CHAPITRE PREMIER

EXTRAITS DU JOURNAL DE JEAN HORNET

 

 

15 mai 1982.

 

Paris est une belle ville. Plus belle que je ne l’aurais cru.

Je m’appelle Jean Hornet. Du moins provisoirement. Mais tous mes papiers sont en règle. Mon passeport, ma carte d’identité, mon permis de conduire, mon acte de naissance. Et j’ai vingt-six ans.

Il est agréable d’avoir vingt-six ans dans une ville aussi belle que Paris, et dans une saison aussi plaisante que cette saison-ci. Depuis mon arrivée, le soleil brille dans un ciel d’un bleu très tendre.

J’ai un solide compte en banque. Et même un compte très solide. Ne suis-je pas le fils unique d’Arthur Hornet, qui fit une fortune colossale en vendant des brevets d’inventions – mais qui, hélas ! est mort il y a six mois. Il périt dans le tremblement de terre qui ravagea une toute petite partie de la côte californienne – malheureusement celle où il avait sa somptueuse résidence, qui fut anéantie de fond en comble.

Arthur Hornet était un homme singulier. Il n’avait pas, lui, de compte en banque. Tout ce qu’il gagnait, il l’enfermait, sous forme de billets ou de lingots d’or, dans les coffres secrets de sa résidence. Mais comme l’endroit où se trouvait son domaine est maintenant occupé par l’océan – car le séisme, s’il fut limité dans son étendue, fut effroyable dans ses effets –, il ne saurait être question de récupérer cette fortune.

Mon père toutefois, comme s’il avait eu le pressentiment de ce cataclysme, avait eu l’heureuse pensée, huit jours plus tôt, et la veille de mon départ pour un long voyage, de m’octroyer une dotation si confortable que je suis réellement à l’abri du besoin.

J’écris ces lignes dans le jardin du Luxembourg. C’est un beau jardin, orné d’un beau palais, de beaux arbres, de belles fleurs. Seuls les fauteuils métalliques manquent un peu de confort. Mais j’aime la douceur de l’air, le bleu du ciel, les pigeons qui sans cesse volent d’un endroit à un autre.

Je me suis installé dans un grand hôtel de la rive droite. Je dispose d’un appartement cossu dont les fenêtres donnent sur une vaste place ornée d’un majestueux obélisque qu’on a amené là de la lointaine Egypte et qui date de trois ou quatre mille ans.

Arthur Hornet fit aussi montre d’originalité dans la façon dont il m’a élevé. En fait, il m’a constamment gardé auprès de lui dans sa résidence californienne. Le nombre de fois où j’en suis sorti avant d’entreprendre un grand voyage quelques jours avant sa mort tragique peut se compter sur les doigts.

Mon éducation n’en fut pas moins soignée, et j’eus même pour précepteurs d’authentiques savants de tous ordres. Ma jeunesse ne fut d’ailleurs pas uniquement studieuse. L’immense domaine était aménagé pour la pratique de tous les sports. La piscine en particulier faisait ma joie, et avec un peu plus d’entraînement j’aurais sans doute pu me rapprocher beaucoup des performances des champions de natation. J’en dirai autant pour le tennis. Nous avions une salle de cinéma, et même une salle de théâtre. Mon père, souvent, faisait venir des comédiens, ou des chanteurs, ou des artistes de music-hall. Peut-être étaient-ils un peu étonnés de ne jouer que pour deux spectateurs. Mais comme ils étaient bien payés…

Non, je ne me suis pas ennuyé pendant mon enfance et mon adolescence.

N’empêche que Paris me plaît beaucoup. C’est peut-être parce que les Hornet sont d’origine française : chose que je ne dois pas oublier.

Je parle le français couramment, et sans le moindre accent. Je l’écris aussi – et c’est ce que je suis en train de faire – d’une façon que je crois correcte. Je parle d’ailleurs, non moins couramment, outre l’anglais, une demi-douzaine d’autres langues.

Je ne me sens pas du tout dépaysé dans ce jardin. Les promeneurs y sont nombreux, et je les observe d’un œil plein de mansuétude. Les femmes surtout.

Il y a beaucoup d’étudiants dans cet endroit, qui lisent des livres, ou qui griffonnent sur des cahiers. On pourrait aisément me prendre pour l’un d’eux. Mais je n’ai plus grand-chose à étudier. Je n’ai pas de diplômes, mais je pourrais aisément en avoir deux ou trois douzaines, dans toutes sortes de matières. J’ai, en outre, l’esprit très inventif, comme mon père. Mais je n’ai pas du tout l’intention de réaliser des inventions et de prendre des brevets.

Pour le moment, dans ce beau jardin, je me laisse vivre.

Une étudiante, assise dans un fauteuil métallique, à quelques pas de moi – avec un gros livre de chimie sur ses genoux – me regarde. Elle est assez jolie, mais vêtue sans élégance. Peut-être attend-elle que je lui adresse un sourire. Mais je n’ai pas l’intention de distribuer mes sourires à tort et à travers.

Ce matin, avant de sortir, je me suis longuement regardé dans le grand miroir qui orne ma salle de bains. Cet examen m’a laissé une excellente impression.

Il me faut bien convenir, sans avoir la moindre intention de me flatter, que je suis séduisant. Mon costume gris est d’une coupe parfaite et d’un drap de la meilleure qualité. Ma cravate, d’un gris bleu très discret, se détache bien sur ma chemise blanche. L’ensemble est sobre et du meilleur goût.

Mais il ne suffit pas de pouvoir s’offrir des vêtements qui ont bonne allure. L’essentiel est de bien les porter. À cet égard, je me crois irréprochable. Ma silhouette est à la fois fine et musclée. Mon visage a du charme. J’ai le front haut, l’œil vif – un œil d’une couleur un peu indéfinissable, mais qui tire sur le gris vert –, le nez et les lèvres bien dessinés, une chevelure châtaine qui ondule naturellement, mais sans excès, et mon expression est affable et énergique, avec ce je ne sais quoi d’un peu énigmatique qui ajoute du piquant à une physionomie. Mon teint est frais et rose, avec ce hâle léger qui est aujourd’hui indispensable.

Je ne mets pas en doute que je puisse plaire.

J’entends des rires d’enfants et je lève la tête. Trois petits garçons, juchés sur des ânons dociles, font le tour du grand bassin au centre duquel s’élève un jet d’eau. C’est une scène charmante.

