TROISIEME PARTIE

CHAPITRE XVII

Je m’appelle Georges Klink. J’ai trente-cinq ans. Je suis biologiste, attaché à la mission scientifique qui opère en ce moment sur la planète Urfa, où elle a été envoyée par l’institut de recherches galactiques.

Les autorités et la direction de la télévision interplanétaire ont bien voulu me demander d’évoquer devant le micro les faits auxquels j’ai été mêlé ou dont j’ai été le témoin le plus direct au cours de ces derniers mois. J’ai accepté volontiers. Je vais tâcher d’être aussi clair et aussi succinct que possible.

Prenons les choses par le commencement.

On sait que des disparitions mystérieuses se sont produites sur les planètes « neuves », et notamment sur Urfa, au cours de ces dernières années. À la mission dont je fais partie, nous en étions particulièrement émus, car neuf des nôtres avaient ainsi disparu. J’étais, pour ma part, bouleversé à l’extrême, car parmi les victimes se trouvaient mon frère, André Klink – le minéralogiste dont on parla beaucoup il y a quelques années, car c’était lui « l’homme qui grandit » – et Luigi Shraf, le physicien atomiste, mon ami d’enfance, mon meilleur ami.

Toutes les recherches, toutes les enquêtes étaient demeurées sans résultat. Mais je m’étais juré de découvrir la cause de ces disparitions mystérieuses. J’avais fini par me convaincre qu’il s’agissait d’enlèvements, et même d’enlèvements effectués par des créatures inconnues de l’homme et sans doute venues de très loin.

Cette opinion commençait à être partagée par les autorités, et tous les postes d’observation du ciel et de la navigation interstellaire avaient été alertés. Mais jamais aucun astronef suspect n’avait été décelé. Quant aux recherches que je poursuivis inlassablement avec l’aide de mes amis de la mission, elles demeurèrent vaines. Nous ne découvrîmes pas le moindre indice.

Je commençais à penser que ce problème était insoluble. Pourtant, il y avait encore, de temps à autre, sur les planètes neuves, des disparitions absolument inexplicables.

J’allais renoncer à toute recherche quand, le 2 mars 2144, un événement incroyable se produisit.

J’étais ce matin-là en train de prendre une tasse de café au mess de la mission et je me préparais à partir en compagnie du directeur pour une tournée de prospection dans une région assez éloignée. Un opérateur de radio entra et me dit qu’on me demandait au poste des communications interstellaires. Je fus inquiet. Ce poste ne sert guère qu’aux liaisons officielles et n’est, utilisé pour le personnel que dans les cas d’urgence. Je craignais que quelque membre de ma famille, qui habite la Terre, ne fût malade ou n’eût été victime d’un accident. Je me hâtai vers le poste de radio.

Lorsque j’eus coiffé l’écouteur, j’entendis une voix assez faible, mais très distincte, et qui m’était familière. Je faillis tomber à la renverse. Je n’en croyais pas mes oreilles, car c’était la voix de mon vieil et très cher ami Luigi Shraf.

Il avait disparu sur Urfa le 15 février 2143, donc environ un an plus tôt. Qu’il se manifestât ainsi sur les ondes interstellaires après un aussi long silence était non seulement inexplicable, mais effarant.

— C’est toi, Georges ? me dit-il.

— Qui, c’est moi…

— C’est Luigi qui te parle…

— Luigi… Est-ce bien toi ?

— Mais oui, c’est moi… Ne reconnais-tu pas ma voix ?

— Si, je la reconnais… Mais je suis en proie à un saisissement terrible… Où es-tu ?

— Sur une autre planète, très loin… Mais ne perdons pas de temps… Je ne sais pas si l’appareil dont je me sers pourra fonctionner longtemps… Branche sur ton récepteur un magnétophone pour enregistrer le long message que je vais te transmettre… Il est indispensable que vous n’en perdiez pas un seul détail.

Je fis ce qu’il me disait et je repris aussitôt l’écouteur. Ce que j’entendis me remplit tour à tour d’étonnement, puis de stupeur, puis d’horreur, puis de toutes sortes de sentiments contradictoires.

