On sentait les garçons avant de les voir, leur jeune sueur rancie par les longs corridors aux fenêtres barrées, leur souffle retenu et amer, leurs têtes confinées. Puis leurs voix, atténuées par le règlement étouffant.
Défense de courir. Défense de crier. Défense de siffler. Défense de se battre.
On appelait ça un centre de réhabilitation pour jeunes délinquants, mais il s’agissait bel et bien d’une prison. Il y avait des verrous, des clés et des gardiens. Les signes de libéralisation étaient rares, et ne parvenaient guère à déguiser la vérité ; Tetherdowne n’était qu’une prison avec un joli nom et ses détenus le savaient.
Non que Redman eût entretenu des illusions au sujet de ses futurs élèves. C’étaient des durs, et si on les avait enfermés, c’était pour une bonne raison. La plupart d’entre eux étaient capables de vous dépouiller en un clin d’oeil ; et de vous mutiler si ça leur chantait, pas de problème. Il avait passé trop de temps dans la police pour croire encore aux mensonges des sociologues. Il connaissait les victimes et il connaissait les garçons. Il ne s’agissait pas de débiles incompris mais de créatures aussi vives, féroces et amorales que les lames de rasoir dissimulées sous leurs langues. Ils n’en avaient rien à faire des sentiments, ils voulaient juste sortir.
« Bienvenue à Tetherdowne. »
Comment s’appelait cette bonne femme ? Leverton, ou Leverfall, ou...
« Je suis le Dr Leverthal. »
Leverthal. Oui. Cette salope revêche qu’il avait vue à...
« Nous nous sommes vus lors de votre entretien.
— Oui.
— Nous sommes heureux de vous accueillir, monsieur Redman.
— Neil, Je vous en prie, appelez-moi Neil.
— Nous nous efforçons de ne pas nous appeler par nos prénoms devant les enfants, nous nous sommes aperçus que cela leur donnait l’impression de s’insinuer dans notre vie privée. Je préférerais donc que vous gardiez les petits noms pour les moments où vous n’êtes pas de service. »
Elle ne lui donna pas le sien. Sans doute quelque chose de bien sec. Yvonne. Lydia. Il inventerait bien quelque chose d’approprié. Elle paraissait la cinquantaine et avait probablement dix ans de moins. Pas de maquillage, les cheveux tirés en arrière avec tant de force qu’il se demandait comment faisaient ses yeux pour ne pas jaillir de leurs orbites.
« Vous commencerez vos cours après-demain. Le directeur m’a demandé de vous souhaiter en son nom la bienvenue au centre et de vous prier de l’excuser pour son absence. Nous avons des problèmes de subventions.
— Comme toujours, n’est-ce pas ?
— Malheureusement, oui. J’ai bien peur que nous ne soyons à contre-courant des idées actuelles ; le pays est d’humeur à favoriser la loi et l’ordre en ce moment. »
Et qu’est-ce que ces termes choisis étaient censés vouloir dire ? Qu’il fallait tabasser le moindre gamin surpris en train de traverser en dehors des clous ? Oui, il avait lui aussi pensé ça à une époque, et ce n’était qu’un autre cul-de-sac, aussi néfaste et stérile que le sentimentalisme,
« Le fait est que nous risquons de perdre Tetherdowne, dit-elle, ce qui serait vraiment une honte. Je sais que cet endroit ne paie pas de mine...
— ... mais c’est ici chez nous », dit-il en riant.
Cette plaisanterie avorta lamentablement. Elle ne parut même pas l’entendre.
« Quant à vous, reprit-elle en durcissant le ton, votre carrière dans la police vous a doté d’un caractère solide. (Avait-elle dit : sordide ?) Nous espérons que votre nomination ici sera bien accueillie par l’administration responsable de nos subventions. »
Et voilà. Un ex-policier engagé pour servir d’alibi et apaiser les autorités, à seule fin de montrer qu’on attachait de l’importance à la discipline. On ne voulait pas vraiment de lui ici. On aurait préféré un sociologue qui aurait rédigé des rapports concernant les effets de la lutte des classes sur la brutalité des adolescents. Elle était en train de lui dire qu’il n’était qu’un paria.
« Je vous ai déjà dit pourquoi j’avais quitté la police.
— Vous en avez parlé. Suite à une mise en invalidité.
— J’ai refusé de travailler dans un bureau, c’est aussi simple que ça ; et on n’a pas voulu me laisser faire ce que je réussissais le mieux. Je me mettais en danger, selon certains. »
Elle paraissait un peu embarrassée par cette explication. Et c’était une psychologue ; elle aurait dû dévorer sa confession, c’étaient ses blessures les plus secrètes qu’il exposait ainsi. Il n’avait rien à se reprocher, pour l’amour de Dieu.
« Et je me suis retrouvé sur la touche, après vingt-quatre ans de carrière. » Il hésita un instant, puis lâcha le morceau : « Je ne suis pas un flic-alibi ; je ne suis plus un flic du tout. La police et moi nous sommes séparés. Vous comprenez ce que je veux dire ?
— Bien, bien. »
Elle n’avait pas pigé un seul mot. Il tenta une nouvelle approche :
« J’aimerais savoir ce qu’on a dit aux garçons.
— Ce qu’on leur a dit ?
— A mon sujet.
— Eh bien, on leur a dit d’où vous veniez.
— Je vois. » On les avait avertis. Les pigs[1] débarquent.
« Cela nous paraissait important. »
Il grogna.
« Vous savez, la plupart de ces garçons ont de réels problèmes d’agressivité. C’est une source de difficultés pour un grand nombre d’entre eux. Ils ne parviennent pas à se contrôler, et en conséquence, ils souffrent beaucoup. »
Il ne la contredit pas, mais elle le regarda avec sévérité comme s’il l’avait fait.
« Oh oui, ils souffrent. C’est pour cela que nous nous efforçons de leur montrer que nous sommes conscients de leur situation ; de leur enseigner qu’il existe d’autres possibilités. »
Elle se dirigea vers la fenêtre. Depuis le deuxième étage, on avait une bonne vue de la cour. Tetherdowne avait jadis été une grande propriété et il y avait pas mal de terre autour du bâtiment principal. Un terrain de jeux, à l’herbe jaunie par la chaleur estivale. Derrière lui, un groupe de remises, quelques arbustes étiques, et puis un bout de lande qui s’étendait jusqu’au mur. Il avait aperçu le mur depuis l’extérieur. Alcatraz en aurait été fier.
« Nous essayons de leur donner un peu de liberté, un peu d’éducation et un peu de sympathie. Il existe une idée reçue, n’est-ce pas, selon laquelle les délinquants jouissent de leurs activités criminelles ? Ce n’est pas ce que m’a enseigné mon expérience. Quand ils arrivent ici, ils sont rongés par la culpabilité, brisés... »
Une victime brisée qui traversait le couloir adressa un geste obscène au dos de Leverthal. Les cheveux plaqués sur le crâne et divisés par trois raies. Deux tatouages artisanaux et inachevés sur l’avant-bras.
« Il ont commis des actes criminels, cependant, fit remarquer Redman.
— Oui, mais...
— Et il est à présumer que ce fait doit leur être rappelé.
— Je ne pense pas qu’ils aient besoin qu’on leur rappelle quoi que ce soit, monsieur Redman. Je pense qu’ils se consument de culpabilité. »
Elle n’avait que ce mot de culpabilité à la bouche, ce qui ne le surprenait pas. Ils s’étaient bien emparés de la chaire des curés, ces analystes. Ils avaient pris la succession des maniaques de la Bible et prononçaient les mêmes sermons usés sur les feux de l’enfer, quoique avec un vocabulaire légèrement moins pittoresque. Mais c’était fondamentalement la même histoire, y compris la promesse d’une rédemption pour ceux qui observeraient bien le rituel. Et voyez, les vertueux hériteront du Royaume des Cieux.
Une course-poursuite se déroulait sur le terrain de jeux, observa-t-il. Une poursuite suivie d’une capture.
Une victime tapait à coups de bottes sur une autre victime ; c’était un spectacle dénué de toute compassion.
Leverthal aperçut cette scène en même temps que Redman.
« Excusez-moi. Je dois... »
Elle commença à descendre l’escalier.
« Votre atelier est situé troisième porte à gauche, si vous voulez y jeter un coup d’oeil, dit-elle par-dessus son épaule. Je reviens tout de suite. »
Tu parles. A en juger par la tournure que prenait la scène sur le terrain de jeux, il faudrait bien trois leviers pour séparer les combattants.
Redman se dirigea vers son atelier. La porte était verrouillée, mais il aperçut à travers les vitres grillagées les établis, les étaux et les outils. Pas mal du tout. Peut-être pourrait-il même leur enseigner un peu d’ébénisterie si on le laissait tranquille assez longtemps.
Légèrement frustré de ne pas avoir pu entrer dans l’atelier, il fit demi-tour dans le couloir et suivit Leverthal en bas, trouvant facilement la sortie et s’engageant sur le terrain de jeux inondé par le soleil. Un petit groupe de spectateurs s’était massé autour du combat, ou du massacre, lequel venait juste de s’achever. Leverthal se tenait debout, immobile, les yeux fixés sur le garçon étendu sur le sol. Un des gardiens était agenouillé près de lui ; ses blessures avaient l’air sérieuses.
Quelques-uns des spectateurs se retournèrent lorsque Redman s’approcha, afin d’observer ce nouveau visage. Il y eut des murmures parmi eux, ainsi que quelques sourires.
Redman examina le garçon à terre. Agé de seize ans environ, il gisait la joue contre le sol, comme s’il était à l’écoute des profondeurs.
« C’est Lacey, dit Leverthal en s’adressant à Redman.
— Est-il gravement blessé ? »
L’homme qui se trouvait à genoux près de Lacey secoua la tête.
« Non. Il est mal tombé. Rien de cassé. »
Du sang avait coulé de son nez en bouillie et inondait ses joues. Ses yeux étaient clos. Paisibles. Il aurait pu être mort.
« Où est cette foutue civière ? » dit le gardien.
De toute évidence, il était mal à l’aise sur ce sol durci par la sécheresse.
« Ils arrivent, monsieur », dit quelqu’un.