L’étudiante en chimie est partie. Une autre a pris sa place. Elle me regarde elle aussi. Et même elle m’adresse un sourire, ce qui me confirme ce que j’écrivais plus haut au sujet de mes dons naturels de séduction. Mais je me contente de contempler les pigeons qui sont en train de picorer presque à mes pieds. Les plumes de leur gorge sont d’un vert brillant. Une couleur que j’aime.

Je sens – malgré les quelques appréhensions que j’avais eues avant de partir – que mon séjour dans cette ville sera agréable.

Je suis venu à Paris pour me marier.

Je ne sais pas encore avec qui.

*

* *

 

16 mai.

 

Je viens de relire les pages que j’ai écrites hier matin, à titre d’exercice dans la langue française, tout en passant une heure au jardin du Luxembourg. Elles me donnent satisfaction.

J’ai pris contact ce matin avec mes amis Louis Parin, Jean-Pierre Fonty, Lucien Bastogne et Robert Asselot, qui sont arrivés eux aussi avant-hier soir à Paris.

Lucien Bastogne (mais est-ce bien Bastogne qu’il s’appelle ?) est pour moi un vieux compagnon que j’aime beaucoup. Il avait l’air un peu dépaysé, et même un peu effaré, bien que ce soit l’un des hommes les plus hardis et les plus flegmatiques que je connaisse.

Louis Parin semblait, lui, quelque peu nerveux. Il passait constamment ses mains sur son visage et dans son ample chevelure rousse. Est-ce un tic qui lui est venu ? Je ne l’avais pas vu depuis trois ans, et la dernière fois où nous nous étions rencontrés, le décor était bien différent.

Robert Asselot, un très beau brun, déclara :

— Cette ville ne me plaît pas du tout, et je sens que je vais m’y ennuyer à mourir.

Voilà qui ne m’a pas étonné d’Asselot. Il n’est jamais content de rien. J’ai pour lui beaucoup d’estime. C’est un puits de science, un esprit brillant, méthodique, rigoureux. Mais le ton cassant qu’il prend parfois a le don de m’irriter. Au fond, je le crains, il est un peu jaloux de moi parce que… Non, il est préférable que je ne note pas sur ce carnet la raison – ou plutôt les raisons, car il y en a plusieurs, et dont certaines datent de loin – de son hostilité plus ou moins voilée (et enveloppée de cordialité) à mon égard.

Jean-Pierre Fonty était souriant. De nous cinq, c’est lui qui sait le mieux sourire. J’ai bien l’impression que Paris lui plaît à lui aussi. Il arborait un superbe costume genre sport : pantalon légèrement bouffant, veste à tout petits carreaux, la toute dernière mode.

Nous avons déjeuné ensemble, dans un salon particulier d’un grand restaurant de la rive gauche. Nous n’avons délibéré que pendant une heure, et sur des choses qui pour la plupart se situent dans un avenir plus ou moins éloigné. Car, dans l’immédiat, aucune complication n’est à prévoir.

J’ai échangé avec Asselot, sur un ton fort amical, des paroles qui, au fond, étaient passablement aigres-douces. Fonty a fait quelques remarques pertinentes. Louis Parin est intervenu fréquemment, mais nerveusement, tout en continuant à passer ses mains sur son visage sain, frais et rose, comme s’il avait eu des démangeaisons.

Lucien Bastogne n’a pour ainsi dire pas ouvert la bouche. Mais je voyais dans son œil une lueur inquiète.

Tandis que nous buvions le café, je l’ai pris à part dans une pièce voisine.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? lui ai-je demandé.

— Rien. Tout va très bien.

— Non, cher ami, ce n’est pas vrai. Tu n’as pas ton air habituel.

Il hésita et me dit :

— J’ai peur.

— C’est stupide. Tu vois bien que tout se passe à merveille. Tu es jeune, beau, séduisant. Cette ville est agréable. Tâche de te décontracter et de bien te mettre dans la tête qu’il ne peut absolument rien t’arriver de fâcheux.

Pendant un quart d’heure, je l’ai sermonné ainsi. Finalement, il semblait un peu réconforté. Malgré tout, il me donne du souci. Je me demande si j’ai eu raison de le faire venir.

Après ce déjeuner, nous nous sommes dispersés. Nous devons nous revoir plus tard, dans un autre endroit.

Mes quatre amis sont venus eux aussi à Paris pour se marier.

Ils ne savent pas, eux non plus, avec qui.

*

* *

 

22 mai.

 

Je me suis fait quelques relations. Rien n’est plus facile quand on a un solide compte en banque, et un coffre-fort bien garni.

Les gens d’ici parfois m’amusent, parfois m’ennuient. On trouve dans cette ville des types humains beaucoup plus variés que je ne l’aurais cru avant d’y venir, et si l’originalité ne court pas les rues, il est du moins possible de rencontrer, avec un peu de flair, des personnages curieux – hommes et femmes – et qui sont parfois d’une intelligence très raffinée.

Les femmes ne sont pas toutes belles, il s’en faut, mais beaucoup sont jolies, élégantes, et quelques-unes superbes.

J’ai quitté le palace où j’étais provisoirement installé. J’ai loué, à Passy, un petit hôtel particulier d’une architecture un peu désuète, mais tout à fait charmant, et je m’y suis installé hier. J’ai une cuisinière, un valet de chambre et un chauffeur. J’ai déjà lancé quelques invitations.

*

* *

 

30 mai.

 

Je suis assis à la terrasse d’un café, sur les Champs-Elysées. C’est vraiment une magnifique avenue.

Les Parisiens font l’apprentissage des trottoirs roulants. Ils ne fonctionnent – et seulement sur quelques grandes artères – que depuis un mois. Partout ailleurs on continue encore à circuler en automobile, mais un peu partout, huit à dix fois par jour, des embouteillages quasi inextricables se produisent. À cet égard, Paris est en retard sur d’autres grandes villes d’Europe et d’Amérique. Ce n’en est pas moins une métropole adorable, et je m’y plais de plus en plus.

J’ai déjà donné trois dîners et deux cocktails. Mais aucune des jeunes filles – pourtant charmantes – qui figuraient dans ces réceptions ne m’a réellement plu. Quatre où cinq d’entre elles se sont montrées envers moi d’une coquetterie un peu trop poussée à mon gré.

