Chant XLI
 

ARGUMENT. – Roger et Dudon cessent leur combat, après être convenus que les sept rois païens prisonniers seront rendus à la liberté. Roger s’embarque avec eux pour l’Afrique. Pendant la traversée, ils sont engloutis par une tempête, excepté Roger, qui est porté sain et sauf près d’un ermite, lequel lui prédit diverses choses. – Le navire, abandonné par son équipage, est poussé par le vent jusqu’à Biserte. Il y avait à bord l’épée, l’armure et le cheval de Roger. Roland prend l’épée pour lui, donne l’armure à Olivier et le cheval à Brandimart, et ils vont tous les trois à Lampéduse pour combattre les trois païens. Le combat s’engage ; Sobrin et Olivier sont blessés, et Brandimart est tué.

 

Le parfum répandu sur une chevelure ou sur une barbe bien fournie et brillante, ou sur les vêtements légers des beaux jeunes hommes et des damoiselles qu’Amour éveille parfois tout en pleurs, se conserve et se fait sentir encore après plusieurs jours, montrant ainsi clairement quelle force et quelle pureté il avait dès le principe.

La liqueur nourricière dont, à son grand dam, Icare fit goûter à ses moissonneurs, et qui entraîna, dit-on, jadis au delà des Alpes les Celtes et les Boiens, prouve combien elle est douce dès le principe en gardant sa douceur jusqu’à la fin de l’année. L’arbre qui, à la mauvaise saison, ne perd pas ses feuilles, indique par là combien il devait être vert au printemps.

La race renommée qui, pendant tant de siècles, a répandu un si grand éclat, et qui semble en répandre toujours davantage, annonce clairement que celui d’où descend l’illustre maison d’Este devait autant surpasser ses contemporains en splendeur, que le soleil surpasse les étoiles au ciel.

Roger, dont le moindre geste révélait la haute vaillance, la courtoisie et la magnanimité toujours nouvelle, en donna en cette circonstance des preuves évidentes à Dudon, en dissimulant sa grande force, comme je vous le disais plus haut, dans la répugnance qu’il éprouvait à lui donner la mort.

Dudon, qui s’était parfois imprudemment découvert, ou dont la fatigue avait arrêté le bras, s’aperçut bien que Roger n’avait pas voulu le tuer. Quand il en fut bien certain, et qu’il eut compris que son adversaire le ménageait, il résolut, s’il lui était inférieur en force et en vigueur, de l’égaler au moins en courtoisie.

« Par Dieu, seigneur – dit-il – faisons la paix ; aussi bien je ne puis plus espérer que la victoire m’appartienne. Elle ne peut plus être à moi, et dès à présent je me déclare vaincu et pris par ta courtoisie. » Roger répondit : « Et moi, je ne désire pas moins la paix que toi ; mais convenons d’abord que les sept rois que tu tiens enchaînés seront mis en liberté, et que tu me les céderas. »

Et il lui montra les sept rois dont je vous ai parlé et qui étaient restés enchaînés et tête basse. Il ajouta qu’il lui demandait de ne pas s’opposer à ce qu’il prît avec eux le chemin de l’Afrique. C’est ainsi que ces rois furent remis en liberté, car non seulement le paladin consentit à la demande de Roger, mais il lui permit de choisir dans la flotte le navire qui lui conviendrait. Roger fit voile vers l’Afrique.

Après avoir levé l’ancre, il fit déployer la voile et se confia au vent perfide. Tout d’abord une brise favorable, gonflant les voiles, le pousse droit sur la bonne route, et remplit le nocher de courage. Le rivage fuit rapidement ; bientôt on n’en voit plus de traces, et la mer semble sans limite. Mais pendant la nuit le vent démasque sa perfidie et sa trahison.

Il souffle tantôt à la proue, tantôt à la poupe, tantôt aux flancs du navire, sans jamais suivre une direction constante. Le bâtiment tournoie sur lui-même et trompe tous les efforts du nocher ; son avant, son arrière, son bâbord et son tribord sont tour à tour assaillis par les lames qui surgissent altières et menaçantes. Leur blanc troupeau court sur la mer en mugissant. Les passagers s’attendent à chaque instant à périr, tellement sont nombreuses les vagues qui les frappent.

Le vent souffle, tantôt à l’avant, tantôt à l’arrière, chassant le navire devant lui, ou le faisant revenir sur ses pas ; parfois il le prend en travers, et le naufrage paraît alors imminent à tous. Le matelot assis au gouvernail pousse d’énormes soupirs ; son visage est pâle et troublé. Il multiplie en vain ses cris ; en vain il fait signe de la main, tantôt de virer, tantôt de descendre les antennes.

Mais les signes et les cris servent à peu de chose ; la nuit, rendue plus obscure par la pluie, empêche de les voir et de les entendre. La voix se perd dans les airs où monte l’immense clameur des passagers, mêlée au fracas des ondes qui se brisent les unes sur les autres ; de la proue à la poupe, de bâbord à tribord, il est impossible d’entendre les cris de commandement.

