CHAPITRE IV

L’équipage de la « Petite Lune » passa un vilain quart d’heure. À Toptown et à Golgoringrad, on était atterré. Et pendant ce temps, dans le reste du monde, les gens continuaient à danser, à s’amuser et à rire.

 

Le professeur Herbert Stanton, le chef de l’équipe de la « Petite Lune » américaine, n’était pas facile à émouvoir. Cet homme de soixante ans, petit, trapu, et qui aurait semblé assez insignifiant si on l’avait rencontré dans la rue, était non seulement un grand savant, mais un être d’une trempe exceptionnelle.

C’était lui-même qui avait conçu dans les moindres détails et surveillé la réalisation de ce magnifique engin qui devait être le premier satellite artificiel suspendu en permanence au-dessus de notre planète et offrant à ceux qui l’occupaient un magnifique observatoire propice à des études de tous ordres.

Mais Stanton ne s’était pas contenté de mener à bien une telle œuvre. Il avait voulu être le premier à l’utiliser. C’est ainsi que depuis plusieurs années déjà il vivait presque constamment dans cette planète en réduction, d’ailleurs confortablement aménagée et dotée de tous les instruments les plus perfectionnés.

La « Petite Lune » était ravitaillée deux fois par semaine par des fusées – que l’on appelait, on ne sait trop pourquoi, les « lézards volants » – et que pilotaient d’intrépides garçons rompus à toutes les épreuves de l’accélération terrifiante qu’il fallait donner au départ à ces engins.

L’équipage de la « Petite Lune », comme d’ailleurs celui de la « Lune Rouge », avait été naturellement mis dans le secret de la menace martienne. Ces hommes étaient en quelque sorte aux avant-postes et ils ne risquaient pas, au surplus, de divulguer un tel secret à l’endroit où ils se trouvaient.

Stanton avait été personnellement très heureux d’entrer en communication avec la « Lune Rouge » après la conclusion de l’accord entre son pays et la Russie.

Comme tous les vrais savants, il était d’un tempérament pacifique et, au fond de lui-même, il éprouvait une secrète sympathie pour son collègue russe Orlanoff, en qui il sentait un homme de la même espèce et de la même trempe que lui. Aussi fit-il en sorte d’installer entre les deux satellites artificiels un réseau de communications aussi complet et aussi perfectionné que possible. Bientôt, un radio-visophone le relia directement à son collègue, et il vit apparaître sur l’écran un gros homme d’aspect extérieur un peu bourru, mais dont le visage s’éclairait fréquemment d’un bon et cordial sourire.

Stanton ne connaissait pas le russe, mais Orlanoff parlait très bien l’anglais. Les deux savants sympathisèrent aussitôt. Bientôt, ils s’appelèrent pour un oui pour un non. Ils prenaient plaisir à passer de longs moments à bavarder, et une véritable amitié se forgea très vite entre eux. Ils en vinrent rapidement à se lancer des plaisanteries cordiales.

— Vieux bolchevick ! s’écriait Stanton, votre « Lune Rouge » n’est qu’une boîte à sardine volante, et le moindre coup de vent la ferait se retourner, s’il y avait du vent à l’endroit où vous êtes !

Orlanoff éclatait de rire.

— Maudit Yankee, vous ne vous êtes pas regardé ! C’est votre satané engin qui n’est qu’une vieille casserole, et si les « radis verts » vous attaquaient, vous ne tiendriez pas le coup douze secondes.

— Quand nous serons tous les deux à terre, reprenait Stanton, nous réglerons nos comptes avec un verre de whisky à la main.

Sur quoi l’autre ripostait :

— Nous réglerons nos comptes, oui, mais avec de la vodka, car votre whisky n’est qu’une saloperie !

Ces propos de bonne humeur leur faisaient oublier la secrète inquiétude qui les étreignait. Et en dehors de leurs moments de détente, ils travaillaient dur à la mise en place de l’écran protecteur. Les « lézards volants » faisaient des navettes incessantes pour amener le matériel nécessaire. Leurs pilotes étaient exténués, mais gardaient, ainsi que les équipages de savants des satellites artificiels, un moral magnifique.

