Je ne mettais pas en doute le fait que Chris Marlowe était
coriace. Avant sa transformation, c'était l'enfant terrible de
l'Angleterre élisabéthaine. Il avait alterné les bagarres de
pub
et l'écriture des meilleures pièces de l'époque. Les seules à
les
avoir jamais égalées ont été écrites par un certain Shakespeare
qui, étrange coïncidence, a fait son apparition quelques années
après la transformation de Marlowe, et écrivait de façon très
similaire. Finalement, quand l'acteur de seconde zone qu'il
s'était choisi comme couverture était mort, Marlowe avait
repris son violon d'Ingres : la castagne. De son vivant, il
avait
fait un peu d'espionnage pour le compte du gouvernement.
Il avait ajouté pas mal de cordes à son arc par la suite,
jusqu'à
prendre la tête des services secrets du Sénat. Il utilisait son
clan de vamps pour espionner la communauté surnaturelle
en général, et les autres Sénats en particulier. Il contribuait
à
instaurer la paix en écartant quiconque la menaçait. C'était
pour ça que Tony avait toujours eu beaucoup plus peur de
Marlowe que de Mei Ling. Je ne l'avais vu qu'une seule
fois. Il était passé voir Mircea pendant qu'il nous rendait
visite. Je l'avais trouvé sympathique, avec ses yeux sombres
et rieurs, ses boucles en bataille et son bouc qu'il n'arrêtait
pas de tremper dans le vin. Mais bon, je n'essayais pas de
renverser la Consule. Si ça avait été le cas, c'était sûrement
lui que j'aurais attaqué en premier.
Non. La partie de l'histoire de Billy Joe à laquelle j'avais
du mal à croire, c'était les deux vamps non identifiés. C'était
strictement impossible. Tous les vampires sont sous l'emprise
d'un maître. Ça peut être leur créateur ou quelqu'un qui les
a achetés ou gagnés en duel. La seule façon de ne pas avoir
de maître, c'est de devenir soi-même un maître de niveau
un. Tout le reste, y compris tuer son propre maître, ne sert
à rien : quelqu'un d'autre s'arrangera pour vous lier à lui.
Comme il n'existe qu'une centaine de maîtres de niveau
un dans le monde, à tout casser, et que la majorité d'entre
eux siège dans l'un des six Sénats de vamps, ça forme de
fait une structure hiérarchique et ça force tout le monde à
s'organiser. La plupart des maîtres accordent un semblant
de liberté à leurs adeptes les plus puissants, mais le gros des
revenus de ces derniers passe en « cadeaux » annuels, et tous
les serviteurs qu'ils créent sont soumis à leurs caprices. Les
maîtres continuent aussi à les inspecter de temps à autre,
comme Mircea avec Tony, parce qu'ils restent sous leur
responsabilité. Si Tony m'avait attaquée tout en sachant
que j'étais sous la protection du Sénat, Mircea aurait dû
régler le problème.
C'est un système singulièrement peu complexe, en
tout cas pour un gouvernement, parce qu'il n'y a pas tant
de vampires assez puissants pour entretenir une écurie
d'adeptes. Contrairement à ce que Hollywood semble croire,
tous les vamps ne peuvent pas en créer de nouveaux. Je me
souviens avoir regardé un vieux Dracula avec Alphonse :
il
avait failli s'étrangler de rire en voyant un vampire tout
frais
émoulu de la tombe en rappeler un autre à la vie. Pendant
des semaines, il avait été abominable avec les vamps les plus
faibles du clan, leur ressassant sans pitié qu'il connaissait
un
nouveau-né de trois jours plus puissant qu'eux. Bref, tous
les vamps ayant atteint le niveau de maître peuvent créer de
nouveaux esclaves, mais ils doivent les déclarer auprès de leur
Sénat. Par conséquent, un vampire inconnu au bataillon,
ça n'existe pas.
— C'étaient des nouveau-nés ?
L'idée était absurde, mais je n'en avais pas d'autre.
Quelle chance avait une bande de vamps nouvellement
créés (donc faibles) de l'emporter contre un membre du
Sénat ? Et Marlowe, pour ne rien gâcher ? Ça revenait à
envoyer des gamins à l'assaut d'un blindé. Et quel maître
risquerait sa peau en omettant de déclarer un nouveau vamp
de sa confection ? Tous les Sénats appliquaient ces règles à
la lettre. Ils vivaient tous dans la hantise qu'un maître lève
une armée secrète et réveille les vieux démons de l'époque
maudite des guerres incessantes. Il y avait donc un statu
quo,
et le nombre de vamps qu'un maître pouvait avoir sous
sa
coupe à un moment donné était strictement régulé, de façon
à maintenir un équilibre des forces.
— Non. C'est pas évident à dire quand on a juste les
macchabées. Mais à en juger d'après les dégâts qu'ils ont
causés, la rumeur dit que c'étaient des maîtres. (Devant mon
expression, il a levé les mains en signe d'apaisement.) Hé ! Tu
voulais savoir ce qui se disait. J'te mets juste au parfum !
— Où as-tu eu l'info?
— Deux vamps à la solde de Mircea.
Billy Joe ne voulait pas dire qu'il les avait interrogés. Il
a
la capacité de flotter à travers les gens et, ce faisant,
d'écouter
aux portes de leur cerveau. Il perçoit toutes leurs pensées du
moment. Ce n'est pas aussi efficace que la vraie télépathie
(il ne peut pas extraire d'information) mais c'est souvent
plus utile qu'on le pense.
— C'était pas super dur à obtenir. On ne parle que de
ça en ce moment.
J'ai secoué la tête. J'étais perdue.
—Je ne pige pas. Si Raspoutine se contrefiche de leurs
lois et se met à attaquer les gens par surprise, pourquoi la
Consule se prépare-t-elle à se battre contre lui ? Il n'a plus
le
droit de provoquer un duel s'il méprise les règles. Non ?
A mon avis, Raspoutine était dans la merde jusqu'au cou.
Ce qui me plaisait beaucoup. S'il se faisait buter, ça faisait
une enflure d'éliminée et un souci en moins.
Le problème, ce n'était pas tant les attaques contre les
membres du Sénat. Ça, c'était parfaitement légal. Non.
C'était plutôt la façon dont il s'y était pris. Pendant la
Réforme, les six Sénats s'étaient entendus pour renoncer
à résoudre leurs différends en se faisant la guerre. Après
la scission religieuse, les clergés catholiques et protestants
étaient devenus hyper sensibles. Ils incitaient leurs brebis
à se méfier des êtres maléfiques risquant de leur voler la
grâce de Dieu. La religion était devenue un enjeu politique :
les puissances catholiques tentaient d'assassiner les chefs
protestants, et vice versa ; une Armada catholique est partie
à l'assaut de l'Angleterre protestante ; une guerre religieuse
de grande ampleur a frappé l’Allemagne... Tout le monde
espionnait tout le monde et, par conséquent, les gens étaient
de plus en plus nombreux à se douter de l'existence d'activités
surnaturelles. Même si la plupart des accusés étaient souvent
tout aussi humains (et plus innocents) que leurs délateurs, les
autorités avaient parfois de la chance : de temps à autre,
elles
empalaient un vrai vampire et brûlaient une vraie sorcière.
Les conflits ouverts entre Sénats, et même les vendettas entre
éminentes maisons rivales, ne faisaient rien d'autre qu'attirer
encore plus l'attention sur la communauté surnaturelle.
C'est comme ça que les duels sont devenus, à l'unanimité,
le nouveau moyen de résoudre les querelles.
Bien sûr, Tony n'était pas prêt à risquer sa peau adipeuse
dans un combat ouvert. Et il y avait un paquet d'autres
maîtres pas très doués au combat que le nouveau système
n'arrangeait pas. C'est comme ça que les pratiques ont
évolué : si vous ne voulez pas vous battre, vous choisissez
des champions qui se battent à votre place. Mais une fois
les duellistes choisis, les règles sont strictes : il y a des
choses
permises, et des choses interdites. Et les attaques-surprises
faisaient clairement partie de la seconde catégorie. Partout
dans le monde, Raspoutine se ferait empaler pour ce qu'il
avait fait. Le Sénat nord-américain n'aurait de cesse de le
traquer et les autres leur prêteraient main-forte pour décou-
rager ceux qui voudraient perpétrer ce genre d'exactions sur
leurs propres territoires. En conclusion : soit il était fou,
soit
il était vraiment, mais alors vraiment stupide.
—J'imagine qu'elle trouve ça mieux que de tous les laisser
se faire dégommer les uns après les autres. En plus, sauf si
Marlowe et Ismatta s'en sortent et reprennent suffisamment
de force pour témoigner, on n'a aucune preuve qu'il a triché.
Il peut dire qu'il les a provoqués en duel et qu'ils ont perdu.
A la loyale.
— En revanche, s'il est obligé d'affronter la Consule
devant l'ensemble du conseil de la MAGIC, il ne peut
pas tricher.
— Bingo. En plus, elle a pas trop le choix. Ce vieux
lascar de Ras' a tout saccagé. Maintenant, il laisse les Sénats
avec un cauchemar diplomatique sur les bras. Les Faes sont
blêmes de rage. Elles disent que si les vamps arrivent pas à
gérer, elles s'en chargeront elles-mêmes. Elles ont perdu un
noble qui s'était paumé entre deux feux. Et tu sais comment
elles sont avec ce genre de trucs.
En fait, non. Je n'avais jamais rencontré d'elfe. Je n'avais
même jamais parlé avec quelqu'un qui en aurait rencontré.
Certains vamps de la cour de Tony ne croyaient même pas
en leur existence. La rumeur prétendait que ce n'était qu'une
sorte de canular sophistiqué que les mages faisaient circuler
depuis des siècles pour faire croire aux vamps qu'ils avaient
des alliés puissants.
— Le Cercle des mages est aussi sur les dents. Mais là,
je sais pas pourquoi. Ils réclament la tête de Raspoutine sur
un plateau. La Consule doit régler ça très vite. Sinon, ses
gens vont commencer à penser qu'elle est faible. Mei Ling
est douée, mais elle ne peut pas affronter tous les opposants
qui risquent de montrer le bout de leur nez si tout ça ne
s'arrête pas bientôt.
—Mais elle n'affrontera pas Raspoutine.
—Non. Et comme je disais, ça la met plutôt en rogne. En
fait, c'est pour ça qu'elle est pas là : elle est partie traquer
le
bonhomme. Mais elle joue contre la montre : le duel est prévu
demain à minuit. Je crois qu'elle a dans l'idée de ramener sa
tête au bout d'une pique avant que ça commence.
— OK. Je croise les doigts pour elle. Mais tu ne m'as
toujours pas dit en quoi tout ça me concerne.
—C'est parce que j'en sais rien, ma p'tite dame.
Je déteste quand Joe commence à parler avec des
expressions sudistes. Ça veut dire soit qu'il plaisante, soit
qu'il s'apprête à devenir sarcastique, et je ne me sentais
pas d'attaque. D'habitude, il parle plutôt avec un accent
du Mississippi mâtiné de bribes de son parler du terroir
irlandais, datant de l'époque où il était môme et crevait de
faim sur l'île d'émeraude. Il avait émigré, changé de nom,
commencé une nouvelle vie sur le nouveau continent, mais
il n'avait jamais vraiment perdu son accent. Je lui ai jeté un
regard noir. Pas question que je supporte son arrogance
sans rien dire. Il s'en était bien tiré mais j'avais les nerfs
:
il avait raté le retour de Tony. Et c'était quand même son
boulot de base.
—C'est tout ? Qu'est-ce que tu sais d'autre ?
Je savais d'expérience que Billy Joe faisait un sacrément
bon espion, mais on ne pouvait pas lui faire confiance. Oh !
Il ne m'avait jamais menti (enfin, pas que je sache) mais s'il
pouvait laisser de côté un détail qui risquait de lui attirer
des ennuis, il ne s'en privait pas.
—J'étais pas sûr de devoir te l'dire. Après toute cette
histoire avec Tomas, je me suis dit que t'avais pas besoin
d'une autre raclure de pelle à merde.
—Dis-moi.
J'ai délibérément ignoré sa vanne à l'encontre de Tomas
(Billy Joe ne l'avait jamais aimé) parce que j'étais d'accord
avec lui. J'ai commencé à exhumer mon pauvre tas «d'ex-
vêtements-chers-pour-sortir-en-boîte ». Je pouvais récupérer
mes bottes et ma jupe en cuir. En revanche, mon top était
en charpie et mon soutif à moitié brûlé. Pourtant, mon dos
était indemne. C'était même une des rares parties de mon
corps qui ne me faisait pas mal. Le top, ce n'était pas une
grosse perte. Le seul problème, c'était que je n'avais rien à
mettre à la place et que je n'avais pas envie de retourner dans
cette suite vêtue uniquement d'une robe de chambre. En
fait, je n'avais pas envie de retourner dans cette suite tout
court. Mais je ne trouvais aucune bonne excuse.
—Jimmy le Rat est en ville.
J'ai arrêté d'essayer de frotter ma robe pour en retirer
le sang séché et, lentement, j'ai levé les yeux. Vous voyez
pourquoi je me coltine Billy depuis presque sept ans ? De
temps en temps, il justifie son salaire.
—Cassie, mon chou. Tu ne vas quand même pas faire
une bêtise ?
— Mais non. (Jimmy était l'homme de main préféré de
Tony. C'était lui qui avait placé la bombe dans la voiture
de mes parents, mettant fin, par la même occasion, à mes
chances de mener une vie normale. Je le traquais depuis ma
fugue de chez Tony. Mais il s'était révélé particulièrement
fuyant. Et je n'avais pas l'intention de le laisser encore
filer
entre mes doigts.) Tu l'as vu où ?
Billy Joe a poussé un profond soupir en passant une
main dans ce qui, autrefois, avait été une chevelure auburn
et frisée. Ce n'est pas un truc automatique pour un fantôme :
il fait ça exprès.
— Il est au Dante, sur le Strip Boulevard. C'est un
des
nouveaux lieux de Tony. Il gère le bar. Mais je crois pas que
ce soit une bonne idée de lui tomber dessus là-bas. L'endroit
grouille sûrement de sous-fifres de Tony. Las Vegas, c'est la
deuxième ville de son territoire.
— Ne me fais pas la leçon. Je connais le business, j'ai
grandi dedans. (J'ai réprimé mon envie de passer un savon à
Billy pour avoir fait le tour des tripots de Las Vegas au lieu
de
fouiller correctement les lieux pour que je sache exactement
à quoi m'attendre. Mais j'étais prête à lui pardonner si son
addiction au jeu me permettait d'étrangler Jimmy.) Il me
faut un top et une façon d'aller en ville. Ah oui ! Et Tomas
a pris mon flingue. Je veux le récupérer.
— Hmm. Tu devrais peut-être y réfléchir à deux fois.
Billy avait l'air de cacher un truc. J'ai poussé un grognement.
— Quoi ? II y a autre chose ? Vas-y, accouche !
Il a regardé dans toutes les directions mais il n'y avait
aucune aide en vue.
—Tu ne dois plus te faire du mouron pour Jimmy. Il
a fait un truc qu'a pas plu à Tony et quand je suis parti, ils
étaient en train de le descendre à la cave.
—Et ça veut dire quoi ?
