
Après le café et les liqueurs, l’on se mit à parler de mystère. Evitant à dessein de regarder le nouveau venu, homme le plus en vue de la saison, la maîtresse de maison, Lydia Nicolaievna Odintsova, dit à l’intention des membres de son salon :
— Tout Moscou chuchote que ce serait Bismarck qui aurait empoisonné le pauvre Sobolev. Est-il possible que l’on connaisse jamais les dessous de cette épouvantable tragédie ?
L’hôte dont Lydia Nicolaievna régalait ce jour-là les habitués de son salon s’appelait Eraste Pétrovitch Fandorine. D’une beauté suffocante, paré d’une aura de mystère, il était en outre célibataire. Pour obtenir sa présence, la maîtresse de maison avait dû recourir à l’une des intrigues complexes et à multiples détentes dont elle avait le secret.
Sa remarque s’adressait à Arkhip Mustafine, vieil ami de la maison. Homme à l’esprit subtil, ce dernier comprit à demi-mot où voulait en venir Lydia Nicolaievna et, jetant un regard au jeune assesseur de collège de sous ses paupières rougeâtres et dénuées de cils, il répondit :
— Mais l’on m’a dit que c’était une passion fatale qui avait emporté notre Général Blanc.
Dans le salon, chacun retint son souffle, car le bruit courait qu’Eraste Pétrovitch, nommé depuis peu fonctionnaire chargé des missions spéciales auprès du général gouverneur de Moscou, avait un rapport direct avec l’enquête sur les circonstances de la mort du grand soldat. Or une déception attendait l’assistance : le beau brun écouta poliment Arkhip Mustafine et fit mine d’être totalement étranger à ce qui venait d’être dit.
Il en résulta une situation que la maîtresse de maison ne pouvait tolérer : un silence gêné. Mais, forte de sa longue expérience, Lydia Nicolaievna se montra prompte à la riposte. En battant des cils de manière charmante, elle vola au secours de Mustafine.
— Comme cela ressemble à la mystérieuse disparition de la pauvre Polinka Karakina ! Vous vous souvenez, mon ami, de cette horrible histoire ?
Remerciant son hôtesse d’un imperceptible mouvement des sourcils, Mustafine répondit, l’air songeur :
— Comment l’aurais-je oubliée ?….
Certains membres de l’auditoire hochèrent la tête, semblant, eux aussi, se remémorer l’histoire, tandis que la majorité n’avait manifestement jamais entendu parler de Polinka Karakina. Quoi qu’il en soit, Mustafine ayant la réputation d’être un conteur talentueux, c’était toujours un plaisir d’entendre une histoire de sa bouche, fût-elle déjà connue. C’est alors que, fort à propos, Molly Sapéguine, une délicieuse jeune femme dont le mari – un bien grand malheur – était mort l’année précédente au Turkestan, demanda avec curiosité :
— Une disparition mystérieuse ? Comme c’est intéressant !
Lydia Nicolaievna se cala plus confortablement sur sa chaise, indiquant par là à Mustafine qu’elle remettait entre ses mains expertes les rênes de la table-talk.
— Beaucoup d’entre nous, bien sûr, se rappellent le vieux prince Léon Karakine, dit Arkhip Mustafine en introduction à son récit. C’était un homme de l’ancien temps, héros de la campagne de Hongrie. Rejetant les tendances libérales du précédent règne, il avait donné sa démission et s’était retiré dans son domaine des environs de Moscou, où il vivait comme un nabab. Il était fabuleusement riche ; d’ailleurs, de telles fortunes n’existent plus dans l’aristocratie d’aujourd’hui. Le prince avait deux filles, Polinka et Aniouta. Attention, pas Pauline et Annie : le général était un adepte du patriotisme le plus strict. Les deux jeunes filles étaient jumelles. Leurs visages, leurs silhouettes, leurs voix étaient absolument identiques. Et pourtant, il était impossible de les confondre, car Aniouta avait sur la joue droite, juste là, un grain de beauté. L’épouse de Léon Karakine était morte en couches, et le prince ne s’était jamais remarié. Il déclarait qu’une femme, c’était du souci, qu’il n’en avait pas besoin et que les servantes faisaient très bien l’affaire. Il faut dire que les filles ne manquaient pas chez lui, même après l’abolition du servage. Je vous le répète : Léon Karakine vivait comme un nabab.
— Vous n’avez pas honte, Arkhip ? Ne pourrait-on éviter ces obscénités ? prononça Lydia Nicolaievna avec un sourire de reproche, tout en sachant parfaitement que, pour réussir un bon récit, il n’y avait rien de tel que d’« ajouter un peu de sel », comme disaient les Anglais.