Le drame survint avec une rapidité foudroyante, et Stanton put le suivre sur son radio-visophone.

Stanton et Orlanoff étaient en train de bavarder. Orlanoff faisait une fois de plus l’éloge des deux garçons qui, à Lermiew, avaient réussi à faire surgir de terre toute une installation compliquée en un temps record. Déjà un premier écran protecteur était tendu. Un autre écran s’étalait entre la « Petite Lune » et la « Lune Rouge ». Mais Stanton pestait :

— Je ne sais pas ce qu’ils font de mon coté. Ils travaillent comme des tortues. Il parait qu’ils en auront encore pour cinq ou six jours…

À ce moment-là, Orlanoff avait fait un geste de la main.

— Attendez, on m’appelle…

Il avait disparu un instant de l’écran, puis était réapparu, l’air très agité :

— Ça sent mauvais, Stanton. Il y a deux soucoupes dans notre voisinage. Alertez vos propres hommes… Je vous laisse, mais continuez à nous observer avec votre visophone.

Sur quoi il disparut. Mais Stanton avait la possibilité, avec son appareil, de se mettre en prise visuelle et sonore avec n’importe quelle partie de la « Lune Rouge », et même d’observer les abords de celle-ci. Il tourna quelques boutons. Dans la chambre des machines, il vit des hommes qui s’affairaient, mais avec des mouvements précis, et sans affolement. Orlanoff apparut parmi eux et leur cria : « Mettez vite vos scaphandres ».

Stanton, tout en continuant à suivre cette scène, alerta son propre équipage. Il continuait à tourner des boutons. Il voulait voir ce que voyaient les gens de la « Lune Rouge ». Après quelques tâtonnements, il vit. Deux soucoupes volantes étaient côte à côte dans l’espace, apparemment immobiles. Leurs occupants devaient observer la « Lune Rouge ». Stanton ramena la projection de son visophone à l’intérieur de celle-ci et revit Orlanoff qui était penché sur un poste de radio. Il devait annoncer ce qui se passait à Golgoringrad. Les hommes qui étaient autour de lui revêtaient hâtivement leurs scaphandres.

Stanton demanda à son second, qui était venu le rejoindre, d’alerter Toptown.

Orlanoff ne s’attarda pas au poste de radio. Il dit quelques mots à un homme qui était son propre second, et courut dans une autre partie du satellite.

— Ils foncent sur nous ! cria quelqu’un.

Stanton entendit le coup de départ d’un canon atomique. Il savait que la « Lune Rouge », comme d’ailleurs la « Petite Lune », était très mal armée. Les satellites artificiels n’avaient évidemment pas été conçus pour livrer combat aux Martiens. Leur rôle était avant tout un rôle d’observation et de surveillance, et si l’on avait prévu qu’ils pourraient éventuellement larguer des bombes téléguidées sur un objectif terrestre, ils n’étaient pas outillés pour s’attaquer à des objectifs mobiles. Toutefois, depuis la menace martienne, on les avait dotés chacun de deux petits canons atomiques. C’était un de ces canons que Stanton venait d’entendre.

Il tourna ses boutons pour regarder à l’extérieur de la « Lune Rouge ». Mais il ne vit plus les deux soucoupes se détacher comme de petits disques argentés sur le ciel noir et criblé d’étoiles. Alors il chercha de nouveau Orlanoff. Il vit celui-ci debout dans un coin de la salle des machines, se tenant la gorge à deux mains comme quelqu’un qui est en train d’asphyxier. D’autres hommes, autour de lui, étaient dans la même attitude. Mais ceux qui avaient déjà mis le casque de leur scaphandre semblaient en meilleur état.