Le vent, qui siffle avec rage dans les agrès, produit d’horribles sons. L’air est sillonné d’éclairs fréquents, le ciel retentit d’épouvantables coups de tonnerre. Les uns courent au gouvernail, les autres saisissent les rames ; chacun s’emploie selon ce qu’il sait faire ; ceux-ci s’efforcent de délier les câbles, ceux-là de les amarrer ; d’autres vident l’eau, et la rejettent dans la mer.

L’horrible tempête hurle, excitée par la fureur soudaine de Borée. La voile flagelle le long des mâts ; la mer se soulève et atteint presque le ciel. Les rames se brisent, et la fortune cruelle semble redoubler de rage ; la proue n’obéit plus au gouvernail, et laisse le navire sans défense à la merci des flots.

Tout le côté droit est envahi par l’eau, et est prêt à s’abîmer. Tous crient et se recommandent à Dieu, car leur perte est plus que certaine. La mauvaise fortune les fait tomber d’un péril dans un autre. Le premier à peine évité, un second se présente. Le navire, fatigué dans toutes ses parties, laisse passer dans ses flancs l’eau ennemie.

La tempête livre de tous côtés aux malheureux un assaut cruel, épouvantable. Parfois ils voient la mer s’élever si haut, qu’il semble qu’elle atteigne le ciel. D’autres fois, l’onde se creuse si profondément sous leurs pieds, qu’ils croient voir s’entr’ouvrir l’enfer. Leur espérance de salut est nulle ou bien petite, et la mort inévitable est devant eux.

Toute la nuit, ils errent çà et là sur la mer, au gré du vent qui, loin de cesser au lever du jour, redouble au contraire de violence. Soudain, un écueil dénudé leur apparaît ; ils veulent l’éviter ; mais cela ne leur est pas possible. Le vent cruel et la tempête sauvage les portent malgré eux droit dessus.

À trois ou quatre reprises, le pâle nocher déploie toute sa vigueur pour changer le gouvernail de direction, et prendre une route moins dangereuse. Mais la barre se rompt, et est enlevée par la mer. Le vent furieux enfle tellement la voile, qu’il est impossible de la larguer peu ou prou. En ce péril mortel, ils n’ont le temps ni de réparer leurs avaries, ni de tenir conseil.

Quand ils ont compris que la perte du navire est inévitable, chacun s’occupe uniquement de son salut, chacun cherche à sauver sa vie. C’est à qui descendra le plus vite dans la chaloupe ; mais celle-ci est tellement alourdie par la foule qui s’y entasse, que c’est avec beaucoup de difficultés qu’on l’a fait passer par-dessus bord.

Roger voyant le commandant, le patron et les autres abandonner en toute hâte le navire, et se trouvant sans ses armes et en simple pourpoint, veut aussi s’embarquer sur la chaloupe. Mais elle lui paraît déjà beaucoup trop chargée ; grâce aux personnes qui s’y pressent déjà et à celles qui ne cessent de s’y jeter, le bateau ne tarde pas à être submergé, et à couler avec sa charge.

Il coule et entraîne tous ceux qui, fondant leur espoir sur lui, ont quitté le navire. Alors, au milieu des plaintes douloureuses, on entend les malheureux naufragés demander secours au ciel ; mais ces voix sont vite étouffées, car la mer, pleine de rage et de colère, a bientôt balayé la place d’où s’échappent ces cris lamentables et impuissants.

Parmi les naufragés, les uns ne reviennent plus à la surface ; les autres reparaissent et se soulèvent sur les lames. Celui-ci nage et tient la tête hors des flots, celui-là montre un bras, cet autre une jambe. Roger, que les menaces de la tempête ne font point trembler, remonte sur l’eau, et aperçoit non loin de là l’écueil aride que lui et ses compagnons ont en vain voulu éviter.

Il espère atteindre en nageant ses bords et se mettre à l’abri de la vague. Il s’avance et rejette en soufflant loin de son visage l’onde importune. Pendant ce temps, le vent et la tempête chassent devant eux le navire abandonné par ceux qui, dans l’espoir de se sauver, ont trouvé la mort.

Oh ! que les prévisions des hommes sont trompeuses ! Le navire, qui semblait perdu, échappa au naufrage dès que le patron et les matelots l’eurent abandonné, sans gouvernail, à la merci des flots. On aurait dit que le vent avait attendu que le dernier homme de l’équipage l’eût quitté, pour changer de direction. Il souffla de telle façon, que le navire, prenant une meilleure voie, évita l’écueil et fut emporté sur une mer moins furieuse.

Et tandis qu’il avait été incertain de sa route pendant que le pilote le dirigeait, il alla droit en Afrique, dès qu’il ne fut plus conduit par personne. Il s’en vint échouer à deux ou trois milles près de Biserte, du côté de l’Égypte. L’eau et le vent venant à lui manquer tout à coup, il resta enfoncé dans le sable de ce rivage stérile et désert. Juste à ce moment, arriva Roland, qui se promenait, comme je vous l’ai raconté plus haut.