Mustafine posa la main sur son cœur d’un air contrit et reprit sa narration :
— Polinka et Aniouta n’étaient pas des laiderons, loin de là, mais on ne pouvait pas dire non plus qu’elles étaient particulièrement jolies. Cependant, comme chacun le sait, une dot de plusieurs millions est le meilleur des produits cosmétiques, de sorte que, durant l’unique saison où elles parurent dans le monde, les deux princesses engendrèrent parmi les jeunes gens à marier une sorte de fièvre épidémique. Puis le vieux prince eut maille à partir avec notre vénéré général gouverneur, et il regagna son domaine de Sosnovka pour ne plus jamais en sortir.
« Léon Karakine était obèse, poussif, rougeaud, bref, ce que l’on appelle une nature apoplectique, et l’on pouvait espérer que la retraite forcée des princesses ne serait pas de longue durée. Mais les années passaient, le prince était de plus en plus gros, haletait de plus en plus bruyamment, et ne manifestait pas la moindre intention de mourir. Les fiancés potentiels patientèrent, patientèrent, puis finirent par oublier les malheureuses recluses.
« Bien que considéré comme un faubourg de Moscou, Sosnovka était perdu au milieu des forêts, à une vingtaine de verstes1 de la première route, sans parler de la voie de chemin de fer, plus éloignée encore. En un mot : un trou. Néanmoins, l’endroit était idyllique et magnifiquement aménagé. Je possède moi-même un petit domaine situé non loin, si bien qu’il m’arrivait souvent de rendre au prince des visites de voisinage. Je précise que Sosnovka était un endroit merveilleux pour la chasse au coq de bruyère. Et, ce printemps-là, le gibier venait pratiquement se poser sur le guidon du fusil. Je n’avais jamais vu une telle parade. Bref, je m’attardai plus que de mesure, de sorte que toute l’histoire se déroula directement sous mes yeux.
« Le vieux prince avait depuis longtemps le désir de faire construire dans le parc un belvédère de style viennois. Il avait d’abord fait venir de Moscou un célèbre architecte qui avait conçu un projet et même entrepris la construction, mais ne l’avait pas terminée : incapable de supporter le despotisme du prince, il avait plié bagage. Pour achever le travail, Léon Karakine s’était adressé à un architecte plus modeste, un Français du nom de Renard. Jeune et plutôt bien de sa personne. Certes, il boitait sensiblement, mais, depuis lord Byron, nos demoiselles ne considéraient plus cela comme un défaut.
« La suite… vous l’imaginez aisément. Cela faisait dix ans que les deux demoiselles vivaient en permanence à la campagne. Elles avaient vingt-huit ans, étaient privées de toute espèce de compagnie, si ce n’était, de temps à autre, un vieil imbécile dans mon genre qui venait chasser. Or, voilà que débarquait un beau jeune homme, à l’esprit vif et natif de Paris.
« Il faut dire que, en dépit de leur ressemblance extérieure, les princesses avaient deux tempéraments complètement différents. Aniouta rappelait Tatiana, l’héroïne d’Eugène Onéguine de Pouchkine : indolente, mélancolique, un peu raisonneuse et, pour être franc, un tantinet ennuyeuse. Polinka, en revanche, était espiègle, exubérante, telle la sœur de Tatiana, « candide comme la vie du poète, douce comme un baiser d’amour ». Sans compter que le côté vieille fille transparaissait moins chez elle que chez sa sœur.
« Renard prit le temps de s’installer, de se familiariser avec les habitudes de la maison, et, bien sûr, jeta son dévolu sur Polinka. J’observais tout cela de l’extérieur et m’amusais follement, ne soupçonnant pas alors de quelle incroyable façon allait se terminer cette pastorale. D’un côté, vous aviez une Polinka éperdument amoureuse, de l’autre, un petit Français enivré par l’odeur des millions, et, enfin, une Aniouta dévorée de jalousie à qui revenait, bien malgré elle, le rôle de gardienne de la moralité. J’avoue franchement que cette comédie ne me divertissait pas moins que la parade amoureuse du coq de bruyère. Le noble père, pour sa part, était dans l’ignorance de tout cela, bien trop arrogant pour imaginer qu’une princesse Karakina pût s’éprendre d’un petit architecte de rien du tout.
« Naturellement, cela se termina par un scandale. Un soir, par hasard (ou pas du tout par hasard), Aniouta jeta un coup d’œil dans la cabane du jardin et découvrit sa sœur et Renard in flagrante delicto. Immédiatement, elle alla moucharder à son papa. Le redoutable prince Karakine, échappant miraculeusement à la crise d’apoplexie, voulut chasser sur-le-champ le criminel. A grand-peine, le petit Français parvint à le convaincre de le laisser demeurer jusqu’au matin, les bois autour de Sosnovka étant tels qu’un homme seul en pleine nuit pouvait parfaitement s’y faire dévorer par les loups. Si je ne m’en étais pas mêlé, on aurait mis le fornicateur à la porte sans autre forme de procès et en simple redingote.