Orlanoff, apercevant Stanton sur l’écran du visophone qui était près de lui, eut le courage de lui lancer :

— Ils viennent de nous lâcher une giclée de feu. Notre coque a tenu. Mais nous sommes dans une fournaise, et s’ils recommencent… Préparez-vous vous-mêmes à une attaque. Mettez vos scaphandres, qui vous permettront de tenir plus longtemps. Et s’ils s’immobilisent, ne faites pas comme nous… N’attendez pas pour tirer…

Un homme au visage cramoisi et au souffle haletant entra dans la salle et Stanton l’entendit balbutier :

— Ils se sont immobilisés de nouveau.

Stanton tourna ses boutons en hâte et parvint à retrouver les soucoupes dans son champ de vision. Elles étaient plus près que la première fois, et immobiles. Leurs occupants, convaincus sans doute qu’ils avaient détruit ou tout au moins paralysé la « Lune Rouge », devaient observer cette dernière. Tout à coup, Stanton vit comme un champignon lumineux jaillir du flanc d’un des deux astronefs qui fut aussitôt enveloppé d’une clarté aveuglante.

Stanton et son second qui était revenu auprès de lui, poussèrent un cri de triomphe. Ils avaient aussitôt compris qu’un obus atomique venait de frapper le vaisseau martien. Mais ils virent la seconde soucoupe se mettre aussitôt en mouvement et s’éloigner à une vitesse vertigineuse.

Le savant se brancha de nouveau sur l’intérieur de la « Lune Rouge ». Mais il ne put plus reconnaître Orlanoff. Tous les hommes avaient mis les casques de leurs scaphandres. Ils semblaient plus calmes que précédemment. Mais Stanton les vit soudain se tordre de souffrance. Il comprit ce qui se passait. La soucoupe intacte les attaquait de nouveau – et maintenant il était probable qu’elle ne s’immobiliserait plus. Il vit des membres de l’équipage se précipiter en trébuchant vers un hublot de sortie. Dans un coin, un homme en scaphandre, penché sur un poste de radio, répétait le signal S.O.S. Un autre fit quelques pas, leva les bras en l’air dans un geste désespéré et s’abattit sur le plancher.

Stanton et son adjoint, qui suivaient, horrifiés et impuissants, cette scène dramatique, comprenaient qu’il régnait une chaleur intolérable à l’intérieur de la « Lune Rouge ». La soucoupe volante devait s’acharner sur celle-ci sans que les Russes qui s’y trouvaient eussent le moyen et probablement la force de riposter. Mais brusquement tout s’éteignit sur l’écran du visophone. Les appareils de la « Lune Rouge » devaient être détériorés.

*

* *

Au poste K2, Harold, Brodine et Olga se tenaient, haletants, près de l’appareil qui les reliait à la « Lune Rouge ».

Ils savaient déjà, par Orlanoff, que deux soucoupes martiennes avaient attaqué le satellite artificiel. Ils avaient entendu, après un long silence angoissé, une violente explosion. Une voix, qui n’était plus celle d’Orlanoff, leur avait crié : « Nous venons d’en abattre une ! ». Et ils avaient repris espoir. Puis ç’avait été une succession de bruit confus. Enfin, pendant un moment, ils ne captèrent rien d’autre que le tragique signal : « S.O.S… S.O.S… S.O.S… ».

Et brusquement, ce fut le silence, un silence horrible, prolongé. La communication avec la « Lune Rouge » était coupée.

Harold courut aux appareils de contrôle et poussa un juron L’écran protecteur avait été abattu.

— Nous restons, dit-il à Olga qui le regardait affolée. Il va falloir maintenant tenter de rétablir l’écran en liaison avec la « Petite Lune », si toutefois elle n’a pas subi le même sort, et ce ne sera pas une opération commode.

Brodine était déjà en train de téléphoner à Golgoringrad pour demander des instructions.

*

* *

Tandis qu’un peu partout dans le monde on continuait à se livrer à des réjouissances, à rire, à boire, à danser, la plus noire consternation régnait à Toptown et à Golgoringrad.