Ce message, vous le connaissez. Vous l’avez tous lu en éprouvant les mêmes sentiments que moi. Vous avez appris ce qu’il est advenu aux malheureux disparus, ainsi qu’à Luigi Shraf et à ses trois compagnons humanoïdes dont le sort fut différent. Vous avez su ce qu’étaient les Bomors, leur planète Rrfac, leur capitale Bophal. Je n’insisterai pas sur tout cela. Mais vous ignorez encore ce qui s’est passé ensuite… Vous avez pu croire que l’affaire était classée, faute de moyens pour agir. Il n’en était rien. Mais pour des raisons de sécurité, on fit le silence sur l’action entreprise.

Il est un point du message qui avait attiré plus particulièrement mon attention et ensuite celle des autorités. Luigi Shraf disait dans sa conclusion :

« Je n’ose pas espérer que l’on pourra nous secourir et nous arracher à cette planète. Il serait vain, en tout cas, de tenter de délivrer ceux d’entre nous qui sont au Bzolkr. Dans Bophal, les Bomors ne sont guère plus de deux mille. Mais ils possèdent encore – nous le savons maintenant que nous connaissons mieux leur civilisation d’après leurs livres – des moyens de défense redoutables. En revanche, il ne serait peut-être pas impossible d’atteindre sans trop de risques l’endroit où je suis avec mes trois compagnons. Malheureusement, je ne peux vous donner aucun renseignement sur la position qu’occupe dans la galaxie la planète Rrfac. Tout ce que nous savons, c’est que son soleil est mauve. Mais les étoiles mauves sont nombreuses. En revanche, vous pourrez trouver sur la planète Urfa elle-même un document qui vous donnera sans doute à ce sujet des indications précieuses. Lorsque j’ai été enlevé pas les Bomors, le 15 février de l’an dernier, je me trouvais à l’endroit où notre collègue Kan Ling fut lui-même kidnappé. L’instant d’avant, je venais de découvrir – non pas dans l’oasis, mais dans le désert voisin – une sorte de dépliant fait d’une matière plastique plus robuste que le papier et plus mince. Il représentait une fraction du système galactique et comportait, outre un tracé de parcours entre plusieurs planètes, une notice complémentaire. Urfa figure sans nul doute sur cette carte. Et aussi Rrfac. Un examen attentif du document vous donnerait peut-être le moyen de nous atteindre, si toutefois les autorités jugent possible une telle opération.

« Dans une annexe à ce message, vous trouverez des indications précises sur l’endroit où nous nous trouvons, ainsi que quelques données sommaires sur la langue – et surtout sur le vocabulaire technique – des Bomors, qui vous permettront peut-être de tirer parti du texte qui figure sur la carte… »

La perspective de pouvoir sauver Luigi Shraf – et, qui sait ? peut-être aussi ceux qui étaient emprisonnés – méritait à coup sûr un examen attentif. Mais d’abord, il fallait retrouver le document.

L’après midi même, avec le directeur de la mission à qui j’avais communiqué cet extraordinaire message, et avec six ou sept collègues, nous nous sommes rendus sur les lieux et nous n’avons pas tardé à trouver le dépliant.

Quinze jours plus tard, Luigi Shraf parvint à se mettre de nouveau en communication avec nous. Je pus lui dire qu’une tentative de sauvetage allait probablement intervenir dans un délai d’un mois ou deux.

La carte nous avait en effet donné des renseignements très précis. Le soleil de Rrfac fut parfaitement identifié dans le ciel. Mais le voyage demandait une longue préparation. Four atteindre Rrfac, il fallait naviguer quinze jours dans l’hyperespace, sans possibilité de faire escale ni de se ravitailler pour le retour. Or, la planète Urfa – un de nos postes les plus avancés – n’est qu’à quatre jours de la Terre. Nos vaisseaux n’étaient pas équipés pour des voyages beaucoup plus longs.

Un astronef de grande puissance dut être spécialement aménagé et amené sur Urfa, qui lui servirait de base de départ. Il fut en outre pourvu d’un armement puissant et perfectionné dont, nous pourrions avoir besoin si, au voisinage de Rrfac, les choses tournaient mal pour nous.