« Polinka, éplorée, fut expédiée dans sa chambre et placée sous la garde de sa raisonnable sœur, l’architecte regagna, afin de préparer ses bagages, l’aile où il était logé, les domestiques s’éclipsèrent, et ce fut donc sur votre humble serviteur que se déversa tout le courroux du prince. Karakine tempêta pratiquement jusqu’au petit jour et me mit dans un tel état que je ne dormis que très peu cette nuit-là. Le matin, par la fenêtre, je vis le Français embarquer pour la gare dans une simple charrette. Le pauvre garçon ne cessait de regarder en direction des fenêtres. Mais en vain ; apparemment, personne n’était là pour lui adresser le moindre signe d’adieu. Il en faisait une triste mine, le Français !
« Puis commencèrent les prodiges.
« Les princesses ne parurent pas pour le petit déjeuner. La porte de leur chambre était fermée à clé et, malgré les coups répétés, personne ne répondait. Le prince se met de nouveau en rage, commence à montrer les signes d’une crise d’apoplexie imminente, ordonne d’envoyer au diable la maudite porte.
« La porte est fracassée. On entre. Seigneur Jésus ! Aniouta est dans son lit, comme plongée dans un profond sommeil, mais pas trace de Polinka, elle a disparu. Elle n’est ni dans la maison ni dans le parc, elle semble s’être évaporée comme par enchantement.
« On eut beau essayer de réveiller Aniouta, rien n’y fit. Le médecin de famille installé à demeure était mort peu auparavant, et l’on n’en avait pas encore engagé de nouveau. Il fallut dépêcher une voiture à l’hôpital du district. Arriva un médecin, du genre à cheveux longs. Il tâta la patiente, la palpa, la mania et dit : “Elle a les nerfs sérieusement détraqués. Qu’elle reste couchée, elle va reprendre connaissance.”
« Puis revint le charretier qui avait raccompagné le Français. Un homme de toute confiance, attaché depuis toujours au domaine. Il jura qu’il avait conduit Renard à la gare et l’avait même mis dans le train. Il n’y avait pas de demoiselle avec lui. D’ailleurs, comment aurait-elle pu se faufiler par le portail ? Le parc de Sosnovka était entouré d’un haut mur de pierre et des gardes étaient postés à l’entrée.
« Aniouta reprit connaissance le lendemain, mais dans quel état… Elle avait perdu l’usage de la parole. Elle n’arrêtait pas de pleurer, tremblait de tous ses membres, claquait des dents. Une semaine plus tard, elle recommença peu à peu à parler, mais elle ne se rappelait rien de cette fameuse nuit. Dès qu’on lui posait des questions, elle était prise de convulsions. Le médecin s’opposa fermement à ce qu’on l’interroge. D’après lui, il en allait de sa vie.
« Donc, Polinka avait bel et bien disparu. Le prince en était devenu complètement fou. Il écrivit au gouverneur, au souverain lui-même, alerta la police. A Moscou, on prit Renard en filature, mais cela non plus ne donna rien. Le petit Français se démenait comme un beau diable pour trouver des clients, mais sans succès, naturellement. Personne ne voulait se fâcher avec Karakine. Et le pauvre type n’eut plus qu’à regagner son Paris natal. Mais le prince ne décolérait pas. Il s’était mis en tête que le scélérat avait tué sa Polinka chérie et l’avait enterrée quelque part. On retourna tout le parc, on assécha les étangs, exterminant au passage des carpes inestimables. Rien. Un mois plus tard, l’apoplexie frappa. Le prince était à table en train de déjeuner quand, soudain, il poussa un râle et s’affaissa, le front dans son assiette de soupe. Rien d’étonnant après de telles épreuves…
« A la suite de la nuit fatale, Aniouta n’avait pas tant l’esprit dérangé qu’un caractère complètement différent. Si, auparavant, elle ne se distinguait pas particulièrement par sa gaieté, désormais elle n’ouvrait carrément plus la bouche. Au moindre bruit, elle sursautait, comme paniquée. Je ne suis pas, je l’avoue, grand amateur de tragédie. J’avais donc fui Sosnovka alors que le prince était encore en vie. Ensuite, je ne suis revenu que pour l’enterrement. Grand Dieu, la propriété était méconnaissable ! C’était sinistre, on avait l’impression qu’un grand corbeau noir avait tout recouvert de son aile. Je regarde, je me souviens et je me dis : Que ce lieu soit déserté. Et c’est ce qu’il advint.