Désireux de savoir si ce navire était vide ou chargé, Roland, suivi de Brandimart et de son beau-frère, sauta dans une barque légère et poussa jusqu’au bâtiment échoué. Étant monté sur le pont, il ne vit personne, et trouva seulement le bon destrier Frontin, ainsi que les armes et l’épée de Roger.

Ce dernier avait dû s’échapper en telle hâte, qu’il n’avait même pas eu le temps de prendre son épée. Le paladin la reconnut. Elle s’appelait Balisarde, et lui avait appartenu autrefois pendant quelque temps. Vous devez avoir lu comment il la prit à Falérine, lorsqu’il détruisit son jardin si beau, et comment elle lui fut volée plus tard par Brunel.

Vous savez comment Brunel la céda librement à Roger, au pied de la montagne de Carène. Roland avait autrefois bien éprouvé quelle taille et quelle force elle avait. Il fut donc enchanté de la retrouver, et il en rendit grâce à Dieu. Il crut alors, et il le dit souvent depuis, que Dieu la lui avait envoyée au moment où il en avait si grand besoin,

À la veille de se battre avec le prince de Séricane qui, outre sa force redoutable, possédait – Roland ne l’ignorait pas – Bayard et Durandal. Ne connaissant pas le reste de l’armure, il ne put l’apprécier comme celui qui l’aurait éprouvée. Cependant elle lui parut bonne, mais plus riche et plus belle encore.

Et comme il n’avait pas à s’inquiéter de la qualité de son armure, puisqu’il était complètement invulnérable, il la céda avec plaisir à Olivier. Quant à l’épée, ce fut autre chose, car il se la mit aussitôt au flanc. À Brandimart il donna le destrier. Il voulut ainsi partager également avec chacun de ses compagnons les bénéfices de cette trouvaille.

Tout guerrier s’efforce d’avoir de beaux et riches vêtements pour le jour du combat. Roland fit broder sur son quartier la haute tour Babel, frappée de la foudre. Olivier voulut avoir sur le sien un chien d’argent couché, portant sa laisse sur le dos, avec cette légende : « Jusqu’à ce qu’il vienne ». Il voulut avoir une soubreveste en or et digne de lui.

Brandimart, en mémoire de son père, résolut d’aller au combat vêtu simplement d’une soubreveste couleur sombre et triste. Fleur-de-Lys la lui borda, du mieux qu’elle put, d’une frange belle et choisie, parsemée de riches pierreries. Le reste était en drap commun et tout noir.

La dame fit de sa propre main la soubreveste que le chevalier devait revêtir par-dessus son haubert, ainsi que la housse qui devait recouvrir la croupe, le poitrail et la crinière de son cheval. Mais du jour où elle se mit à ce travail, jusqu’à celui où elle l’acheva, on ne la vit ni sourire ni donner le moindre signe de joie.

Elle avait sans cesse au cœur la crainte, le tourment, que son cher Brandimart lui fût enlevé. Déjà elle l’avait vu s’engager, à plus de cent reprises différentes, dans de grandes batailles pleines de périls. Jamais elle n’avait éprouvé ce qu’elle ressentait en ce moment, car l’épouvante lui glaçait le sang et lui pâlissait le visage. Et cette nouveauté même d’avoir peur lui faisait battre le cœur d’une double crainte.

Quand ils eurent terminé leurs préparatifs, les chevaliers déployèrent la voile. Astolphe et Sansonnet restèrent pour commander la grande armée de la Foi. Fleur-de-Lys, le cœur oppressé par la crainte, et remplissant l’air de ses vœux et de ses plaintes, suivit des yeux les voiles du navire aussi loin que ses regards purent les apercevoir sur la haute mer.

Astolphe et Sansonnet eurent beaucoup de peine à l’arracher à la contemplation des Îlots, et à la ramener au palais. Ils la laissèrent sur son lit, affolée d’angoisse. Cependant une bonne brise poussait le groupe illustre des trois braves chevaliers. Le navire s’en vint aborder droit à l’île où devait avoir lieu une telle bataille.

Le chevalier d’Anglante, son beau-frère Olivier et Brandimart, descendus à terre, plantèrent les premiers leur tente du côté de l’est. Peut-être ne le firent-ils pas sans intention. Le même jour, arriva Agramant qui s’établit au côté opposé. Mais, comme l’heure était déjà avancée, le combat fut remis au lever de l’aurore.

Des deux côtés, jusqu’au jour, les serviteurs armés font la garde. Le soir venu, Brandimart se dirige vers les logements des Sarrasins et, avec la permission de Roland, il va trouver le roi africain dont il avait été l’ami. Brandimart était venu autrefois en France sous la bannière du roi Agramant.

Après les salutations et l’échange de poignées de main, le fidèle chevalier s’adresse d’une manière amicale au roi païen, et l’engage à ne pas poursuivre le combat. Il lui offre de la part de Roland de remettre entre ses mains toutes les cités qui sont entre le Nil et les colonnes d’Hercule, s’il veut croire au Fils de Marie.