On m’avait fait l’honneur de me confier la direction de cette expédition, qui ne comptait d’ailleurs qu’un petit nombre de personnes. En principe, je ne devais m’occuper que de Luigi Shraf et de ses compagnons. Mais je ne désespérais pas de sauver aussi les autres. Je pensais à mon frère. Quelle que fût maintenant sa taille, il n’en était pas moins mon frère, et j’avais pour lui une affection profonde. On m’avait laissé le soin de juger sur place des possibilités, mais on m’avait recommandé la plus extrême prudence.

Nous sommes partis le 10 juin. Luigi ne s’était pas manifesté de nouveau. Il nous avait déclaré, lors de sa dernière communication, qu’il serait peut-être dangereux pour lui et ses compagnons d’abuser du poste émetteur, et qu’il ne nous rappellerait que dans trois mois s’il n’avait rien vu venir.

Notre voyage s’est effectué sans incident. Après deux jours de voyage, nous pénétrâmes dans une partie de la galaxie où aucun homme ne s’était encore aventuré. Deux jours plus tard, nous sommes sortis quelques instants de l’hyperespace pour nous repérer. Tout allait bien. Nous fîmes encore deux sorties pour vérifier si nous étions toujours dans la bonne voie, et au bout de quinze jours, quand nous surgîmes de nouveau dans l’espace habituel, nous vîmes le soleil mauve de Rrfac.

À partir de ce moment, nous avons observé la plus stricte vigilance. Nous savions par Luigi que nous ne pourrions pas déceler les astronefs bomors sur nos radars, alors qu’ils pourraient déceler le nôtre. Toutefois, nous savions aussi que les vaisseaux des créatures translucides naviguaient fort peu, et que les chances de n’en pas rencontrer étaient en somme assez considérables.

Bientôt, nous pûmes observer la planète au télescope électronique. La ville de Bophal était parfaitement visible.

Nous nous sommes hâtés de changer de cap. Nous ne voulions pas aborder Rrfac par la face où se trouvait la capitale et où on aurait pu nous détecter du sol. Il n’était pas question non plus que notre astronef se posât sur cette planète qui, vue de l’espace, était d’une belle couleur où le rouge dominait. Il avait été prévu au départ que nous ne serions que deux à descendre au sol – un de mes collègues, Serej, et moi-même. Nous utiliserions pour cela une fusée de secours pouvant emmener sept ou huit personnes et un petit chargement, car nous comptions ramener des livres et, s’il se pouvait, divers appareils bomors que Luigi nous indiquerait.

Il nous fallait repérer l’endroit où se trouvait celui-ci. Nous n’avions évidemment pas de cartes. Mais il nous avait donné d’une façon assez précise la latitude et aussi la longitude par rapport au méridien qui passait à Bophal. Il nous avait fait en outre une description détaillée de la région et précisé le lieu de sa résidence par rapport aux villes, aux rivières, aux accidents de terrain.

Mon collègue et moi, nous avons pris place dans la fusée au moment jugé le plus propice. Jusque-là, rien ne s’était produit, et il nous semblait infiniment probable que notre présence n’avait pas été décelée. Elle ne le fut pas davantage pendant notre descente.

Nous nous posâmes au sol sans difficulté, juste au moment où l’aube poignait. Nous avions aperçu dans une vallée, un peu avant d’atterrir, une maison isolée qui semblait correspondre à celle que Luigi nous avait décrite. Mais nous n’avions en aucune façon la certitude de ne pas nous être trompés, auquel cas il nous faudrait explorer la région avoisinante, ce qui serait long et peut-être dangereux.

Nous nous sommes dirigés vers la maison, qui était à environ deux cents mètres de l’endroit où nous nous étions posés, près d’un bouquet d’arbres. Comme nous approchions, nous avons eu un moment d’émotion. Nous avons vu surgir de derrière une haie des créatures visiblement non humaines. Mais nous avons très vite compris qu’il s’agissait des robots travaillant aux cultures.

Mon collègue Serej et moi nous étions arrêtés un instant pour examiner les lieux lorsque je vis quelque chose bouger derrière une fenêtre. Quelques secondes plus tard, une porte s’ouvrait et j’aperçus une créature humaine.

Luigi !