« Restée seule héritière, Aniouta ne voulut pas continuer de vivre là-bas, et elle partit. Mais pas pour s’installer n’importe où, dans la capitale ou en Europe, mais au bout du monde. Son régisseur lui envoie de l’argent au Brésil, à Rio de Janeiro. Par curiosité, j’ai regardé sur une mappemonde. Eh bien, Rio est très exactement à l’opposé de Sosnovka, impossible de trouver un endroit plus éloigné. C’est dire combien son pays natal faisait horreur à la princesse. Réfléchissez un instant : le Brésil ! On ne doit pas y croiser un seul visage russe, fit Arkhip, terminant avec un soupir son singulier récit.
Ayant écouté la curieuse histoire avec intérêt, Eraste Pétrovitch Fandorine marmonna d’un air pensif :
— Pourquoi dites-vous cela ? J’ai justement un ami au Brésil, un ancien c-collègue de notre ambassade au Japon : Karl Ivanovitch Weber.
Le fonctionnaire chargé des missions spéciales s’exprimait de façon délicate, plaisante, et son léger bégaiement n’y nuisait en rien.
— Weber est maintenant ambassadeur auprès de d-don Pedro, l’empereur du Brésil. Et Rio n’est pas à ce point le bout du monde.
— Vraiment ? s’étonna Arkhip en se tournant vivement vers Fandorine. Alors, peut-être est-il encore possible d’élucider le mystère ? Ah, cher Eraste Pétrovitch, il paraît que vous êtes un brillant esprit analytique, que vous pouvez briser n’importe quel mystère plus facilement qu’une noix. Eh bien, voici pour vous un problème qui n’a aucune solution logique. D’un côté, Polinka Karakina a disparu, c’est un fait ; de l’autre côté, elle ne pouvait d’aucune manière quitter la propriété, et c’est aussi un fait.
— Oui, exactement, renchérirent aussitôt plusieurs dames. Monsieur Fandorine, Eraste Pétrovitch, nous mourons tous d’envie de savoir ce qui s’est vraiment passé dans cette histoire.
— Je suis prête à parier qu’Eraste Pétrovitch n’aura aucun mal à résoudre ce paradoxe, déclara Odintsova, sûre d’elle.
— Vous voulez parier ? fit Mustafine, saisissant la balle au bond. Combien ?
Il convient d’expliquer que Lydia Nicolaievna et Arkhip Mustafine étaient tous deux des querelleurs invétérés et que leur passion des paris confinait parfois à l’absurde. Les plus perspicaces des invités se regardèrent, soupçonnant que la mystérieuse histoire, apparemment surgie par hasard de la mémoire du conteur, n’était en fait qu’un intermède préparé d’avance et que le jeune fonctionnaire se retrouvait victime d’un complot habilement ourdi.
— J’aime beaucoup votre petit Boucher, dit Arkhip avec un léger salut.
— Et moi votre grand Caravage, répondit l’hôtesse sur le même ton.
Mustafine eut un mouvement de tête admiratif face à l’appétit exorbitant d’Odintsova, mais ne contesta pas : visiblement, il ne doutait pas de sa victoire. A moins qu’ils ne se soient préalablement mis d’accord.
Eraste Pétrovitch, sidéré par une telle fougue, écarta les mains, l’air désarmé.
— Mais je n’étais pas sur les lieux, je n’ai pas vu les p-protagonistes. Pour autant que j’ai compris, la police n’a rien pu faire, alors qu’elle disposait de tous les moyens nécessaires. Que voulez-vous que je fasse maintenant ? En plus, pas mal de temps a dû passer.
— Cela fera six mois en octobre, fut-il répondu.
— Oui, vous voyez…
— Eraste Pétrovitch, mon cher, mon délicieux ami, implora la maîtresse de maison, posant sa main sur celle de l’assesseur de collège. Ne causez pas ma perte. Vous voyez bien, j’ai déjà topé avec ce vampire ! Il va s’approprier mon Boucher sans vergogne ! Ce monsieur n’a pas une once de courtoisie chevaleresque.
— Mon ancêtre était mourza, un prince tatar, si vous préférez, précisa Arkhip Mustafine, l’air amusé. Et chez nous, dans la horde, la discussion avec les femmes est vite expédiée.
Pour Fandorine, en revanche, la courtoisie n’était apparemment pas un vain mot. Le jeune homme se frotta la racine du nez et bredouilla :
— Quoiqu’il y ait une chose… Dites-moi, m-monsieur Mustafine, avez-vous noté le genre de bagage qu’avait le Français ? Vous l’avez vu partir. Il devait bien avoir un coffre quelconque, non ?
Mustafine fit mine d’applaudir.
— Bravo ! Il a caché la fille dans sa malle et l’a emmenée. Quant à sa vertueuse sœur, Polinka lui a donné à boire une saleté quelconque qui lui a causé un choc nerveux. Ingénieux. Seulement voilà, il n’y avait malheureusement aucune malle. Le Français était nu comme un ver. Je me souviens de petites valises, de baluchons, de deux cartons à chapeaux. Non, monsieur, votre hypothèse ne tient pas.