Redman pensait qu’il s’agissait de l’agresseur. Un garçon plutôt maigre : environ dix-neuf ans. Le genre d’yeux qui pouvaient faire tourner le lait à vingt pas de distance.
En effet, une petite bande de garçons émergeaient du bâtiment principal, portant une civière et une couverture rouge. Ils souriaient tous jusqu’aux oreilles.
Le groupe de spectateurs avait commencé à se disperser à présent que le meilleur était passé. Ce n’était pas marrant de ramasser les morceaux.
« Attendez, attendez, dit Redman, est-ce qu’on n’a pas besoin de quelques témoins ? Qui a fait ça ? »
Il y eut quelques haussements d’épaules machinaux, mais la plupart des garçons firent la sourde oreille. Ils s’éloignèrent comme si personne n’avait rien dit.
Redman déclara : « Nous avons tout vu. Depuis la fenêtre. »
Leverthal ne lui apportait aucun soutien.
« N’est-ce pas ? lui demanda-t-il.
— Nous étions trop loin pour pouvoir punir qui que ce soit, je pense. Mais je ne veux plus voir ce genre de violence, vous avez compris ? »
Elle avait vu Lacey et l’avait bien reconnu, même de loin. Pourquoi pas également son agresseur ? Redman se maudit mentalement de ne pas s’être concentré ; sans noms ni personnalités à accoler à ces visages, il était difficile de les distinguer les uns des autres. Le risque de lancer une fausse accusation était élevé, même s’il était presque sûr que c’était ce garçon au regard glaçant qui avait fait le coup. Ce n’était pas le moment de commettre une erreur, décida-t-il ; cette fois-ci, il était bien obligé de laisser tomber.
Leverthal ne semblait pas le moins du monde affectée par l’incident.
« Lacey, dit-elle à voix basse, c’est toujours Lacey.
— Il le cherche, dit l’un des garçons qui portaient la civière, écartant de ses yeux une mèche de cheveux filasse, on dirait qu’il le fait exprès. »
Ignorant cette observation, Leverthal supervisa le transfert de Lacey sur la civière, puis se dirigea vers le bâtiment principal, Redman sur les talons. Tout ceci était si désinvolte.
« Pas exactement un coeur pur, Lacey », dit-elle énigmatiquement, presque en guise d’explication ; et ce fut tout. Autant pour la compassion.
Redman jeta un regard en arrière alors qu’on enveloppait la forme inerte de Lacey dans la couverture rouge. Deux choses se produisirent alors, presque simultanément.
La première : quelqu’un dit : « C’est le cochon. »
La seconde : les yeux de Lacey s’ouvrirent et se braquèrent sur Redman, lucides, clairs, sincères.
Redman passa une grande partie du lendemain à mettre de l’ordre dans son atelier. La plupart des outils avaient été cassés ou rendus inutilisables par des mains maladroites : scies sans dents, ciseaux émoussés et sans lame, étaux brisés. Il lui faudrait de l’argent pour équiper l’atelier de certains articles essentiels, mais ce n’était pas le moment d’en demander. Il était plus sage d’attendre et de montrer qu’il pouvait accomplir un boulot honnête. Il avait l’habitude des luttes politiques à l’intérieur des institutions ; la police en était infestée.
Vers seize heures trente, une cloche se mit à retentir, loin de l’atelier. Il l’ignora tout d’abord, mais son instinct finit par l’emporter. Une cloche signifiait une alarme, et si on sonnait l’alarme, c’était pour alerter les gens. Il abandonna son travail de nettoyage, ferma la porte à clé et se laissa guider par ses oreilles.
L’alarme sonnait dans ce qu’on appelait sans rire l’unité hospitalière, laquelle consistait en deux ou trois pièces isolées du bâtiment principal et égayées par quelques tableaux et des rideaux aux fenêtres. Il n’y avait aucune trace de fumée dans l’air, aussi ne s’agissait-il sûrement pas d’un incendie. Mais on entendait des cris. Plus que des cris. Des hurlements.
Il pressa le pas le long des corridors interminables, et alors qu’il tournait pour emprunter un couloir conduisant à l’unité, une petite silhouette entra en collision avec lui. L’impact leur coupa le souffle à tous les deux, mais Redman saisit le garçon par le bras avant qu’il ait pu s’enfuir de nouveau. Son prisonnier fut prompt à réagir, donnant des coups de pieds nus dans les mollets de Redman. Mais celui-ci le tenait bien.
« Lâchez-moi, espèce de foutu...
— Calme-toi ! Calme-toi ! »
Ses poursuivants étaient presque arrivés. « Tenez-le !
— Salaud ! Salaud ! Salaud ! Salaud !
— Tenez-le ! »
On aurait dit qu’il luttait avec un crocodile : les forces du garçon étaient décuplées par la terreur. Mais sa colère avait perdu de son intensité. Des larmes jaillirent de ses yeux gonflés quand il cracha au visage de Redman. C’était Lacey qu’il tenait dans ses bras, Lacey l’impur.
« Ça y est. On le tient. »
Redman recula d’un pas tandis que le gardien prenait le relais, maintenant Lacey dans une étreinte qui semblait assez forte pour lui casser un bras. Deux ou trois autres personnes apparurent au coin du couloir. Deux garçons et une infirmière, une créature peu amène.
« Lâchez-moi... Lâchez-moi... », criait Lacey, mais toute envie de lutter l’avait déserté. Une moue de défaite se dessina sur son visage, et ses yeux bovins se tournèrent vers Redman pour lui lancer un regard accusateur, ses yeux si grands et si bruns. Il semblait bien plus jeune que ses seize ans, presque impubère. Il y avait un soupçon de duvet sur ses joues, quelques boutons d’acné parmi ses blessures et un pansement mal posé sur son nez. Mais c’était un visage fort féminin, un visage de vierge, venu d’une époque où il existait encore des vierges. Et ces yeux.
Leverthal avait fait son apparition, trop tard pour être utile.
« Que se passe-t-il ? »
Le gardien prit la parole. Cette poursuite avait fait disparaître son souffle et son calme.
« Il s’est enfermé dans les toilettes. A essayé de sortir par la fenêtre.
— Pourquoi ? »
Cette question était adressée au gardien et non à l’enfant. Un choix qui en disait long. Le gardien, déconcerté, haussa les épaules.
« Pourquoi ? »
Redman répéta la question en s’adressant à Lacey.
Le garçon se contenta de le regarder sans rien dire, comme si on ne lui avait jamais posé de question auparavant.
« C’est vous, le cochon ? dit-il soudain, de la morve coulant de son nez.
— Le cochon ?
— Il veut dire : le policier », dit l’un des garçons.
Il avait prononcé le mot avec une précision affectée et moqueuse, comme s’il avait parlé à un imbécile.
« Je sais ce qu’il veut dire, mon gars, dit Redman, toujours résolu à ne pas baisser les yeux devant Lacey. Je sais très bien ce qu’il veut dire.
— Vraiment ?
— Silence, Lacey, dit Leverthal, vous avez assez d’ennuis comme ça.
— Oui, fiston. C’est moi le cochon. »
La guerre des regards se prolongea, lutte entre l’homme et le garçon.
« Vous ne savez rien », dit Lacey.
Ce n’était pas une remarque insultante, le garçon exposait simplement sa version de la vérité ; ses yeux ne cillaient pas.
« D’accord, Lacey, ça suffit. »
Le gardien essayait de l’éloigner de force ; le ventre du garçon apparut entre sa veste de pyjama et son pantalon, dôme lisse de peau laiteuse.
« Laissez-le parler, dit Redman. Qu’est-ce que je ne sais pas ?
— Il pourra raconter sa version de l’histoire au directeur, dit Leverthal avant que Lacey ait pu répondre. Cela ne vous concerne pas. »
Mais cela le concernait bien. Ce regard l’avait impliqué ; si aigu, si désolé. Ce regard exigeait qu’il se sente concerné.
« Laissez-le parler », dit Redman, et l’autorité dans sa voix triompha de Leverthal. Le gardien relâcha très légèrement son étreinte.
« Pourquoi as-tu tenté de t’enfuir, Lacey ?
— Parce qu’il est revenu.
— Qui est revenu ? Un nom, Lacey. De qui parles-tu ? »
Durant plusieurs secondes, Redman sentit que le garçon luttait contre un pacte de silence ; puis Lacey secoua la tête, interrompant leur échange électrique. Il semblait être perdu dans un lieu inconnu ; une inquiétude diffuse le rendait silencieux.
« Il ne te sera fait aucun mal. »
Lacey baissa les yeux en fronçant les sourcils. « Je veux retourner au lit maintenant », dit-il. La requête d’une vierge.
« Aucun mal, Lacey. Je te le promets. »
Cette promesse parut n’avoir que peu d’effet ; Lacey restait muet. Mais il s’agissait quand même d’une promesse, et il espérait que Lacey l’avait compris. Le gamin avait l’air épuisé par les efforts dépensés lors de sa futile tentative d’évasion, par la course-poursuite, par l’échange de leurs regards. Son visage était couleur de cendre. Il laissa le gardien lui faire faire demi-tour et l’emmener. Avant d’avoir tourné au coin du couloir, il sembla changer d’avis ; il lutta pour se dégager, échoua, mais parvint à se retourner pour faire face à son interlocuteur.
« Hennessey », dit-il, regardant de nouveau Redman droit dans les yeux.
On l’emmena hors de vue avant qu’il ait pu ajouter quoi que ce soit.
« Hennessey ? dit Redman, se sentant soudain étranger à ces lieux. Qui est Hennessey ? »
Leverthal était en train d’allumer une cigarette. Ses mains étaient agitées par un léger tremblement. Il n’avait pas remarqué ce détail la veille, mais cela ne le surprenait pas. Il n’avait jamais rencontré de réducteur de têtes exempt de troubles personnels.
« Il ment, dit-elle. Hennessey n’est plus avec nous. »
Une courte pause. Redman se garda de la presser, cela n’aurait fait que la rendre plus nerveuse.
« Lacey est malin, continua-t-elle, portant la cigarette à ses lèvres sans couleur. Il sait bien y faire.
— Hein ?
— Vous êtes nouveau ici et il veut vous donner l’impression qu’il est seul détenteur d’un mystère.