Tous mes invités ont loué ma cuisine, mes vins, mes liqueurs. Et aussi mon charme. J’ai une excellente cuisinière. J’apprécie beaucoup les plats français. Ce doit être un vieil atavisme ! Mes hôtes estiment que c’est certainement à cet atavisme que je dois de parler leur langue sans le moindre accent.

J’ai reçu moi-même de nombreuses invitations. Souvent chez des gens qui ont des filles à marier.

Je ne suis pas particulièrement pressé.

J’achète le journal, car un très gros titre a attiré mon regard.

L’expédition lancée vers la planète Mars vient d’échouer. Les quatre hommes partis, il y a trois mois, d’une base américaine ont péri. Un aérolithe de forte taille a frappé de plein fouet leur petit engin spatial et détruit leurs installations génératrices d’oxygène. Ils ont pu lancer il y a trois heures un ultime message faisant connaître ce qui venait de se passer et annonçant qu’avant dix minutes ils auraient succombé. Cet incident m’attriste très sincèrement.

En revanche, et c’est une meilleure nouvelle, l’équipe américano-russe qui opère sur la lune – une trentaine d’hommes – vient d’achever la construction du premier « dôme » qui abritera des laboratoires, une petite centrale atomique fournissant l’énergie, et diverses autres installations. Une quarantaine de personnes pourront y séjourner dans de bonnes conditions de sécurité.

Je m’amuse à regarder les gens sur les trottoirs roulants. Les deux pistes qui sont au centre de l’avenue vont relativement vite. Beaucoup de gens sont déjà très habiles à passer d’une piste à une autre. Les personnes âgées, toutefois, hésitent à utiliser ce mode de locomotion, surtout, je présume, si c’est la première fois qu’elles le font.

*

* *

 

5 juin.

 

Dès que je l’ai vue, j’ai compris que c’était elle qu’il me fallait épouser.

Et cela se passait ce matin.

J’étais allé – comme je le fais presque chaque jour depuis que je suis à Paris – m’entraîner dans l’immense et superbe piscine toute neuve inaugurée l’avant-veille de mon arrivée non loin du Rond-Point de la Défense.

Je nageais avec vigueur depuis un assez long moment, et je me préparais à sortir de l’eau quand je vis un éclair doré passer au-dessus de ma tête. C’était une femme qui plongeait.

J’ai toujours été fier de ma promptitude à saisir et à retenir les images même les plus fugitives. Tandis que la nageuse s’éloignait, je gardais sur la rétine – et j’avais fermé les yeux pour mieux conserver cette précieuse vision – les lignes et les couleurs qui composaient un corps admirable, un visage de madone sous une coiffe de caoutchouc qui emprisonnait les cheveux. Une coiffe noire, comme le vêtement de bain. Une peau tout juste assez ambrée pour qu’elle ne fût plus blanche.

La nageuse revint, et grimpa de nouveau sur le plongeoir. Et l’image se confirma dans mon regard. Une fille physiquement merveilleuse.

Je sais plonger. Je sais ce qu’est un plongeon qu’on peut qualifier d’impeccable, tant sous l’angle de la technique que sous celui de l’esthétique. Le sien le fut.

Très vite elle revint s’asseoir au bord de la piscine.

Je grimpai à mon tour jusqu’à la plus haute plate-forme. Je m’élançai à mon tour.

Quand je dis que je sais plonger, je veux dire que je sais plonger impeccablement. Réellement comme un champion. Elle m’avait regardé. J’allai m’asseoir à côté d’elle, juste au moment où elle quittait sa coiffe.

Un flot de cheveux blonds tomba jusqu’à sa taille.

Nous sommes restés un moment silencieux. Elle avait véritablement un visage de madone, d’une indicible pureté, un visage pensif, grave, tendre.

Je voulus sourire, mais je ne le pus pas. Il m’est souvent très difficile de sourire. Mais nous nous regardions.

J’avais jeté un coup d’œil sur ses mains. Des mains admirables, longues, aux doigts fuselés. Elle n’avait pas de bague, pas d’alliance.

— Quel âge avez-vous ? lui demandai-je.

Pour une première question, c’était une question assez stupide.

— Dix-neuf ans, dit-elle.

Sa voix était calme, unie, profonde. Elle ajouta au bout d’un moment :

— Vous savez plonger.

Je ne répondis pas. Le fait que je sache ou non plonger n’avait pour moi aucune importance. J’aurais voulu l’emmener immédiatement. L’emmener jusqu’à un de ces endroits – mairie, église – où l’on marie les gens.

Ce n’est malheureusement pas si simple.

— J’aime la natation, dis-je. Comment vous appelez-vous ?

— Nathalie.

Elle se leva et ajouta :

— Mais il est temps que je m’en aille.

Elle resta un moment indécise. Elle ne me demanda pas mon nom. Elle me regardait. Elle fit brusquement :

— Au revoir, monsieur.

J’eus une seconde de vertige.

— Vous avez votre voiture ? lui demandai-je.

— Oh ! non. On circule bien trop mal. Je prends le métro.

— Je vais vous ramener chez vous.

Elle hésita. Elle finit par dire :

— Je veux bien.

Nous avons regagné nos cabines. Je me suis vêtu en hâte, de crainte qu’elle ne m’échappât. Mais je la retrouvai et elle me suivit. Elle portait une robe de toile blanche, toute simple, mais qui soulignait le miracle de sa beauté. Elle eut un mouvement de recul en voyant ma voiture, et le chauffeur qui s’y trouvait, mais monta sans faire de réflexion. Elle ne parla que fort peu en cours de route. J’appris cependant que ses parents étaient morts dans un accident d’avion, qu’elle était modéliste dans une maison de couture, qu’elle vivait seule dans un petit appartement du quartier des Invalides – elle avait d’ailleurs donné son adresse au chauffeur.

— Je m’appelle Jean Hornet, lui dis-je en la quittant. Vous reverrai-je ?

Elle me regarda longuement.

— Peut-être, fit-elle. Si vous retournez à la piscine.

Elle ajouta d’une voix rapide, et comme en se forçant un peu :

— J’y vais tous les samedis matin. J’y vais aussi le soir, après cinq heures, le lundi et le jeudi.