— Ça veut dire qu'il est sans doute hors jeu à l'heure
qu'il est. Ou qu'il va pas tarder à l'être. Y a pas de quoi
se précipiter. En tout cas, pas dans cette direction-là. En
revanche, je me disais que Reno...
—Tu ne sais pas s'il est mort. Il est peut-être descendu
pour installer des machines à sous ou un truc du genre. (A
Philadelphie, « cave » était un euphémisme pour parler des
salles de torture souterraines de Tony. Mais ici, ça voulait
peut-être simplement dire ce que ça voulait dire.) En plus,
c'est moi qui vais lui faire la peau. Personne d'autre.
En réalité, même si Jimmy le méritait, je ne pensais pas
être capable de tuer qui que ce soit. Mais ça ne voulait pas
forcément dire que je n'avais aucune raison de le rencontrer.
Tony s'était arrangé pour que je ne sache jamais rien sur mes
parents. Je n'avais aucune photo, aucune lettre, aucun album
de lycée... J'avais ramé pendant des années pour découvrir
leurs noms. Je les avais trouvés dans un vieux journal rendant
compte de leur mort. Et j'avais dû me cacher de mes gardes
du corps pour le lire en douce. Tony avait acquis Eugénie et
mes autres tuteurs auprès d'autres maîtres, juste après mon
arrivée à la cour. Ils ne savaient donc rien de ce qui s'était
passé avant. Quant aux vamps qui fréquentaient Tony depuis
des années, ils étaient muets comme des tombes : c'était clair
comme de l'eau de roche qu'il les avait briefés pour qu'ils ne
me disent rien. Je n'étais pas bête au point de penser qu'il
s'était donné tant de mal pour que je reporte toute mon
affection sur lui, surtout qu'il faisait rarement des efforts
pour la gagner. Non. Il y avait quelque chose, au sujet de
mes parents, que Tony n'avait pas envie que je découvre. Et
vu qu'il s'était embrouillé avec Jimmy... Quelqu'un était
peut-être prêt à m'en dire plus.
Billy Joe a râlé, bien entendu, mais j'étais trop occupée
à rendre présentable la partie récupérable de ma tenue pour
m'en soucier. Il a fini par céder.
—OK. Mais si tu veux que j'aille à la pêche, j'ai besoin
d'un petit remontant. La nuit a été dure et je suis à court
de jus.
Ça ne me plaisait pas trop. Je me sentais complètement
vidée et je devais aller cuisiner un type à Las Vegas. Mais
je pouvais difficilement explorer le quartier général de la
MAGIC toute seule. D'habitude, quand il me demandait
ça, j'en faisais tout un foin. Mais cette fois, je lui ai
simple-
ment fait signe de rappliquer. Billy Joe a mis une main sur
sa poitrine.
—Je rêve...
—Dépêche-toi.
Je suis presque sûre qu'il m'a pelotée au moment où
on a fusionné, dans la mesure où un nuage de brume peut
tripoter. Le connaissant, c'était tout à fait plausible. Il est
passé sur moi comme un courant d'air. Comme d'habitude,
le fait de le sentir a calmé mes nerfs à vif. J'ai entendu dire
que
les norm' trouvent la compagnie des fantômes terrifiante ou,
au mieux, glaciale. Moi, je les ai toujours ressentis comme
une brise fraîche un jour de canicule. Les circonstances
aidant, je ne me suis pas contentée de m'ouvrir à lui et de
l'accueillir avec ferveur: la partie de moi en phase avec les
esprits l'a attiré comme un enfant agrippe son nounours.
L'espace d'un instant, j'ai eu des flashs de sa vie : un
navire s'éloigne d'une berge distante et on regarde la côte
grise battue par les vents disparaître à travers un voile de
larmes; une jolie fille, d'environ quinze ans, tartinée de
maquillage et vêtue d'un costume de revue nous adresse
un sourire entendu ; une espèce d'escroc en herbe essaie de
nous entuber mais on éclate de rire en extrayant un as de
sa botte. Avant d'esquiver le couteau que son acolyte nous
lance. Ça se passait souvent comme ça. Au cours des années,
j'avais vu un nombre incroyable de flash-back de sa vie, et
ça m'épatait qu'elle ait duré si longtemps.
Au bout d'un moment, il s'est mis à l'aise et a commencé
à m'aspirer. D'habitude, ce n'était pas une expérience
désagréable. C'était juste fatigant. Mais cette fois, dès le
début, une douleur fulgurante m'a parcouru le corps. Ce
n'était pas une douleur paralysante. C'était un peu comme
se prendre un coup d'électricité statique en touchant une
poignée de porte. Mais ça a crépité le long de mes veines,
jusqu'à ce que des étincelles argentées clignotent sous mes
paupières. J'ai essayé de lui ordonner de se retirer, de lui
dire
que quelque chose n'allait pas, mais ma gorge n'a pu émettre
qu'un sifflement rauque. Une seconde plus tard, la sensation
était si vive que des négatifs ont commencé à s'imprimer
devant mes yeux. Et puis tout à coup, c'était fini. Aussi vite
que c'était venu. J'ai été traversée par un vent tiède, si
épais
que j'avais l'impression qu'il était liquide, et après avoir
jailli de mon corps, Billy s'est mis à zigzaguer en trombe à
hauteur du plafond.
—- Wouh ! Ouh ! Ça, c'est de la bonne ou je m'y connais
pas!
Il avait les yeux brillants et une couleur beaucoup plus
vive que d'habitude.
Pour la première fois depuis un moment, je n'ai pas failli
m'effondrer en me redressant. Au lieu de me sentir fatiguée
et un peu nauséeuse (ma réaction habituelle aux goûters de Billy
Joe) je me portais comme un charme. Complètement
requinquée. Comme après une bonne nuit de sommeil
compressée en quelques minutes. Et ce n'était absolument
pas normal.
—Je ne me plains pas, mais qu'est-ce qui s'est passé ?
Billy Joe a souri.
—Un des vamps siphonnait ton énergie, ma poulette.
Probablement pour t'empêcher de fuir. Il a drainé une
partie de ta force et l'a canalisée dans une sorte de récipient
métaphysique qu'il a scellé avec un talisman à base d'un
peu de la sienne. Histoire d'éviter que tu pioches dedans
avant qu'ils te libèrent. J'ai percé le talisman par mégarde
en essayant d'aspirer ton énergie. Je me suis pris une sacrée
claque ! (Il m'a regardé en jouant des sourcils : ils étaient
presque aussi bruns et réels que s'il avait été en vie.) Sacré
bon Dieu ! C'est la fête !
— Ohé ! La fête, c'est plus tard. Pour l'instant, j'ai
besoin
de mes affaires.
Après m'avoir gratifiée d'une élégante révérence, Billy
Joe a traversé la fenêtre sur les chapeaux de roues, comme
une comète étincelante. Je me suis assise sur le rebord de
la baignoire, en me demandant qui s'était amusé à faire
« abracadabra» sur moi. Enfin, ce n'était pas si important ;
ça me donnait juste une raison supplémentaire de ne faire
confiance à personne. Mais bon. Ce n'était pas dans mes
plans, de toute façon.
Quand Billy Joe est revenu, j'avais fini mon opération
de nettoyage. Il est passé par la fenêtre en flottant, l'air
renfrogné et les mains vides.
—J'ai tout laissé dehors. Il y a un truc qui risque de
poser problème.
—Un truc ? Quel truc?
J'ai attrapé une serviette pour éviter de me balader en
culotte et me suis approchée de la fenêtre. J'ai compris ce
qu'il
voulait dire au moment où le loquet a essayé de crier quand
ma main s'est posée dessus. J'ai fourré l'extrémité de ma
serviette dans sa bouche, qui venait tout juste d'apparaître,
et je l'ai regardé. Quelle poisse ! Comme si ça ne suffisait
pas de sceller mon énergie avec un talisman, de poster une
bande de maîtres vamps devant ma porte et de m'exiler
dans le désert au milieu de nulle part, ils avaient jugé bon
d'ensorceler la fenêtre en prime.
— On a jeté un Marley sur la fenêtre, a dit Billy.
—Tu crois? ai-je répliqué, ironique.
Je me suis accroupie pour l'observer de plus près. Le
loquet renflé et désuet s'était soudain doté d'une paire
d'yeux cruels et d'une énorme bouche charnue. Il essayait
de cracher ma serviette pour hurler un avertissement, qui
aurait sans aucun doute contré le sort de silence et averti
tous les occupants de l'autre pièce. Quand j'ai essayé de
l'attraper pour l'empêcher de bouger, il s'est mis à glisser le
long du châssis pour échapper à ma prise. A en juger par
son expression, je crois que s'il avait pu, il m'aurait mordue.
J'ai plissé les paupières.
—Va me chercher du papier toilette, ai-je demandé à
Billy. Plein de papier toilette.
Quelques minutes et de nombreux jurons muets plus
tard, le petit Marley était immobilisé. Il avait un rouleau
entier de papier toilette dans la bouche et les cordons des
stores enroulés à peu près neuf fois autour de lui.
— Ça va pas tenir bien longtemps, a lancé Billy,
sceptique.
L'alarme minuscule vibrait d'indignation. Sous nos yeux,
quelques lambeaux de papier s'échappaient de sa bouche et
flottaient jusqu'au sol.
— Pas besoin. (J'ai levé le loquet et l'ai forcé avec la
ventouse que Billy avait trouvée sous le lavabo.) Ils se
rendront vite compte qu'on s'est évadés de toute façon : cet
endroit est blindé de talismans.
J'ai tout de suite fait le tri dans le tas d'affaires que
Billy
Joe avait déposées devant la fenêtre : dans l'ensemble, il
avait
fait du bon boulot. J'avais mon flingue et il avait même piqué
un autre chargeur quelque part. Il avait aussi déposé des clés
de voiture sur les fringues. La seule ombre au tableau, c'était
les fringues, justement. Disons que je n'aurais jamais choisi
ça. J'aurais dû spécifier que je ne voulais pas ressembler à
une pute, mais on ne peut pas penser à tout. Mes bottes et
ma minijupe me donnent un look mignon et rebelle... du
moment que je suis correctement couverte en haut. Attifée
avec l'élément le plus conservateur du butin de Billy Joe,
j'avais l'air de vouloir arrondir mes fins de mois. J'ai coiffé
mes cheveux en arrière avec la barrette de Louis-César.
C'était plus élégant, mais ça ne me donnait pas une allure
beaucoup plus innocente. J'ai jeté un dernier coup d'œil
au miroir avant d'empocher les clés en soupirant. Quelle
journée ! Il ne me restait plus qu'à trouver le garage et je
pourrais bientôt passer mes nerfs sur une vieille connais-
sance. Je me sentirais sûrement mieux après.
Chapitre 6
Tony est une véritable ordure, mais je dois admettre
qu'il a le sens du commerce. Le Dante, situé sur un
terrain mitoyen au Luxor, était encore bourré de monde
à 4 h 30 du matin. Pas étonnant. Cet endroit est fait sur
mesure pour Las Vegas. Inspiré de la Divine Comédie, il
est
constitué de neuf espaces différents, chacun ayant pour
thème un des cercles de l'enfer décrits par Dante Alighieri.
Les visiteurs entrent par une imposante double porte en
fer forgé, flanquée de statues en basalte représentant des
damnés se tordant de douleur, et frappée de la célèbre
phrase: «VOUS QUI ENTREZ, ABANDONNEZ
TOUTE ESPERANCE. » Ensuite, un des nombreux
Charons en robe de bure grise leur fait traverser une rivière
étroite à la rame et on les guide jusqu'à un vestibule aux
allures de caverne. Sur le mur, une immense fresque rouge
et dorée représente le plan des lieux.
Quand je suis arrivée, un type déguisé en roi Minos (doté
d'un badge très pratique expliquant que Minos était le gars
qui assignait chaque pécheur à sa damnation) était en train
de distribuer des photocopies du plan. Mais je n'en avais
pas besoin. Le buffet, par exemple, était dans le troisième
cercle, où les gourmands sont damnés. Ce n'était pas bien
compliqué de deviner où dénicher Jimmy : où pourrait bien
se trouver un satyre en chair et en os si ce n'est dans le
deuxième cercle, où les luxurieux sont tourmentés ?
Et bien entendu, la Flûte de Pan abreuvait tout le second
cercle. Au cas où vous auriez zappé le thème « Enfers et
Damnations » du lobby, le bar était un tantinet plus rentre-
dedans. Je n'ai pas tiqué en entrant (j'avais déjà vu ce genre
d'endroits) mais pour une âme plus sensible, ça devait faire
un choc : la déco de la pièce reposait entièrement sur une base
de squelettes démembrés. L'Italie de la Renaissance, qui avait
vu naître Tony, avait vécu plusieurs épidémies de peste. Ça
avait rendu les gens passablement morbides de voir mourir
famille et amis et d'entendre parler de villages complète-
ment exterminés. À l'apogée de cette période, les ossuaires
(des chapelles bâties avec les os des défunts) fleurissaient.
L'hommage de Tony ne faisait pas exception à cette règle.
Des chandeliers sophistiqués fabriqués à partir d'une matière
ressemblant à des os humains (connaissant Tony, c'en était
certainement) étaient suspendus au plafond, entrecoupés de
guirlandes de crânes. D'autres têtes de macchabées servaient
de bougeoirs, et les boissons étaient servies dans des gobelets
en forme de ciboulots. Ces derniers étaient en toc, avec des
faux rubis en verroterie tape-à-l'œil. Mais pour les autres,
j'avais des doutes. Une danse macabre était représentée sur
les serviettes, en noir sur fond rouge, avec un squelette
hilare
en train de mener un cortège de pécheurs à leur perte. Une
fois que les hôtes s'étaient habitués à tout ça, j'imagine
qu'ils
n'étaient pas trop surpris par les serveurs.
Je m'étais attendue à des humains en toge et pantalon
en fourrure, mais la créature qui m'a accueillie à l'entrée
ne faisait pas dans le chiqué. Comment s'y prenaient-ils
pour que les gens pensent avoir affaire à des êtres humains
en costumes sophistiqués ? Dieu seul le sait. Les cornes
rudimentaires qui dépassaient de la touffe de boucles brunes
du satyre auraient pu être fausses, tout comme le collier
de feuilles d'acanthe qu'il avait autour du cou. Mais son
costume, constitué d'un simple string en cuir exagérément
moulant, ne faisait rien pour camoufler ses gigots couverts
de vraie fourrure, ni ses sabots noirs et luisants. Aucun doute
non plus sur le fait qu'il appréciait le décolleté plongeant de
mon top d'emprunt en élasthanne. Mais comme les satyres
apprécient tout ce qui ressemble à une femelle et qui respire
je ne prenais pas ça pour un compliment.
—Je viens voir Jimmy.
Les grands yeux marron du satyre, qui jusque-là brillaient
de plaisir, se sont un peu voilés. Il m'a prise par le bras
pour
essayer de m'attirer contre lui, mais j'ai fait un pas en
arrière.
Bien sûr, il m'a suivie. Il était jeune et beau (enfin, si son
côté
«je suis à moitié bouc» ne vous donnait pas envie de partir
en hurlant). Les satyres ont tendance à être bien dotés d'après
les normes humaines, et celui-ci était particulièrement gâté,
même pour un satyre. Comme la puissance sexuelle est un
élément clé de la société satyrique, il devait probablement
être habitué à recevoir beaucoup d'égards. Il ne me faisait
pas beaucoup d'effet, mais je ne voulais pas paraître impolie.