— Ce n’est donc pas un mystère ?
— Hennessey ? ricana-t-elle. Bon Dieu, non. Il s’est évadé au début du mois de mai. Lui et Lacey... » Elle eut une hésitation involontaire. « Lui et Lacey faisaient des choses ensemble. Ils prenaient de la drogue peut-être, on n’a jamais rien trouvé. Ils reniflaient de la colle, se masturbaient ensemble, Dieu sait quoi. »
Elle trouvait vraiment tout cela fort déplaisant. Le dégoût était inscrit sur son visage, en une douzaine de traits tirés.
« Comment Hennessey s’est-il évadé ?
— Nous ne le savons toujours pas, dit-elle. Un matin, il ne s’est pas présenté à l’appel, c’est tout. On a fouillé tous les bâtiments de fond en comble. Mais il avait disparu.
— Est-il possible qu’il soit revenu ? »
Un rire non feint.
« Seigneur, non. Il détestait cet endroit. De plus, comment serait-il entré ici ?
— Il en est bien sorti. »
Leverthal acquiesça dans un murmure.
« Il n’était pas spécialement brillant, mais il était rusé. Je n’ai guère été surprise de découvrir qu’il s’était enfui. Durant les semaines qui ont précédé son évasion, il s’était replié sur lui-même. Je ne pouvais rien en tirer, et pourtant il s’était montré fort bavard jusque-là.
— Et Lacey ?
— A sa botte. Ça arrive souvent. Un jeune garçon qui idolâtre un camarade plus âgé et plus expérimenté. Lacey vient d’une famille très instable. »
« Net et sans bavures », pensa Redman. A tel point qu’il n’en croyait pas un mot. Les esprits n’étaient pas des tableaux exposés sur un mur, numérotés et accrochés par ordre d’influence, l’un intitulé « Rusé » et le suivant « Impressionnable ». C’étaient des gribouillages ; des amas confus de graffitis, imprévisibles, indéchiffrables.
Et le petit Lacey ? Il était écrit sur l’eau.
Les cours commencèrent le lendemain, dans une chaleur si oppressante qu’elle transforma l’atelier en étuve dès onze heures. Mais les garçons réagirent fort bien à l’attitude directe de Redman. Ils reconnurent en lui un homme qu’ils pouvaient respecter sans l’aimer. Ils ne s’attendaient à aucune faveur de sa part et n’en recevaient aucune. C’était un accord solide.
Redman découvrit que le personnel était dans son ensemble moins communicatif que les garçons. Un drôle de groupe. La routine de Tetherdowne, ses rituels de classification et d’humiliation semblaient les avoir broyés pour en faire du gravier. Il évitait de plus en plus de converser avec ses pairs. L’atelier devint pour lui un sanctuaire, un second foyer, plein des senteurs du bois coupé et de celles des corps.
Ce ne fut que le lundi suivant que l’un des garçons lui parla de la ferme.
Personne n’avait dit à Redman qu’il y avait une ferme dans l’enceinte du centre, et cette idée lui parut absurde.
« Personne ne va là-bas très souvent, dit Creeley, un des pires menuisiers que la terre ait connus. Ça pue. »
Rire général.
« Allons, les gars, calmez-vous. »
Les rires s’estompèrent au milieu de quelques murmures pleins de dérision.
« Où est cette ferme, Creeley ?
— Ce n’est pas vraiment une ferme, monsieur, dit Creeley en mâchonnant sa langue (ce qu’il ne cessait jamais de faire). Juste quelques huttes. Et ça pue, monsieur. Surtout en ce moment. »
Il tendit une main vers la fenêtre pour désigner la lande qui s’étendait derrière le terrain de jeux. Depuis qu’il avait contemplé ce panorama, lors de cette première journée avec Leverthal, la lande s’était faite plus touffue sous l’effet de la chaleur, et elle foisonnait de mauvaises herbes. Creeley désigna un mur de brique, presque dissimulé par un rempart de buissons.
« Vous voyez, monsieur ?
— Oui, je vois.
— C’est la porcherie, monsieur. »
Nouveaux ricanements.
« Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? » dit-il en se retournant vers la classe.
Une douzaine de têtes s’inclinèrent en hâte sur les établis.
« Je n’irais pas là-bas à votre place, monsieur. Ça schlingue pire que dans un égout. »
Creeley n’exagérait pas. Même dans la fraîcheur relative de la fin d’après-midi, l’odeur qui s’élevait de la ferme vous retournait l’estomac. Redman se laissa guider par ses narines et traversa le terrain de jeux avant de dépasser les remises. Les bâtiments qu’il avait aperçus depuis la fenêtre de l’atelier sortaient de leur cachette. Quelques huttes branlantes construites en fer rouillé et en bois pourri, un poulailler et la porcherie en brique, c’était tout ce que la ferme avait à offrir. Comme l’avait dit Creeley, ce n’était pas vraiment une ferme. C’était un minuscule Dachau domestique ; sale et désolé. De toute évidence, quelqu’un venait régulièrement nourrir les rares prisonniers : des poules, une demi-douzaine d’oies, des cochons, mais personne ne semblait se soucier de les laver. D’où cette puanteur. Les cochons, en particulier, vivaient dans un lit fait de leurs propres ordures, des îlots d’immondices cuites à point par le soleil, peuplées par des milliers de mouches.
La porcherie elle-même était divisée en deux compartiments distincts, séparés par un haut mur de brique. Dans la cour du premier, un petit cochon tacheté était étendu dans la fange, le flanc couvert de tiques et d’insectes. On apercevait un autre cochon, plus petit, à l’intérieur du compartiment, couché sur de la paille rembourrée de merde. Aucun de ces deux animaux n’accorda le moindre intérêt à Redman.
L’autre compartiment paraissait vide.
Il n’y avait pas d’excréments dans la cour, et beaucoup moins de mouches sur la paille. L’odeur de vieille matière fécale qui s’était accumulée en ce lieu n’en était cependant pas moins aiguë, et Redman était sur le point de faire demi-tour quand il y eut un bruit venu de l’intérieur, et une masse énorme se redressa. Il se pencha au-dessus du portail de bois, chassant la puanteur de ses narines grâce à un effort de volonté, et scruta l’intérieur de la porcherie.
La truie sortit pour le regarder. Elle était trois fois plus grosse que ses compagnons de captivité, une énorme truie qui pouvait bien avoir engendré les porcelets du compartiment voisin. Mais alors que sa progéniture avait les flancs couverts de fange, la truie était immaculée et son corps d’un rose luisant rayonnait de bonne santé. Sa seule taille impressionna Redman. Elle devait peser deux fois plus que lui, devina-t-il : une créature proprement formidable. Un animal plein de prestige à sa façon grotesque, avec ses cils blonds et recourbés, le duvet délicat de son groin qui se transformait en une masse de poils drus en atteignant ses oreilles pendantes, et le regard liquide et affectueux de ses yeux marron foncé.
Redman, un enfant de la ville, n’avait eu que rarement l’occasion de découvrir ce qui se cachait derrière la viande dans son assiette. Ce merveilleux animal était une révélation pour lui. Toutes les idées qu’il avait entretenues au sujet des cochons, la réputation qu’on leur faisait et qui avait rendu leur nom synonyme de souillure, tout cela lui apparaissait à présent comme un mensonge.
Cette truie était superbe, depuis l’extrémité de son groin jusqu’au dessin délicat de sa queue en tire-bouchon : une séductrice sur quatre pattes.
Ses yeux regardaient Redman comme s’il avait été son égal, cela ne faisait aucun doute pour lui, et ils l’admiraient bien moins qu’il n’admirait la truie.
Elle était en sécurité à l’intérieur de sa tête, comme lui dans la sienne. Ils étaient égaux sous le ciel constellé d’étoiles.
De plus près, son corps embaumait. De toute évidence, quelqu’un était venu ici ce matin même, afin de la laver et de la nourrir. Son écuelle, remarqua Redman, contenait encore de la pâtée, les restes de son repas de la veille. Elle n’y avait pas touché ; ce n’était pas une gloutonne.
Elle sembla bientôt avoir pris sa mesure et, grognant doucement, fit demi-tour sur ses pieds agiles pour regagner la fraîcheur de son abri. L’audience était achevée.
Cette nuit-là, il alla voir Lacey. On avait fait sortir le garçon de l’unité hospitalière pour le placer dans une chambre individuelle. Apparemment, il était toujours en butte à l’agressivité de ses compagnons de dortoir, et son seul choix était de rester isolé à l’écart. Redman le trouva assis sur un tapis de vieilles bandes dessinées, les yeux fixés sur le mur. Les couvertures bariolées des magazines rendaient son visage plus laiteux que jamais. On avait ôté son pansement et la plaie sur l’arête de son nez virait au jaune.
Il serra la main de Lacey et le garçon leva les yeux vers lui. Il y avait eu un changement notable dans son attitude depuis leur dernière rencontre, Lacey était calme, docile même. Sa poignée de main, un rituel que Redman avait institué chaque fois qu’il rencontrait un garçon hors de l’atelier, était faible.
« Est-ce que ça va ? »
Le garçon hocha la tête.
« Ça te plaît d’être tout seul ?
— Oui, monsieur,
— Il faudra bien que tu retournes au dortoir. »
Lacey secoua la tête.
« Tu ne pourras pas rester ici éternellement, tu sais.
— Oh, je le sais, monsieur.
— Il faudra bien que tu retournes là-bas. »
Lacey acquiesça. La logique de cet argument ne semblait pas avoir été perçue par le garçon. Il tourna la couverture d’un numéro de Superman et regarda l’image en pleine page sans la voir.
« Écoute-moi, Lacey. Je veux que nous comprenions, toi et moi. D’accord ?
— Oui, monsieur.
— Je ne pourrai pas t’aider si tu me mens. N’est-ce pas ?
— Non.
— Pourquoi m’as-tu donné le nom de Kevin Hennessey la semaine dernière ? Je sais qu’il n’est plus ici. Il s’est évadé, n’est-ce pas ? »
Lacey contempla le héros multicolore sur la page devant lui.
« N’est-ce pas ?
— Il est ici », dit Lacey, très doucement.