« Je vous ai toujours aimé, et je vous aime beaucoup – lui dit-il – c’est pourquoi je vous donne ce conseil. Et puisque je l’ai moi-même suivi jadis, vous pouvez croire que je l’estime bon. J’ai reconnu que le Christ est le vrai Dieu, et que Mahomet est un fourbe ; et je désire vous voir suivre la même voie que celle que j’ai suivie. Je désire, seigneur, que vous marchiez avec moi dans la voie du salut, comme je le souhaite à tous ceux que j’aime.

» C’est là qu’est votre intérêt ; vous ne sauriez recevoir de meilleur conseil. Je ne saurais vous en donner surtout un plus sensé que celui de ne pas engager le combat avec le fils de Milon, car le gain que vous retireriez de la victoire ne serait pas en rapport avec le grand péril que vous affronteriez. Vainqueur, vous en retirerez fort peu d’avantages. Vaincu, vous ne perdrez pas peu.

» Quand bien même vous tueriez Roland et nous qui sommes venus ici pour mourir ou vaincre avec lui, je ne vois pas que vous puissiez pour cela en recouvrer les États que vous avez perdus. Vous devez bien penser que, dans le cas où les choses tourneraient mal pour nous, les hommes ne manquent pas à Charles pour garder jusqu’à la dernière tour de vos citadelles. »

Ainsi parlait Brandimart et il allait ajouter encore beaucoup de choses, quand il fut interrompu par le païen, qui lui répondit d’une voix irritée et d’un air hautain : « Certes, c’est de ta part témérité et folie pure que de donner des conseils, bons ou mauvais, alors qu’on ne te les a pas demandés.

» Que le conseil que tu me donnes provienne du bien que tu m’as voulu jadis et que tu me veux encore, je ne sais, à dire vrai, comment je pourrais le croire, en te voyant ici avec Roland. Je croirai bien plutôt que, te voyant en proie au dragon qui dévore les âmes, tu cherches à entraîner tout le monde avec toi dans l’enfer, au séjour de l’éternelle douleur.

» Que je sois vainqueur ou que je succombe, que je doive revoir le royaume de mes ancêtres, ou rester à jamais dans l’exil, Dieu l’a décidé dans son esprit, au fond duquel ni toi ni Roland ne pouvez lire. Advienne comme il voudra, jamais la crainte ne pourra m’abaisser à une action indigne d’un roi. Quand même je serais certain de mourir, je préférerais la mort plutôt que de déshonorer mon sang.

» Maintenant, tu peux t’en retourner. Si demain, tu n’es pas sur le champ de bataille meilleur champion que tu n’as été aujourd’hui orateur, Roland se trouvera mal accompagné. » Agramant exhala ces dernières paroles de sa poitrine embrasée de colère. Les deux guerriers se séparèrent et furent prendre du repos, jusqu’à ce que le jour fût sorti de la mer.

Aux premières blancheurs de l’aube nouvelle, les combattants se trouvèrent tous armés et à cheval. Peu de paroles furent échangées entre eux ; écartant tout retard, évitant tout préliminaire, ils abaissèrent les fers de leurs lances. Mais je croirais, seigneur, commettre une trop grande faute si, pour vouloir vous parler de ces guerriers, je laissais assez longtemps Roger dans la mer pour qu’il s’y noyât.

Le jouvenceau s’avance, luttant des pieds et des bras contre les vagues horribles. Le vent et la tempête le menacent en vain ; sa conscience seule l’inquiète. Il craint que le Christ ne se venge en ce moment du peu d’empressement qu’il a montré, alors qu’il le pouvait, à se faire baptiser dans les eaux saintes, en le condamnant à recevoir le baptême au milieu de l’onde amère et salée.

Les promesses qu’il a tant de fois faites à sa dame lui reviennent à la mémoire ; il se rappelle le serment qu’il a fait quand il a dû combattre contre Renaud, et qu’il n’a pas tenu. Plein de repentir, il prie trois ou quatre fois Dieu de ne pas l’en punir ici, et dans la sincérité de son cœur et de sa foi, il fait vœu d’être chrétien, s’il pose le pied à terre.

Il promet de ne plus jamais prendre l’épée ni la lance contre les Fidèles, en faveur des Maures. Il retournera aussitôt en France, et ira rendre à Charles les hommages qui lui sont dus. Il ne laissera pas plus longtemps Bradamante en suspens, et donnera une fin honnête à ses amours. Ô miracle ! à peine a-t-il prononcé ce vœu, qu’il sent croître ses forces, et qu’il nage d’un bras plus vigoureux.

Sa force croît et son courage renaît. Roger lutte contre les vagues ; il repousse les ondes dont l’une suit l’autre, et qui l’assaillent tour à tour. Tour à tour soulevé ou submergé par elles, il atteint enfin le rivage, au prix de grands efforts ; et il arrive, ruisselant et harassé, au pied d’une colline baignée par la mer.