À Toptown, une conférence animée se tenait dans le bureau de Mac Vendish.

Celui-ci semblait plus soucieux qu’il ne l’avait jamais été. Son beau visage grave de César romain – qui l’avait fait surnommer affectueusement « l’Imperator » par ses collaborateurs immédiats – était tout tendu par la réflexion et une ride profonde barrait son front.

Autour de lui se tenaient le professeur Gram et deux de ses adjoints, ainsi que les frères Clark, Vera Kerounine, le professeur Gregoriev, chef de la délégation des savants russes, et Edward Fipps, le secrétaire personnel du président des États-Unis. Mac Vendish les avait convoqués aussitôt après avoir reçu le premier message de la « Petite Lune » signalant un péril. Maintenant, la « Petite Lune », minute par minute, leur faisait savoir ce qui se passait dans la « Lune Rouge ».

— Pourvu que les écrans ne sautent pas ! murmurait le professeur Gram. Pourvu qu’ils ne s’attaquent pas aussi à la « Petite Lune », qui reste désormais notre seul point d’appui pour établir des écrans !

— Que se passerait-il – demanda Mac Vendish entre deux messages dont le dernier confirmait que la situation de la « Lune Rouge » était très critique – que se passera-t-il si notre propre satellite artificiel est, lui aussi, comme je le crains, attaqué et détruit ?

— Il se passera ceci, fit Gram, que nous ne pourrons plus établir que des écrans en partant d’installations terrestres. Même à supposer que nous les mettions sur de hautes montagnes – ce qui sera long et difficile, – la protection sera beaucoup moins efficace, car les champs de radiation destinés à intercepter les soucoupes ne s’élèveront que très peu au-dessus du sol. Et dès que les Martiens l’auront compris, ils pourront facilement passer au-dessus. Il y a bien une autre solution, à laquelle j’avais déjà songé c’est celle qui consisterait à établir des écrans entre des avions en mouvement. Mais d’une part les écrans ainsi réalisés ne pourraient pas être très étendus, et seraient en quelque sorte perpétuellement flottants. D’autre part l’installation de l’appareillage nécessaire sur un assez grand nombre d’avions serait longue et délicate.

— En somme, fit Mac Vendish, si la « Petite Lune » est détruite, elle aussi, nous serons de nouveau, et pendant un temps indéterminé, totalement désarmés.

— Hélas oui, fit Gram. Je ne vous ai d’ailleurs pas caché qu’en utilisant les deux satellites pour tendre des écrans, nous prenions un risque.

— Mais c’était la seule chose que nous pouvions faire, intervint Ralph Clark. D’autant plus que nous avions tout lieu de croire que les Martiens n’avaient pas détecté nos satellites artificiels – je suis en effet convaincu que leur système de repérage est moins perfectionné que nos radars – ou que s’ils les avaient détectés, ils les avaient pris pour des corps célestes, pour de minuscules satellites naturels évoluant autour de la terre et parfaitement négligeables. Je crois deviner ce qui est arrivé. Les deux soucoupes dont nous parle la « Petite Lune » ont dû passer assez près de la « Lune Rouge » – mais tout à fait par hasard – pour se livrer à une observation directe. Leurs occupants se sont alors aperçus – et alors seulement – qu’il ne s’agissait pas d’un corps céleste, mais bien d’un engin habité par des hommes. C’est ce qu’on peut appeler de la malchance.

Vera pressa le bras de Ralph – qu’elle avait épousé quelques jours plus tôt – et lui chuchota quelques mots en russe. Ralph reprit :

— Vera, qui est allée sur Mars, comme vous le savez, avec Pechkoff et Ouguine, me dit qu’elle n’avait pas en effet l’impression que les Martiens connaissaient l’existence de nos satellites artificiels. Leurs connaissances sur les civilisations humaines étaient très étendues, mais malgré tout incomplètes. Au cours de leurs incursions secrètes, ils se sont emparés de journaux et de livres, mais il est possible que dans ces journaux et dans ces livres il n’ait pas été question de nos satellites, ou qu’ils n’aient pas compris de quoi il pouvait s’agir. N’oublions pas en outre qu’ils ne captent point notre radio, bien que possédant eux-mêmes des moyens de communication très perfectionnés.