Le gamin était envahi par la détresse. Celle-ci était perceptible dans sa voix, ainsi que dans la façon dont son visage s’affaissait sur lui-même.
« S’il s’est évadé, pourquoi serait-il revenu ? Pour moi, ça n’a aucun sens. Pour toi, ça en a un ? »
Lacey secoua la tête. Il y avait des larmes dans son nez, qui étouffaient ses mots, mais ceux-ci étaient néanmoins clairs.
« Il n’est jamais parti.
— Quoi ? Tu veux dire qu’il ne s’est pas évadé ?
— Il est malin, monsieur. Vous ne connaissez pas Kevin. Il est malin. »
Il referma son magazine et leva les yeux vers Redman.
« Comment ça, malin ?
— Il avait tout prévu, monsieur. Tout.
— Explique-toi.
— Vous n’allez pas me croire. Et puis ça sera fini, parce que vous ne me croirez pas. Il entend tout, vous savez, il est partout. Il se fout bien des murs. Les morts se foutent bien des trucs de ce genre. »
« Mort. » Un mot bien plus court que « vivant » ; mais il vous coupait le souffle.
« Il peut aller où il veut, dit Lacey, quand il veut.
— Est-ce que tu es en train de me dire qu’Hennessey est mort ? dit Redman. Fais attention, Lacey. »
Le garçon hésita : il était conscient d’être sur le fil du rasoir, à deux doigts de perdre son protecteur.
« Vous avez promis, dit-il soudain, froid comme la glace.
— Je t’ai promis qu’il ne te serait fait aucun mal. Et c’est vrai. J’étais sincère quand je t’ai dit ça. Mais ça ne signifie pas que tu peux me raconter des mensonges, Lacey.
— Quels mensonges, monsieur ?
— Hennessey n’est pas mort.
— Si, monsieur. Ils le savent tous. Il s’est pendu. Avec les cochons. »
On avait bien souvent menti à Redman, et avec science, et il pensait être devenu un bon juge en la matière. Il connaissait tous les signes révélateurs. Mais le garçon n’en émettait aucun. Il disait la vérité. Redman le sentait dans ses os.
La vérité ; rien que la vérité ; toute la vérité.
Cela ne signifiait pas que ce que disait le garçon était vrai. Il disait la vérité telle qu’il la comprenait, voilà tout. Il croyait qu’Hennessey était décédé. Cela ne prouvait rien.
« Si Hennessey était mort...
— Il est mort, monsieur.
— Dans ce cas, comment pourrait-il être ici ? »
Le garçon regarda Redman sans la moindre trace de duplicité sur son visage.
« Vous ne croyez pas aux fantômes, monsieur ? »
Une solution si limpide qu’elle coupait le sifflet à Redman. Hennessey était mort, et pourtant Hennessey était ici. Donc, Hennessey était un fantôme.
« Vous n’y croyez pas, monsieur ? »
Le garçon lui posait une question purement rhétorique. Il demandait, non, il exigeait une réponse raisonnable à cette question raisonnable.
« Non, mon garçon, dit Redman. Non, je n’y crois pas. »
Lacey ne sembla guère perturbé par cette divergence d’opinions.
« Vous verrez, dit-il simplement. Vous verrez. »
Dans la porcherie près de l’enceinte, la grande truie sans nom avait faim.
Elle évaluait le rythme des jours, et avec leur progression, ses désirs croissaient. Elle savait que le temps de la pâtée dans l’écuelle était passé. D’autres appétits avaient pris la place de ces désirs porcins.
Elle avait pris goût, depuis la première fois, à cette nourriture dotée d’une certaine texture, d’une certaine consistance. Ce n’était pas un type de nourriture qu’elle exigeait tout le temps, seulement lorsque le besoin s’emparait d’elle. Ce n’était pas exiger beaucoup : une fois de temps en temps, mordre la main qui la nourrissait.
Elle se tenait à la porte de sa prison, fébrile, attendant et attendant encore. Elle reniflait, elle grognait, son impatience se métamorphosait en sourde colère. Dans l’enclos voisin, ses fils castrés, percevant sa détresse, devinrent agités à leur tour. Ils connaissaient sa nature et celle-ci était pleine de dangers. Elle avait, après tout, dévoré deux de leurs frères, tout vifs, encore frais et humides des fluides de ses entrailles.
Puis on entendit un bruit à travers le voile bleu du crépuscule, un bruit ténu de pieds qui foulaient les hautes herbes, accompagné d’un murmure de voix.
Deux garçons s’approchaient de la porcherie, et chacun de leurs pas était ralenti par le respect et la prudence. Elle les rendait nerveux, et cela était compréhensible. Sa ruse avait suscité une légion de récits.
Ne prenait-elle pas la parole lorsqu’elle était en colère, de cette voix possédée qui déformait son épaisse bouche porcine pour la faire parler dans une langue inconnue ? Ne se dressait-elle pas parfois sur ses pattes de derrière, rose et impériale, pour exiger que les plus jeunes des garçons viennent à elle et se blottissent dans son ombre afin de la téter, nus comme sa progéniture ? Et ne tapait-elle pas furieusement du pied sur le sol jusqu’à ce que leurs offrandes de nourriture soient broyées en minuscules morceaux, que leurs mains tremblantes apportaient ensuite jusqu’à ses mâchoires ? Toutes ces choses, elle les accomplissait.
Et pire encore.
Cette nuit, les garçons le savaient, ils ne lui avaient pas apporté ce qu’elle désirait. Sur le plateau qu’ils transportaient ne se trouvait pas la viande qui était son dû. Ce n’était pas cette viande douce et blanche qu’elle avait exigée de son autre voix, cette viande que, si elle le désirait, elle pouvait prendre de force. Cette nuit, son repas consistait simplement en quelques tranches de jambon affadi, volées dans la cuisine. La nourriture qu’elle désirait, cette viande qu’il fallait poursuivre et terroriser pour en affermir les muscles, puis broyer comme un steak pour enchanter son palais, cette viande bénéficiait d’une protection spéciale. Il faudrait un certain temps avant de pouvoir la conduire à l’abattoir.
En attendant, ils espéraient qu’elle accepterait leurs excuses et leurs larmes, et qu’elle ne les dévorerait pas dans sa colère.
Un des deux garçons avait chié dans son pantalon avant qu’ils aient atteint le mur de la porcherie et la truie le sentit. Sa voix prit un nouveau timbre, jouissant de la saveur âcre de leur peur. Au lieu de son grondement de basse, elle émit quelques cris aigus et torrides. Cette voix disait : « Je sais, je sais. Venez et soyez jugés. Je sais, je sais. »
Elle les observa à travers les planches du portail, les yeux luisant comme des joyaux dans la nuit trouble, plus brillants que la nuit de par leur vie, plus purs que la nuit de par leur désir.
Les garçons s’agenouillèrent devant le portail, inclinant la tête en signe de supplique, tenant en tremblant un plateau recouvert par une étoffe de mousseline tachée.
« Eh bien ? » dit-elle.
La voix résonnait à leurs oreilles. Sa voix, sortant de la gueule d’un cochon.
Le plus âgé des deux garçons, un Noir affligé d’un bec-de-lièvre, parla à voix basse en regardant les yeux luisants, parvenant à surmonter sa peur :
« Ce n’est pas ce que vous désiriez. Nous sommes désolés. »
L’autre garçon, mal à l’aise dans son pantalon souillé, murmura lui aussi ses excuses.
« Mais nous vous l’amènerons. Vraiment. Nous vous l’apporterons très bientôt, dès que nous le pourrons.
— Pourquoi pas cette nuit ? dit la truie.
— Il est protégé.
— Le nouveau professeur. M. Redman. »
La truie paraissait tout savoir déjà. Elle se rappelait celle confrontation par-dessus le portail, la façon dont il l’avait regardée comme si elle n’avait été qu’un spécimen zoologique. C’était donc lui l’ennemi, ce vieil homme. Elle l’aurait. Oh oui.
Les deux garçons entendirent sa promesse de vengeance et parurent satisfaits de savoir que cette affaire ne les concernait plus.
« Donne-lui la viande », dit le Noir.
L’autre se releva, ôtant l’étoffe de mousseline. Le jambon sentait mauvais, mais la truie émit néanmoins des bruits humides d’enthousiasme. Peut-être leur avait-elle pardonné.
« Allez, vite. »
Le garçon saisit la première tranche de jambon entre le pouce et l’index et la tendit. La truie inclina la tête pour tourner sa gueule vers la viande et l’engloutit, exhibant ses dents jaunâtres. La tranche disparut aussitôt. Les deuxième, troisième, quatrième et cinquième de même.
Elle avala la sixième tranche en même temps que les doigts du garçon, qu’elle arracha avec une vitesse et une élégance telles qu’il ne put que crier au moment où les dents tranchèrent ses phalanges avant de les engloutir. Il retira sa main par-dessus le mur de la porcherie et regarda ses blessures bouche bée. Elle n’avait guère commis de dommages, tout bien considéré. Le bout de son pouce et la moitié de son index avaient disparu. Les blessures saignaient abondamment, aspergeant la chemise du garçon ainsi que ses souliers. Elle renifla et grogna, paraissant satisfaite. Le garçon poussa un petit cri et s’enfuit en courant.
« Demain, dit la truie à l’autre suppliant, plus de cette vieille viande de porc. La viande devra être blanche. Je ne pourrai jamais m’en... lasser. »
Elle trouva cette plaisanterie excellente.
« Oui, dit le garçon. Oui, bien sûr.
— Pas de défaillance.
— Oui.
— Ou je viendrai le chercher moi-même. M’entends-tu ?
— Oui.
— Je viendrai le chercher moi-même, où qu’il se cache. Je le dévorerai dans son lit si bon me semble. Dans son sommeil, je rongerai ses pieds, puis ses jambes, puis ses couilles, puis ses hanches...
— Oui, oui.