Après un bref instant de réflexion, Fandorine demanda :
— Vous êtes absolument certain que la princesse ne pouvait pas s’entendre avec les gardes ou bien tout simplement les soudoyer ?
— Absolument. C’est la première chose que la police a vérifiée.
Curieusement, à ces mots, l’assesseur de collège s’assombrit brusquement et prononça en soupirant :
— Dans ce cas, votre histoire est infiniment plus vilaine que je ne le croyais.
Puis, après une courte pause, il demanda :
— Dites-moi, n’y aurait-il pas une conduite d’eau dans la maison du prince ?
— Une conduite d’eau ? A la campagne ? s’étonna Molly Sapéguine avant d’émettre un ricanement incrédule, persuadée que le beau fonctionnaire plaisantait.
Toutefois, Mustafine ajusta son monocle cerclé d’or et regarda Fandorine très attentivement, comme s’il venait seulement de le découvrir.
— Comment avez-vous deviné ? Figurez-vous qu’il y a effectivement une conduite d’eau dans la maison. Un an avant les événements que je viens de relater, le prince avait fait installer une chaudière et un réservoir. De sorte qu’aussi bien lui-même que les princesses et les invités disposaient de vraies salles de bains. Mais quel rapport avec l’affaire ?
— Je pense que votre p-paradoxe est résolu, dit Fandorine avant d’ajouter en secouant la tête : Mais d’une manière fort désagréable.
Les questions se mirent à fuser de tous côtés :
— Comment cela ? De quelle manière ? Mais enfin, que s’est-il passé ?
— Je vais de ce pas vous le raconter. Mais auparavant, Lydia Nicolaievna, j’aimerais charger votre laquais d’une mission.
Et l’assesseur de collège, devant une assemblée de plus en plus intriguée, écrivit un message qu’il remit au laquais en lui glissant quelques mots à l’oreille. La pendule de la cheminée sonna minuit sans que personne manifeste la moindre intention de partir. Tous attendaient en retenant leur souffle, mais Eraste Pétrovitch ne se pressait pas de commencer la démonstration de ses dons analytiques. Satisfaite de son flair qui, cette fois encore, ne l’avait pas trompée dans son choix de l’invité principal, Lydia Nicolaievna regarda le jeune homme avec un attendrissement quasi maternel. Le fonctionnaire chargé des missions spéciales avait toutes les chances de devenir l’idole de son salon. Katy Polotskaïa et Lily Epantchina allaient en crever de jalousie.

— L’histoire que vous nous avez contée n’est pas tant m-mystérieuse que repoussante, déclara l’assesseur de collège en grimaçant. L’un des plus monstrueux crimes passionnels qu’il m’ait été donné de connaître. Ce n’est pas une disparition, mais un meurtre, et le pire qui soit, puisqu’il rappelle celui d’Abel par Caïn.
— Vous voulez dire que la sœur enjouée a été tuée par la triste, c’est bien cela ? voulut préciser Serge von Taube, président de la chambre d’accise.
— Non, je veux dire exactement le c-contraire : que l’enjouée Polinka a tué la triste Aniouta. Mais là n’est pas le plus cauchemardesque.
— Enfin, voyons, comment est-ce possible ? s’étonna von Taube.
Lydia Nicolaievna jugea nécessaire de préciser :
— Que peut-il y avoir de plus horrible que d’assassiner sa propre sœur ?
Fandorine se leva, arpenta le salon.
— Je vais essayer de reconstituer l’enchaînement des événements, tel qu’il m’apparaît. Donc, nous avons deux d-demoiselles qui meurent d’ennui. La vie leur file entre les doigts, pour ne pas dire qu’elle leur a déjà presque échappé ; je veux parler de leur vie de femme. Oisiveté. Passions émoussées. Espoirs déçus. Relations éprouvantes avec un père tyrannique. Et, pour finir, frustration des sens. On peut le comprendre, les deux femmes sont jeunes et en pleine santé. Ah, pardonnez-moi…
Conscient du caractère déplacé de sa remarque, l’assesseur de collège prit l’air confus, mais la maîtresse de maison s’abstint de le réprimander. D’ailleurs, il était si charmant avec cette brusque rougeur montée à ses joues pâles !