— Tout cela est parfaitement plausible, dit le professeur Gram.

À ce moment-là, un nouveau message arriva, annonçant que la « Lune Rouge » venait de détruire une soucoupe volante avec un de ses canons atomiques. Les visages s’éclairèrent. Mais pas pour longtemps. Car le message suivant leur expliqua comment les choses avaient pu se passer ainsi et pourquoi un tel exploit ne se renouvellerait pas. Quelques instants plus tard, ils apprenaient, atterrés, que la « Lune Rouge » ne répondait plus et que probablement elle devait être détruite.

Edward Fipps, le secrétaire de Blend, se lamentait :

— Le président, disait-il, a déjà préparé sa proclamation annonçant le péril martien à l’humanité. Il s’est mis d’accord sur ce texte avec Golgorine pour le lancer dans quelques jours, quand les écrans seront en place. Si je comprends bien, tout est à recommencer. Et pendant ce temps-là, les populations s’amusent !

Personne ne lui répondit. On apportait un nouveau message de Stanton. Celui-ci signalait qu’il avait envoyé les deux « lézards volants » dont il disposait au secours de l’équipage de la « Lune Rouge », car certains de ses membres avaient peut-être pu s’en évader avec leurs scaphandres et étaient peut-être encore vivants. Stanton demandait qu’on lui envoyât d’urgence tous les « lézards volants » disponibles à Toptown, pour le cas où la « Petite Lune » subirait le même sort.

Il ajoutait : « Nous tiendrons le coup, s’il le faut, jusqu’au dernier moment ».

— Nos pilotes des « lézards volants », fit John Clark, sont exténués après le dur travail qu’ils ont fourni tous ces derniers jours. Certains d’entre eux ne tiennent plus debout. Mais ils obéiront sans rechigner. Je vais donner des ordres.

Le professeur Gram était depuis un moment plongé dans une profonde méditation. Il passa la main sur son front, l’air soucieux.

— Au cas où la « Petite Lune » ne sera pas détruite, il nous faudra évidemment trouver un moyen de la protéger elle-même. Car la « Petite Lune » reste notre meilleur point d’appui.

*

* *

Stanton, en voyant le désastre qui s’abattait sur la « Lune Rouge » n’eut pas d’autre réflexe que celui d’un capitaine de navire qui reçoit un S.O.S. lancé par un autre navire en perdition. Et ce réflexe fut chez lui d’autant plus vif qu’il avait une grande amitié pour Orlanoff et pour tous les subordonnés de celui-ci qu’il avait appris, au moyen du visophone, à connaître et à apprécier.

Au risque de se découvrir lui-même en cas d’attaque, il donna donc l’ordre aux pilotes des deux « lézards volants » qui lui avaient apporté du matériel une heure plus tôt, et qui étaient encore là, de se porter immédiatement au secours de la « Lune Rouge ».

La distance était considérable entre les deux satellites, mais les « lézards volants » pouvaient la franchir en moins d’une heure, car ils n’étaient pas freinés par l’atmosphère. Ils se mirent en route aussitôt.

Stanton, à la vérité, avait assez peu d’espoir qu’ils pussent trouver des survivants. Mais il ne pouvait pas négliger même la chance la plus mince.