— Je le veux, dit la truie en raclant ses pieds sur la paille. Il est à moi. »
« Hennessey, mort ? dit Leverthal, la tête toujours inclinée sur un de ses interminables rapports. Ce n’est qu’une nouvelle fabulation. D’abord, il dit qu’il se trouve encore dans le centre, ensuite il prétend qu’il est mort. Ce garçon n’arrive même pas à mentir de façon cohérente. »
Il était difficile de résoudre cette contradiction à moins d’accepter l’idée d’un fantôme avec autant de crédulité que Lacey. Pas question que Redman mentionne cette hypothèse à la femme. Ce n’était qu’une absurdité. Les fantômes étaient ridicules ; rien que des frayeurs rendues visibles. Mais la possibilité qu’Hennessey se soit suicidé semblait plus vraisemblable à Redman. Il développa son argument :
« D’où Lacey sort-il cette histoire, alors, comment peut-il penser qu’Hennessey est mort ? C’est une drôle d’invention. »
Elle daigna relever la tête, son visage était replié sur lui-même comme un escargot dans sa coquille.
« Une imagination fertile est presque une qualité requise ici. Si vous entendiez les récits que j’ai enregistrés sur cassettes : l’extravagance de certains d’entre eux vous ferait dresser les cheveux sur la tête.
— Y a-t-il eu des suicides ici ?
— Depuis que je suis là ? » Elle réfléchit quelques instants, le stylo suspendu dans l’air. « Deux tentatives. Aucune d’elles n’était destinée à réussir, à mon avis. Des appels à l’aide.
— Hennessey faisait-il partie du lot ? »
Elle se permit un léger rictus tandis qu’elle secouait la tête.
« Hennessey était instable d’une tout autre manière. Il était persuadé qu’il allait vivre éternellement. C’était son petit rêve : Hennessey, le surhomme nietzschéen. Il ressentait presque du mépris pour les masses. En ce qui le concernait, il faisait partie d’une race à part. Aussi supérieur au commun des mortels qu’il était supérieur à ces misérables... »
Il savait qu’elle allait dire « cochons », mais elle s’arrêta juste à temps.
« A ces misérables animaux dans la ferme, dit-elle en baissant les yeux vers son rapport.
— Hennessey passait-il beaucoup de temps à la ferme ?
— Pas plus que les autres garçons, mentit-elle. Aucun d’eux n’aime aller travailler là-bas, mais cela fait partie de leurs tâches. Piétiner dans la boue n’est pas une occupation agréable, je peux en témoigner. »
Le mensonge qu’elle venait de proférer décida Redman à ne pas lui rapporter la remarque finale de Lacey : à savoir qu’Hennessey avait trouvé la mort dans la porcherie. Il haussa les épaules et aborda un tout autre sujet :
« Est-ce que Lacey prend des médicaments ?
— Quelques sédatifs.
— On donne toujours des sédatifs aux garçons qui se sont battus ?
— Seulement s’ils ont tenté de s’évader. Nous n’avons pas assez de personnel pour superviser des éléments comme Lacey. Je ne vois pas pourquoi cela vous concerne à ce point.
— Je veux qu’il me fasse confiance. Je lui ai fait une promesse. Je ne veux pas le laisser tomber.
— Franchement, tout cela ressemble fort à du favoritisme. Ce garçon n’est qu’un individu parmi beaucoup d’autres. Aucun problème particulier, et aucun espoir spécial de rédemption.
— De rédemption ? » C’était un bien étrange mot.
« De réhabilitation, si vous préférez. Écoutez, Redman, je vais être franche avec vous. Notre impression générale est que vous ne jouez pas vraiment le jeu.
— Ah ?
— Nous pensons tous, et je crois que cela inclut le directeur, que vous devriez nous laisser gérer la situation comme nous avons pris l’habitude de le faire. Mettez-vous bien au courant avant de commencer à...
— ... à me mêler de tout. »
Elle hocha la tête.
« C’est une expression qui convient aussi bien qu’une autre. Vous êtes en train de vous faire des ennemis.
— Merci de me prévenir.
— Ce travail est assez difficile comme ça sans ennemis, croyez-moi. »
Elle tenta de lui adresser un regard plein de conciliation, que Redman ignora. Il pouvait vivre avec des ennemis, pas avec des menteurs.
Le bureau du directeur était fermé, comme il l’avait été depuis une bonne semaine. On fournissait à son absence plusieurs explications différentes. Le personnel dans son ensemble préférait penser qu’il était en réunion avec les autorités administratives afin de revoir les subventions allouées au centre, bien que sa secrétaire eût affirmé ne rien savoir avec certitude. Il y avait des séminaires à l’université qu’il dirigeait, dit quelqu’un, des séminaires sur les problèmes rencontrés dans les centres de réhabilitation. Peut-être le directeur assistait-il à l’un d’entre eux. Si M. Redman le souhaitait, il pouvait laisser un message, celui-ci serait transmis au directeur.
Quand il retourna à l’atelier, Lacey l’y attendait. Il était presque dix-neuf heures quinze : les cours étaient terminés depuis longtemps.
« Qu’est-ce que tu fais ici ?
— J’attends, monsieur.
— Quoi donc ?
— Vous. Je voulais vous donner une lettre, monsieur. Pour ma mère. Vous la lui enverrez ?
— Tu peux la lui faire parvenir par la voie habituelle, n’est-ce pas ? Donne-la à la secrétaire, elle la fera transmettre. On te permet d’écrire deux lettres par semaine. »
Le visage de Lacey se défit.
« Ils les lisent, monsieur : au cas où on écrirait quelque chose qu’il ne faut pas. Et alors, ils les brûlent.
— Et tu as écrit quelque chose qu’il ne fallait pas ? »
Il acquiesça.
« Quoi donc ?
— Kevin. Je lui ai tout dit sur Kevin, sur ce qui lui est arrivé.
— Je ne suis pas sûr que tu aies connaissance de tous les faits au sujet d’Hennessey. »
Le garçon haussa les épaules.
« C’est vrai, monsieur, dit-il avec calme, ne se souciant apparemment plus de convaincre Redman. C’est vrai. Il est ici, monsieur. En elle.
— En qui ? Qu’est-ce que tu racontes ? »
Peut-être était-ce simplement la peur qui poussait Lacey à parler, comme l’avait suggéré Leverthal. Mais la patience dont il avait fait preuve avec ce garçon avait des limites et il en approchait rapidement.
On frappa à la porte et un individu boutonneux nommé Slape le regarda à travers le verre grillagé.
« Entre.
— Un coup de téléphone urgent pour vous, monsieur. Dans le bureau de la secrétaire. »
Redman détestait le téléphone. Répugnante machine : elle n’apportait jamais de bonnes nouvelles.
« Urgent ? De la part de qui ? »
Slape haussa les épaules et se gratta le visage.
« Reste avec Lacey, veux-tu ? »
Slape avait l’air malheureux à cette idée.
« Ici, monsieur ? demanda-t-il.
— Ici.
— Oui, monsieur.
— Je compte sur toi, ne me déçois pas.
— Non, monsieur. »
Redman se tourna vers Lacey. Son air de chien battu ressemblait à une blessure. Une blessure ouverte qui le faisait pleurer.
« Donne-moi ta lettre. Je vais l’apporter au bureau. »
Lacey avait fourré l’enveloppe dans sa poche. Il l’en sortit à contrecoeur et la tendit à Redman.
« Dis merci.
— Merci, monsieur. »
Les corridors étaient vides.
C’était l’heure de la télévision, et la séance nocturne d’adoration de la boîte à images avait commencé. Les garçons devaient avoir les yeux collés au vieux poste noir et blanc qui dominait la salle de récréation, regardant défiler les feuilletons policiers, les jeux télévisés et les images de guerre, la bouche béante et l’esprit vide. Un silence hypnotique tomberait sur l’assemblée jusqu’à ce qu’une promesse de violence ou un signe de sexe se manifeste. Alors, la salle s’emplirait de sifflets, d’obscénités et de cris d’encouragement, pour retomber ensuite dans un silence maussade tandis que le dialogue se poursuivrait, dans l’attente d’un autre revolver ou d’un autre sein. Il entendait à présent des coups de feu et de la musique, dont les échos résonnaient dans le couloir,
Le bureau était ouvert, mais la secrétaire était absente. Rentrée chez elle, probablement. L’horloge du bureau indiquait vingt heures dix-neuf. Redman régla sa montre.
Le téléphone était raccroché. La personne qui l’avait appelé, quelle qu’elle fût, s’était lassée d’attendre et n’avait laissé aucun message. Bien que soulagé de constater que cet appel n’avait pas été assez urgent pour que son correspondant ait pris la peine de patienter, il se sentait à présent déçu de n’avoir pas pu converser avec le monde extérieur. Comme Robinson Crusoé scrutant l’océan à la recherche d’une voile et voyant celle-ci passer près de son île sans s’arrêter.
Ridicule : ce n’était pas sa prison. Il pouvait en sortir quand il le voulait. Il pouvait en sortir cette nuit même : et cesser d’être un Robinson.
Il envisagea de laisser la lettre de Lacey sur le bureau, mais changea d’avis. Il avait promis au garçon de protéger ses intérêts, et c’était ce qu’il allait faire. Si nécessaire, il posterait lui-même cette lettre.
Sans penser à quoi que ce soit de spécial, il reprit le chemin de l’atelier. De vagues bouffées de malaise flottaient en lui, émoussant ses réflexes. Des soupirs avortaient dans sa gorge, des rictus s’esquissaient sur son visage. « Quel foutu endroit », dit-il à voix haute, ne visant pas les murs et le toit mais le piège qu’ils représentaient. Il avait l’impression qu’il aurait pu mourir en ce lieu, avec toutes ses bonnes intentions disposées autour de lui comme des fleurs autour d’un macchabée, et personne n’en saurait rien, personne ne s’en soucierait, personne ne le pleurerait. L’idéalisme était une faiblesse ici, la compassion une tare. Le malaise était tout : le malaise et...
Le silence.
Voilà ce qui n’allait pas. Bien que la télévision fût toujours en train d’éructer et de crier dans le couloir, il n’y avait que le silence pour l’accompagner. Aucun sifflet, aucune invective.
Redman se précipita vers le vestibule et vers le couloir qui conduisait à la salle de récréation. Il était permis de fumer dans cette partie du bâtiment et le couloir était imprégné de l’odeur du tabac froid. Devant lui, les bruits de massacre continuaient sans interruption. Une femme hurla le nom de quelqu’un. Un homme répondit et fut coupé par le vacarme d’un coup de feu. Des histoires à moitié racontées restaient suspendues dans l’air.