Les satyres, même quand ils sont vieux et chauves, sont
convaincus d'être de véritables don Juans et ça pouvait se
révéler dangereux de foutre en l'air leur joyeux fantasme.
Ce n'est pas qu'ils deviennent violents (ils ne sont pas très
belliqueux, plutôt du genre à battre en retraite) mais il n'y a
rien de pire qu'un satyre déprimé. Ça se saoule, ça joue des
chansons mélancoliques et ça déplore (très bruyamment) la
duplicité des femmes. Une fois lancés, plus rien ne les arrête,
sauf le coma éthylique. Et j'avais besoin d'infos.
Je l'ai laissé s'extasier sur ma beauté pendant quelques
minutes. Ça avait l'air de lui faire plaisir. Au bout d'un
moment, il a accepté d'aller voir si Jimmy était disponible,
après m'avoir fait jurer que moi et son boss on était juste
amis.
J'espérais vraiment que Billy s'était trompé, pour une fois,
au sujet de la situation délicate dans laquelle se serait
fourré
Jimmy. Je n'étais pas très enthousiaste à l'idée de tourner en
rond dans les sphères inférieures de l'Enfer-selon-Tony.
En chemin, j'avais pensé à un plan me permettant
d'obtenir les informations que je voulais. Mais encore
fallait-il
que Jimmy soit encore en vie pour me les donner. Puisque je
l'avais vu plusieurs fois dehors au grand jour, j'étais presque
sûre que ce n'était pas un vamp. La plupart des créatures
magiques sont impossibles à transformer (sans compter que
plusieurs vamps m'avaient dit qu'ils avaient un goût infect)
mais dans le cas de Jimmy, je n'en étais pas si sûre. Je savais
que ce n'était pas un satyre à part entière, vu qu'il avait des
jambes humaines et qu'on ne voyait ses cornes que lorsqu'il
se coupait les cheveux très courts. Il pouvait être mélangé
avec plein de choses, mais comme je ne l'avais jamais vu
manifester de pouvoirs délirants, ni devenir violet, ni quoi
que ce soit du style, j'étais presque certaine qu'il était à
moitié
humain. Ça correspondait bien aux habitudes de Tony: il
aimait avoir des non-vamps sous la main pour s'occuper
de ses affaires quand son muscle cardiaque était endormi.
Bref, ce n'était peut-être pas impossible de transformer un
hybride humain-satyre. En plus, les vamps les plus puissants
peuvent supporter la lumière du soleil à petite dose s'ils sont
prêts à dépenser beaucoup d'énergie pour bénéficier de ce
privilège. Cela dit, je doutais qu'un maître du premier (ou
du second niveau) bosse pour Tony. Et je n'avais jamais eu
cette bonne vieille sensation vampirique en présence de
Jimmy. Donc... sauf si Jimmy était blindé de talismans,
Billy devrait être capable de le posséder brièvement.
Dans la voiture, quand je lui avais expliqué ce que j'atten-
dais de lui, Billy n'avait pas trop aimé l'idée. Il m'avait dit
qu'il ne s'était pas senti aussi puissant depuis très
longtemps,
et que s'il devait gâcher toute cette énergie pour prendre
possession de quelqu'un, son choix ne se porterait pas sur
Jimmy. Mais je lui avais répliqué que j'avais seulement besoin
d'un peu de temps, histoire que ce loser me raconte ce que
je voulais savoir et qu'il confesse ses crimes à la police de
Las Vegas. Il pouvait toujours nier après coup, mais s'il
donnait assez de détails sur un certain nombre d'affaires
irrésolues, il aurait des problèmes pour échapper à la justice.
Et si mon plan «A» ne marchait pas, je pourrais toujours
le buter. J'étais déjà pourchassée par Tony, tous ses clans
alliés, le Cercle d'argent et le Sénat. Après ça, les flics ne
me faisaient pas peur.
Billy Joe et moi, on s'est assis au bout du bar. Ça faisait
longtemps que je ne l'avais pas vu aussi en forme : ce n'était
pas de la camelote, ce talisman qu'il s'était envoyé. Il avait
presque l'air complètement solide, à tel point que j'ai vu
qu'il
ne s'était pas rasé les deux derniers jours avant sa mort. Mais
j'avais l'air d'être la seule à le remarquer. Personne
n'essayait
de s'asseoir sur son tabouret, non plus. S'ils l'avaient fait
(c'était des norm') ils auraient eu l'impression qu'on leur
renversait un seau d'eau froide sur la tête. C'était pour ça
qu'on s'était installés à l'écart.
—Rappelle-moi ce qu'on fait là.
J'ai jeté un coup d'œil aux alentours mais il n'y avait
personne assez près pour me voir parler toute seule. La
plupart des personnes accoudées au bar (des femmes, presque
exclusivement) étaient occupées à reluquer les serveurs, qui
leur rendaient la pareille avec enthousiasme. Un jeune satyre
aux cheveux noirs était en train d'encourager une cliente à
chercher où commençait son « costume ». Elle avait les yeux
vitreux de quelqu'un qui n'en est pas à son premier verre,
mais les mains qu'elle passait sur ses flancs noirs et luisants
étaient particulièrement assurées. J'ai froncé les sourcils.
Si j'avais encore été au service de Tony, j'aurais dénoncé le
satyre. Il réclamait presque que quelqu'un découvre le pot
aux roses et parte en courant alerter les flics.
—Tu sais ce qu'on fait là. Il a tué mes parents. Il doit
savoir des choses sur eux.
—Tu cours le risque de te faire capturer par le Sénat, qui
ne te sous-estimera plus jamais - entre parenthèses —, juste
pour poser deux ou trois questions sur des gens dont tu ne
te souviens même pas ? Tu n'as pas l'intention de refroidir
ce type pour le faire payer, j'espère ! Je dis ça : je m'en
fous.
Mais ça risque d'attirer l'attention.
Ignorant sa question, j'ai grignoté quelques cacahouètes
disposées dans un ramequin rouge sang. Foutre Jimmy en
l'air ne serait pas aussi satisfaisant que descendre Tony,
mais ça serait déjà ça de gagné. C'était un signe envoyé
au reste du monde : je n'allais plus laisser les gens bousiller
ma vie. J'en étais parfaitement capable toute seule. Le seul
problème résidait dans la partie « meurtre» de mon scénario.
Franchement, rien que d'y penser, j'en avais la nausée.
—Si la possession se passe bien, tu sauras ce qu'il a fait
en une minute.
— C'est vite dit. Ce sont les démons, les pros de la
possession. Moi, je ne suis qu'un modeste fantôme.
—Tu n'as jamais eu de problème avec moi.
De son vivant, Billy Joe avait été un grand amateur de
vin, de femmes et de chansons, avec un penchant particu-
lier pour les deux premières catégories. Je ne pouvais pas
vraiment l'aider dans le second domaine et je déteste ses
goûts musicaux, qui vont d’Elvis à Hank Williams. Mais
de temps en temps, quand il s'était rendu particulièrement
utile, je le rétribuais avec de l'alcool. Bien sûr, c'était un
peu
plus compliqué que d'acheter un pack de bières. Bon : on ne
peut pas vraiment parler de possession. Même si je le laisse
entrer en moi et utiliser mes papilles gustatives, je continue
à tout contrôler. Durant ces petites sessions rarissimes, il
reste bien sage : il sait pertinemment que s'il se conduit mal,
j'attendrai qu'il n'ait plus de pouvoir, j'enterrerai le
collier
au milieu de nulle part et je le laisserai pourrir sur place.
Mais tant qu'il s'en tient aux règles et s'il y a une occasion
spéciale, je le laisse entrer pour qu'il puisse manger, boire
et rouler sous la table en ma compagnie. Comme je n'ai pas
l'habitude de me pinter et de saccager les bars, ce n'est
jamais
assez rock'n'roll pour lui, mais bon, c'est mieux que rien.
—T'es un sujet hors du commun. C'est beaucoup plus dur
avec les autres. Fais-moi plaisir : réponds à ma question.
Je me suis mise à tripoter un bretzel tête de mort en me
demandant pourquoi j'hésitais. Ce n'était pas si difficile de
parler de la mort de mes parents. J'avais des souvenirs de mes
années dans la rue que je ne revisiterais jamais de mon plein
gré, mais comme Billy l'avait si bien dit, je n'avais que
quatre
ans lorsque Tony avait ordonné l'assassinat. Mes souvenirs
d'avant sont très vagues : maman est à peine une odeur (un
talc parfumé à la rose qu'elle devait aimer) et papa rien de
plus qu'une sensation. Je me rappelle ses mains fortes qui
s'emparaient de moi pour me lancer dans les airs et me faire
tourbillonner en me rattrapant. Son rire aussi, un éclat riche
et grave qui me réchauffait des pieds à la tête et me donnait
l'impression d'être en sécurité. Je ne me sens pas très souvent
en sécurité. C'est sans doute pour ça que ce souvenir est si
précis. A part ça, tout ce que je sais d'eux, c'est ce que mes
visions m'ont montré quand j'avais quatorze ans.
Quand j'étais devenue pubère, j'avais reçu un cadeau
cosmique : la joie de voir la voiture de mes parents exploser
dans une boule de feu noir et orange, ne laissant derrière elle
que des bouts de métal tordus et des sièges en cuir embrasés.
J'avais assisté à l'explosion depuis la voiture de Jimmy,
pendant qu'il passait un coup de fil au boss. Il avait allumé
une cigarette et l'avait calmement informé que l'assassinat
avait été perpétré et qu'il allait récupérer la gosse chez sa
nounou avant que les flics viennent la chercher. Quand
la vision s'était dissipée, j'étais sous le choc, toute seule
et
tremblante dans ma chambre. On était dans la résidence
d'été de Tony. Je crois que mon enfance s'est plus ou moins
terminée cette nuit-là. Je me suis enfuie une heure après, dès
que l'aube est apparue alors que tous les petits vampires à sa
maman s'étaient calfeutrés dans leurs chambres cadenassées.
J'étais restée dans la rue pendant trois ans.
Comme je n'avais pas du tout planifié mon évasion à
l'avance, je n'avais bénéficié d'aucun des avantages que les
fédéraux m'avaient délicatement fournis la deuxième fois.
Rien pour amortir le choc. Pas de fausse carte de sécu, pas
de faux acte de naissance, pas d'emploi garanti et personne à
aller voir si les choses tournaient mal. Par-dessus le marché,
je n'avais aucune idée de la façon dont fonctionnait le monde
extérieur. A la cour de Tony, les gens se faisaient torturer
à mort de temps en temps, mais personne ne manquait de
vêtements ou de nourriture. Si je n'avais pas reçu une aide
improbable, je ne m'en serais jamais tirée.
Quand j'étais petite, ma meilleure amie s'appelait Laura.
C'était l'esprit de la fille cadette d'une famille assassinée
par
Tony au début du siècle dernier. La maison familiale était
une ferme construite par des Allemands sur un charmant
bout de terre de près de soixante acres, en périphérie de
Philadelphie. Il y avait d'immenses arbres, qui avaient proba-
blement atteint un âge vénérable à l'époque où Ben Franklin
vivait dans les parages, et un pont de pierre traversant un
petit cours d'eau. Mais ce n'était pas sa beauté qui avait
éveillé l'intérêt de Tony. Il avait flashé sur cet endroit
parce
qu'il était retiré, tout en étant seulement à une heure de la
ville. Quand les propriétaires avaient refusé de vendre, il
n'avait pas apprécié. Bien sûr, il aurait tout aussi bien pu
acheter une autre maison du voisinage, mais je ne crois pas
que l'idée lui ait traversé l'esprit. Le fait que nous ayons
toutes les deux perdu notre famille au profit des ambitions
de Tony nous a sûrement liées, Laura et moi. Pour une raison
ou une autre, elle avait refusé de rester dans sa tombe
derrière
la vieille grange, et elle errait dans la propriété comme bon
lui semblait.
C'était bien ma veine, vu qu'il n'y avait qu'une seule autre
petite fille chez Tony. Et c'était Christina, un vampire de
cent quatre-vingts ans dont la conception de l'amusement
n'avait rien à voir avec la mienne, ni avec celle d'une
personne
saine. Quant à Laura, elle approchait sans doute les cent ans,
mais elle avait toujours l'air d'en avoir à peu près six, et
elle
se comportait comme si c'était le cas. Ce qui faisait d'elle
un alter ego de choix, bien que plus âgé. Elle m'avait appris
à faire des tartes de boue et toutes sortes de blagues. Des
années plus tard, elle m'avait dit où se trouvait le
coffre-fort
de son père (qui contenait plus de dix mille dollars ayant
échappé à Tony) et avait monté la garde la première fois
que je m'étais enfuie. Elle avait rendu faisable une tâche
quasi impossible mais je n'avais jamais eu l'occasion de la
remercier. Quand j'étais revenue, elle avait disparu. Elle
avait sûrement fait ce qu'elle devait faire. Elle était passée
à autre chose.
Les dix mille balles (et la paranoïa que m'avait inculquée
Tony) m'avaient permis de survivre dans la rue, mais je
continuais à éviter de penser à cette période. Ce n'était pas
le
manque de confort matériel et les dangers occasionnels qui
m'avaient convaincue de rentrer. J'avais pris cette décision
parce que je m'étais rendu compte que je ne serais jamais
capable de me venger de Tony de l'extérieur. Si je voulais le
faire payer, il fallait que je rentre.
Je pourrais facilement qualifier cette décision de « chose
la plus difficile que j'aie jamais faite ». Non seulement parce
que je haïssais Tony plus que tout au monde, mais surtout
parce que je ne savais pas si sa cupidité l'emporterait sur
sa colère. Certes, je lui rapportais beaucoup d'argent, et
je constituais une arme qu'il pouvait constamment agiter
devant ses concurrents. Ces derniers ne pouvaient jamais
savoir ce que j'allais raconter à leur sujet. Si ça ne les
rendait
pas entièrement honnêtes, ça permettait d'éliminer les
tricheries les plus évidentes. Mais ça ne me rassurait pas
beaucoup : Tony n'est pas toujours prévisible. Il est malin,
et la plupart de ses décisions sont basées sur des raisons
financières calculées, mais il lui arrive de se laisser
emporter
par sa colère.
Un jour, il s'en était pris à un autre maître, à cause d'un
stupide conflit de territoire qui aurait très bien pu se régler
à
l'amiable si des négociateurs de chaque partie avaient discuté
pendant quelques heures. Au lieu de ça, il lui avait déclaré
la guerre, ce qui n'est jamais judicieux (gagnant ou perdant,
si le Sénat s'en aperçoit, vous êtes mort), et il avait perdu
trente vamps. Certains d'entre eux comptaient parmi les
tout premiers que Tony avait créés. Je l'avais vu pleurer sur
leurs cadavres quand l'équipe de nettoyage les avait ramenés,
mais ça n'avait rien changé. Il avait recommencé. C'était plus
fort que lui. J'avais eu beau réfléchir, impossible de savoir
s'il m'accueillerait à bras ouverts ou s'il m'enverrait dans la
cave pour une petite séance. Pour finir, j'avais eu la chance
de bénéficier du premier scénario, mais je m'étais toujours
dit que c'était uniquement parce que j'étais tombée sur un
bon jour: je ne lui étais pas vraiment utile.