Tous ses compagnons qui s’étaient confiés à la mer avaient péri dans les flots. Roger, protégé par la bonté divine, put aborder sur cette plage solitaire. Une fois à l’abri des vagues sur la colline inculte et dénudée, une nouvelle crainte naît en sa pensée. Exilé dans un espace si restreint, il tremble d’y mourir de misère.

Mais bientôt son cœur indomptable reprend le dessus, et résolu à supporter tout ce qu’il est écrit dans le ciel qu’il doit souffrir, il porte un pied intrépide à travers les durs rochers, marchant droit à la cime de la montagne. Il n’a pas fait cent pas, qu’il aperçoit un homme courbé par les années et l’abstinence, et dont l’aspect et les vêtements annoncent un ermite. Il lui paraît digne du plus grand respect.

Quand Roger fut prés de lui, l’ermite cria : « Saul, Saul, pourquoi persécutes-tu ma religion ? – C’est ainsi qu’autrefois le seigneur parla à saint Paul en lui portant le coup salutaire. – Tu as cru passer la mer sans payer ton passage, et tu as voulu priver autrui de son gain. Tu vois que Dieu, dont la main est longue, t’a saisi, alors que tu pensais être le plus loin de lui. »

Le saint ermite avait eu la nuit précédente une vision envoyée par Dieu, et qui lui avait appris que Roger devait arriver sur l’écueil. Dieu lui avait en même temps révélé sa vie passée et future, sa mort misérable, et les fils et neveux qui devaient descendre de lui.

L’ermite poursuit ; il commence par réprimander Roger ; puis il le réconforte. Il le réprimande d’avoir si longtemps hésité à placer son cou sous le joug suave. Il lui fait comprendre que ce qu’il devait faire alors qu’il avait son libre arbitre, et que le Christ l’en priait et l’appelait à lui, n’avait plus le même prix, obtenu par la force et sous le coup du danger menaçant.

Puis il le réconforte en lui disant que le Christ ne refuse pas le ciel à qui lui en demande l’entrée, cette demande fût-elle tardive ou faite à temps. Il lui parle de ces ouvriers de l’Évangile qui reçurent tous une paye égale. L’instruisant avec un zèle plein de charité et de dévotion, il le conduit à pas lents vers sa cellule, creusée dans le dur rocher.

Au-dessus de cette cellule s’élève une petite chapelle tournée du côté de l’Orient, fort bien distribuée et très belle. Au-dessous, un bois de lauriers, de genévriers, de myrtes et de palmiers chargés de fruits, descend jusqu’à la mer. Ce bois est arrosé par un ruisseau toujours limpide, qui tombe en murmurant du sommet de la montagne.

Il y avait près de quarante ans que l’ermite s’était établi sur l’écueil. Le Sauveur lui avait indiqué ce lieu comme très favorable à une vie solitaire et sainte. Les fruits des divers arbres et l’eau pure avaient soutenu sa vie, et il était parvenu à sa quatre-vingtième année en se conservant valide et robuste, et sans avoir jamais été malade.

Rentré dans la cellule, le vieillard alluma le feu, et chargea sa table de fruits variés avec lesquels Roger restaura un peu ses forces, après avoir fait sécher ses vêtements et ses cheveux. Là il apprit plus commodément tous les grands mystères de notre Foi, et, le jour suivant, il fut baptisé avec l’eau pure du ruisseau, par le vieillard lui-même.

Roger se trouvait très satisfait de ce séjour, d’autant plus que le bon serviteur de Dieu lui avait annoncé son intention de le renvoyer au bout de quelques jours là où il avait le plus grand désir d’aller. En attendant, il l’entretenait souvent de beaucoup de choses, tantôt du royaume de Dieu, tantôt de ses propres aventures, tantôt enfin de ses futurs descendants.

Le Seigneur, qui entend et qui voit tout, avait révélé au saint ermite que Roger, à partir du jour où il embrasserait la Foi, devait vivre sept années encore, et non davantage, et qu’à cause de la mort que sa dame avait donnée à Pinabel, mort qu’on lui attribuait, et aussi à cause du meurtre de Bertolas, il serait assassiné par les Mayençais impitoyables et malfaisants ;

Et que cet acte de trahison resterait si caché, que le bruit n’en transpirerait pas au dehors, la victime devant être enterrée sur le lieu même où elle serait tombée sous les coups de la race félonne. C’est pourquoi la mort de Roger ne serait vengée que fort tard par sa sœur et par son épouse fidèle, après que celle-ci, portant un enfant dans son sein, aurait longuement cherché son époux.

Entre l’Adige et la Brenta, au pied des collines qui plurent tant au Troyen Anténor avec leurs veines de soufre, leurs douces rives, leurs gras sillons et leurs prairies agréables, qu’il oublia pour elles le sublime Ida, son regretté Ascagne et son cher Xante, Bradamante accoucherait au milieu des forêts voisines du froid Ateste.

