers et se mit à s’activer fébrilement, comme tous ceux qui découvrent la pagaille qui règne dans leur bureau à l’instant où ils y font entrer un visiteur. Peterson s’assit en tirant soigneusement sur son pantalon, puis croisa les jambes.
Renfrew mit dix fois trop longtemps à servir le café aussi âcre que d’habitude parce qu’il lui fallait du temps pour réfléchir.
Tout démarrait plutôt mal. Il se demandait si ses souvenirs d’Oxford l’avaient automatiquement braqué contre Peterson.
Éh bien, après tout, c’était comme ça. De toute façon, tout le monde était assez nerveux, ces derniers temps. Quand il serait là, Markham arrondirait peut-être un peu les angles.