*

* *

 

12 juin

 

Nathalie Dufray ne ressemble en rien aux autres filles dont j’ai fait la connaissance depuis que je suis ici.

Elle est réservée. Elle est à la fois transparente et secrète. Je suis sûr qu’elle ne sait pas mentir. Elle commence à m’intéresser autrement que par les formes parfaites de son corps, l’inexprimable beauté de son visage, l’ampleur de sa chevelure. Je la sens intelligente, capable de comprendre vite. Elle sait parler avec finesse et même avec une certaine originalité, d’une foule de choses. Mais elle se tait sur celles qu’elle ne connaît pas.

Nous avons visité ensemble le musée du Louvre. J’ai toujours détesté qu’on accumule dans un même endroit des monceaux d’œuvres d’art qui se neutralisent mutuellement. Nathalie a su isoler pour moi les plus belles – grâce au charme de son commentaire – et me les faire voir d’un autre œil.

Elle m’a avoué qu’elle faisait de la peinture, mais s’est refusée à m’emmener chez elle pour me montrer ses tableaux. J’ai pourtant lieu de penser qu’ils sont intéressants.

Elle n’a pas paru surprise en apprenant que j’étais originaire de Californie. Elle n’a pas fait de réflexion sur l’aisance avec laquelle je parle la langue française. Elle ne m’a pas questionné sur ma famille.

Je sens pourtant que je ne lui suis pas indifférent, et même que je l’intéresse, et même que je fais un peu plus que l’intéresser. C’est plus qu’une impression. C’est une certitude.

Avant-hier soir, elle a consenti à dîner avec moi, dans un restaurant des Champs-Élysées. Ensuite nous nous sommes promenés à pied. J’ai découvert qu’elle parlait très bien l’anglais, et c’est dans cette langue que nous avons continué notre conversation. Ce fut pour moi une soirée extrêmement agréable.

Il me faut bien m’avouer que Nathalie me plaît beaucoup. Et même beaucoup plus qu’il ne serait nécessaire. Car il ne s’agit pour moi, en somme, que de l’épouser.

Au cours de la promenade à pied que nous avons faite après le dîner, je l’ai emmenée jusque dans le quartier où j’habite. Je me suis arrêté devant l’hôtel particulier.

— C’est ici chez moi, lui ai-je dit. Voulez-vous entrer un instant ?

Elle eut un brusque mouvement de recul.

— Non, non, dit-elle. Il est temps que je rentre. Menez-moi jusqu’au métro le plus proche.

Je n’ai pas insisté.

J’avais compris qu’il valait mieux ne pas la brusquer.

C’est pourtant ce que j’ai fait hier soir.

J’étais allé l’attendre devant la maison de couture où elle travaille, avenue Franklin-Roosevelt. Ce fut le sourire avec lequel elle m’accueillit qui m’encouragea. Son sourire est merveilleux, direct, chargé d’amitié. Peut-être même l’était-il de tendresse ?

Nous sommes allés nous asseoir sur un banc, près du Grand Palais. Je lui ai pris la main. C’était la première fois que je le faisais. Elle laissa sa main dans la mienne, sa longue main élégante et tiède. Alors, brusquement, et sans la regarder, je lui ai dit :

— Nathalie, voulez-vous m’épouser ?

Elle secoua lentement la tête.

— Vous êtes trop riche, fit-elle. Et, de toute façon, j’aimerais vous connaître mieux.

*

* *

 

9 juillet.

 

Depuis près d’un mois, je ne lui ai pas reparlé de ce projet. Mais le temps commence à presser.

J’aurais pu chercher – et trouver – une autre femme. Mes relations mondaines s’étaient encore étendues, et je connaissais maintenant quelques jeunes filles parfaitement belles, vigoureuses et intelligentes à qui je n’aurais eu qu’à faire un signe pour qu’elles consentent à se marier avec moi.

Pourquoi Nathalie me semble-t-elle la seule qui me convienne ? Je préfère ne pas y penser.

Naturellement je l’ai revue. Presque tous les jours. Mais comme je craignais un nouveau refus, je ne lui ai rien dit.

Nous sortons ensemble comme deux bons camarades. Un soir j’ai voulu lui offrir un bijou. Elle a refusé. Avant-hier, elle m’a montré un album de dessins qu’elle avait faits. Je les ai trouvés merveilleux, aériens, d’une étonnante liberté d’écriture. Je crois m’y connaître en art. Beaucoup plus que les gens qui m’en parlent, et même que ceux dont c’est le métier d’en parler. Les dessins de Nathalie feraient les délices de quelques personnages que je connais, mais qui sont bien loin d’ici.

Je me sens devenir très Parisien. Cette ville a des charmes insoupçonnés. Elle a aussi ses étrangetés, ses mystères, que j’ai plaisir à pénétrer peu à peu.

Le temps reste magnifique. J’aime cette bonne chaleur qui nous entoure. Nathalie et moi, nous allons souvent à la piscine. Elle nage le crawl avec une aisance et une rapidité extraordinaire. Je dois me surveiller pour ne pas aller plus vite qu’elle.

*

* *

 

11 juillet.

 

Cela s’est passé dans la forêt de Fontainebleau, où je l’avais emmenée cet après-midi. Nous étions assis dans la mousse, sous un arbre aux vastes frondaisons.

Paris m’est maintenant familier. Mais la nature environnante, surtout ces forêts superbes, et où j’aimerais me promener plus souvent, me causent encore des émotions bizarres, presque une gêne, une oppression.

J’avais pris la main de Nathalie dans la mienne. Et c’était la seconde fois que je le faisais. Je me demandais si je n’avais pas eu tort, en arrivant à Paris, d’adopter un style de vie opulent, de m’installer dans un hôtel particulier. (Et je ne l’avais fait que parce que j’aime mes aises.) Je me disais que si je m’étais présenté à elle sous les traits…, mettons d’un étudiant modeste, vivant dans une modeste chambre du quartier latin, elle ne m’aurait pas opposé de refus. Mais si je m’étais comporté ainsi, sans doute ne l’aurais-je pas rencontrée.

Je sentais bien qu’il aurait mieux valu pour moi que je ne la rencontre pas. Pour elle aussi. Mais sa présence, le son de sa voix, l’élégance de ses gestes, m’étaient devenus – comme c’est étrange – indispensables. Et je me refusais de penser à l’avenir. Cela me donnait une sorte de vertige.