J'avais mis trois longues années à amasser assez de
preuves pour détruire le business de Tony par le biais du
système judiciaire humain. Je ne pouvais pas aller voir le Sénat,
puisque Tony n'avait jamais enfreint les lois vamps. Le
meurtre de mes parents était parfaitement légal. Déjà, aucun
d'eux n'était protégé par un autre maître. Ensuite,
l'assassinat
ressemblait à l'exaction de n'importe quel criminel humain.
Quant à l'exploitation de mes pouvoirs, les sénateurs auraient
probablement applaudi devant son sens du commerce. A
supposer que j'aurais effectivement réussi à les rencontrer,
ils m'auraient probablement renvoyée auprès de mon maître
pour qu'il me fasse subir un châtiment approprié.
Mais puisque aucun procureur humain ne m'aurait
écoutée si j'avais commencé à lui parler de vampires, et
encore moins des autres créatures qui squattent réguliè-
rement chez Tony... Pour l'épingler, il fallait s'y prendre
comme les fédéraux avec Al Capone. Et on l'avait écroué
pour racket et fausses déclarations, assez pour le faire écoper
de cent ans de taule. Ce n'est pas si long pour un immortel,
mais j'avais espéré que le Sénat l'empalerait pour le punir
d'avoir trop attiré l'attention sur lui. Ça lui aurait épargné
le souci de savoir s'il serait mis dans une cellule avec ou
sans fenêtre.
Mais quand le rideau était tombé, Tony s'était évanoui
dans la nature. Les fédéraux avaient réussi à embarquer et
à condamner certains de ses serviteurs humains, mais il
n'y avait plus aucun signe du gros lard. Ses entrepôts de
Philadelphie et sa maison de campagne étaient vides. Et
mon ancienne gouvernante découpée en morceaux dans la
cave. Tony avait laissé une lettre pour m'expliquer que ses
instincts l'avaient averti qu'il se passait quelque chose de
louche et qu'il avait demandé à Jimmy de torturer Eugénie
jusqu'à ce qu'elle lui avoue ce qui se tramait. Les vamps sont
endurants, et Eugénie m'aimait. Ça leur avait pris du temps
pour la faire craquer. Mais comme Tony le dit toujours, il est
du genre patient. D'après sa lettre, il savait à quel point
elle
comptait pour moi et il m'avait laissé le corps pour que je lui
rende les honneurs qu'il fallait. Et aussi pour me prévenir
de ce qui m'attendait. Un jour ou l'autre.
—Je ne sais pas ce que je vais faire, ai-je avoué à Billy.
Mais il n'a pas tué que mes parents. Il a tué d'autres
personnes
qui comptaient pour moi.
— Désolé.
Je dois reconnaître que Billy Joe sait quand s'arrêter de
me harceler. On est restés assis en silence jusqu'à ce que le
serveur revienne et se confonde en excuses. Le boss n'était
pas disponible de la soirée. Apparemment, Jimmy était
rentré chez lui avec un mal de tête.
J'ai flirté quelques secondes avec le satyre avant de
l'envoyer me chercher un verre. Quand il est parti, Billy a
émergé de sa tête, l'air revêche.
—Et je croyais avoir l'esprit tordu. Tu n'imagines pas
ce qu'il se fait comme films sur toi !
—J'avais capté. Bon. Alors, il est où, Jimmy?
—À la cave comme je te l'ai dit. Ils ont eu une perte au
dernier trimestre, alors ils l'ont envoyé sur le ring.
Alors ça, c'était vraiment infantile ! Le Sénat ne voulait
pas que Tony me tue, donc le dernier se défoulait sur
quelqu'un d'autre. Je me suis levée et me suis dirigée vers
la sortie. J'avais deux ou trois petites choses à demander à
Jimmy avant de le laisser contribuer aux divertissements de la
soirée. Mais je savais que je devais me dépêcher. Les matchs
de boxe étaient le spectacle sportif favori de Tony, mais
c'était
souvent au détriment des participants. Il y avait un siècle de
ça, il s'était dit que c'était une honte de liquider bêtement
les gens qui ne lui revenaient pas. Il avait donc installé un
ring pour laisser les choses se régler d'elles-mêmes. Sauf
que ce n'était pas de la vraie boxe : pendant les matchs,
tous les coups étaient permis. Et seul un des compétiteurs
repartait sur ses deux jambes. Ça surpassait de loin les
bastons habituelles de Las Vegas, mais il y avait des petits
arrangements du même acabit. C'était toujours la personne
voulue qui perdait.
—Par où je descends ?
Billy m'a montré un escalier de service près des toilettes
pour femmes, avant de passer à travers le plancher pour partir
en éclaireur. Il est réapparu au moment où je prenais pied au
niveau inférieur. Les nouvelles étaient tout sauf bonnes.
— Ça va bientôt être le tour de Jimmy. Ils l'ont mis
contre un loup-garou. Je crois que c'en est un de la meute
avec laquelle Tony s'est fritté il y a quelques années.
J'ai eu un mouvement de recul. Super. Tony avait
commandité le meurtre de leur mâle alpha pour les forcer
à quitter son territoire. Et c'était Jimmy qui avait fait le
boulot. Ce qui voulait dire que tous les membres de la
meute avaient reçu pour instruction de le tuer à vue ou de
mourir en essayant de le faire. S'il montait sur ce ring, il
n'en descendrait pas vivant.
J'ai tendu la main vers la porte de service mais Billy m'a
bloqué le passage.
—Bouge. Tu sais que je déteste te passer à travers.
Je l'avais déjà nourri. Ça suffisait pour cette nuit.
—Tu n'envisages pas de rentrer là-dedans ! Sérieusement,
n'y pense même pas.
—La seule personne qui pourrait me raconter des trucs
sur mes parents est sur le point de se faire bouffer. Bouge !
—Et quoi ? Tu veux aller le rejoindre ? (Billy a montré
la porte d'un doigt quasi incarné.) Derrière cette porte, il
y a un couloir. Et au bout de ce couloir, il y a deux gardes
armés. OK. Ce sont des humains. Mais si par miracle tu
arrives à passer, la pièce qui se trouve de l'autre côté est
pleine à craquer de vamps. Si tu rentres là-dedans, tu meurs.
Et sans toi, je vais me dissiper et je ne pourrai plus faire
le
moindre dégât. Résultat des courses : Tony gagne. C'est ça
que tu veux ?
Je lui ai jeté un regard courroucé. Je déteste quand il
a raison.
—Et qu'est-ce que tu suggères ? Je ne partirai pas sans
l'avoir vu.
Billy a fait une grimace.
— OK. Va par là. Grouille-toi.
On s'est précipités dans la direction opposée et, très vite,
je fus contente d'avoir Billy pour me guider. C'était un dédale
de tunnels, uniformément peints en gris industriel. Au bout
de quelques minutes, je ne savais plus du tout où j'étais. De
temps en temps, on s'arrêtait et on se cachait dans des pièces
pleines, pour la plupart de produits d'entretien, de machines
à sous cassées et, pour l'une d'entre elles, d'ordinateurs en
plusieurs strates sur le mur. Le seul élément qu'on ne trouvait
pas dans ces pièces, c'étaient des gens. J'imagine que tous
les employés en pause étaient allés voir les matchs.
Quand j'ai vu Billy disparaître encore une fois à travers
un mur, j'ai cru que c'était une autre cachette. Je me suis
donc empressée d'enfoncer la porte.
Mais la pièce qui me faisait face était immense. Elle
était remplie jusqu'au plafond de ce qui ressemblait à des
éléments de décor et autres accessoires. Une collection de
masques et de javelots africains faisait bon voisinage avec
une lourde armure à laquelle il manquait la partie inférieure
d'une jambe. Une tête de lion empaillé était posée contre un
sarcophage de momie qu'on avait recyclé pour ranger une
affiche publicitaire pour un spectacle de magie, le tout sous
la surveillance tutélaire d'Anubis, le dieu égyptien à tête de
chacal, qui avait l'air de scruter méchamment une personne
postée à l'extrémité de la pièce. J'ai suivi son regard fixe et
vitreux et j'ai aperçu la sale tête de Jimmy entre les barreaux
d'une cage renforcée. Il avait les mêmes traits anguleux, les
mêmes cheveux gominés en arrière, les mêmes yeux sournois
que dans mon souvenir. Mais ça avait dû assez bien marcher
pour lui ces derniers temps, parce qu'il avait remplacé son
costume trois fois trop grand par un costard orange satiné
qui avait l'air fait sur mesure.
Ça lui a pris quelques secondes pour me reconnaître. À
l'époque où on se fréquentait, j'avais les cheveux jusqu'aux
fesses et des vêtements correspondant aux critères d'Eugénie
pour la tenue convenant à toute jeune fille de bonne famille,
à savoir : jupes longues et chemisiers à col Claudine. Quand
j'avais été prise en mains par le programme de protection
des témoins, j'avais sacrifié ma chevelure au profit d'un
carré, beaucoup plus pratique et moins repérable. Entre-
temps, mes cheveux avaient un peu repoussé, mais pas
assez pour que la différence soit flagrante. Et Jimmy ne
m'avait jamais vue porter un truc ressemblant de près ou
de loin à un ensemble en cuir. Mais après quelques instants
d'hésitation, il a eu le déclic. Et dire que je pensais avoir
un
super déguisement...
—Cassandra! Bon sang! Ça fait du bien de te voir! J'ai
toujours su que tu allais revenir un jour ou l'autre. Fais-moi
sortir, tu veux ? Il y a eu un gros malentendu.
—Un malentendu?
J'avais du mal à croire qu'il pensait vraiment que je
faisais
de nouveau partie de l'organisation. Tony était peut-être
capable de pardonner à une adolescente de quatorze ans
d'avoir fugué. Il pouvait toujours se dire qu'elle avait juste
eu
une crise. Mais une adulte ayant manigancé sa destruction,
c'était une autre histoire. J'ai envisagé de laisser Jimmy où
il se trouvait, mais j'avais beau aimer l'idée de le voir sous
les barreaux, je préférais papoter à un endroit où on risquait
moins d'être interrompus par les caïds de Tony.
— Ouais. Un de mes assistants essaie d'avoir une
promo facile. Il a raconté des craques sur moi au patron. Je
peux arranger les choses, mais pour ça il faut que je parle
à Tony...
—Eh ben... On peut dire que tu as pris ton temps ! a
lancé une toute petite voix. (Je me suis retournée, mais je
n'ai rien vu.) J'ai trouvé les sorcières mais je me suis fait
avoir
par un vamp. Fais-moi sortir !
J'ai jeté un coup d œil à Billy.
—Qui a dit ça?
—Je suis là! T'es aveugle, ou quoi ?
J'ai suivi le couinement, qui provenait d'une petite cage
à oiseau presque entièrement dissimulée derrière un éventail
en plumes de paon. A l'intérieur, une minuscule femme
de vingt centimètres de haut s'agitait dans tous les sens.
Son visage parfait de Barbie et ses yeux lapis-lazuli étaient
encadrés par des cheveux d'un roux vif. J'ai cligné des yeux.
Qu'est-ce qu'ils mettaient dans leurs putains de cocktails ?
— C'est une pixie, Cass', a maugréé Billy.
Il s'est approché de la cage en flottant. La pixie lui a
fait
une grimace.
Elle a crispé ses petites mains autour des barreaux et s'est
mise à les secouer comme une forcenée.
—Eh ! T'es sourde, ma p'tite dame ? Je t'ai dit de me
sortir d'ici ! Et éloigne cette chose.
—Tu la connais ? ai-je demandé à Billy, étonnée.
Apparemment, sa vie sociale était plus intéressante que
je le pensais.
II a secoué la tête.
—Pas celle-là. Mais j'en ai rencontré d'autres. Ne l'écoute
pas, Cass'. Les Faes, ça n'apporte que des problèmes.
— Mais c'est probablement le ring qui l'attend! ai-je
protesté en essayant de me faire à l'idée que les rumeurs
comme quoi .Tony s'était frayé un passage en Faerie n'étaient
pas un mythe, finalement.
— Ces barreaux sont en fer, humaine ! Ça me rend
malade. Libère-moi maintenant!
J'ai cligné des paupières, surprise qu'une aussi petite voix
puisse résonner aussi fort.
— Ne fais pas ça, Cass', m'a avertie Billy. C'est jamais
une bonne idée de rendre service à une Fae. Ça te retombe
toujours dessus, et pas doucement.
Le petit visage de la Fae est devenu rouge de rage et
elle s'est mise à pousser toute une série de jurons dans une
langue incompréhensible. Enfin, Billy avait l'air de très bien
comprendre.
— Sale petite créature vicieuse ! a-t-il craché. Laisse-la
aller sur le ring et bon débarras !
J'ai soupiré. Je ne laisserais jamais personne, quelle
qu'elle
soit, servir d'amusement à ce bâtard et à ses hommes.
— Si je te laisse sortir, tu dois me promettre de ne pas te
mêler de ce que je vais faire, lui ai-je dit sévèrement. Ne va
surtout pas cafter. OK?
—T'es folle? a-t-elle répliqué, blasée. Et depuis quand
t'as changé de vêtements ? Qu'est-ce qui se passe ici ?
Ça, j'aurais bien aimé le savoir.
— On se connaît ?
De minuscules ailes vertes et bleues se sont agitées dans
son dos, émettant un froissement.
—J'y crois pas, a-t-elle dit, méprisante. Je suis en mission
avec une abrutie. (Elle a plissé les yeux et m'a considérée des
pieds à la tête.) Tu n'es pas ma Cassandra, c'est ça? (Elle a
levé ses petites mains en l'air.) Je le savais ! J'aurais dû
écouter
grand-mère ! Ne jamais, jamais bosser pour les humains !
— Hé ! Oh ! J'aurais besoin d'un coup de main ! s'est
exclamé Jimmy derrière moi.
— C'est bon ! Vas-y ! m'a dit la pixie. Et emmène ton
fantôme ! Je me débrouillerai toute seule.
Je sentais que j'avais besoin de savoir ce qui se passait,
mais comme ce n'était pas très malin de tailler une bavette,
j'ai tiré le loquet de sa cage en ignorant les commentaires
de Billy. Ensuite, je me suis retournée vers Jimmy.
Malheureusement, sa prison était munie d'un cadenas :
il fallait une clé pour l'ouvrir.
—Comment je te sors de là ?
—Là. (Jimmy s'est contorsionné contre les barreaux.)
Ils ont oublié de me faire les poches. La clé est dans mon
manteau. Dépêche-toi. Ils seront là d'un instant à l'autre!
J'ai tendu le bras pour attraper sa veste mais ma main
s'est arrêtée à trente centimètres des barreaux, incapable
d'aller plus loin. J'avais l'impression qu'un mur de mélasse
épaisse et poisseuse s'était refermé sur mon poignet. Et ça
ne risquait pas de se relâcher. Tandis que je luttais pour
retirer ma main, la pixie s'est mise à bourdonner au-dessus
de ma tête.
—Je vais aller libérer les sorcières, m'a-t-elle dit. Mais
j'ai besoin que tu m'aides à ouvrir une porte.