— Je m’abstiendrai de décliner tous les sentiments qui se mêlent dans l’âme de d-demoiselles se trouvant dans une telle situation, reprit Fandorine après une courte pause. Mais ici il y a une autre particularité : la présence permanente, là tout près, de ce miroir vivant qu’est une sœur jumelle. Sans doute, dans ce cas, le complexe mélange d’amour et de haine est-il inévitable. Et voilà qu’un beau jeune homme fait son apparition. Il manifeste un vif intérêt pour les demoiselles. Un intérêt de toute évidence loin d’être désintéressé, mais comment une telle idée pourrait effleurer l’une ou l’autre des princesses ? Entre les deux sœurs s’instaure une inévitable rivalité, mais le choix est vite fait. Jusqu’alors, chez Aniouta et Polinka, tout était semblable, égal ; or, désormais, elles évoluent dans des mondes différents. L’une est heureuse, elle renaît à la vie et – du moins en apparence – elle est aimée. L’autre se sent repoussée, isolée et, de ce fait, doublement malheureuse. L’amour est égoïste. Pour Polinka, rien d’autre ne devait exister que la passion amassée au cours de longues années de réclusion. C’était la vraie vie, la pleine vie à laquelle elle avait si longtemps rêvé mais aussi cessé de croire. Et soudain, tout cela se rompt en un instant, au moment p-précis où l’amour atteint son apogée.
Les dames écoutaient, comme ensorcelées, le palpitant récit du beau jeune homme. Molly Sapéguine porta ses doigts fins à l’échancrure de sa robe et se figea.
— Le plus horrible de tout, c’est que la coupable de la t-tragédie est sa sœur. Que l’on peut aussi comprendre, convenons-en. Supporter un tel bonheur à côté de son propre malheur exige une force d’âme qu’Aniouta ne possédait manifestement pas. Et c’est ainsi que Polinka, qui venait juste d’atteindre le paradis, fut brisée. Or, aucun animal sauvage au monde n’est plus dangereux qu’une femme à qui l’on a enlevé son amour ! s’exclama avec flamme Eraste Pétrovitch avant de prendre de nouveau un air gêné, conscient que ce jugement pouvait froisser le beau sexe.
Mais aucune protestation ne se manifesta ; tous attendaient la suite, et Fandorine reprit en accélérant le rythme :
— Alors, sous l’influence du désespoir, germe dans l’esprit de Polinka un plan insensé : terrible, monstrueux, mais qui témoigne de l’incroyable force du sentiment qui l’anime. Quoique, je ne sais pas. Il est possible que l’idée soit venue de Renard. En tout cas, c’est à la jeune femme que revient sa mise en œuvre… Pendant la fameuse nuit, Arkhip, où vous piquiez du nez en écoutant les récriminations du maître de maison, dans la chambre des princesses se jouait un drame infernal. Polinka a tué sa sœur. J’ignore de quelle manière. L’a-t-elle étranglée, l’a-t-elle empoisonnée ? Quoi qu’il en soit, elle a évité l’effusion de sang, sinon il serait resté des traces dans la chambre.
Mustafine, qui depuis le début écoutait Eraste Pétrovitch avec un scepticisme non dissimulé, haussa les épaules et dit :
— L’enquête a en effet admis la possibilité d’un crime. Mais s’est aussitôt posée la question de bon sens : où est passé le corps ?
Le fonctionnaire chargé des missions spéciales répondit sans l’ombre d’une hésitation :
— C’est précisément en cela que réside le cauchemar. Après avoir tué sa sœur, Polinka a traîné le corps dans la salle de bains. Là, elle l’a découpé en morceaux et a fait disparaître le sang dans la tuyauterie. Le Français ne pouvait pas procéder lui-même au dépeçage. Il n’aurait sûrement pas pu s’absenter aussi longtemps de l’aile où il logeait sans attirer l’attention.
Après avoir attendu le retour au calme – son exposé avait soulevé une véritable tempête d’exclamations indignées, « Impossible ! » étant la plus fréquente –, Fandorine déclara tristement :
— Hélas, c’est possible, et c’est même la seule explication. Il n’y a aucune autre solution au p-problème. Et mieux vaut ne pas essayer d’imaginer comment les choses se sont passées cette nuit-là dans la salle de bains. Polinka n’avait évidemment aucune notion d’anatomie et ne pouvait disposer d’autre instrument que d’un vulgaire couteau dérobé en douce à la cuisine.
— Elle n’a tout de même pas pu faire passer les morceaux de corps et les os dans la tuyauterie, cela aurait tout bouché ! s’écria Mustafine avec une ardeur qu’on ne lui connaissait pas.
— En effet, elle n’a pas pu. Le corps d-découpé a quitté la propriété, réparti dans les valises et les cartons à chapeaux du Français. Dites-moi, les fenêtres de la chambre étaient-elles situées très haut ?
Mustafine plissa les yeux, essayant de se souvenir.
— Non, pas très haut. A hauteur d’homme, je pense. Et elles donnaient sur la pelouse, côté jardin.