Il atteignit la salle, ouvrit la porte.
La télévision l’apostropha :
« Baisse-toi !
— Il a un flingue ! »
Un autre coup de feu.
La femme, une blonde aux gros seins, prit la balle en plein coeur et mourut sur le trottoir à côté de l’homme qu’elle avait aimé.
Personne ne contemplait cette tragédie. La salle de récréation était vide, les fauteuils vétustes et les tabourets couverts de graffitis étaient assemblés en rond autour du poste, dans l’attente d’un public qui s’était trouvé une distraction plus passionnante pour ce soir. Redman louvoya entre les sièges et éteignit le poste. Alors que la fluorescence bleu argent s’évanouissait et que le rythme lancinant de la musique était tué net, il devint conscient, dans cette pénombre, dans ce silence, d’une présence à la porte.
« Qui est là ?
— Slape, monsieur.
— Je t’avais dit de rester avec Lacey.
— Il a dû partir, monsieur.
— Partir ?
— Il s’est enfui, monsieur. Je n’ai pas pu l’arrêter.
— Bon sang. Que veux-tu dire : tu n’as pas pu l’arrêter ? »
Redman entreprit de traverser la salle, se prenant un pied dans un tabouret. Celui-ci grinça sur le linoléum en signe de protestation.
Slape eut un mouvement nerveux.
« Je m’excuse, monsieur, dit-il. Je n’aurais pas pu le rattraper. J’ai un pied-bot. »
Oui, Slape boitait.
« Où est-il allé ? »
Slape haussa les épaules.
« Je n’en suis pas sûr, monsieur.
— Eh bien, fais un effort pour t’en souvenir.
— Ce n’est pas la peine de vous mettre en colère, monsieur. »
Ce « monsieur » était ironique : une parodie de respect. Redman s’aperçut que cela le démangeait de lever la main sur cet adolescent rempli de pus. Il était à moins d’un mètre de la porte. Slape ne faisait pas mine de s’écarter.
« Pousse-toi, Slape.
— Vous ne pouvez plus rien faire pour lui maintenant, monsieur. Il est parti.
— J’ai dit : pousse-toi. »
Alors qu’il s’avançait afin de repousser Slape, il y eut un cliquetis au niveau de son nombril et le petit salaud pressa un cran d’arrêt contre le ventre de Redman. La pointe de l’arme vint percer la couche de graisse qui recouvrait son estomac.
« Ça ne sert à rien d’aller à son secours, monsieur.
— Au nom de Dieu, Slape, qu’est-ce que tu fais ?
— Ce n’est qu’un jeu, dit-il à travers ses dents prématurément grises. Ça ne fait de mal à personne. Il vaut mieux ne pas vous en mêler. »
La pointe du couteau avait fait couler le sang. Le liquide chaud se frayait un chemin vers le bas-ventre de Redman. Slape était prêt à le tuer – aucun doute. Quelle que soit la nature de ce jeu, Slape était résolu à s’amuser tout seul dans son coin. Son jeu à lui, c’était « tue ton prof ». Le couteau s’enfonçait toujours, avec une lenteur infinitésimale, dans les murailles de la chair de Redman. Le petit ruisseau de sang s’était agrandi pour former une rivière.
« Kevin aime bien sortir de temps en temps pour venir jouer, dit Slape.
— Hennessey ?
— Oui, vous aimez bien nous appeler par notre nom de famille, hein ? C’est plus viril, hein ? Ça veut dire qu’on n’est plus des enfants, qu’on est des hommes. Mais Kevin n’est pas tout à fait un homme, voyez-vous, monsieur. Il n’a jamais voulu être un homme. En fait, je crois bien qu’il détestait cette idée. Vous savez pourquoi ? (Le couteau découpait du muscle à présent, avec tant de gentillesse.) Il pensait qu’une fois qu’on devenait un homme, on commençait à mourir, et Kevin avait l’habitude de dire qu’il ne mourrait jamais.
— Il ne mourrait jamais ?
— Jamais.
— Je veux le rencontrer.
— Tout le monde le veut, monsieur. Il est charismatique. C’est le mot que le docteur emploie en parlant de lui : charismatique.
— Je veux rencontrer ce garçon charismatique.
— Bientôt.
— Tout de suite.
— J’ai dit : bientôt. »
Redman saisit la main armée du couteau si vite que Slape n’eut aucune chance d’enfoncer la lame dans son ventre. Les réflexes de l’adolescent étaient fort lents, peut-être était-il drogué, et Redman prit le dessus. Le couteau tomba de sa main quand Redman resserra sa prise, saisissant la gorge de Slape de son autre main afin de l’étrangler, parvenant sans peine à encercler son cou émacié. La paume de Redman se pressa contre la pomme d’Adam de son agresseur, le faisant gargouiller.
« Où est Hennessey ? Conduis-moi à lui. »
Les yeux qui fixaient Redman étaient aussi vagues que les paroles qu’avait prononcées l’adolescent, leurs iris n’étaient que des têtes d’épingles.
« Conduis-moi à lui ! » exigea Redman,
La main de Slape trouva son ventre entaillé et son poing vint frapper la blessure. Redman jura, relâchant son étreinte, et Slape faillit lui échapper, mais Redman donna un coup de genou dans le bas-ventre du garçon, violent et rapide. Slape tenta de se plier en deux sous l’effet de la douleur, mais la main qui le tenait toujours par le cou l’en empêcha. Le genou se leva une nouvelle fois, plus fort. Et encore. Encore.
Des larmes jaillirent spontanément sur le visage de Slape, parcourant le champ de mines de ses furoncles.
« Je peux te faire deux fois plus de mal que tu ne peux m’en faire, dit Redman. Alors, si tu veux qu’on passe toute la nuit à jouer comme ça, ça me convient parfaitement. »
Slape secoua la tête, reprenant son souffle par petits à-coups douloureux à travers son oesophage broyé.
« Tu en as assez eu ? »
Slape secoua de nouveau la tête. Redman le laissa tomber et le jeta contre le mur de l’autre côté du couloir. Gémissant de douleur, le visage défait, le garçon glissa le long du mur pour adopter une position foetale, les mains entre les jambes.
« Où est Lacey ? »
Slape s’était mis à trembler ; les mots se bousculaient dans sa bouche.
« Où croyez-vous qu’il soit ? C’est Kevin qui l’a.
— Où est Kevin ? »
Slape leva les yeux vers Redman, déconcerté. « Vous ne le savez pas ?
— Je ne te le demanderais pas si je le savais, n’est-ce pas ? »
Slape sembla s’effondrer vers l’avant en voulant reprendre la parole, laissant échapper un soupir de douleur. La première pensée de Redman fut que le gosse allait s’évanouir, mais Slape avait d’autres idées. Le couteau se retrouva soudain de nouveau dans sa main, ramassé sur le sol, et Slape le dirigea vers le bas-ventre de Redman. Celui-ci esquiva l’attaque in extremis, et Slape se retrouva debout, toute douleur oubliée. La lame fendit l’air d’avant en arrière, tandis que Slape exprimait ses intentions d’une voix sifflante.
« Je vais te crever, cochon. Je vais te crever, cochon. »
Puis sa bouche s’ouvrit en grand et il hurla :
« Kevin ! Kevin ! Aide-moi ! »
Ses coups se firent de moins en moins précis à mesure que Slape perdait tout contrôle de lui-même, les larmes, la morve et la sueur inondant son visage alors qu’il l’approchait de sa cible.
Redman choisit bien son moment et donna un coup décisif dans le genou de Slape, dans sa jambe malade, devina-t-il. Il avait deviné juste. Slape hurla, trébucha, pivota sur lui-même et alla frapper le mur de plein fouet. Redman se précipita et appuya de toutes ses forces sur le dos de Slape. Il se rendit compte trop tard de ce qu’il avait fait. Le corps de Slape s’affaissa, et la main qui avait tenu le couteau, coincée entre le mur et le corps de l’adolescent, se dégagea en glissant, sanglante et désarmée. Slape exhala son dernier souffle et s’effondra lourdement contre le mur, enfonçant le couteau plus profondément dans ses tripes. Il était mort avant d’avoir touché le sol.
Redman le retourna. Il ne s’était jamais habitué à la soudaineté de la mort. Disparaître si vite, comme une image sur un écran de télévision. On appuie sur un bouton, et puis plus rien. Pas de message.
Le silence total dans les corridors pesait sur ses épaules quand il s’en retourna vers le vestibule. La blessure à son ventre était insignifiante, et le sang avait tissé lui-même son propre bandage poisseux, qui avait collé le coton à la chair et scellé la plaie. Il avait à peine mal. Mais cette coupure était le moindre de ses problèmes : il avait des mystères à élucider à présent et il se sentait incapable de les affronter. L’atmosphère usée, épuisée de cet endroit le faisait se sentir à son tour usé, épuisé. Il n’y avait nulle guérison à espérer ici, nulle bonté, nulle raison.
Il croyait, soudain, aux fantômes.
Dans le vestibule, une lumière était allumée, une ampoule nue suspendue au-dessus d’un espace mort. A sa lueur, il lut la lettre froissée de Lacey. Les mots malhabilement tracés sur le papier ressemblaient aux allumettes destinées à embraser le feu de sa panique.
Maman,
Ils m’ont donné à manger au cochon. Ne les crois pas s’ils te disent que je ne t’ai jamais aimée, ou s’ils te disent que je me suis enfui. Ce n’est pas vrai. Ils m’ont donné à manger au cochon. Je t’aime.
Tommy.
Il empocha la lettre et sortit de l’immeuble en courant, se dirigeant vers le terrain de jeux. Il faisait tout à fait noir à présent : une ténèbre profonde, sans étoiles, et l’air était lourd. Même en plein jour, il n’aurait pas été sûr de la route à suivre pour se rendre à la ferme ; c’était pire la nuit. Il fut très vite perdu, quelque part entre le terrain de jeux et les arbres. Il était trop loin du bâtiment principal pour apercevoir sa silhouette derrière lui et les arbres se ressemblaient tous.