—Je n'arrive déjà pas à ouvrir celle-là, ai-je répliqué
en m'aidant de ma main gauche pour essayer de libérer
la droite.
Le machin qui m'engluait a réagi : d'un seul coup, mes
deux mains furent incapables de bouger, ni en avant ni en
arrière. J'étais coincée pour de bon.
— C'est un guêpier, m'a dit Billy en voletant dans tous
les sens avec inquiétude. Il faut le lever.
— C'est un quoi?
— C'est un mot d'argot qui désigne une variation très
puissante du prehendo. J'imagine que tout ce qui entre
dans
un certain périmètre autour de la cage se fait prendre comme
un insecte sur du papier tue-mouche. Et plus tu luttes, plus
le piège se resserre sur toi. Essaie de ne pas bouger.
—C'est maintenant que tu me dis ça ! (Il m'a averti juste
après ma petite crise de panique : j'avais donné un coup de
pied, et le pied en question venait de se faire attraper. Des
fois, je détestais vraiment la magie.) Billy ! Qu'est-ce que
je fais ?
—Bouge pas! Je vais jeter un coup d'œil. Ça doit bien
être quelque part !
—Reviens ! ai-je hurlé pendant qu'il se jetait sur l'armure.
Sors-moi de là !
Jimmy a poussé un juron.
—Ça doit être ce bidule, a-t-il dit en tendant un doigt
vers le plafond. (D'un seul coup, je l'ai vu. Ça ressemblait à
une vieille pomme cuite datant d'une semaine et ça pendait
à une chaîne au-dessus de la porte. Une seconde plus tard,
je l'ai reconnu: c'était un de ces horribles porte.-clés «tête
réduite» qu'ils vendaient au magasin de souvenirs, à côté
des épingles à cravate «squelette» et des tee-shirts
«Dante:
J'y étais ! ». Tony n'avait aucune honte quand il
s'agissait de
faire du fric.) C'est le seul truc qu'est pas censé être là.
La pixie s'est précipitée pour l'examiner et elle a failli
se
cogner la tête contre celle de Billy, qui était remonté pour
jeter un coup d'œil.
— Bouge de là, espèce de résidu! a-t-elle ordonné.
Billy était sur le poing de répliquer, sans doute par quelque
insanité, mais on lui a coupé la chique. Sur la tête,
un œil flétri aux allures de raisin sec s'est ouvert et a
scruté
la pixie avec irritation.
—Tu m'appelles encore une fois comme ça, Clochette,
et tu n'ouvriras jamais cette porte.
J'étais perplexe : est-ce que j'étais bien en train d'assister
à
une conversation entre une pixie et une tête réduite ? Je crois
que c'est à ce moment-là que j'ai décidé de renoncer à la
logique
et de me laisser aller. Avec un peu de chance, quelqu'un avait
drogué mon cocktail et j'avais une hallucination. Comme
plus personne ne parlait, j'ai pris les choses en main.
— Pourriez-vous ouvrir cette porte? ai-je demandé
poliment.
L'œil (apparemment, il n'y en avait plus qu'un seul en
état de marche) a pivoté dans ma direction.
— Ça dépend. Qu'est-ce que vous pouvez faire pour
moi?
Je l'ai regardée avec des yeux ronds. C'était une tête
réduite : elle n'avait pas des milliers de possibilités !
—Hein?
—Hé ! J'ai l'impression de vous connaître. Vous ne venez
pas au «Voodoo bar» ? C'est à l'étage, au septième cercle.
J'étais en haut de l'affiche, vous savez? J'étais bien plus
populaire que ces pauvres spectacles de cabaret programmés
par ce minable. Les gens me passaient leurs commandes
et je les hurlais aux barmans. Ça se passait vraiment bien.
Tout le monde pensait que j'étais un de ces bazars « audio-
animatronique » sophistiqué. Des fois, je faisais même des
blagues. Comme « Quels sont les premiers mots d'un junkie
qui se réveille sous la forme d'un vamp ? Je suis à crocs. »
(La petite chose a poussé un ricanement frénétique.) Ah !
Qu'est-ce que je me bidonne!
—Cette créature est maléfique, a lancé la pixie, blasée.
J'ai fait un hochement de tête approbateur. Je savais bien
que c'était impossible d'installer des talismans puissants
dans un endroit consommant autant d'électricité, mais
quand même. Tony était à court d'idées, ou quoi ?
— Oh ! Je vois : on a un trouble-fête ! OK. J'en ai une
autre : « Un type entre dans un bar en enfer et demande un
verre de gnôle. Le barman lui répond : "Désolé, monsieur,
ici on ne sert pas d'eau-de-vie !" »
—Elle a raison : cette créature est maléfique, a renchéri
Billy.
Soudain, la pixie a collé une claque à la tête réduite du
plat
de la petite épée qu'elle venait d'extraire de sa ceinture.
—Libère-la ou je te coupe en morceaux !
L'œil a réussi à prendre un air surpris.
—Hé ! Tu n'es pas censée faire ça! Pourquoi est-ce que
t'es pas coincée comme l'autre ?
— Parce que je ne suis pas humaine, a répliqué la pixie
entre ses dents. Bon. Maintenant fais ce que je te dis et
arrête
de la ramener!
— Ça serait avec plaisir, je t'assure, mais je ne peux rien
faire sans autorisation. J'ai déjà foiré une fois et regarde où
ça m'a mené. Tout ce que je voulais, c'était une voiture de
sport et des minettes bien carrossées pour mettre dedans.
Maintenant, je me contenterais de retrouver mon corps, sauf
qu'il est éparpillé dans tous les sens depuis que cette pute
vaudou m'a dépecé. Tu te rends compte ? Bon, j'avais un peu
de retard dans mes paiements, mais quand même !
—Vous deviez de l'argent à Tony? ai-je deviné.
—J'avais ce qu'on pourrait appeler une poisse monu-
mentale aux cartes, a-t-il rectifié avec dignité.
—Alors Tony vous a vendu à une prêtresse vaudou ?
Ça ne m'étonnait pas. Avec Tony, l'expression « coûter
un bras » avait repris tout son sens.
—Et après, il m'a forcé à bosser dans son casino débile.
(La tête fulminait.) Et puis il y a quelques mois, ils ont
commencé à s'inquiéter parce qu'un des habitués s'est douté
que je n'étais pas qu'une jolie petite gueule, et maintenant
je suis coincé là. Plus de fête, plus de belles gonzesses,
nada.
La déprime grave. Eh, mais tiens : ils n'ont qu'à
te réduire
aussi, comme ça, toi et moi, on pourrait se fendre la tronche
ensemble. Littéralement. Qu'est-ce que tu dirais...
La pixie a coupé court à sa tirade en mettant sa menace à
exécution : elle a tranché la tête en deux morceaux bien nets.
Pendant quelques secondes, les deux moitiés, indépendantes,
ont dansé chacune à un des bouts de la fine chaîne, avant
de se ressouder sous mes yeux.
— Hou ! Hou ! Je suis déjà mort, tu te souviens ? a lancé
la tête avec insolence. Il se pourrait que t'arrives à me faire
du mal, Clo'. Mais pas à temps pour sauver tes amis. Si c'est
ce que tu veux, il faut qu'on trouve un arrangement.
— Qu'est-ce que vous voulez ? me suis-je empressée de
demander.
—Mon corps, bien entendu. Fais rappliquer les sorcières
dont tu parles, histoire de contrer toute cette magie de
bokor
et de me ramener à la vie.
J'ai dévisagé la petite créature tarée.
— C'est de la folie ! Personne ne peut contrer un truc
pareil. Et même si on arrivait par miracle à mettre la main sur
la sorcière vaudoue en question, elle n'arriverait jamais à...
— OK. Promis, a interrompu la pixie avec impatience.
Bon. Maintenant, libère-la.
La tête a pivoté dans sa direction à une telle vitesse
qu'elle
se serait cassé la nuque si elle en avait eu.
— Répète un peu!
À ma grande surprise, la Fae avait l'air on ne peut plus
sérieuse.
—Je t'emmènerai en Faerie. Je ne te garantis pas que tu
seras beau, mais là-bas tu auras un corps. Certains esprits
s'y manifestent sous une forme physique.
—Ah bon ? a demandé Billy, d'un ton beaucoup trop
intéressé à mon goût.
La pixie l'a ignoré.
La tête a marqué une pause.
— Ça mérite réflexion, a-t-elle dit avant de s'arrêter
complètement de bouger.
— Pourquoi c'est marqué « Made in Taïwan » sous
ce machin ? a demandé Billy, qui s'était approché à deux
centimètres pour mieux voir.
On a échangé un regard. Billy n'a pas eu besoin qu'on
lui souffle quoi faire : il est entré à l'intérieur de la tête,
pour réapparaître quelques secondes plus tard. Il n'avait
pas l'air ravi.
— Il n'y a aucune conscience là-dedans, Cass'. Sans
compter que c'est du plastique! Quelqu'un l'a enchantée
pour qu'elle se réveille chaque fois que quelqu'un se fait
prendre dans le guêpier. J'imagine qu'elle a enclenché une
alarme et qu'elle essayait juste de nous ralentir le temps que
les gardes rappliquent.
—Alors pourquoi elle s'est arrêtée de parler d'un coup ?
—À mon avis, on lui a fait une proposition à laquelle
elle n'a pas su répondre.
J'ai fermé les yeux pour essayer de me calmer : je n'avais
pas envie de faire économiser quelques dollars de récompense
à Tony en faisant une crise cardiaque.
— OK. Qu'est-ce qu'on est censés faire, alors ? On a déjà
essayé de l'attaquer !
— On a besoin d'un mot de passe pour lever le sort,
Cass'. Des fois, c'est un objet qu'on doit toucher, des fois
c'est un mot de passe. Mais cette pièce est pleine à craquer de
bidules ! Ça va nous prendre une éternité de tout passer
en revue !
—Qu'est-ce qui se passe ? A qui tu parles ? a demandé
Jimmy.
— Il devrait y avoir un levier dans le coin. Ou un mot
magique pour obliger ce truc à me relâcher, ai-je expliqué
brièvement. Ce n'est pas réel : ça obéit simplement à un
sortilège.
—Tu veux dire que ce n'est pas Danny ?
—Et qui serait ce Danny?
—La tête réduite que Tony a fabriquée à partir des restes
d'un pauvre type, dans les années quarante. C'est lui qui sert
de modèle à nos porte-clés. (Il avait l'air énervé.) Tu veux
dire qu'il a pendu une de ces têtes de pacotille là-haut ? Eh
quoi ? Je ne mérite même pas la vraie ?
Heureusement que j'étais coincée, sinon j'aurais été
tentée de le frapper.
—Tu sais ce que c'est, ce levier, oui ou non ?
Il a haussé les épaules sans cesser de ruminer.
—Essaie « banjo ».
Dès qu'il a prononcé ce mot, le truc qui me maintenait
sur place a tout simplement disparu. Comme j'étais en train
de me débattre, même si c'était complètement inutile, je suis
tombée par terre, entraînée par mon élan, sur mon dos déjà
contusionné. Jimmy m'a attrapée à travers les barreaux et.
m'a aidée à me relever.
—Tu perds du temps !
—«Banjo»?
— On a des mots de passe pour toutes les zones
restreintes. On les change au bout de quelques semaines.
J'ai approuvé la dernière liste il y a quelques jours et c'était
le
premier mot. (À la vue de mon expression, il a ajouté :) On
nous recrute pour nos biceps, pas pour nos synapses.
— Mais pourquoi « banjo » ?
— Pourquoi pas ? Écoute, je dois en trouver plusieurs
centaines par an, OK? Ça fait longtemps que j'ai épuisé
tous les abracadabras. En plus, tu ne l'aurais jamais trouvé,
pas vrai ?
—J'ai encore besoin de toi pour ouvrir une porte, m'a
rappelé la pixie.
J'ai fini par trouver un porte-clés en cuir dans la poche
du costume de Jimmy. Mes doigts tremblaient, mais c'était
clair qu'il n'allait jamais pouvoir sortir par ses propres
moyens. Soit ils étaient à court de menottes, soit ils aimaient
Jimmy autant que moi. En tout cas, ils lui avaient broyé
les deux mains. Et elles n'étaient pas juste abîmées. Elles
étaient vraiment foutues : il n'y avait pas un seul doigt, une
seule articulation, qui avait l'air de fonctionner. Même si
Jimmy s'en sortait, il ne pourrait plus jamais appuyer sur
une gâchette.
—J'essaie!
—Mais pas celle-ci ! a rectifié la pixie, exaspérée. Celle
qui se trouve à côté de la cage dans laquelle ils m'ont
enfermée.
(Elle a tourbillonné autour de ma tête comme un minuscule
cyclone.) Contre le mur du fond. Mes mains ne sont pas assez
grandes pour tourner cette poignée surdimensionnée.
— Une seconde! lui ai-je dit tandis que le loquet récal-
citrant s'ouvrait d'un coup sec.
Jimmy est sorti comme un beau diable et s'est mis à
courir à toute vitesse en direction du couloir. Mes yeux
passaient de Jimmy à la pixie insistante.
— Suis-le! ai-je ordonné à Billy. Je vous rejoins tout
de suite.
—Cass'...
— Dépêche-toi!
Billy est sorti dans une bouffée de fumée et je me
suis précipitée sur la porte que désignait la petite mégère.
Après l'avoir ouverte, je m'apprêtais à faire volte-face pour
rejoindre Billy lorsque j'ai découvert la nouvelle opération
commerciale de Jimmy. Trois femmes brunes d'à peu près
mon âge étaient assises dos à dos à l'intérieur d'un cercle
couleur rouille. Leurs mains et leurs pieds étaient attachés et
on leur avait fourré des bâillons improvisés dans la bouche.
Je les ai regardées avec de grands yeux.
—Oh mon Dieu... Il fait de la traite, maintenant ?
Même venant de Tony, c'était minable.
— C'est à peu près ça, a rétorqué la pixie en voletant
jusqu'aux jeunes femmes. (Elle m'a regardée en grimaçant.)
C'est pire que ce que je pensais. Je peux m'occuper du cercle,
mais je n'arriverai jamais à les détacher.
Je me suis ruée en avant en me demandant si l'une des
clés de l'anneau de Jimmy ferait l'affaire, et j'ai percuté ce
qui ressemblait à un mur solide. Il n'y avait absolument rien
à cet endroit, mais mon nez douloureux me disait le contraire
et mon talisman s'était enflammé. Il diffusait une lumière
dorée partout dans la pièce. La pixie s'est agitée dans une
profusion de gazouillements.
—T'es plutôt crétine, comme sorcière! C'est un cercle
de pouvoir ! Je le détruis, et après tu libères les femmes
!
J'ai reculé et mon talisman s'est calmé, même si je le
sentais encore tout tiède dans mon dos.
—Je ne suis pas une sorcière, ai-je rétorqué avec
amertume en me demandant si je m'étais cassé le nez.
La pixie avait atterri et entreprenait de gommer le
cercle. Il était formé d'une substance séchée qui s'effritait
lentement.
—C'est ça. La Pythie n'est pas une sorcière. J'en prends
note.
—Tu ne pourrais pas te dépêcher ? ai-je demandé au bout
de une minute en me demandant jusqu'où Jimmy avait réussi
à s'enfuir dans son état. Et je m'appelle Cassie.