— Ce qui signifie que le transfert des morceaux s’est fait p-par là. A en juger par l’absence totale de traces sur le rebord de la fenêtre, Renard, depuis l’extérieur, passait dans la chambre un récipient quelconque qu’Aniouta portait dans la salle de bains. Puis, une fois qu’elle l’avait rempli de morceaux de corps, elle le repassait à son complice. Quand le funeste va-et-vient a été t-terminé, Polinka n’a plus eu qu’à rincer la salle de bains et à nettoyer le sang qu’elle avait sur elle…
Lydia Nicolaievna avait beau avoir très envie de gagner son pari, l’honnêteté lui interdisait de se taire.
— Eraste Pétrovitch, tout cela est très cohérent, à l’exception d’une chose. Si Polinka a bien commis cet acte monstrueux, elle a forcément taché ses vêtements, or le sang ne se nettoie pas si facilement, à moins d’être lingère, et encore.
Cette remarque pratique déconcerta moins Fandorine qu’elle ne le mit mal à l’aise. Il toussota et, baissant les yeux, dit doucement :
— Je suppose qu’avant d’entreprendre le d-dépeçage du corps la princesse s’est d-déshabillée. Complètement…
Plusieurs dames poussèrent des oh ! et Molly Sapéguine, pâlissant, murmura en français :
— Oh, mon Dieu…
Craignant apparemment que quelqu’un ne s’évanouisse, Eraste Pétrovitch s’empressa de poursuivre sur le ton de la froide analyse scientifique :
— Il est tout à fait vraisemblable que la perte de connaissance prolongée de la fausse Aniouta n’a pas été simulée, mais qu’elle a bel et bien été la conséquence psychique d’un t-terrible choc émotionnel.
Là, tous se mirent à parler ensemble.
— Enfin, ce n’est pas Aniouta qui a disparu, mais Polinka ! rappela Serge Ilitch.
— Ah oui, bien sûr, c’est simplement Polinka qui s’est dessiné un grain de beauté sur la joue, expliqua avec impatience Lydia Nicolaievna, plus maligne que les autres. Et tout le monde l’a prise pour Aniouta !
Stupitsine, médecin de la cour en retraite, refusa de souscrire à cette hypothèse.
— C’est impossible ! Les proches savent parfaitement différencier les jumeaux. Par la façon de se comporter, les intonations de la voix et, enfin et surtout, par l’expression des yeux !
— Mais, au fait, pourquoi une telle substitution ? intervint le général Liprandi, médecin de la cour en exercice. Pourquoi Polinka avait-elle besoin de se faire passer pour Aniouta ?
Eraste Pétrovitch attendit que le torrent de questions et de contestations se tarisse, et répondit à toutes, l’une après l’autre :
— Si Aniouta avait disparu, Votre Excellence, Polinka eût été inévitablement soupçonnée de s’être débarrassée de sa sœur par vengeance et l’on aurait alors plus soigneusement cherché les t-traces d’un meurtre. Et d’un. La disparition de celle qui était amoureuse en même temps que le Français mettait au premier plan l’hypothèse de la fuite et non celle du crime. Et de deux. Et puis, enfin, sous les traits d’Aniouta, elle pouvait se marier un jour avec Renard sans se trahir a posteriori. C’est apparemment ce qui s’est passé dans la lointaine ville de Rio de Janeiro. Je suis certain que Polinka s’est retirée aussi loin de sa patrie pour pouvoir s’unir tranquillement à l’objet de son adoration.
L’assesseur de collège se tourna vers le médecin de la cour.
— Votre argument selon lequel les proches savent très bien différencier les jumeaux est tout à fait valable. Mais n’oubliez pas que le m-médecin de famille des Karakine, qui, lui en tout cas, ne se serait pas laissé berner, était mort peu avant les événements. A ce propos, d’ailleurs, la fausse Aniouta a changé du tout au tout après la nuit fatale, comme si elle était devenue quelqu’un d’autre. Vu les circonstances, tout le monde a jugé cela normal. En réalité, c’est Polinka qui a subi une complète transformation, mais faut-il s’étonner du fait qu’elle ait perdu sa vivacité et sa gaieté naturelles ?
— Et la mort du vieux prince ? demanda Serge Ilitch. Elle ne pouvait pas mieux tomber pour la criminelle.
— Cette mort est hautement suspecte, admit Fandorine. Il est probable que le poison n’y est pas étranger. Il n’y a pas eu d’autopsie, naturellement. On a mis le décès sur le compte du chagrin paternel et sur la tendance du prince à l’apoplexie, mais l’on peut penser qu’après une nuit pareille ce n’était pas un acte aussi anodin que l’empoisonnement de son père qui allait arrêter Polinka. D’ailleurs, il n’est pas trop tard, même aujourd’hui, pour procéder à l’exhumation. Le poison demeure longtemps dans les tissus osseux.
— Je fais le pari que le prince a été empoisonné, prononça à la hâte Lydia Nicolaievna en se tournant vers Mustafine.