Les derniers instants dans la « Lune Rouge » avaient été horribles. Les Martiens occupant la soucoupe volante rescapée avaient effectivement compris qu’ils ne devaient pas rester immobiles sous peine de destruction. Ils s’étaient donc éloignés promptement, mais ils étaient revenus à une vitesse vertigineuse et avaient lâché sur le satellite « une giclée de feu » selon l’expression d’Orlanoff. Puis, sans s’immobiliser un seul instant, ils avaient recommencé cette manœuvre à plusieurs reprises. La « Lune Rouge » avait une coque d’une épaisseur considérable, et qui résista à ces assauts, chacun d’eux étant trop bref pour produire des effets profonds. Mais à l’intérieur du satellite la chaleur devint bientôt intenable et quasi mortelle pour les hommes qui s’y trouvaient, bien qu’ils eussent revêtu leurs scaphandres qui les protégeaient dans une certaine mesure. Orlanoff donna l’ordre d’évacuation, et ce fut une ruée vers les valves de sortie. Mais déjà plusieurs hommes étaient incapables de se mouvoir.

Sur les vingt membres de l’équipage – savants, mécaniciens, radiotélégraphistes et autres – douze seulement purent sortir, et six d’entre eux furent littéralement grillés par un retour offensif de la soucoupe. Celle-ci finit par s’éloigner, les martiens devant s’être convaincus qu’ils avaient achevé leur œuvre de mort.

Les six survivants, protégés par leurs scaphandres, flottaient dans le vide. Parmi eux se trouvait Orlanoff, qui pourtant était sorti le dernier, mais par la valve faisant face à la Terre. Tous les rescapés étaient sortis par cette valve-là, ce qui leur avait valu d’échapper au feu meurtrier, car ils avaient été protégés par toute la masse du satellite.

Orlanoff resta un long moment inconscient, puis reprit peu à peu ses sens. Il aperçut à quelque distance les débris de la soucoupe éventrée par l’obus atomique. Ils flottaient eux aussi dans le vide, immobiles, entraînés dans la même orbite que la carcasse de la « Lune Rouge ». Le ciel d’un noir intense était criblé d’étoiles. La terre, en bas, – mais il n’y avait en réalité ni haut ni bas en un tel endroit – formait un immense disque dont la moitié à peu près était éclairée par le soleil, et dont l’autre était dans l’ombre, mais moins noire toutefois que le ciel.

Orlanoff regarda sa montre. Il vit qu’il avait perdu conscience pendant vingt minutes. Il savait que la provision d’oxygène, dans son scaphandre, ne devait durer au total que trois heures, et la charge calorifique un peu moins longtemps encore. Les scaphandres n’avaient pas été conçus pour des séjours prolongés hors de la « Lune Rouge ». Ils n’étaient utilisés en effet que pour les travaux sur les surfaces externes de la coque, et ceux qui s’en servaient avaient toujours la possibilité, si c’était nécessaire, d’en changer afin de poursuivre leur travail. Orlanoff calcula que si même les « lézards volants » de Golgoringrad avaient été alertés dès l’instant où la « Lune Rouge » avait fait connaître sa situation, ils auraient du mal à arriver avant que l’asphyxie et le terrible froid intersidéral eussent accompli leur œuvre. Non pas que le trajet fut long. Mais il fallait, chaque fois que l’on lançait une fusée de ravitaillement vers les satellites, une préparation qui durait plus de deux heures. Orlanoff se dit qu’il avait quatre-vingt-dix chances sur cent de mourir. C’était une mort de cette sorte qu’il avait toujours souhaitée, mais il aurait préféré qu’elle vînt plus tard, car il venait tout juste de toucher à la cinquantaine. Il se résigna à son sort avec stoïcisme.