Exaspérée, la pixie a levé au ciel ses yeux lapis-lazuli.
—Et moi qui croyais que c'était ton job qui t'avait rendue
chiante. En fait, tu es née comme ça, pas vrai ? Et je fais mon
possible ! Le sang a séché : ça ne s'en va pas facilement.
—Le sang?
—Comment tu crois que les mages noirs s'y prennent pour
lancer un sort ? Ils ont besoin de la mort de quelqu'un.
Elle s'est mise à marmonner dans une autre langue et
j'ai serré mes bras contre mon corps en essayant de ne pas
réfléchir à ce que Tony pouvait bien faire avec une représen-
tante de la race des Faes, des esclaves et un cercle de sang.
D'aussi loin que je me souvienne, il était du mauvais côté de
la loi humaine, mais là il enfreignait aussi les lois magiques
et vampiriques. Ça lui avait pris quand, les instincts suici-
daires ? D'un seul coup, j'avais une méchante envie de me
casser de ce casino.
Au bout d'un moment, ma petite complice a achevé de
ménager un étroit passage à travers le cercle et j'ai entendu
un petit « pop ».
— C'est bon ? ai-je demandé.
C'était un peu décevant.
Elle s'est assise par terre, pantelante.
—Eh ben essaie!
Je me suis avancée, en faisant bien attention cette fois.
Rien ne m'a bloquée. Je me suis empressée de m'agenouiller
à côté de la femme la plus proche de moi et j'ai commencé
à essayer les clés sur les fers. Heureusement, la troisième a
fonctionné. J'ai enlevé son bâillon et elle s'est tout de suite
mise à crier. Je m'apprêtais à lui remettre le bâillon pour
éviter qu'elle alerte tout le casino, mais elle m'a attrapé la
main. Elle s'est lancée dans une tirade passionnée en français,
entrecoupée de baisers sur mon poignet et sur tout ce qu'elle
pouvait atteindre. Je ne comprenais pas grand-chose à ce
qu'elle disait (ma seule langue moderne est l'italien, et il
n'y
a pas beaucoup de correspondances entre les deux) mais ces
yeux marron qui me regardaient presque religieusement ont
immédiatement fait « tilt ».
J'avais une drôle de sensation dans le ventre. Je connais-
sais cette femme. Elle était moins décharnée et elle avait
l'air
beaucoup moins exténuée mais sinon... elle n'avait presque
pas changé depuis le moment où je l'avais vue, étendue sur
un chevalet entouré de flammes. J'y ai regardé à deux fois
mais je devais me rendre à l'évidence : son visage était gravé
dans ma mémoire. Et en jetant un coup d œil à ses doigts, j'ai
vu qu'ils étaient gravement mutilés. Aussi improbable que
ça puisse paraître, une sorcière du XVIIe
siècle se trouvait, de
nos jours, dans un casino de Las Vegas. Une sorcière morte,
probablement : personne n'aurait pu survivre au traitement
qu'elle avait enduré sous mes yeux. Un autre jour, j'aurais
sérieusement envisagé l'option de l'évanouissement. Mais
vu les circonstances, je lui ai fourré la clé dans la main et
j'ai reculé en trébuchant.
—Il faut que j'y aille, ai-je simplement dit avant de partir
en courant.
Mon plan était simple: trouver Jimmy, l'interroger, le
livrer aux flics et courir comme une dératée. Je pouvais me
passer d'une complication supplémentaire.
Je n'avais pas besoin de Billy pour me douter que
ce n'était pas une bonne idée de revenir sur mes pas. Si
quelqu'un s'avisait d'aller chercher Jimmy, c'était exacte-
ment le chemin qu'il prendrait. Et mon petit pistolet ne
pesait pas bien lourd contre le genre de quincaillerie que se
trimballaient les gros bras de Tony. Cela dit, je n'avais pas
vu un seul employé, homme de main ou assimilé depuis que
je me baladais dans les niveaux inférieurs. Ça commençait
à m'inquiéter, d'ailleurs. Certes, il était très tôt le matin,
mais ce genre d'endroit ne dormait jamais. Il y aurait dû y
avoir du monde un peu partout, surtout s'ils organisaient
un match. Mais les couloirs étaient tellement vides que
j'entendais mon écho. J'en ai suivi un jusqu'à une fourche.
J'ai marqué une pause, hésitante. Billy a traversé un mur
en flottant et m'a fait un signe.
—Là-dedans.
J'ai franchi la porte qui se trouvait juste à côté et me
suis
retrouvée dans une salle de repos pour les employés. Jimmy
était à moitié caché derrière un distributeur de sodas.
— Il y a une poignée de porte, là, m'a-t-il dit en me
voyant. (Il a fait un geste de l'épaule en direction du mur.) A
peu près à cette hauteur. Mais je ne peux rien faire avec ça.
Il a levé ses mains mutilées et je me suis ruée en avant.
Derrière la machine, il y avait ce qui ressemblait à un bout
de cloison crème un peu tachée, comme partout dans la
pièce, mais elle était légèrement plissée sur les bords. Je n'y
aurais jamais fait attention si je n'avais pas su quoi
chercher.
Le talisman périphérique devenait vieux. J'ai tâté le mur
et j'ai fini par mettre la main sur ce qui ressemblait à une
poignée. J'ai poussé la porte.
Elle donnait sur un couloir étroit qui ne devait pas servir
beaucoup, à en juger par la poussière jonchant le sol. Ce
n'était pas étonnant. Tony avait toujours plusieurs sorties,
toutes camouflées, dans ses commerces. Il m'avait dit que
c'était un vestige de son enfance, lorsque les armées passaient
leur temps à ravager Rome. Il avait failli brûler vif quand
les soldats espagnols de Charles Quint avaient saccagé sa
villa en 1530. Et depuis, il était parano. Pour une fois, ça
m'arrangeait.
On a longé le passage secret et grimpé à l'échelle qui
se trouvait au bout. Ou plutôt : j'ai grimpé à l'échelle en
aidant Jimmy à se hisser devant moi. Ses mains constituaient
un sérieux handicap mais je le poussais et il s'aidait de ses
épaules. Par je ne sais quel miracle, on a réussi à émerger
d'une trappe pratiquée dans le vestiaire. Un être humain en
costume de diable pailleté nous a regardés avec de grands
yeux bouffis, mais il n'a pas posé de question. Il travaillait
pour Tony: il devait en voir des vertes et des pas mûres.
Jimmy s'est laborieusement remis sur pied et s'est hâté
vers la porte en soufflant comme un bœuf. Je n'en menais
pas large non plus. Il fallait que j'ajoute une inscription au
club de gym sur ma liste de choses à faire. Juste après «
sauver
ma peau » et « descendre Tony». Le vestiaire donnait sur un
autre couloir gris déprimant mais, heureusement, il était
court. Quelques secondes plus tard, nous nous trouvions
près de la forêt de stalagmites en toc dominant la rivière. Un
Charon ramenait à la rame un groupe de flambeurs laminés
vers l'entrée principale, à quelques mètres de là.
—Eh ! Où tu vas, comme ça ?
Jimmy s'est fait la malle sans dire un mot. Il n'a même
pas tiqué quand je lui ai crié dessus. Je n'allais pas m'amuser
à essayer de le plaquer, mais je savais ce qui pouvait
fonctionner.
—Billy ! Attrape-le !J'ai pris Jimmy en chasse et senti Billy me
traverser
comme une brise tiède. D'habitude, il est froid, ou en
tout cas un peu frisquet. Mais depuis qu'il s'était pris les
pieds dans un talisman vampirique, il avait de l'énergie à
brûler. Jimmy avait atteint le vestibule en un temps record.
Il s'apprêtait déjà à franchir le portail lorsqu'il s'est mis à
reculer en titubant. J'ai vite compris pourquoi : Pritkin,
Tomas et Louis-César étaient en train de passer la porte
principale. Je ne me suis pas inquiétée de savoir comment
ils m'avaient retrouvée, ni quels plans ils avaient pour moi.
J'ai attrapé le costume criard de Jimmy à pleines mains et
je l'ai tiré dans le couloir.
—Tu n'iras nulle part tant que tu ne m'auras pas parlé
de mes parents, lui ai-je dit, avec fermeté.
Entre nous et le trio de la MAGIC se dressait un des
stalagmites les plus imposants. Pendant un bref instant, j'ai
cru qu'on s'était arrangés pour passer inaperçus. Et puis j'ai
entendu Tomas m'appeler. Merde. J'étais foutue.
Chapitre 7
Je n'étais pas complètement étonnée. Le Sénat avait plein
de fric à dépenser en façonniers talismaniques. De quoi
protéger chaque fenêtre et chaque porte de la MAGIC. Et ils
avaient certainement posé des talismans sur leurs véhicules.
Au début, j'avais été assez bluffée que Billy me dégotte si
facilement des clés de voiture. Mais en arrivant au garage,
j'avais découvert qu'il y en avait tout un tableau, juste à
côté
de la porte. Ajoutez à ça le fait qu'il n'y avait personne pour
surveiller les lieux... J'en avais déduit qu'ils devaient avoir
des talismans de qualité. Et j'avais dû en briser un certain
nombre en escaladant la fenêtre de la salle de bains, en
traver-
sant la porte du garage et en dérobant une belle Mercedes
noire pour aller en ville. Mais quand même Ça aurait dû
leur prendre plus longtemps de retrouver ma trace.
Les bons talismans sont plus efficaces que des alarmes
antivol : ils vous donnent un certain nombre d'informa-
tions concernant la personne qui s'est introduite chez vous
(humain ou non, empreinte auditive...). Un talisman de
qualité peut même vous renseigner sur ce qu'elle a fait
pendant son passage. En revanche, ils ne vous disent pas où
est allé l'intrus après son départ, sauf si vous vous procurez
un de ces super talismans hors de prix et compliqués, faits
sur mesure par un maître talismanique. Vu que c'est les
membres du Cercle d'argent qui accordent leur permis
aux façonniers, ça ne leur est sûrement pas bien difficile
de demander aux meilleurs sur le marché d'élaborer leurs
systèmes de défense — et les mages utilisent les locaux de la
MAGIC autant que les autres —, mais même les talismans
les plus puissants ne vous disent pas avec exactitude où
trouver la personne en question. Vous savez seulement si
vous avez plutôt «chaud» ou plutôt «froid» en suivant ses
traces. Sinon, je n'aurais jamais été capable d'échapper aux
sous-fifres de Tony suffisamment longtemps pour que les
sortilèges en question se dissipent. Bref, même si les vamps
devaient savoir que j'étais à Las Vegas, ça aurait dû leur
prendre des heures pour affiner cette info et me repérer
avec précision. Par conséquent, quelqu'un me connaissant
bien (et sachant que Jimmy était dans parages) avait dû
leur dire où me chercher. Autrement, ils en seraient encore
à passer l'aéroport au peigne fin et à se balader le long de
Strip Boulevard. Si jamais je le revoyais, j'allais avoir une
conversation on ne peut moins amicale avec Rafe.
Jimmy a repris ses esprits. Il s'est dégagé de mon étreinte
et
s'est précipité au fond du couloir. Un nuage gris est descendu
en trombe du plafond et s'est jeté après lui. Derrière nous,
quelqu'un a enfoncé d'un coup de pied la porte « RESERVE
AU PERSONNEL». On pouvait oublier l'idée de ne pas
alarmer les humains. Je ne me suis même pas retournée. J'ai
continué à longer le couloir à la poursuite du fugitif. Pas
question qu'il me file entre les doigts pendant que j'essayais
de parlementer avec les laquais du Sénat.
J'ai entendu Pritkin pousser un juron, mais j'avais déjà
atteint la porte des vestiaires. Je l'ai refermée violemment
derrière moi. Cette porte ne les retiendrait pas plus de une
seconde : il fallait que je me dépêche de retrouver Jimmy. J'ai
ignoré la question d'un homme à moitié vêtu d'un costume
de démon et j'ai slalomé entre les bancs et les casiers
ouverts.
J'ai ouvert la porte marquée « SORTIE », et quand j'ai émergé
une bouffée d'air chaud du désert m'a décoiffée. J'ai regardé
autour de moi, pour constater que j'étais à l'extérieur du
bâtiment. Je me trouvais devant une des façades latérales. A
cet endroit, la décoration alambiquée de l'entrée principale
cédait le pas à un bout de terrain couvert d'asphalte et
cerné par un grillage. C'était probablement le parking des
employés. J'ai gueulé en pensant à la difficulté de retrouver
Jimmy avec toutes ces rangées de voitures, mais je l'ai vu
courir vers l'extrémité du parking. Le nuage étincelant de
Billy le suivait à la trace, comme un halo décalé.
J'ai repris ma course en sortant mon pistolet. J'étais
encore toute tremblante à l'idée de tuer quelqu'un. Je n'étais
vraiment pas sûre d'en être capable, même si Jimmy l'avait
largement mérité, mais je pourrais au moins le blesser. Ce
qui laisserait le temps à Billy Joe d'exercer ses compétences
de possession. J'ai longé à toute allure une rangée de
voitures,
en vérifiant que ma sécurité était toujours enclenchée : je ne
trouvais pas très amusante l'idée d'épargner plein de tracas
à tout le monde en me flinguant moi-même.
Je n'avais pas encore parcouru la moitié de la rangée
lorsque j'ai entendu, derrière moi, la porte s'ouvrir avec une
violence telle qu'elle s'est tordue sur ses gonds. Bizarrement,
à ce moment précis, au lieu d'accélérer, Jimmy s'est arrêté
en dérapant, à quelques mètres de moi. J'ai d'abord cru
qu'il avait atteint sa voiture et qu'il essayait de trouver un
moyen de manier sa clé malgré ses mains mutilées, mais une
minute plus tard, je me suis rendu compte qu'il avait des
renforts. Une vingtaine de types à la mine patibulaire ont
émergé du parking comme des corbeaux d'un champ de blé.
Je n'ai pas eu le temps de les compter, mais je savais qu'au
moins cinq ou six d'entre eux étaient des vamps. Mince !
Comment Jimmy s'était-il débrouillé pour mettre au point
cette embuscade ?
Je me suis arrêtée à mon tour en dérapant, et j'ai senti
un étau d'acier familier se refermer sur ma taille. C'était
ironique. J'avais imaginé beaucoup plus souvent que je ne
voulais l'admettre ce que ça ferait de me retrouver dans
les bras de Tomas, mais maintenant que j'y avais passé la
moitié de la nuit c'était devenu franchement banal. Tomas
m'a tirée en arrière et Pritkin est entré dans mon champ de
vision. Il avait sorti sa carabine. II me foudroyait de ses
yeux
clairs et haineux.
D'abord, ça m'a foutue en boule, et puis j'ai compris
qu'il regardait par-dessus mon épaule. Un crépitement
assourdissant a émané de l'endroit où se trouvait Jimmy,
comme si une forêt entière d'arbres avait décidé de tomber
au même moment. J'ai regardé en l'air, réussi à proférer « tu
te fous de moi ? » et Tomas s'est jeté sur moi. On est tombés
en vrac sur le sol. Je me suis éraflé les mains sur l'asphalte,
histoire de perdre un peu plus de peau, mais, par miracle,
j'ai réussi à garder prise sur mon pistolet. Comme je le
disais,
ça devenait franchement banal.