Nous nous taisions. Nous écoutions un oiseau qui chantait au-dessus de nos têtes. L’oiseau s’envola. Elle me dit soudain :

— Etes-vous toujours dans les mêmes dispositions d’esprit à mon égard ?

Je lui serrai doucement la main.

— Toujours, dis-je.

Elle me regarda et je lus dans son regard une sorte d’angoisse.

— Vous m’aimez ? demanda-t-elle.

— Je vous aime, dis-je sans effort.

Elle hésita un moment et reprit :

— Moi aussi, je vous aime. Je vous ai aimé dès le premier jour. Et je vous ai aimé ensuite de plus en plus fort. Mais je ne veux pas vous épouser…

— Pourquoi ? fis-je avec une émotion que je sentis excessive. Pourquoi, puisque vous m’aimez ?

— Je ne sais pas. Il y a des tas de femmes qui se jetteraient à votre cou à cause de votre fortune. À moi, elle me fait peur. Mais ce n’est pas seulement cela. Je sens en vous je ne sais quoi de mystérieux, d’absolument impénétrable – et c’est peut-être cela qui m’a attirée, qui me fait vous aimer, mais qui en même temps m’inquiète d’une façon indéfinissable. Vous avez parfois des paroles profondes, puissantes, étonnantes, et je redoute que, à la longue, vous ne me trouviez sotte, trop inculte. Une autre chose me surprend. Il émane de vous un charme incroyable, et pourtant vous ne savez que très mal sourire… Vos yeux s’emplissent parfois de lueurs surprenantes, que je n’ai jamais remarquées dans aucun autre regard d’homme ou de femme…

Elle s’interrompit un instant. Je demeurai muet, troublé, un peu inquiet.

— Et pourtant, je vous aime, reprit-elle. Passionnément. Je ne veux pas vous épouser. Mais il faut que vous sachiez, Jean Hornet, que je serai à vous quand vous voudrez.

J’éprouvai le choc de la surprise, et toutes sortes de pensées contradictoires m’envahirent et me laissèrent pendant quelques secondes comme en suspens – ce qui n’est guère dans mes habitudes. Puis je secouai la tête.

— Non, dis-je. Ce que je veux, c’est que vous deveniez ma femme. Que nous ayons des enfants.

Elle resta silencieuse un long moment, plongée dans ses propres pensées.

— Si je vous épousais, dit-elle enfin, je sais que je vous aimerais toute ma vie, quoi qu’il advienne. J’en ai la conviction profonde. En serait-il de même pour vous ?

— Il en serait de même, dis-je sans hésiter. J’en ai, moi aussi, la conviction absolue.

Il me fallut un effort pour prononcer ces paroles. Et pourtant je me demandais si elles n’exprimaient pas la vérité.

Je sentis sa main serrer fortement la mienne.

— Alors, dit-elle, qu’il en soit ainsi.

Je m’aperçus qu’elle tremblait.

*

* *

 

14 juillet

 

Hier et avant-hier j’ai fait les démarches nécessaires pour notre mariage. Les délais sont plus longs que je ne le pensais.

Aujourd’hui, Nathalie et moi, nous nous sommes promenés dans Paris en fête. J’ai découvert de nouveaux aspects de cette aimable ville : ceux de la liesse populaire. Nous avons dansé en plein air, dans un carrefour banal du XXe arrondissement, mais qu’égayaient les drapeaux, les lampions, les guirlandes, la foule débonnaire et bruyante.

L’examen prénuptial est une formalité obligatoire dont je fus enchanté. Nous nous sommes donc présentés hier, Nathalie et moi, chez un médecin.

J’avais vu auparavant ce dernier. Je lui avais demandé d’examiner avec le plus grand soin ma future femme, et de me dire en particulier si elle était apte à avoir de beaux enfants. Il me déclara après cette visite :

— Votre fiancée – comme vous-même, d’ailleurs – est un des plus beaux spécimens de la race humaine qui me soient jamais passés entre les mains. Santé parfaite, vigueur remarquable. Elle aura de vous des enfants superbes. Je me permets d’ajouter, car je pense que cela vous fera plaisir, qu’elle est vierge, ce qui est assez rare à son âge par les temps qui courent.

J’étais sûr que cette consultation ne pouvait pas donner d’autres résultats. Mais si le médecin m’avait annoncé que Nathalie était stérile, que serais-je devenu ?

*

* *

 

17 août.

 

Nous nous sommes mariés hier, à la mairie du XVIe arrondissement. Nous étions d’accord pour que ce mariage fût aussi simple que possible. Elle n’a pas de famille. Moi non plus. Nous avons dîné dans un restaurant de banlieue – un endroit paisible, où nous étions déjà allés ensemble et qui nous plaisait. Nous n’avions pour invités que nos deux témoins, un homme discret et savant, et sa femme, qui est professeur : les deux meilleurs amis que je me suis fait depuis que je suis à Paris, et qui plaisent beaucoup à Nathalie.

J’appréhendais la nuit que j’allais vivre. Dire qu’elle fut pour moi un enchantement est trop peu dire.

Nathalie est pareille à une flamme pure, lucide et sensible. Elle est impétueuse et tendre, chaste et passionnée.

Ce matin, je me suis levé avant elle. J’avais demandé la veille à mon chauffeur d’aller prendre dans l’appartement de celle que je venais d’épouser quelques-uns des objets dont elle aime s’entourer. Je lui avais dit aussi de ramener quelques-uns des tableaux de Nathalie. Tandis qu’elle dormait encore, je les fis accrocher dans le salon, dont l’ameublement moderne très sobre s’harmonise avec eux. Ils me plaisent plus encore que les dessins qu’elle m’avait montrés, et je pourrais en disserter longuement. Ils sont à sa ressemblance : élégants, solides, imprévus, merveilleux.

Quand elle vint me rejoindre, elle les vit et me dit simplement :

— Merci. Tu as fait là ce qui pouvait me toucher le plus.

Puis elle prit mes mains dans les siennes, me regarda dans les yeux et prononça ces trois mots :

— Je suis heureuse.

— Moi aussi, dis-je.

Et c’était vrai. Je sens profondément que c’est vrai.

Etait-il écrit que je devais venir d’aussi loin pour trouver la femme qui me comblerait ?