Il mit en marche le petit réacteur fixé à son scaphandre pour se rapprocher de ses compagnons, qui flottaient épars autour du satellite, et qui ne devaient pas être en meilleur état que lui. Trois d’entre eux étaient encore évanouis, et il ne put malheureusement rien faire pour les ranimer. Les deux autres bougèrent en le voyant se rapprocher d’eux. Il reconnut le physicien Glogoff à travers le hublot de son casque – un tout jeune homme. Ils branchèrent mutuellement les fils qui les reliaient aux petites plaques vibrantes fixées dans le scaphandre au niveau de leurs oreilles, et ils purent ainsi se parler. Glogoff semblait très déprimé. Orlanoff le réconforta du mieux qu’il put, puis ils firent ensemble, prudemment, le tour du satellite. Sa coque était déjà refroidie. Mais le feu martien y avait fait une brèche par où l’air qui était à l’intérieur avait dû violemment s’échapper. Il était inutile d’essayer de pénétrer dans la « Lune Rouge ». Ils n’y trouveraient que des cadavres. Ils revinrent vers leurs compagnons. Ceux qui s’étaient évanouis reprenaient peu à peu conscience. Arzef, un radiotélégraphiste, gémissait dans son scaphandre, et se plaignait d’atroces brûlures. Il ne leur restait plus qu’à attendre. Orlanoff ne cacha pas à ses compagnons qu’il n’avait que très peu d’espoir, et il les invita, s’ils devaient tous mourir, à mourir comme des hommes courageux. Au-dessous d’eux, ils voyaient la Terre, sur laquelle le soleil gagnait du terrain, la Terre, avec ses villes, ses campagnes verdoyantes, ses océans, la Terre où, en ce moment même, on s’amusait et festoyait.

Orlanoff pensa tout à coup à Stanton, qui avait été le témoin impuissant de leur drame. Il aimait bien Stanton, et il savait que c’était réciproque. Alors il pensa que si Stanton avait sous la main des « lézards volants », et n’avait pas été lui-même attaqué, il était homme à lui envoyer du secours. Ce secours pourrait arriver à temps, car pour lancer des « lézards volants » d’un satellite, les longs préparatifs qu’il fallait sur terre n’étaient pas nécessaires, étant donné qu’ils n’avaient pas à traverser d’abord la couche atmosphérique. Cette pensée lui redonna un peu d’espoir, et il en fit part à ses compagnons pour les réconforter. Mais tout au fond de lui-même il se disait que la « Petite Lune » avait dû subir le même sort que la « Lune Rouge ». Et pour ne plus penser à rien, il essaya de somnoler.

Il était déjà tout engourdi quand Glogoff le tira de sa bienheureuse torpeur.

— Camarade Orlanoff, nous sommes sauvés !

Il ouvrit les yeux. Il vit deux « lézards volants » qui plongeaient vers eux assez lentement. Il reconnut aussitôt à leur forme qu’ils n’étaient pas russes, et il eut une pensée émue pour Stanton. Les « lézards » vinrent se ranger auprès d’eux. Leurs valves s’ouvrirent, et les pilotes en sortirent, revêtus de leurs scaphandres. Orlanoff s’approcha aussitôt de l’un d’eux, brancha sur lui son fil téléphonique et lui dit :

— Merci, camarades. J’étais sûr que vous viendriez si vous n’étiez pas morts.

— Combien êtes-vous de rescapés ? demanda le pilote.

— Six.

Le pilote eut un geste de découragement.

— Malheureusement nous ne pouvons prendre que deux passagers par « lézard ». Nos « lézards » sont moins grands que les vôtres, qui peuvent, je crois, en prendre quatre.

Les autres s’étaient rapprochés. Orlanoff les mit aussitôt au courant.

— Laissez-moi, fit le radiotélégraphiste Arzef. Je souffre trop. J’aime mieux mourir.

— Je reste moi aussi, dit Orlanoff. C’est mon devoir de chef.

Mais les autres ne voulurent rien entendre.

— Il faut tirer au sort, dit Glogoff. C’est la solution la plus équitable.

Cette scène hallucinante se déroulait dans le vide glacial, sous le ciel noir. On eût dit un conciliabule de fantômes bizarres, dont les scaphandres luisaient étrangement sous la clarté qui venait de la terre. Ce furent les deux pilotes des « lézards volants » qui procédèrent eux-mêmes au tirage au sort. Orlanoff fut le premier désigné comme partant. Il protesta encore. Mais on le poussa vers la valve d’un des « lézards ». Et ceux-ci finalement prirent leur vol, en laissant près de l’épave de la « Lune Rouge » deux hommes – Glogoff et un autre savant – qui semblaient voués désormais à une mort certaine, mais qui firent preuve d’un courage remarquable. Ils devaient être sauvés eux aussi, à la dernière minute, par un « lézard volant » venu de Golgoringrad.