Mais celui-ci fit mine de n’avoir pas entendu et prononça lentement :
— L’hypothèse est ingénieuse. Et subtile. Toutefois, il faut vraiment avoir une imagination débordante pour se représenter une princesse Karakina, en tenue d’Eve, découpant avec un couteau à pain le cadavre de sa propre sœur.
De nouveau tout le monde se mit à parler en même temps, chacun défendant avec la même ardeur l’un ou l’autre des deux points de vue. Cela étant, les dames penchaient plus pour l’hypothèse de Fandorine, tandis que les messieurs la réfutaient majoritairement, la considérant comme invraisemblable. De son côté, le responsable de la controverse s’abstenait d’y prendre part, même s’il écoutait avec grand intérêt les arguments des deux parties.
— Mais enfin, pourquoi ne dites-vous rien ? s’exclama Lydia Nicolaievna, s’adressant à lui. Regardez-le, ajouta-t-elle en montrant Mustafine, il nie l’évidence uniquement pour ne pas honorer son pari ! Dites-lui quelque chose ! Trouvez donc un argument qui l’obligera à se taire !
— J’attends le retour de votre laquais, lui répondit Eraste Pétrovitch.
— Et où l’avez-vous envoyé ?
— A la chancellerie du général gouverneur, au centre t-télégraphique, qui fonctionne jour et nuit.
— Mais c’est rue de Tver, à cinq minutes de marche d’ici, or cela fait plus d’une heure qu’il est parti, s’étonna quelqu’un.
— J’ai ordonné à Mathieu d’attendre la réponse, expliqua le fonctionnaire chargé des missions spéciales.
Puis il se tut à nouveau, et l’attention générale fut captée par Mustafine, qui se lança dans un long développement visant à démontrer l’extravagance de l’hypothèse de Fandorine du point de vue de la psychologie féminine.
Au moment crucial, alors que Mustafine évoquait avec conviction et force effets de manche les caractères inhérents à la nature féminine, qui avait honte de la nudité et ne supportait pas la vue du sang, la porte s’entrouvrit doucement, et entra celui que tout le monde attendait. Marchant sans bruit, Mathieu s’approcha de l’assesseur de collège et, avec un salut, lui tendit une feuille de papier.
Eraste Pétrovitch la déplia, la lut et hocha la tête. La maîtresse de maison observait attentivement le visage du jeune homme et, n’y tenant plus, approcha sa chaise de lui.
— Alors, qu’est-ce que cela dit ? murmura-t-elle.
— J’avais raison, répondit Fandorine, chuchotant lui aussi.
Aussitôt, Lydia Nicolaievna, triomphante, interrompit l’orateur :
— Cessez vos idioties, Arkhip ! Que pouvez-vous comprendre à la nature féminine, vous n’avez même jamais été marié ! Eraste Pétrovitch dispose d’une preuve formelle !
Elle arracha le message des mains de l’assesseur de collège et le fit circuler parmi l’assemblée.
C’est avec perplexité que les personnes présentes lurent la dépêche, qui se réduisait à ces trois mots : « Oui. Oui. Non. »
« Et c’est tout ? C’est quoi ? D’où ça vient ? » Telle était la tonalité générale des interrogations.
— Le télégramme provient de l’ambassade russe au B-Brésil, expliqua Fandorine. Vous voyez le sceau diplomatique ? Si c’est la nuit à Moscou, à Rio de Janeiro tout le monde est au travail. C’est sur quoi je comptais lorsque j’ai demandé à Mathieu d’attendre la réponse. Je reconnais bien là le style laconique de mon ami Karl. Mathieu, rendez-moi donc la feuille que je vous ai donnée. Voici comment était rédigé mon message.
Eraste Pétrovitch prit le papier des mains du laquais et lut :
— Très cher Karl, peux-tu répondre par retour aux questions suivantes ? La ressortissante russe vivant au Brésil née princesse Anna Karakina est-elle mariée ? Si oui, son époux boite-t-il ? Autre chose : la princesse a-t-elle un grain de beauté sur la joue droite ? J’ai besoin de tout cela pour un pari. Fandorine. La réponse de l’ambassadeur montre que la p-princesse est mariée à un boiteux et n’a aucun grain de beauté sur la joue. Pourquoi en aurait-elle un maintenant ? Dans le lointain Brésil, elle n’a plus aucun besoin de recourir à ce genre de subterfuge. Comme vous le voyez, mesdames et messieurs, Polinka est vivante et a réussi à épouser son Renard. L’horrible conte connaît une fin absolument idyllique. A propos, l’absence de grain de beauté prouve une fois de plus que Renard a participé à l’assassinat et qu’il sait parfaitement que son épouse est Polinka et non Aniouta.
Lydia Nicolaievna se tourna alors vers Mustafine.
— J’envoie immédiatement chercher le Caravage, lui lança-t-elle avec un sourire triomphant.
1- Une verste valait 1,067 kilomètre.