Elle s’était assise sur un divan pour regarder ses tableaux, et je m’étais assis auprès d’elle. Elle avait gardé une de mes mains dans la sienne et la promenait doucement sur son propre visage. Elle me dit d’une voix amusée :

— Je n’avais jamais remarqué… Tes ongles sont légèrement verts… Une très belle teinte, d’ailleurs… Est-ce un vernis spécial, ou quoi ?

Si j’avais pu rougir, j’aurais certainement rougi.

— Non, fis-je. C’est leur couleur naturelle, depuis ma naissance. La nature a parfois des bizarreries.

Une coloration presque imperceptible. Il fallait des yeux de peintre accoutumés aux nuances subtiles pour la remarquer.

— Tu ne trouves pas ça laid ? lui demandai-je.

Elle laissa tomber sa tête sur mon épaule et me prit par la taille.

— Ma foi non, mon chéri. Je t’aime tel que tu es. Même s’il te manquait une jambe, ou une main, je t’aimerais toujours.

Je savais qu’elle était sincère. Je le savais avec une certitude absolue.

*

* *

 

15 septembre.

 

Nous sommes rentrés d’Italie hier soir. Nous venons d’y passer trois semaines. Nous avons vu Florence, Venise, quelques autres villes admirables.

Je n’ai pas quitté Nathalie un seul instant. Et pas un seul instant sa présence ne m’a inspiré la moindre lassitude.

Je vis comme dans une vie à part, séparée de tout, une vie qui parfois me semble irréelle, mais qui est merveilleuse.

Je préfère ne pas penser à l’avenir.

Nathalie, à notre retour, a eu une surprise. Avant notre départ, j’avais fait le nécessaire pour qu’on aménageât dans notre demeure un atelier de peintre. Elle poussa un cri de joie en y pénétrant.

Elle me prit encore les mains et me dit :

— Merci… Tu penses toujours à ce qui peut me faire le plus plaisir. Avoir un atelier ou je pourrais travailler à l’aise était un des grands rêves de ma vie.

*

* *

 

20 septembre.

 

Je passe de longues heures avec Nathalie dans l’atelier. Je la regarde peindre. Les gestes de ses longues mains sont à la fois précis et tendres. Et je vois naître et peu à peu s’organiser des formes délicates.

Elle me parle tout en travaillant. Sa voix me berce.

Je lui ai dit :

— Tu devrais préparer une exposition.

Elle me répond en riant :

— Oh ! rien ne presse… J’ai le sentiment que je peux faire mieux encore… Le bonheur de vivre auprès de toi m’a ouvert de nouveaux horizons.

*

* *

 

21 septembre.

 

J’ai eu ce matin une petite émotion.

Contre toute attente, Lucien Bastogne m’a alerté.

Je l’ai vu cet après-midi. Nous nous sommes retrouvés dans un petit square à peu près désert. Il avait l’air effaré, terriblement inquiet. Ses traits étaient tirés, ses cheveux blonds un peu en désordre.

Je le connais depuis bien longtemps. Il est mon meilleur ami. Je ne l’avais jamais vu en pareil état.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? lui demandai-je. Pourquoi m’as-tu alerté ? Tu sais bien que…

Il m’interrompit :

— Je me marie demain.

— Comment ? fis-je. Ce n’est pas encore fait. Tu dois pourtant savoir que maintenant le temps presse.

— Oh ! je sais bien… Mais je ne pouvais pas me décider. Enfin, c’est fait…

— Alors, qu’est-ce qui ne va pas ?

Il avait l’air très malheureux.

— J’ai peur, me dit-il.

— Peur de quoi ?

— Peur de ma future femme…

Je restai un moment perplexe. À la réflexion, tandis que je me remémorais certains traits de son caractère, cela ne m’étonnait pas trop.

— L’aurais-tu mal choisie ? lui demandai-je. Serait-elle désagréable ? Méchante ?

— Oh ! non, pas du tout. Ce n’est pas cela… Elle est même très douce… Je l’ai choisie avec le plus grand soin… Mais tu dois me comprendre… Tu me comprends, n’est-ce pas ? Tu comprends ce qui se passe en moi, et qui me tourmente terriblement.

J’avais déjà compris et je le lui dis, ce qui sembla le soulager un peu. Pourtant, il soupira :

— Qu’est-ce que je vais devenir ?

— Tu as sa photo ?

— Oui. J’en ai une sur moi.

— Fais-la voir.

La fille avait des yeux superbes, un visage d’un modelé délicat, toutes les marques d’une santé resplendissante, et elle semblait effectivement douce, voire un peu timide.

— Elle a l’air charmante, dis-je. Qu’est-ce qu’elle fait dans la vie ?

— Etudiante… Elle est orpheline… Elle vit d’une petite rente qui lui permet de poursuivre ses études… Elle veut devenir professeur. Elle s’appelle Sylvie. Sylvie Brull.

— Elle t’aime ?

— J’en suis sûr…

Cela ne m’étonnait pas. Lucien est beau comme un jeune dieu. Son charme est incomparable.

— Je crois même, ajouta-t-il, qu’elle est folle de moi.

— Alors tout va bien, dis-je.

— Au contraire, tout va horriblement mal. Parce que… Parce que, moi aussi, je l’aime. C’est cela qui est terrible…

Je restai un moment songeur.

— Oui, dis-je, peut-être est-ce terrible… Je ne sais pas. Il y a, je pense, des choses plus terribles que celle-là…

— Si elle me fait peur, c’est parce que je l’aime… C’est l’aimer, au fond, qui me fait peur… Tu me comprends, n’est-ce pas ?

Je le comprenais beaucoup plus encore qu’il ne pouvait le penser. Il me demanda d’une voix navrée :

— Tu crois que je peux quand même me marier ?

Je lui mis ma main sur l’épaule.

— Il le faut, Lucien. Il le faut absolument. Fais le vide dans ton esprit… Ne pense plus à rien… À rien d’autre qu’à Sylvie. Ne te dis pas : « C’est terrible… » Dis-toi : « Je suis heureux. » Car je le sais. Tu as peur, mais tu es heureux. Tu l’es depuis que tu connais cette fille.

— C’est vrai… Mais ensuite ?

— L’avenir, tant qu’il n’est pas devenu le présent, est comme s’il n’existait pas. Fais ce que je te dis.