L’enfant mis par elle au monde, et nommé aussi Roger, croîtrait en beauté et en vaillance, serait reconnu par ces Troyens comme étant de leur sang, et élu par eux pour leur prince. Plus tard, ayant prêté son concours à Charles contre les Lombards, il recevrait, malgré sa jeunesse, le gouvernement de ce beau pays, et serait honoré du titre de marquis.

Et Charles, au moment où il octroierait cette faveur, ayant dit en latin : Este seigneurs là, ce beau lieu serait depuis ce temps appelé Este, en supprimant les deux premières lettres de son ancien nom d’Ateste. Dieu avait encore prédit à son serviteur l’âpre vengeance que l’on tirerait de la mort de Roger.

Il lui avait révélé que Roger apparaîtrait dans une vision à sa fidèle épouse, qu’il lui dirait par qui il avait été mis à mort, et lui montrerait l’endroit où gisait son corps. Qu’alors Bradamante, accompagnée de sa vaillante belle-sœur, détruirait par le fer et le feu tous ceux de la maison de Poitiers, et que son fils Roger, parvenu à un certain âge, en ferait autant pour les Mayençais.

Il lui avait parlé des Azzons, des Alberti, des Obbizons et de leur belle postérité, jusqu’à Nicolo, Leonello, Borso, Hercule, Alphonse, Hippolyte et Isabelle. Mais le saint vieillard, qui sait retenir sa langue, ne dit pas tout ce qu’il connaît ; il ne raconte à Roger que ce qu’il doit lui raconter, et retient ce qu’il doit garder pour lui.

Cependant Roland, Brandimart et le marquis Olivier, la lance basse, se précipitent à la rencontre du Mars sarrasin. C’est ainsi qu’on peut nommer Gradasse. Du côté opposé, leurs deux autres adversaires ont mis leurs bons destriers au galop, je veux parler du roi Agramant et du roi Sobrin. Le bruit de leur course fait retentir le rivage et la mer prochaine.

Quand ils en vinrent à s’entrechoquer, les lances volèrent en éclats jusqu’au ciel, et l’on vit la mer se soulever sous cette effroyable rumeur que l’on entendit jusqu’en France. Roland et Gradasse étaient en face l’un de l’autre. La balance aurait été égale entre eux, si la possession de Bayard n’eût constitué pour Gradasse un avantage qui le faisait paraître plus vaillant.

Bayard heurte le destrier de moindre force que monte Roland, avec une violence telle qu’il le fait ployer sur ses jarrets, et rouler tout de son long sur le sol. Roland s’efforce à trois ou quatre reprises de le relever avec les éperons et avec la bride. Quand il voit qu’il ne peut y parvenir, il met pied à terre, embrasse son écu, et tire Balisarde.

Olivier se rencontre avec le roi d’Afrique ; l’avantage reste égal pour tous les deux. Quant à Brandimart, il fait vider les arçons à Sobrin, mais on n’a jamais su bien clairement si ce fut la faute du cheval ou du cavalier, car désarçonner Sobrin était chose rare. Que ce fût la faute de son destrier ou la sienne, Sobrin se trouva à bas de son cheval.

Brandimart, voyant le roi Sobrin par terre, ne le pressa pas davantage, et se porta contre le roi Gradasse qui avait aussi abattu Roland. Entre le marquis et Agramant, le combat continue dans les mêmes conditions où il avait été commencé. Après avoir rompu leurs lances sur les écus, ils sont revenus à la charge l’épée nue à la main.

Roland, qui voit Gradasse dans l’impossibilité de revenir sur lui, tellement Brandimart le serre et le harcèle, regarde autour de lui, et aperçoit Sobrin qui n’a personne à combattre. Il s’avance à sa rencontre, et sa démarche, son aspect terrible, font trembler le ciel.

Sobrin, qui voit venir l’attaque d’un tel guerrier, assure ses armes et s’apprête à le recevoir. De même que le nocher, menacé par les flots énormes qui se précipitent sur lui en mugissant, leur oppose la proue de son navire, et, voyant la mer s’élever si haut, regrette de n’être point à l’abri sur le rivage, Sobrin oppose son bouclier aux coups de l’épée de Falérine.

Balisarde est d’une trempe tellement fine, qu’aucune arme ne peut l’arrêter. Puis elle est entre les mains d’un guerrier si vaillant, entre les mains de Roland, unique au monde ! Elle fend l’écu de Sobrin sans être arrêtée par les cercles d’acier dont cet écu est protégé ; elle fend l’écu et retombe sur l’épaule du vieux chevalier.

Elle retombe sur l’épaule, et bien qu’elle rencontre le double obstacle de la cuirasse et de la cotte de mailles, elle continue sa route et ouvre dans l’épaule une large plaie. Sobrin riposte, mais c’est en vain qu’il essaye de blesser Roland auquel, par grâce spéciale, le Moteur du ciel et des étoiles a accordé le don de ne pouvoir jamais avoir la peau trouée.