J'arrivais plus ou moins à voir ce qui se passait, à travers
un rideau de cheveux de Tomas. La plupart des gangsters de
Tony avaient un surnom. Je crois que ça doit être une sorte
de règle tacite dans le milieu : tout le monde, ou presque,
avait un petit nom lié à son arme favorite ou à un trait
physique particulièrement remarquable. Ils appelaient
Alphonse « Base-ball » à cause de ce qu'il pouvait faire avec
une batte, et ils ne parlaient pas de ses compétences sur un
terrain de sport. J'avais toujours cru que Jimmy tirait son
surnom de sa physionomie, qui faisait penser à un rat, ou de
sa personnalité. Je m'étais trompée. Apparemment, Jimmy
le demi-satyre était aussi Jimmy le demi-rat-garou. Ou un
truc du genre. Les garous n'étaient pas ma spécialité, mais
je n'avais encore jamais rien vu de tel. C'était sûrement pour
une bonne raison : n'importe quelle personne témoin d'un
truc pareil aurait d'office envie de l'oublier.
Je ne savais pas ce qu'était cette chose, mais elle était
recouverte d'une gigantesque fourrure qui avait l'air de muer
par endroits. Sa tête étroite était surmontée de cornes de
bouc, ses énormes dents cassées avaient la même couleur
qu'un évier rouillé et sa queue rose était aussi large que
mon mollet. Ses pattes de derrière se terminaient en sabots
d'ovin et ça ne sentait pas la rose. En plus, je ne sais pas en
quoi il venait de se transformer, mais il était entouré par
une meute de frangins : il y avait un sérieux problème de
népotisme, au Dante.
Mon cerveau ressassait à mes yeux qu'ils avaient des
visions. Et d'un : les satyres sont déjà des créatures
magiques.
Ils sont censés être immunisés contre les morsures de garous.
Par conséquent, ce que je voyais était techniquement impos-
sible. Et de deux : Pourquoi une famille de machins-garous
travaillerait pour Tony ? Tout le monde savait que ce type de
coopérations, ça n'existait tout simplement pas. Mais c'est
difficile de polémiquer quand la preuve du contraire agite ses
sombres moustaches rêches à moins de un mètre de vous.
— Des rats.
J'ai mis une seconde à comprendre que Pritkin n'était
pas en train d'exprimer une quelconque irritation : il
constatait simplement le type de métamorphes auxquels
on avait affaire.
OK. J'avais raison. Un point pour moi. Ce qui m'avait
un peu troublée, c'était que l'ADN de garou s'était mélangé
avec les gènes de satyre pour produire une espèce de brouet
peu appétissant. Jimmy (je supposais que c'était Jimmy parce
qu'il était vêtu de bribes de son costume autrefois très chic)
était une masse de poils blancs et gris avec des griffes de
dix centimètres qui pendouillaient au bout de ses bras aux
muscles noueux. Apparemment, ses mains avaient profité de
la transformation : elles étaient encore toutes sanguinolentes,
mais elles avaient l'air de fonctionner. Ce n'était pas la
seule
chose qui avait changé, d'ailleurs. Sous sa forme habituelle,
Jimmy n'avait jamais eu l'air très menaçant (c'était une des
raisons pour lesquels il était tellement doué comme homme
de main : les gens avaient tendance à le sous-estimer) mais en
rat, il en jetait pas mal. J'étais armée, seulement Tomas avait
piégé mes deux mains et mon pistolet sous mon corps. Jimmy
était là, en face de moi, et je ne pouvais rien faire d'autre
que
le fusiller du regard en scrutant ses yeux vicieux.
Je n'étais pas la seule à être de mauvaise humeur. Pritkin
ne s'était pas soucié une demi-seconde des réglementations
relatives au port d'armes : il avait simplement dissimulé son
barda sous un trench-coat en cuir. Il tenait sa carabine d'une
main, son pistolet de l'autre, et les braquait tous deux sur
Jimmy. Louis-César avait dégainé sa rapière, ce qui semblait
vraiment bizarre vu qu'il s'était habillé normalement pour
son excursion à l'extérieur de la MAGIC. Il portait un
tee-shirt moulant et un jean délavé, presque blanc, qui lui
épousait si étroitement les jambes qu'on l'aurait cru peint
à même sa peau. OK. Je suis revenue sur ce que j'avais dit :
les vêtements modernes mettaient très bien son anatomie
en valeur. Il a dévisagé les garous un par un, comme s'il
n'arrivait pas à décider lequel embrocher en premier. Les
garous devaient penser la même chose d'ailleurs, parce qu'ils
m'ont immédiatement ignorée pour le regarder.
—Tomas, ramenez Mlle Palmer jusqu'à sa suite et veillez
à son confort. Nous vous rejoindrons sous peu.
Louis-César conservait un ton aussi calme que s'il
s'apprêtait à boire quelques verres ou à faire un black jack
avec Pritkin.
Je commençais vraiment à en avoir marre qu'on me
donne des ordres.
— Ça va pas ? Pas question que je parte avant...
—Je vais l'escorter, a dit Pritkin, couvrant mes paroles.
Il s'est approché de moi en faisant des espèces de pas
chassés pour continuer à braquer ses armes sur la meute
de rats et leur escouade de vamps. J'étais sur le point de lui
dire d'aller se faire voir (hors de question que je le suive où
que ce soit avec son arsenal) mais Tomas m'a ramassée et a
commencé à se replier.
—Tomas ! Repose-moi par terre ! Tu ne comprends pas :
ça fait des années que je le cherche !
Je me suis demandé pourquoi je m'éreintais à lui parler
quand je voyais le peu d'attention qu'il me prêtait. Et comme
c'était une perte de temps de me débattre, j'ai laissé tomber.
Je me suis contentée de braquer mon pistolet sur Jimmy en
espérant que le fait de tirer à bout portant compenserait
mon mauvais angle de tir et me permettrait de vaguement
le toucher. J'étais sûre que je n'allais pas faire beaucoup de
dégâts. Non seulement je n'étais pas très douée mais en plus,
les garous étaient réputés pour être coriaces. Tout ce que
je pouvais faire, c'était le ralentir le temps que Billy fasse
son truc. S'il apprenait ce que je voulais savoir, je pourrais
toujours le débriefer après. Mais je n'ai pas eu le temps de
tirer : Tomas m'a saisie d'un seul bras et s'est servi de
l'autre
pour m'arracher le pistolet des mains. J'en avais ma dose
qu'il fasse tout le temps ça. Mais armée ou non, je n'allais
pas abandonner. C'était peut-être ma seule et unique chance
de régler son compte au meurtrier d'Eugénie, et je n'allais
pas la laisser passer.
— Billy Joe ! Qu'est-ce que t'attends, bordel ? Vas-y
maintenant!
Le nuage flottant s'est ramassé et a bondi à l'intérieur
de Jimmy comme une pierre dans l'eau. Tomas a essayé de
m'éloigner, mais je me suis débattue. Comme il ne voulait
pas me faire mal, j'ai réussi à le ralentir un tout petit peu.
Une seconde s'est écoulée — pas plus - et Billy s'est éjecté
de Jimmy, comme un boulet de canon, et m'a percutée de
plein fouet. Je n'ai pas résisté : je pensais qu'il était à
court
d'énergie et qu'il avait besoin d'un petit remontant pour
achever la possession. Mais la force s'est enfoncée en moi de
plus belle. J'avais l'impression de suffoquer. Comme si Billy
Joe était plus volumineux que d'habitude et que ma peau
n'était pas assez grande pour nous contenir tous les deux.
Je n'ai pas eu le temps de réfléchir, et encore moins de
réagir. J'ai été complètement sonnée par une gigantesque
explosion, comme si j'étais dans un avion venant tout juste
de dépressuriser. J'ai senti quelque chose se déchirer et j'ai
cru que c'était mon chemisier (enfin, le bout de tissu qui me
servait de top). J'y ai instinctivement porté les mains, vu que
je m'étais débarrassée de mon soutien-gorge, mais au lieu des
formes familières qui se pressaient sous l'élasthanne, mes
doigts ont effleuré du jean élimé. J'ai baissé les yeux et j'ai
vu
le sommet de mon propre crâne. J'ai cligné les paupières mais
la vue n'a pas changé. J'avais toujours les mains crispées sur
ma poitrine, j'étais complètement désorientée, mais je n'ai
pas eu le temps de me reprendre : Jimmy a choisi ce moment
pour me charger. Et la situation a dégénéré.
Jimmy m'est rentré dans le lard. Littéralement : il a
enfoncé ses dents aussi acérées que des couteaux à l'intérieur
de mon bras. J'ai hurlé et lâché le corps que je transportais.
J'ai eu à peine le temps d'apercevoir de grands yeux bleus qui
me regardaient avec effarement : Jimmy s'est mis à secouer
la tête pour essayer de m'arracher le bras. J'ai réagi sans
réfléchir. J'ai essayé de rejeter la source de cette douleur
lancinante et j'ai regardé, ahurie, le corps de Jimmy valser
devant moi et s'encastrer dans une voiture. Je l'avais lancé
avec une incroyable facilité, comme s'il ne pesait pas plus
lourd qu'une poupée.
J'ai regardé autour de moi et j'ai eu l'impression que
tout le monde bougeait au ralenti. J'ai vu Pritkin percer
la voiture devant laquelle se trouvait Jimmy (avant que je
l'envoie valdinguer) d'un trou de la taille d'une balle de
base-ball. J'ai vu la détonation émaner de la bouche de son
canon et le verre du pare-brise imploser avant de retomber
délicatement au sol, aussi mollement que les feuilles d'un
arbre. Ensuite, Pritkin s'est retourné tout aussi lentement
pour faire face à la marée de corps velus qui le chargeaient.
Ces derniers avaient plus l'air de gambader que de mener
un assaut.
La seule personne qui se déplaçait à une vitesse normale,
c'était Louis-César. Il venait de transpercer le cœur d'un rat
et de retirer sa lame pour en menacer un autre.
-—M'avez-vous entendu ? Eloignez-la d'ici !
Il me regardait. J'ai cligné les yeux. Je ne voyais vraiment
pas de quoi il voulait parler. Ensuite, il a sorti furtivement
un petit couteau et l'a lancé en plein dans la gorge d'un
rat, qui s'était débrouillé pour s'approcher en douce du
corps gisant à mes pieds. Le couteau s'est enfoncé dans la
nuque de la créature, qui s'est mise à couiner. Elle a essayé
de retirer la lame avec ses griffes en extension, entaillant sa
propre chair, avant de faire un roulé-boulé pour s'éloigner
du corps qu'elle s'apprêtait à écharper. J'ai baissé les yeux
et
j'ai constaté, ébahie, qu'il s'agissait de ma propre personne,
allongée sur l'asphalte.
J'ai fini par comprendre que le bras sanguinolent que
Jimmy avait mâchouillé n'était pas le mien. Je ressentais la
douleur, je voyais le sang, mais la chair, sous les grumeaux
rouges, avait un teint de miel, une couleur que je ne pourrais
jamais avoir, à moins de m'asperger d'autobronzant. La
main était dotée de longs doigts, le bras était musclé et le
torse aussi plat que celui d'un homme. Au bout de quelques
secondes, j'ai compris que c'était effectivement celui d'un
homme, et que je portais le maillot toile d'araignée et la
veste en jean de Tomas. J'ai titubé contre la Volkswagen
qui se trouvait juste derrière moi et le corps à mes pieds
s'est mis en position assise.
—Cassie ? T'es où ? (Mes yeux bleus étincelaient de rage
et affichaient une expression qui ressemblait à de la peur.
Difficile à dire : je ne suis pas habituée à lire sur mes
propres
traits.) Bon sang, mais réponds !
Je me suis mise à genoux à côté de ce qui avait été mon
corps et j'ai regardé dans ces yeux familiers. Pendant une
seconde, mon visage m'a semblé un peu étrange, et puis je me
suis rendu compte que je voyais ce que tout le monde voyait
de moi, au lieu de l'image habituelle que me renvoyait le
miroir. Je ne pouvais plus le nier : d'une façon ou d'une
autre,
j'avais atterri dans le corps de Tomas. Ce qui me laissait avec
la question suivante : qui était dans mon foutu corps ?
— Qui êtes-vous ?
Je me suis attrapée par le bras en me disant que Jack avait
quand même raison, pour mon accoutrement, et mon corps
a laissé échapper un cri.
—Putain, mais arrête ça tout de suite !
Dans la mesure où des yeux bleus étaient capables de
lancer des éclairs, les miens faisaient un assez bon boulot.
— Qui êtes-vous ? Il y a qui, là-dedans ?
Jimmy, qui s'était remis de la raclée que je lui avais mise,
s'en est de nouveau pris à nous sans me laisser le temps
d'obtenir une réponse. J'ai eu tout le loisir de dégainer le
pistolet glissé dans le pantalon de Tomas et de lui tirer
dessus.
J'ai vu une corolle de sang fleurir sur sa poitrine, un peu
en
dessous du cœur, enfin, si le cœur d'un rat se trouve au même
endroit qu'un cœur humain, mais il continuait à avancer. Je
lui ai encore tiré dessus, dans le bras cette fois. C'était une
erreur : je visais la tête à la base. Mais en l'occurrence,
c'était
plutôt opportun parce qu'il était en train de braquer son
pistolet sur nous. Il l'a lâché et s'est mis à tâter son torse.
Je
suis restée bêtement agenouillée, à me demander où il avait
bien pu cacher une arme dans son costume en charpie. Il
s'est arrêté à moins de un mètre, me laissant largement le
temps de l'achever. Mais il ne me regardait pas.
— Rappelle ton gorille ! Sinon, tu ne retrouveras jamais
ton père.
La voix était celle de Jimmy. Aucun doute là-dessus.
J'avais encore appris un truc : les garous pouvaient parler
même lorsqu'ils s'étaient métamorphosés. Les demi-satyres,
du moins.
— Quoi?
J'ai relâché la pression de mon doigt sur la détente. Jimmy
m'a lancé un regard irrité.
—Ce n'est pas à toi que je parle. (Il a reporté son
attention
sur la personne qui occupait mon corps et l'a gratifiée d'une
grimace.) On peut trouver un arrangement. Allez ! Ne sois
pas stupide : rappelle-le. Tony ne va jamais te dire ce que tu
veux savoir. Il tient trop à ce que Rog' reste où il est.
—Mon père est mort.
Je ne savais pas à quel petit jeu il jouait, mais je
n'allais
pas me faire avoir.
Il avait l'air vraiment furieux. Mais bon, c'était peut-
être lié au sang qui lui coulait entre les doigts et giclait
sur l'asphalte.
— Putain, mais je te parle pas, à toi !
Une explosion m'a fait lever les yeux et j'ai vu que Pritkin
et Louis-César n'avaient pas chômé. Six cadavres poilus
jonchaient le parking, certains étalés sur le capot d'une
voiture, d'autres affalés sur le sol. Il y en avait à peu près
autant que de garous encore actifs. Louis-César découpait
méthodiquement en morceaux deux des survivants, tout
en esquivant des griffes tentant de le décapiter. Quant
à Pritkin, il s'était complètement lâché. A en juger par
son expression, il en savourait chaque minute. Il a fait
exploser une autre voiture en tirant à travers un immense
rat-garou. Le monstre a regardé avec surprise son propre
tronc évidé, avant de s'écrouler. Ensuite, le mage en a stoppé
un deuxième, qui venait de lui sauter dessus depuis un
mini van : il a hurlé un truc incompréhensible et le garou
a éclaté en plein vol, dans une effusion de flammes. Des
bouts de rat brûlés se sont mis à pleuvoir sur les boucliers
de Pritkin (je distinguais leurs étincelles bleues à chaque
impact) mais aucun ne l'a touché.