Il se précipita vers nous. Il se jeta dans mes bras. Pendant quelques instants nous fûmes si émus qu’il nous fut impossible de prononcer une parole. Mais déjà surgissaient de la maison les compagnons de mon ami. Ils étaient rayonnants. Mihiss – la jeune Slump devenue la femme de Luigi – était d’une beauté surprenante, et je m’aperçus vite qu’elle était d’une intelligence extraordinaire. Sarahor, l’humanoïde vert, que je reconnus aussitôt bien que je ne l’eusse jamais vu, me serra les mains et me passa ses doigts sur le front en signe d’amitié. Mra se montra plus timide, mais néanmoins elle nous embrassa.

Ces effusions terminées, Luigi me dit :

— Nous n’avons rien à craindre ici, mais plus vite nous partirons, mieux cela vaudra. Il ne faut pas que l’astronef qui vous a amenés se fasse repérer…

— C’est tout à fait mon avis, dis-je. Mais il y a un autre problème… Les prisonniers… J’ai pour mission de tenter de les délivrer si la chose me paraît possible… C’est-à-dire d’exterminer d’abord les Bomors. Ils sont si peu nombreux…

— Écoute, Georges, me dit-il, tu peux bien te douter que nous serions les premiers, nous qui savons mieux que quiconque quel est le sort des captifs, à t’encourager dans cette voie si nous apercevions la moindre chance de succès. J’ai pensé aussi souvent que toi à ton frère et à nos amis qui sont parmi ces malheureux. Mais – je l’ai dit dans mes messages – une telle entreprise est impossible. Je t’expliquerai plus tard en détail pourquoi. Mais crois-moi sur parole pour le moment… Plus tard, nous verrons… Quand les spécialistes auront étudié les livres scientifiques des Bomors que nous avons rassemblés ici… Alors, il y aura sans doute une possibilité, mais pas maintenant. Crois-moi, Georges. Mes trois compagnons ici présents te le confirmeront…

Je ne fus pas surpris. Je n’avais même parlé de délivrer les captifs que par acquit de conscience. Mais j’avais une autre idée en tête.

— Je te crois volontiers, dis-je. J’ai beaucoup réfléchi à tout cela… J’ai formé toutes sortes d’hypothèses dont je te parlerai plus tard… Tu as certainement raison lorsque tu dis qu’il faut étudier au maximum la civilisation des Bomors. Et je pense, moi, que le meilleur moyen de le faire, c’est de capturer l’un d’eux… Or, la chose me paraît immédiatement possible avec infiniment moins de risques qu’une attaque contre Bophal. Tu nous as dit dans tes messages que le Bomor qui s’appelle Pflat, et chez qui vous avez vécu, subissait en ce moment sa peine, dans une solitude totale, non loin d’ici. L’enlever par surprise ne serait sans doute ni très difficile ni très dangereux…

— Nous ne pouvons pas faire cela ! se récria Luigi. Il s’est montré envers nous correct et même amical… Sans lui, nous ne serions pas ici… Je n’aurais pas pu venir. Vous auriez sans doute ignoré à tout jamais quel était le sort des disparus. Quant aux autres Bomors, j’en suis venu à les plaindre plus qu’à les haïr.

J’eus un sourire.

— Il n’est pas question de maltraiter ce Pflat, dis-je. Je pense bien plutôt à rechercher avec lui quelque solution à ce drame… D’après ce que tu nous as dit de lui, il serait très intelligent et passablement coopératif…

— Laisse-moi réfléchir un instant. Laisse-moi m’entretenir avec mes compagnons…

Il emmena ceux-ci à l’écart. Ils revinrent vers nous au bout de cinq minutes.

— C’est d’accord, me dit Luigi, mais à une condition. Il faut que tu prennes, au nom de notre civilisation, l’engagement formel que non seulement Pflat ne sera pas maltraité, mais qu’on ne tentera pas d’obtenir de lui, par quelque procédé que ce soit, quoi que ce soit contre son gré. Pflat nous a aidés. Mais malgré la sanction qu’il a encourue à cause de nous, il se refuse à trahir les siens. C’est une attitude que je respecte.

— Je la respecte aussi, dis-je. Je prends l’engagement que tu me demandes. J’ai d’autres idées en tête que d’arracher à ce Bomor des secrets par la force.

— Alors, allons-y.