Le valeureux comte porte un second coup à Sobrin dans l’intention de lui enlever la tête des épaules. Sobrin qui connaît la vigueur du prince de Clermont, et qui sait combien peu lui servirait de lui opposer son écu, se recule vivement, mais pas assez pour éviter de recevoir sur le front le coup de Balisarde. Le coup tombe à plat, mais d’une telle force, qu’il aplatit le casque de Sobrin, et étourdit le malheureux chevalier.

Sous le coup formidable, Sobrin tombe à terre, d’où il ne peut se relever qu’après un long moment. Le paladin croit en avoir fini avec lui et l’avoir étendu mort. Il se dirige vers le roi Gradasse, craignant que celui-ci ne mène à mal Brandimart, car le païen a l’avantage des armes, de l’épée, du destrier et d’une plus grande vigueur.

L’intrépide Brandimart, monté sur Frontin, cet excellent destrier qui appartenait auparavant à Roger, se comporte si bravement, que le Sarrasin ne paraît pas avoir encore trop d’avantage sur lui. S’il avait un haubert d’aussi fine trempe que celui du païen, l’avantage serait même en sa faveur. Mais, se sachant mal armé, il est obligé de voltiger de droite et de gauche pour se défendre.

Frontin n’a pas son égal pour comprendre et exécuter les volontés de son cavalier ; il semble qu’il devine, selon que Durandal retombe, de quel côté il doit tourner afin de l’éviter. Agramant et Olivier se livrent d’autre part une terrible bataille, et montrent des qualités égales comme adresse et comme force.

Comme je viens de le dire, Roland laisse Sobrin à terre, et, pour venir en aide à Brandimart, il s’avance à grands pas, étant à pied, contre le roi Gradasse. Au moment où il va l’attaquer, il voit passer sur le champ de bataille le bon cheval que montait Sobrin quand il a été désarçonné. Roland s’empresse de courir après lui.

Il rattrape le destrier qui ne fait aucune résistance, et, d’un saut, il se trouve en selle. D’une main il tient son épée levée, de l’autre il prend la belle et riche bride. Gradasse aperçoit Roland ; il n’est nullement effrayé de le voir venir sur lui, et il l’appelle par son nom. Il espère le plonger dans la nuit éternelle, lui, Brandimart et leur autre compagnon, avant que le soir soit encore venu.

Il laisse Brandimart, et, se tournant vers le comte, il lui porte un coup de pointe au gorgerin. L’épée transperce tout, hormis la chair du comte qu’aucun effort ne peut parvenir à entamer. Au même instant, Roland laisse retomber Balisarde. Là où elle frappe, nul enchantement ne prévaut ; casque, écu, haubert, harnais, elle fend tout ce qu’elle touche.

Elle blesse au visage, à la poitrine, à la cuisse, le roi de Séricane, dont le sang n’avait encore jamais coulé depuis qu’il avait endossé pour la première fois les armes de chevalier. Gradasse trouve étrange que cette épée, qui n’est pourtant pas Durandal, l’ait ainsi blessé. Il en éprouve de l’angoisse et du dépit. Il comprend que si le coup avait été plus avant, il aurait été fendu depuis la tête jusqu’au ventre.

Après l’expérience qu’il vient de faire, il n’a plus la même confiance qu’il avait eue jusque-là dans ses armes. Aussi procède-t-il avec un redoublement d’attention et de prudence. Brandimart, voyant que Roland est venu lui enlever le combat des mains, se place au milieu du champ de bataille, afin de se porter là où il sera besoin.

Le combat en est là, lorsque Sobrin, après être resté longtemps étendu sur le sol, revient à lui, souffrant beaucoup de la tête et de l’épaule. Il lève les yeux et regarde de tous côtés. Apercevant son maître, il se hâte de lui venir en aide, se dissimulant de façon à ne pas être vu.

Il s’approche d’Olivier qui, les yeux fixés sur Agramant, ne faisait pas attention à autre chose, et, le prenant par derrière, il frappe son destrier aux jarrets d’un coup qui force la malheureuse bête à trébucher. Olivier tombe, mais il ne peut se relever, car, dans cette chute inattendue, son pied gauche s’est trouvé pris sous son cheval.

Sobrin lui porte un second coup du revers de son épée. Il croit lui faire sauter la tête, mais il est arrêté par l’armure faite d’un acier trempé jadis par Vulcain, et qui a été portée autrefois par Hector. Brandimart voit le péril, et court à toute bride sur le roi Sobrin. Il le frappe à la tête et le renverse ; mais le fier vieillard se relève sur-le-champ,

Et retourne à Olivier, afin de l’expédier pour l’autre monde, ou du moins pour l’empêcher de se dégager de dessous son cheval. Olivier a son meilleur bras libre, de sorte qu’il peut se défendre avec son épée. Il la fait tournoyer avec une telle vigueur, qu’il tient Sobrin à distance.

Il espère, s’il réussit à le maintenir en respect, avoir ainsi le temps de se dégager. Il voit du reste son adversaire couvert de sang dont il arrose le sable, et si faible qu’il se soutient à peine et ne peut tarder à être vaincu. Olivier fait de nombreux efforts pour se dégager de dessous son destrier, sans pouvoir y parvenir.