— Je le ferai.

— Après-demain, bien que ce ne soit pas très régulier, envoie-moi un petit message. Il devrait tenir en trois mots.

*

* *

 

23 septembre.

 

Ce soir, j’ai encore eu une émotion. Mais celle-là, je m’y attendais.

Nathalie était allée faire des courses.

Je compris aussitôt en la voyant qu’il s’était passé quelque chose. Une chose qui lui donnait de la joie. Elle était tout à la fois souriante, grave, émue.

— Je viens d’aller chez le médecin, me dit-elle.

— J’ai compris, dis-je.

Elle se jeta dans mes bras.

— Oh ! mon amour, que je suis heureuse ! Depuis quelques jours déjà, je m’en doutais. Mais j’ai préféré ne pas t’en parler avant d’être sûre. Le médecin m’a dit que je ne m’étais pas trompée.

Je la serrai très fort sur ma poitrine. J’étais ému, j’étais heureux, j’étais bouleversé, j’étais joyeux, j’étais triste. Pendant quelques instants, je ne pus que balbutier des mots de tendresse. Puis je demandai d’une voix mal assurée :

— Garçon ou fille ?

— Le docteur m’a fait subir le test de détermination du sexe. Ce sera un garçon. Comme tu le souhaitais. Comme je le souhaitais aussi, puisque tous tes désirs sont les miens.

Nathalie m’a pris par les mains, m’a entraîné vers un divan, m’a longuement regardé, de ses grands yeux presque mauves où perlaient des petites larmes de joie.

C’est moi qui le premier ai détourné mon regard.

J’ai reçu ce matin un message de Lucien Bastogne. Ces trois mots : « Je suis heureux ».

*

* *

 

24 octobre.

 

Les jours passent. Ils passent même horriblement vite.

Nathalie n’a jamais été aussi radieuse, aussi belle. Elle semble environnée par l’auréole du bonheur. Le travail secret qui se fait dans son corps ne l’a pas encore alourdie. Elle est pareille à une fleur dans la gloire de son épanouissement.

Je ne vis que pour elle, que par elle. Je ne lis plus les journaux. Je ne me tiens plus au courant du train du monde. Nous ne recevons personne. Nous nous excusons de ne pas pouvoir répondre aux invitations qui nous sont adressées. Nous faisons de longues promenades dans la forêt de Fontainebleau que l’automne transforme en un chef-d’œuvre roux et doré.

J’essaie de me persuader que « l’avenir est comme s’il n’existait pas ». J’y parviens de moins en moins. J’ai lu hier un livre d’un auteur français du siècle dernier : « La peau de chagrin ». Cette peau qui rétrécit de jour en jour, pour finir par n’être plus rien. Quel lugubre symbole ! Et qui maintenant m’apparaît, hélas ! comme le symbole même de mon bonheur.

Deux ou trois fois, déjà, Nathalie m’a dit que j’avais l’air soucieux, m’a demandé ce que j’avais. Je me suis efforcé de sourire. Sourire est très difficile.

*

* *

 

15 novembre.

 

Ma décision est prise. Et je me sens déchiré.

Je n’aurais jamais cru, lorsque je suis arrivé ici, que je pourrais connaître un tel déchirement.

Hier soir encore, Nathalie et moi, nous avons longuement parlé de l’enfant qui dans quelques mois va naître. Son fils. Mon fils.

Elle fait déjà des projets concernant son avenir.

— Il te ressemblera, me dit-elle.

Je sais qu’il me ressemblera.

Je me rappelle la conversation que nous avons eue le jour même où elle m’annonça la grande nouvelle.

— Quel prénom veux-tu que nous lui donnions ? me demanda-t-elle.

— Celui qui te plaira, dis-je.

Elle réfléchit un instant. Puis elle reprit :

— Ton anniversaire tombe le 10 novembre… Voyons quel est le nom qui correspond à cette date sur le calendrier… Octobre… Novembre… 10 novembre… Saint Juste… Juste… Juste Hornet. Qu’en dis-tu ?

— Pourquoi pas ?

— Oui… Pourquoi pas ? Ce n’est pas un prénom usuel… Mais pourquoi pas, en effet ?… Il aurait les mêmes initiales que toi… Et j’aimerais qu’il ressemble à ce qu’évoque ce nom… Qu’il soit juste, net, clair… Nous l’aimerons de toutes nos forces, n’est-ce pas ?

Je n’eus aucun effort à faire pour lui dire que je l’aimerais de tout mon cœur. Et que j’étais d’accord pour ce prénom.

Mais maintenant, ma décision est prise.

Et Nathalie ignore que j’ai vécu cet après-midi, des instants dramatiques.

J’ai été alerté de nouveau par Lucien Bastogne. Il voulait me voir d’urgence.

Je l’ai retrouvé dans le même square que la fois précédente. Il portait sur son visage toutes les marques du terrible conflit qui se livrait en lui. Un pli d’entêtement barrait son front.

— Je ne peux pas partir, me dit-il. Je sais qu’il serait temps que je le fasse. Mais je ne peux pas… Je ne veux pas.

— Tu es fou ! m’écriai-je.

— Je suis peut-être fou. Mais je ne peux pas m’en aller. Ce n’est plus possible… Je n’aurais jamais dû venir ici. Jamais… Je ne savais pas ce qui allait m’arriver… Et pourtant, depuis que nous sommes dans cette ville, j’en avais le pressentiment… Je ne partirai pas, mon cher Jean. Et c’est cela que je voulais te dire. Je voudrais que tu me comprennes.

Oh ! je le comprenais admirablement. Mais il continuait :

— Je ne peux pas quitter Sylvie… J’ai essayé de me raisonner. C’est impossible… Elle va avoir un enfant de moi… Une fille, que nous appellerons Justine… Je ne peux pas la plonger dans le désespoir… Et m’y plonger moi-même… Sylvie est devenue pour moi la seule créature au monde qui compte réellement… Je ne partirai pas…

J’étais atterré. Et tandis qu’il parlait, et que j’enregistrais ses paroles, je ne faisais que penser à Nathalie. Nous sommes restés un moment silencieux. Finalement je lui dis, non sans une certaine véhémence :

— Tu ne peux pas faire cela, Lucien. Tu sais bien que c’est impossible, que ce serait une trahison. Tu sais bien, si tu restes, ce qui se passera dans quelques semaines… Peut-être même dans quelques jours. Que diras-tu alors à Sylvie ?