L’air nocturne était puant ; aucun vent pour rafraîchir ses membres épuisés. L’atmosphère était aussi pesante dehors que dedans, comme si le monde entier avait été confiné entre quatre murs : une pièce étouffante délimitée par un ciel peint à coups de nuages.
Il s’immobilisa dans les ténèbres, le sang battant à ses tempes, et tenta de s’orienter.
A sa gauche, là où il avait deviné que se trouvaient les remises, une lumière clignotait. De toute évidence, il avait complètement mésestimé sa position. Cette lumière venait de la porcherie. Elle découpa la silhouette branlante du poulailler quand il se tourna vers elle. Il y avait plusieurs silhouettes dans cette direction ; comme figées dans la contemplation d’un spectacle qu’il ne pouvait pas encore distinguer.
Il se dirigea vers la porcherie, ne sachant pas ce qu’il lirait une fois qu’il l’aurait atteinte. S’ils étaient tous armés comme Slape et partageaient ses intentions meurtrières, alors c’en serait fini de lui. Cette idée ne l’inquiéta guère. Cette nuit, quitter ce monde clos lui paraissait une issue désirable. Adieu à tout ça.
Et il y avait Lacey. Il avait connu un instant de doute, après sa conversation avec Leverthal, durant lequel il s’était demandé pourquoi il se souciait autant de ce garçon. Cette accusation de favoritisme, elle n’était pas sans fondement. Y avait-il quelque chose en lui qui désirait voir Thomas Lacey nu à ses côtés ? Était-ce cela que sous-entendait la remarque de Leverthal ? Même à présent, alors qu’il courait vers la lumière incertaine, il ne pouvait penser qu’aux yeux du garçon, ces yeux si grands et si suppliants, qui regardaient au fond de lui.
Devant lui, au milieu de la nuit, des silhouettes s’éloignaient de la ferme. Il les voyait se découper sur la lumière de la porcherie. Tout était-il déjà fini ? Il fit un détour pour se diriger vers la gauche des bâtiments afin d’éviter les spectateurs qui quittaient la scène. Ils ne faisaient aucun bruit : on n’entendait aucun bavardage ni aucun rire dans leurs rangs. Comme une congrégation quittant une cérémonie funèbre, ils marchaient à pas réguliers dans le noir, éloignés les uns des autres, la tête baissée. Il était fort bizarre de voir ces délinquants athées ainsi absorbés par leur révérence.
Il atteignit le poulailler sans avoir rencontré l’un d’eux face à face.
Il y avait encore quelques silhouettes pour s’attarder autour de l’enclos à cochons. Le mur du compartiment qui abritait la truie était couvert de chandelles, des douzaines et des douzaines de chandelles. Elles se consumaient dans l’air pesant, jetant une riche lumière sur les briques et sur les visages des rares personnes encore présentes pour contempler les mystères de la porcherie.
Leverthal se trouvait parmi elles, ainsi que le gardien qui s’était agenouillé près de Lacey le premier jour. Deux ou trois garçons étaient également présents, dont il reconnut les visages, mais sur lesquels il ne parvint pas à placer des noms.
Il y eut un bruit venu de la porcherie, le bruit des pattes de la truie sur la paille, en train de recevoir leur adoration. Quelqu’un était en train de parler, mais il n’arrivait pas à savoir qui. Une voix d’adolescent, à la cadence mélodieuse. Alors qu’elle interrompait son monologue, le gardien et l’un des garçons sortirent des rangs, comme si on les avait congédiés, et s’enfoncèrent dans les ténèbres. Redman s’approcha un peu plus. Le temps pressait à présent. Bientôt, les premiers membres de la congrégation auraient traversé le terrain de jeux et entreraient dans le bâtiment principal. Ils découvriraient le corps de Slape, sonneraient l’alarme. Il fallait qu’il trouve Lacey tout de suite, si l’on pouvait encore trouver Lacey.
Ce fut Leverthal qui l’aperçut la première. Elle détourna les yeux de la porcherie et hocha la tête en signe de bienvenue, apparemment indifférente à son arrivée. On aurait dit que sa venue en cet endroit était inévitable, comme si tous les chemins avaient mené à la ferme, à la maison de paille et à l’odeur des excréments. D’une certaine manière, il était normal qu’elle ait cru cela. Il le croyait presque lui-même.
« Leverthal », dit-il.
Elle le regarda avec un sourire. Le garçon à côté d’elle leva la tête et sourit lui aussi.
« Es-tu Hennessey ? » demanda-t-il, dévisageant le garçon.
L’adolescent éclata de rire, ainsi que Leverthal.
« Non, dit-elle. Non. Non. Non. Hennessey est ici. »
Elle désigna l’intérieur de la porcherie.
Redman franchit les derniers mètres qui le séparaient du mur de la porcherie, s’attendant à découvrir, sans tout à fait l’oser, la paille et le sang, la truie et Lacey.
Mais Lacey n’était pas là. Rien que la truie, plus grosse et plus resplendissante que jamais, dressée au milieu de ses propres déjections, ses oreilles énormes et ridicules battant au-dessus de ses yeux.
« Où est Hennessey ? demanda Redman en regardant la truie droit dans les yeux.
— Ici, dit le garçon.
— Ce n’est qu’un cochon.
— Elle l’a dévoré », dit l’adolescent, toujours souriant. De toute évidence, cette idée lui paraissait délicieuse. « Elle l’a dévoré : et il parle à travers elle. »
Redman avait envie de s’esclaffer. A côté de ça, les histoires de fantômes racontées par Lacey paraissaient presque plausibles. Ils étaient en train de lui dire que cette truie était possédée.
« Est-ce qu’Hennessey s’est pendu, comme le dit Tommy ? »
Leverthal acquiesça.
« Dans la porcherie ? »
Nouveau hochement de tête.
Soudain la truie prit un tout autre aspect. Dans son imagination, il la vit lever le groin pour renifler les pieds d’Hennessey, sentir la mort s’emparer de ce corps convulsé, saliver à l’idée de goûter sa chair. Il la vit lécher les fluides qui suintaient de sa peau pourrissante, les laper, ronger timidement la chair, puis la dévorer. Il n’était guère difficile de comprendre comment les garçons avaient pu élaborer une mythologie à partir de cette atrocité : inventer des hymnes à la gloire de la truie, l’adorer comme un dieu. Les chandelles, leur révérence, le sacrifice de Lacey : autant de preuves de leur démence, mais autant de faits guère plus étranges qu’un millier d’autres coutumes religieuses. Il commençait même à comprendre la lassitude de Lacey, son impuissance à lutter contre les pouvoirs qui le menaçaient.
Maman, ils m’ont donné à manger aux cochons.
Pas : maman, aide-moi, sauve-moi. Juste : ils m’ont donné aux cochons.
Tout ceci, il pouvait le comprendre : ce n’étaient que des enfants, la plupart sans éducation, certains à la limite de la débilité mentale, tous susceptibles de superstition. Mais cela n’expliquait pas le cas de Leverthal. Elle contemplait de nouveau la porcherie, et Redman remarqua pour la première fois que ses cheveux étaient dénoués et reposaient sur ses épaules, colorés de miel par la lueur des chandelles.
« Pour moi, ça ressemble à un cochon, rien de plus, dit-il.
— Elle parle avec sa voix, dit doucement Leverthal. Elle a reçu le don des langues, si vous voulez. Vous l’entendrez bientôt. Mon bien-aimé. »
Il comprit soudain. « Vous et Hennessey ?
— N’ayez pas l’air si horrifié, dit-elle. Il avait dix-huit ans, des cheveux noirs comme vous n’en avez jamais vu. Et il m’aimait.
— Pourquoi s’est-il pendu ?
— Pour vivre éternellement, dit-elle, pour ne jamais devenir un homme et en mourir.
— Nous ne l’avons trouvé qu’au bout de six jours, dit l’adolescent, murmurant presque à l’oreille de Redman. Et même à ce moment-là, elle voulait que personne ne s’en approche, maintenant qu’elle l’avait pour elle seule. La truie, je veux dire. Pas le docteur. Tout le monde aimait Kevin, voyez-vous, chuchota-t-il comme en confidence. Il était si beau.
— Et où est Lacey ? »
Le sourire aimant de Leverthal se décomposa.
« Avec Kevin, dit l’adolescent. Là où Kevin veut qu’il soit. »
Il tendit une main au-dessus du portail pour désigner l’enclos. Il y avait un corps gisant sur la paille, près de la porte de l’abri.
« Si vous le voulez, il faudra que vous alliez le chercher », dit le garçon, et l’instant d’après il avait saisi la nuque de Redman dans l’étau de ses mains.
La truie réagit devant cette action soudaine. Elle se mit à piétiner la paille avec violence, révélant à tous le blanc de ses yeux.
Redman tenta de se dégager de l’étreinte du garçon, tout en lui donnant un coup de coude dans le ventre. Le garçon recula, le souffle coupé, jurant et pestant, mais il fut aussitôt remplacé par Leverthal.
« Allez le chercher, dit-elle en tirant Redman par les cheveux. Allez le chercher si vous le voulez. »
Ses ongles vinrent érafler la tempe et le nez de l’homme, manquant de justesse ses yeux.
« Lâchez-moi ! » dit-il, essayant de se dégager, mais la femme s’accrocha, secouant la tête de droite à gauche tout en tentant de le pousser contre le mur.
Tout se déroula alors à une vitesse terrifiante. Les longs cheveux de Leverthal effleurèrent la flamme d’une chandelle et sa tête prit feu, les flammes montant à vive allure. Criant au secours, elle trébucha contre le portail. Celui-ci ne supporta pas son poids et s’effondra vers l’intérieur. Redman regarda, impuissant, la femme embrasée tomber sur la paille. Les flammes se répandirent avec rapidité dans l’enclos et se dirigèrent vers la truie en consumant les brins de paille.
Même en cet instant de péril, le cochon n’était qu’un cochon. Pas de miracle ici : pas de sermon, pas de supplique en langue humaine. L’animal paniqua lorsque les flammes l’encerclèrent, faisant reculer sa masse convulsée dans un coin de l’enclos et venant lécher ses flancs. L’air s’emplit de la puanteur du jambon en train de griller quand les flammes coururent le long de ses pattes et jusqu’à sa tête, ravageant ses poils comme un feu de broussailles.