*

* *

À Toptown, on reprit un peu espoir à mesure que les minutes passaient. La « Petite Lune » n’avait pas été attaquée, et il était probable qu’elle ne le serait pas ce jour-là.

— Voilà qui confirme notre hypothèse, dit Ralph Clark. Les Martiens ne peuvent pas détecter un engin à de grandes distances. Sinon Stanton aurait certainement subi le même sort qu’Orlanoff. Espérons qu’un nouveau hasard ne mettra pas de nouvelles soucoupes volantes en présence de notre « Petite Lune ».

Le professeur Gram était retourné dans son laboratoire pour mettre au point le projet de nouveaux écrans rattachés uniquement au satellite artificiel américain, en liaison avec les installations au sol déjà achevées ou en voie d’achèvement. Il était préoccupé aussi par le souci de protéger la « Petite Lune » elle-même.

On vint l’interrompre au milieu de ses réflexions. Stanton le demandait en personne à la radio. Il se rendit aussitôt dans le service de John Clark qui lui passa le casque d’écoute en lui disant :

— Orlanoff est sauvé.

Dans la « Petite Lune », que les deux « lézards volants » avaient regagnée directement, Orlanoff était couché sur une civière dans le bureau de Stanton. Il avait quitté son scaphandre et commençait à reprendre des forces. Il souriait à son sauveur. Celui-ci, un casque d’écoute sur la tête, se tenait près de son poste de radio et communiquait avec Toptown.

— C’est vous, Gram ? Ici Stanton. Oui, Orlanoff est sauvé. Il est auprès de moi en ce moment. Il va bien, et ses trois compagnons aussi. Quant à nous, le moral est bon. Je crois que nous l’avons échappé belle. Mais je ne vous ai pas dérangé pour vous parler de cela. Je viens d’avoir une conversation avec Orlanoff. Nous pensons naturellement tous les deux, comme vous-même sans doute, qu’il serait bon qu’on pût protéger aussi notre satellite. Orlanoff y a beaucoup réfléchi pendant qu’il était suspendu dans le vide, enfermé dans son scaphandre, et dans une position plutôt inconfortable. Il a eu une idée aussi simple qu’ingénieuse, mais encore fallait-il y songer. Il suffirait, et c’est aussi mon avis, d’immobiliser au-dessus de nous et autour de nous quelques « lézards volants » et d’établir entre eux un écran pour nous assurer une sécurité au moins relative.

— L’idée est excellente, dit Gram. L’ennui, vous le savez, c’est que nous ne disposons pas de beaucoup de fusées de liaison. Et les Russes non plus. Néanmoins, comme vos installations pour les écrans sont à peu près terminées, il faut mettre cette idée immédiatement en pratique. Je fais rassembler le matériel nécessaire, et je vous envoie tous les « lézards volants » disponibles. Je donne des instructions pour qu’on fasse construire d’urgence d’autres « lézards ».

— Merci, Gram. Je vous signale en outre qu’Orlanoff est convaincu que la « Lune Rouge » pourra être assez rapidement remise en état.

— Ce serait une bonne chose. À bientôt.

Stanton, cette conversation terminée, quitta son casque et se tourna vers Orlanoff.

— Gram va faire le nécessaire. Quel dommage que vous n’ayez pas pensé à cela plus tôt ! Vous auriez cueilli leurs soucoupes comme des fleurs. Et maintenant, vieux bolchevick, bien que vous teniez le whisky pour une saloperie, vous allez me faire l’amitié d’en boire un verre avec moi. Cela finira de vous remettre d’aplomb.

— Volontiers, dit Orlanoff. Mais la prochaine fois, je m’arrangerai pour apporter une bouteille de vodka !