— Je lui dirai tout, fit-il d’une voix farouche. Elle me comprendra. Elle saura garder le secret. Nous irons nous terrer quelque part dans un coin secret où nul ne nous verra… C’est tout ce que je voulais te dire, parce que j’estimais qu’il était de mon devoir de le faire et parce que tu es mon ami.

— Non, fis-je, non. Tu ne peux pas… Tu ne dois pas… Moi aussi, j’aime la femme que j’ai épousée. Je l’adore. Moi aussi, je suis déchiré. Comme toi. Autant que toi. Moi aussi, j’ai pensé à faire ce que tu veux faire. Nous ne le pouvons pas… Nous ne le pouvons absolument pas…

— Inutile d’insister, dit-il. Je resterai…

Et il se leva du banc sur lequel nous étions assis.

— Lucien ! m’écriai-je.

Mais déjà il s’éloignait à grands pas.

J’ai réfléchi, très vite. J’ai alerté Robert Asselot. Je lui ai donné quelques consignes. Que pouvais-je faire d’autre ?

Quand je suis rentré chez moi, Nathalie m’a dit :

— Tu as l’air soucieux, mon amour…

Je me suis efforcé de sourire. Alors elle s’est épanouie. Puis elle a posé son index sur ma pommette gauche.

— Qu’est-ce que tu as là, mon chéri ? Tu t’es cogné ? Tu as un bleu…

Je suis allé me regarder dans une glace. Sur ma pommette il y avait une petite tache bleuâtre, verdâtre. Et j’ai su que l’heure de mon départ avait sonné. Qu’il devenait urgent.

— Ah ! oui, fis-je… Tout à l’heure, dans la rue, un ouvrier qui portait une planche m’a légèrement heurté au visage en se tournant maladroitement. Je ne pensais même pas que cela m’avait laissé une marque. Ce n’est rien…

Pendant le dîner, nous avons beaucoup parlé de notre enfant – de ce Juste qui s’achemine lentement vers la vie. Chaque fois qu’elle prononce son nom, les yeux de Nathalie s’illuminent. Je lui ai redit une fois de plus comment je souhaitais qu’il fût élevé. C’était une sorte de testament. Elle m’écoutait avec gravité, donnant des signes d’approbation.

Maintenant elle dort. Elle s’est couchée tôt. Le médecin lui a recommandé de beaucoup dormir. Les derniers mots qu’elle m’a adressés avant de sombrer dans le sommeil furent :

— Mon amour, je sais que le bonheur est une chose fragile. Mais je sens que nous serons heureux longtemps, très longtemps.

Comme je voudrais qu’elle ait dit vrai !

Je suis maintenant dans mon bureau. Je viens d’écrire une lettre pour elle.

Il y a une heure, juste comme je venais de quitter Nathalie endormie, j’ai été alerté par Robert Asselot. Il a fait le nécessaire. Lucien Bastogne n’a pas revu Sylvie. Il ne la reverra pas.

J’ai honte de ce que j’ai fait. Mais il fallait le faire. Mon ami ne reverra pas sa femme. Mais il a pu lui écrire. J’avais ordonné à Asselot qu’il le lui permette.

J’appréhende le moment où je reverrai Lucien. Mais j’espère qu’il aura compris.

L’angoisse me serre la poitrine. Je n’avais jamais su ce qu’est le désespoir. Je le sais maintenant. Mais ce que je n’ai pas permis à Lucien de faire, je ne peux pas me le permettre à moi-même.

La lettre pour Nathalie est là devant moi sur ma table. Ce rectangle de papier me fascine et m’épouvante. Vingt fois j’ai été tenté de le déchirer. Je n’en ai pas le droit.

 

 

Je suis allé voir Nathalie. Je suis entré dans notre chambre, à pas de loup, comme un malfaiteur.

Elle dort. Et elle sourit en dormant.

L’enfant qu’elle porte en elle, mon fils, ce petit Juste que je ne verrai pas naître, ne va pas tarder à déformer un peu sa silhouette harmonieuse. J’évoque l’instant de notre première rencontre, le moment où elle s’élançait du plus haut plongeoir, à la piscine du Rond-Point de la Défense. C’est de cette minute-là que date pour moi le début d’un bonheur – et d’un tourment qui a maintenant atteint son point culminant et intolérable. L’avenir, cet avenir auquel je ne voulais pas penser, vient de faire irruption dans le présent, et il a le visage du désespoir.

J’ai déposé ma lettre sur la table de chevet. Je me suis penché sur Nathalie et j’ai effleuré son front de mes lèvres. Elle eut un léger tressaillement et elle a murmuré : « Mon amour… » Mais elle ne s’est pas réveillée.

J’ai failli la prendre dans mes bras et lui crier :

— Ma bien-aimée… J’étais sur le point de faire une folie, de partir… Mais je reste… Ecoute-moi… Je vais tout te dire… Ne rien te cacher… Tu sauras tout sur moi… Tu comprendras…

Il m’a fallu me raidir pour ne pas succomber à cette tentation plus puissante qu’une houle marine un jour de tempête.

J’ai quitté la chambre doucement. J’ai fait le tour de la maison, posant mes regards sur les meubles et les objets qu’elle aime et que j’aime aussi, cette maison où je me sens chez moi, dans cette ville où je me sens aussi chez moi. Je suis allé dans son atelier, et j’ai regardé longuement ses tableaux. J’en ai choisi un – celui qu’elle préfère et que je préfère – pour l’emporter.

Et j’écris ces dernières lignes dans cette langue qui maintenant – à cause d’elle, grâce à elle – me paraît plus mienne que la mienne.

Non, je ne pensais pas, quand je suis venu ici, que les choses se passeraient ainsi. Et pourtant, comme Lucien Bastogne, j’en ai eu dès les premiers jours le pressentiment.

Pauvre Lucien ! Pauvre Jean Hornet !

Quel étrange destin que le nôtre… Tout cela parce que… Mais à quoi bon épiloguer…

Il est très tard. Et il faut que je parte. Il le faut. Il le faut. Oui, il le faut. Pour des raisons qui me dépassent, qui dépassent ma personne, mon bonheur, mon désespoir.