Sa voix était une voix de cochon, ses plaintes des plaintes de cochon. Des grognements hystériques s’échappèrent de ses lèvres et la truie traversa la cour de la porcherie pour se précipiter vers le portail, piétinant Leverthal au passage.
Le corps de la truie, toujours embrasé, était un objet magique dans la nuit quand elle s’enfuit vers le terrain de jeux, se trémoussant de douleur. Ses cris ne diminuèrent pas d’intensité lorsque les ténèbres l’avalèrent, ils semblèrent seulement jeter leurs échos sur toute la largeur du terrain, incapables de trouver une issue hors de cette chambre close.
Redman enjamba le corps calciné de Leverthal et pénétra dans l’enclos. La paille brûlait tout autour de lui et le feu rampait en direction de la porte. Il ferma à moitié les yeux pour se protéger de la fumée et se baissa pour entrer dans l’abri.
Lacey était toujours étendu là où il l’avait aperçu, le dos contre la porte. Redman retourna le garçon. Il était vivant. Il était éveillé. Ses yeux, gonflés de larmes et de terreur, le regardaient depuis son oreiller de paille, des yeux si grands qu’on aurait cru qu’ils allaient jaillir de sa tête.
« Lève-toi », dit Redman, se penchant sur le garçon.
Son petit corps était rigide, et ce ne fut qu’à grand-peine que Redman réussit à dénouer ses membres. Avec quelques mots de réconfort, il réussit à le remettre sur pied alors que la fumée s’insinuait à l’intérieur de l’abri.
« Viens, tout va bien, viens. »
Il se redressa et quelque chose vint lui effleurer les cheveux. Redman sentit une légère ondée de vers tomber sur son visage et leva les yeux pour découvrir Hennessey, ou ce qu’il en restait, toujours pendu à une poutre de la porcherie. Ses traits étaient indéchiffrables, flasques et noircis. Son corps était rongé à la hanche et ses entrailles pendaient de sa carcasse fétide, s’agitant en boucles molles devant le visage de Redman.
N’eût été l’épaisse fumée, l’odeur du cadavre aurait été étourdissante. Redman fut simplement révolté, et sa révulsion donna des forces à son bras. Il fit sortir Lacey de l’ombre du cadavre et le poussa à travers la porte.
Dehors, la paille brûlait avec moins d’intensité, mais la lueur du feu, des chandelles et du corps toujours flambant après la pénombre de l’abri lui fit cligner des yeux.
« Viens, mon garçon », dit-il, soulevant l’enfant pour lui faire franchir les flammes.
Les yeux du garçon étaient brillants comme des boutons, brillants comme la démence. Futilité, proclamaient-ils.
Ils traversèrent la cour pour arriver jusqu’au portail, enjambant le corps de Leverthal, et se dirigèrent vers les ténèbres du terrain de jeux.
Le garçon semblait sortir de son état de choc à chaque pas qu’ils faisaient pour s’éloigner de la ferme. Derrière eux, la porcherie n’était plus qu’un souvenir qui se consumait. Devant, la nuit était plus immobile et plus impénétrable que jamais.
Redman essaya de ne plus penser à la truie. Elle devait sûrement être morte à présent.
Mais alors qu’ils couraient, il lui sembla qu’il y avait un bruit dans la terre, comme si quelque chose d’énorme les suivait pas à pas, se contentant de rester à distance, prudent mais impitoyable dans sa poursuite.
Il tira Lacey par le bras et pressa le pas, traversant une étendue cuite par le soleil. Lacey gémissait à présent, ce n’étaient pas encore des mots, mais c’était au moins un son. C’était un bon signe, un signe dont Redman avait besoin. Il en avait plus qu’assez de la démence.
Ils atteignirent le bâtiment sans incident. Les corridors étaient aussi vides que lorsqu’il avait quitté l’immeuble, une heure plus tôt. Peut-être que personne n’avait encore trouvé le cadavre de Slape. C’était possible. Aucun des garçons n’avait paru d’humeur à rechercher une quelconque distraction. Peut-être s’étaient-ils glissés en silence dans leurs dortoirs, épuisés par leur cérémonie.
Le moment était venu de chercher un téléphone et d’appeler la police.
L’homme et le garçon traversèrent le couloir pour se diriger vers le bureau du directeur, la main dans la main. Lacey était de nouveau silencieux, mais son expression n’était plus aussi frénétique ; on aurait dit que des larmes purificatrices étaient sur le point de l’envahir. Il reniflait, faisait des bruits de gorge.
Sa main resserra son étreinte sur celle de Redman, puis se détendit complètement.
Devant eux, le vestibule était plongé dans l’obscurité. On avait récemment cassé l’ampoule. Elle oscillait toujours doucement au bout du fil, éclairée par une vague lueur filtrant à travers la fenêtre.
« Viens. Tu n’as plus de raisons d’avoir peur. Viens, mon garçon. »
Lacey se pencha sur la main de Redman et mordit dans sa chair. Cela se passa si vite qu’il lâcha le garçon avant de s’en être rendu compte, et Lacey avait tourné les talons et s’enfuyait dans le couloir, loin du vestibule.
Aucune importance. Il n’irait pas bien loin. Pour une fois, Redman était content de savoir que cet endroit était bien pourvu en murs et en barreaux.
Redman traversa le vestibule obscur jusqu’au bureau de la secrétaire. Rien ne bougeait. Quelle que fût la personne qui avait cassé l’ampoule, elle restait cachée et immobile.
Le téléphone avait été cassé, lui aussi. Pas simplement cassé, brisé en mille morceaux.
Redman fit demi-tour vers le bureau du directeur. Il y avait un téléphone là-bas ; il n’allait pas se laisser arrêter par des vandales.
La porte était fermée à clé, bien sûr, mais Redman était préparé à cette éventualité. Il brisa d’un coup de coude le verre dépoli de la porte et tendit la main de l’autre côté. Pas de clé.
« Au diable », pensa-t-il, et il frappa de l’épaule contre la porte. Celle-ci était faite de bois solide et épais, et le verrou était de bonne qualité. Son épaule était douloureuse, sa blessure au ventre se rouvrit quand le verrou céda, et il pénétra dans la pièce.
Le sol était jonché de paille ; à côté de l’odeur qui régnait dans la pièce, celle de la porcherie ressemblait à un parfum. Le directeur gisait près de son bureau, le coeur arraché et dévoré.
« La truie, dit Redman. La truie. La truie. » Et, disant encore : « La truie », il se précipita vers le téléphone.
Un bruit. Il se retourna et reçut le coup en plein visage. Il lui brisa la pommette et le nez. La pièce tournoya et devint toute blanche.
Le vestibule n’était plus obscur. Des chandelles y brûlaient, des centaines de chandelles, aurait-on dit, dans chaque coin, sur chaque surface. Mais sa tête tournoyait toujours, sa vision était encore brouillée par le choc. Il pouvait ne s’agir que d’une seule chandelle, multipliée par des sens auxquels il ne pouvait plus faire confiance pour appréhender la vérité.
Il se tenait au milieu de l’arène du vestibule, ne sachant pas très bien comment il pouvait être debout, car ses jambes paraissaient engourdies et inutiles sous lui. A la périphérie de son champ de vision, au-delà de la lueur des chandelles, il pouvait entendre des gens en train de parler. Non, pas vraiment parler. Ce n’étaient pas vraiment des mots. C’étaient des bruits absurdes, émis par des gens qui pouvaient ou ne pouvaient pas être là.
Puis il entendit le grognement, le grognement grave et asthmatique de la truie, et elle émergea droit devant lui à la lueur mouvante des chandelles. Elle n’était désormais plus luisante ni superbe. Ses flancs étaient carbonisés, ses yeux jadis brillants liquéfiés, son groin tordu et déformé. Elle avançait très lentement vers lui, et très lentement, la silhouette qui la chevauchait devint visible. C’était Tommy Lacey, bien sûr, nu comme au jour de sa naissance, le corps aussi rose et aussi glabre que celui d’un de ses porcelets, le visage vierge de tout sentiment humain. Ses yeux étaient à présent ceux de la truie, et il guidait le grand animal par les oreilles. Et le bruit émis par la truie, ce reniflement sourd, ne sortait pas de la bouche de l’animal mais de celle du garçon. Sa voix était la voix de la truie.
Redman prononça doucement son nom. Pas Lacey, mais Tommy. Le garçon ne sembla pas l’entendre. Ce ne fut qu’au moment où la truie et son cavalier s’approchèrent de lui que Redman comprit pourquoi il ne s’était pas effondré face contre terre. Il y avait une corde passée autour de son cou.
Alors même qu’il s’en rendait compte, le noeud se resserra et ses pieds quittèrent le sol.
Aucune douleur, mais une terrible horreur, pire, bien pire que la douleur, s’épanouit en lui, un gouffre de regret et de désolation, et tout ce qu’il était s’engloutit au fond de lui.
Au-dessous de lui, la truie et le garçon avaient fait halte, sous ses pieds ballottants. Le garçon, grognant toujours, était descendu de la truie et s’était accroupi près de l’animal. A travers l’air qui s’assombrissait, Redman voyait la courbe de l’échine du garçon, la peau parfaite de son dos. Il vit aussi la corde à noeuds qui pendait entre ses fesses pâles, son extrémité déchirée. Copie parfaite d’une queue de cochon.
Redman sut que la truie relevait la tête, bien que ses yeux ne pussent plus rien voir. Il aimait à penser qu’elle souffrait, et qu’elle souffrirait jusqu’à l’heure de sa mort. Il lui suffisait presque de penser cela. Puis la bouche de la truie s’ouvrit, et elle parla. Il ne savait pas comment les mots étaient prononcés, mais ils étaient prononcés. Une voix de garçon, à la cadence mélodieuse.
« Telle est la nature de la bête, disait-elle, de manger et d’être mangé. »
Puis la truie sourit, et Redman sentit, bien qu’il se fût cru engourdi par l’effroi, le premier choc de douleur lorsque les dents de Lacey arrachèrent un morceau de chair à son pied, et le garçon grimpa en reniflant le long du corps de son sauveur pour aspirer sa vie dans un baiser.