Brandimart est allé vers le roi Agramant, et a commencé à faire pleuvoir autour de lui une tempête de coups. Monté sur Frontin, il est tantôt sur les flancs, tantôt en face de son adversaire. Frontin tourne comme la roue d’un tour. Mais si le fils de Monodant a un bon cheval, le roi du Midi n’en a pas un moins bon, car il est monté sur Bride-d’Or, que lui a donné Roger après l’avoir enlevé au fier Mandricard.

Agramant a déjà un grand avantage grâce à son armure à toute épreuve et d’une perfection sans égale. Brandimart, au contraire, a pris la sienne au hasard, et comme il a pu la trouver dans un besoin si pressant. Mais son ardeur le rend tellement sûr de lui-même, qu’il ne doute pas d’avoir avant peu à la changer pour une meilleure. Bien que le roi africain lui ait mis toute l’épaule droite en sang,

Et qu’il garde au flanc une blessure grave faite par Gradasse, le guerrier de France trouve moyen d’atteindre son adversaire d’un coup d’épée. Il brise son écu, lui blesse le bras gauche, et l’atteint, mais légèrement, à la main droite. Mais tout cela n’est qu’un jeu, qu’une plaisanterie auprès de ce qui se passe entre Roland et le roi Gradasse.

Gradasse a à moitié désarmé Roland. Il lui a brisé son casque en deux morceaux ; il lui a fait rouler son écu sur le sol, et a entr’ouvert son haubert et sa cotte de mailles. Mais il n’a pu le blesser encore, car Roland est fée. Le paladin, au contraire, a mis Gradasse dans un état pitoyable ; outre la blessure dont j’ai déjà parlé, il lui en a fait d’autres au visage, à la gorge, en pleine poitrine.

Gradasse est désespéré de se voir tout couvert de son propre sang, tandis que Roland, après avoir reçu tant de coups, est intact, de la tête aux pieds. Il lève son épée à deux mains, et il croit bien, cette fois, lui fendre la tête, la poitrine, le ventre et tout le reste. Il frappe le comte au front, juste à l’endroit où il a voulu l’atteindre.

Tout autre que Roland aurait été fendu, en deux jusqu’à la selle. Mais comme si Gradasse n’avait frappé que du plat de son épée, celle-ci rebondit, aussi luisante, aussi nette qu’avant. Roland, étourdi sous le coup, en vit, quoique forcé de regarder la terre, mille étoiles. Il lâcha la bride, et aurait laissé tomber son épée, si elle n’avait été attachée à son bras par une chaîne.

Le cheval qui portait Roland sur son dos fut tellement épouvanté du bruit que produisit l’horrible coup, qu’il se mit à fuir sur l’arène poudreuse, montrant combien il était bon à la course. Le comte, ayant perdu connaissance par suite de la commotion qu’il a éprouvée, n’a pas la force de le retenir. Gradasse le poursuit, et il l’aurait bientôt rejoint pour peu qu’il eût pressé Bayard.

Mais, en regardant autour de lui, il voit le roi Agramant dans le plus extrême péril. Le fils de Monodant l’a saisi par le casque avec son bras gauche, le lui a délacé par devant, et cherche à le frapper à la gorge avec son poignard. Le roi ne peut se défendre, car Brandimart lui a également enlevé son épée.

Gradasse fait volte-face, et ne pense plus à poursuivre Roland. Il accourt vers l’endroit où il voit le roi Agramant, L’imprudent Brandimart, ne pensant pas que Roland ait laissé échapper Gradasse, n’a d’autre préoccupation, d’autre pensée que de plonger son poignard dans la gorge du païen. Soudain Gradasse arrive sur lui et, prenant son épée à deux mains, lui en porte de toute sa force un coup sur le casque.

Père du ciel, fais parmi tes élus une place au martyr de ta foi. Arrivé à la fin de son tempétueux voyage, qu’il puisse désormais replier sa voile dans le port. Ah ! Durandal, peux-tu être assez infidèle à ton maître Roland, pour tuer ainsi sous ses yeux le compagnon le plus cher, le plus dévoué qu’il ait au monde ?

Un cercle de fer, épais de deux doigts, entourait le casque de Brandimart ; il fut partagé et rompu par le coup terrible, ainsi que la coiffe d’acier qui était par-dessous. Brandimart, la face toute pâle, tombe de cheval ; un énorme jet de sang s’échappe de sa tête, et se répand comme un fleuve sur le sable.

Le comte, ayant repris ses sens, jette les yeux autour de lui et aperçoit son cher Brandimart étendu par terre ; il voit, au maintien du Sérican, quel est celui qui lui a donné la mort. Je ne saurais dire quel sentiment l’emporta en lui, de la douleur ou de la colère. Mais il avait si peu de temps pour pleurer, qu’il fit taire sa douleur pour laisser sortir sa colère. Mais il est temps que je mette fin à ce chant.