Je n'arrivais pas à croire que personne, au bar, ne
s'inquié-
tait du boucan. Les coups de carabine, ce n'est pas tout à
fait discret. Pas plus que les grognements, couinements de
garous et autres bruits de baston qui allaient avec. Ce qui
était aussi très bizarre, c'était que les vampires ne se
battaient
pas. Pourtant, ils ne partaient pas. Il y en avait cinq plantés
là, comme s'ils attendaient quelque chose.
—Tomas ! Derrière toi !
Louis-César a bondi par-dessus le cadavre d'un énorme
rat tombé devant lui pour se ruer sur moi. Son expression
ainsi que ma propre voix provenant de derrière mon dos
m'ont fait comprendre que j'avais choisi un très mauvais
moment pour me laisser distraire. J'ai fait volte-face et j'ai
vu que Jimmy avait attrapé mon corps par les cheveux et
pressait une de ses griffes de dix centimètres de long contre
ma gorge.
—Je vous avais demandé de l'éloigner d'ici !
Louis-César regardait Jimmy mais c'était à moi qu'il
parlait. Enfin, à Tomas plutôt (mais comme Tomas avait
l'air d'être aux abonnés absents...). Je ne me souciais pas
vraiment du vampire enragé à mes côtés : la griffe, qui avait
tracé une fine entaille le long de ma gorge, retenait toute
mon attention.
Un flot d'injures particulièrement inventives s'est échappé
de la bouche de mon corps. Certaines de ces injures m'étaient
familières. Au moins, je savais qui gardait la maison.
—Tais-toi, Billy! Tu ne fais qu'empirer les choses !
Les yeux bleus se sont élargis et se sont braqués sur moi.
—Attends une seconde... T'es là-dedans ? Oh, Sainte
Vierge... J'ai cru que tu étais morte. J'ai cru...
—Je t'ai dit de te taire.
Je n'étais pas d'humeur à supporter une des harangues
de Billy. Qui plus est, j'avais besoin de réfléchir. OK. Un
problème à la fois. Ça ne m'avancerait pas à grand-chose
de trouver une façon de réintégrer mon corps s'il se faisait
égorger entre-temps. Donc... S'occuper de Jimmy d'abord ;
paniquer ensuite.
— Qu'est-ce que tu veux, Jimmy ?
— Gardez le silence, Tomas! Vous avez commis assez
de dégâts. Je vais me charger de cela.
Apparemment, Louis-César avait raté un épisode et je
n'allais pas perdre mon temps à lui faire un résumé.
—Taisez-vous, lui ai-je dit. (En d'autres circonstances,
l'expression d'incrédulité qui lui a voilé le visage aurait été
amusante.) Allez Jimmy, que veux-tu en échange de m...
de sa liberté ? Tu voulais qu'on s'arrange, non ?
C'était complètement surréaliste : j'étais là, dans le corps
de quelqu'un d'autre, à négocier avec un rat géant. J'étais
complètement obnubilée par la vue de ma petite personne
animée de l'expression apeurée de Billy Joe. Je ne pouvais
pas lui faire confiance pour nous tirer de là: il n'avait pas
attendu trente ans avant de finir noyé dans la rivière comme
un chaton indésirable.
—Je veux m'en tirer vivant, qu'est-ce que tu crois ?
(Jimmy a regardé les vamps du coin de l'œil. Pas ceux de mon
clan : ceux qui vaquaient aux abords de la scène de combat.
OK. Ce n'étaient peut-être pas ses potes, finalement.) Et
j'emporte Hello Kitty ici présente avec moi. Si je lui ramène
Cassie, Tony va faire table rase sur nos petits différends. Et
c'est exactement ce que je désire.
—Pas moyen ! (Je n'allais pas rester plantée là et laisser
Jimmy me capturer. J'avais fantasmé sur le corps de Tomas,
mais de là à envisager d'y rester toute ma vie...) Essaie
encore.
— OK. J'ai compris. Qu'est-ce que tu dirais... si je lui
tranchais la gorge ? Tony préfère l'avoir vivante, mais je suis
sûr que lui ramener son cadavre suffirait à me remettre dans
ses petits papiers.
— Si tu la touches, je te promets que ton agonie durera
des jours et des jours. Et que tu supplieras la mort de venir
te prendre.
Louis-César avait l'air très convaincant. Mais la mort de
Jimmy, même lente, ne me redonnerait pas la vie.
— Il a raison, Jimmy. La seule chose qui nous retient de
te tuer, c'est Cassie. Si tu la tues, on te fera la peau avant
que
Tony ait une chance de le faire.
—Ah ouais ? Et après ? Si je la lâche, vous me tuerez de
toute façon. Je ne marche pas.
—Je te rappelle qu'il existe de nombreuses façons de
mourir, a rétorqué Louis-César.
J'aurais pu le baffer.
—Combien de fois faut-il que je vous dise de la fermer ?
J'ai entendu un semblant de peur dans ma voix. Je me
suis efforcée de me calmer. Si je pétais un câble maintenant,
ni Rambo ni son excellence l'Éphèbe n'arriveraient à nous
sortir de cette galère. Surtout maintenant que Pritkin s'était
évanoui dans la nature, probablement à la poursuite des
rats-garous.
— Nous devrons parler, une fois toute cette affaire
résolue, a dit Louis-César avec calme. Je ne sais pas ce qui
vous arrive mais...
— Eh bien non. Vous ne savez pas. Vous ne savez
vraiment, vraiment pas.
J'ai souri à Jimmy, avec pour seul résultat de le paniquer.
J'ai compris pourquoi au moment de m'ouvrir la lèvre sur
un croc. Tomas les avait sortis et je ne savais pas comment
les rétracter. Super. J'étais en train de négocier ma vie et je
zozotais. C'était bien ma veine.
— OK. Alors qu'est-ce que tu dis de ça, Jimmy ? Tu
relâches Cassie et on te laisse une longueur d'avance. Je ne
sais pas. Disons : deux heures ? Je peux même te promettre
de distraire les vamps ici présents le temps que tu prennes la
fuite. C'est les gars de Tony, non ? Ils vont rester là à
attendre
qu'on te tue. Mais si tu nous échappes, ils vont finir le
boulot
eux-mêmes. Ce qu'on peut faire, c'est les occuper. Comme
ça, tu ne les auras pas dans les pattes avant un petit moment.
C'est honnête, comme proposition, non ?
Jimmy s'est léché le museau d'un coup de langue, longue
et pâle, et ses petites oreilles de rat ont tressauté.
—Tu dirais n'importe quoi pour la récupérer. Ensuite, tu
me tueras ou tu les laisseras faire. En plus, si je ne la
ramène
pas à Tony, je suis mort de toute façon.
J'ai ricané.
—Depuis quand les garous sont aux bottes des vamps ?
J'arrive pas à croire que tu lui aies ciré les pompes pendant
toutes ces années !
Jimmy a poussé un couinement. J'avais dû toucher
un nerf.
—Une nouvelle ère s'annonce, vampire, et il y a plein
de choses qui vont changer. Il se pourrait que ce soit vous
qui soyez à nos bottes, bientôt!
J'ai fait marche arrière : je voulais heurter sa dignité,
pas
l'encourager à faire un truc stupide.
— Peut-être bien. Mais ça ne t'avancera pas beaucoup si
tu meurs avant ! Pas vrai ? Tu ne me connais pas : c'est normal
que tu ne me croies pas sur parole. Mais qu'est-ce que tu
dirais si Cassie te garantissait qu'on se tiendra à carreau ?
Jimmy avait l'air déchiré, comme s'il avait sincèrement
envie d'y croire. Et je devinais pourquoi : la blessure par
balle à son bras n'avait pas l'air si grave, mais pour son
torse
c'était une autre histoire. La portion de fourrure blanche
lui couvrant le tronc était maculée d'une tache rouge qui
ne cessait de s'étendre. Sa respiration était laborieuse et un
peu glaireuse. Dix contre un que j'avais touché le poumon.
Même un métamorphe aurait du mal à se remettre d'un
truc pareil.
—Réfléchis, Jimmy. Tu n'auras pas de meilleure offre.
—Dis à ton gros bras de reculer si tu veux qu'on s'arrange.
Sinon, elle crève.
Pour bien insister sur sa menace, il a craché à mes pieds.
Et sa salive était mêlée de sang. Jimmy jouait contre la
montre, et dès qu'il s'en est aperçu, je m'en suis aperçue
aussi.
Ses moustaches ont tressauté et j'ai compris avec étonnement
que j'étais capable de sentir sa peur. C'était tangible. Au
point que j'avais l'impression de pouvoir la faire tourner en
bouche comme du vin. C'était musqué, avec un arrière-goût
sucré. Mais ça provenait peut-être de son sang. Maintenant
que j'avais remarqué les sens affûtés de mon nouveau corps,
je les trouvais particulièrement dérangeants.
Soudain, j'ai compris que Louis-César n'était pas en
colère : il était furieux. Une senteur poivrée, bouillonnante,
émanait de lui par vagues dirigées autant vers moi (enfin,
vers Tomas) que vers Jimmy. Mais cette odeur se mélan-
geait à une myriade d'autres me fouettant d'un seul coup.
Elles émanaient de partout ! Je sentais, en provenance du
sous-sol, le fumet lointain et diffus des égouts ; mais aussi
les effluves de diesel et les mégots de cigarettes du parking ;
tandis qu'un relent de sandwich à la choucroute datant de
la vieille s'échappait du container à poubelles. En revanche,
mon corps d'origine sentait bon. Très bon. Au début, j'ai
cru que c'était parce qu'il m'était familier. Ensuite, je me
suis rendu compte avec horreur que je sentais aussi bon...
que mon plat favori tout chaud sorti du four, prêt à être
dégusté. Je n'avais jamais pensé que le sang pouvait avoir
une odeur aussi sucrée. Ça me faisait penser à une tarte aux
pommes, ou à un bon verre de cidre chaud par une froide
journée d'hiver. Maintenant, c'était une évidence. J'arrivais
presque à sentir le goût du sang circulant sous la chaleur
de cette peau, à anticiper la sensation de sa texture épaisse
dégoulinant dans ma gorge. L'idée que Tomas pensait que je
sentais la nourriture m'a tellement abasourdie que je n'ai pas
fait attention à ce qui se passait devant mes yeux. Lorsque
j'ai compris, il était déjà trop tard.
Un nuage suffocant de gaz bleuâtre nous a enveloppés,
obscurcissant le parking et me brûlant les yeux. Quelques
tirs ont été échangés et j'ai entendu Louis-César hurler à
Pritkin d'arrêter. Je crois qu'il avait peur que ce taré, qui
nous avait contournés pour reprendre le combat sous un
autre angle, me flingue moi au lieu de Jimmy. Comme
je partageais cette opinion, je ne suis pas intervenue. Je
m'apprêtais à m'enfoncer à tâtons dans cette brume bleue,
histoire de retrouver mon corps avant de mourir, lorsque ce
dernier est sorti du nuage toxique en pleurant, s'efforçant
de reprendre son souffle. D'abord, je ne voyais pas où était
le problème - je n'avais aucun problème pour respirer, moi !
Et puis je me suis rappelé que Tomas n'avait pas besoin
de respirer. D'ailleurs, il ne l'avait pas fait une seule fois
depuis que j'occupais son corps. En y pensant, je me suis
mise à panteler comme un poisson à la surface, tandis que
mon corps s'approchait de moi en rampant et s'agrippait
à mes chevilles.
—Au secours !
—Est-ce que je vais bien ? (Je suis tombée à genoux en
manquant de nous renverser tous les deux et j'ai commencé à
fouiller frénétiquement dans mes vêtements.) Ne me dis pas
que tu t'es débrouillé pour que je me fasse couper la gorge!
J'arrivais à peine à parler tellement mon cœur battait
à ma gorge, mais à part une fine entaille à mon cou et des
yeux hébétés et larmoyants, j'avais l'air indemne.
— Reste ici, ai-je dit à Billy Joe, complètement éberlué.
Je m'occupe de Jimmy.
Mon corps a hoché la tête et sa main m'a rassurée d'un
tapotement. J'ai rajusté le chemisier de Billy pour éviter
qu'un de mes seins se fasse la malle, et je me suis jetée dans
la mêlée.
Pritkin était en train de hurler un truc. Je l'entendais
très bien, mais le problème était que j'entendais très bien
tout le reste. Et ça veut vraiment dire « tout le reste».
Les conversations du vestiaire étaient aussi audibles que
si elles s'étaient déroulées de l'autre côté du parking. La
musique était claire comme de l'eau de roche, tout comme
le tintement des machines à sous et, en cuisine, la dispute
entre un serveur et le chef. Les battements de cœur des rares
garous survivants, que j'entendais essayer de s'échapper en
rampant sous les voitures, la respiration de tous les gens
autour, le bruit d'un petit bout de papier emporté par le vent
à travers le parking... Le silence de la nuit avait fait place
à un brouhaha digne de l'heure de pointe dans une gare.
Peut-être que les vamps apprenaient à être sélectifs ? à faire
la différence entre les trucs importants et les trucs inutiles.
Enfin, j'espère. Sinon, il y a de quoi devenir dingue. Mais je
ne savais pas comment m'y prendre. Je voyais bien le visage
morose de Pritkin, mais je n'arrivais pas à comprendre ce
qui l'énervait autant.
Une fois au cœur du miasme bleu et tourbillonnant, j'ai
compris que les yeux de Tomas ne voyaient aucune forme
distincte, uniquement des silhouettes. Malgré tout, je n'ai
pas eu trop de mal à repérer le corps étendu d'un énorme rat.
Et merde. Je savais qu'ils allaient tout faire foirer. Je
n'allais
pas me mettre à pleurer sur Jimmy, mais j'aurais bien aimé
savoir ce qu'il voulait me raconter sur mon père. En plus, on
avait fait un pacte, et je n'aimais pas l'idée que mes
prétendus
alliés aient pris sur eux de le rompre sans me consulter.
—Vous n'avez pas intérêt à ce qu'il soit mort! ai-je
commencé lorsque le visage rouge de rage de Louis-César
est apparu devant moi.
Je n'ai rien pu ajouter parce que sa main m'a prise à la
gorge et s'est mise à serrer si fort qu'un cou humain aurait
été complètement broyé. Il me disait des trucs sur un ton
violent qui ne ressemblait pas à sa voix habituelle, mais je ne
comprenais rien. J'ai à peine eu le temps de penser « Et merde !
»
qu'une sensation de désorientation très familière m'a envahie.
Le bleu s'est évanoui. J'ai fermé les yeux. Je n'arrivais pas y
croire : je n'allais quand même pas avoir une vision
maintenant.
Mais si. J'étais de retour dans le couloir en
pierre, froid et
hostile, et j'entendais des voix empreintes d'un désespoir
inimaginable.
Je suis tombée à genoux, complètement sonnée. Ce
n'était pas tant à cause du cadre (même s'il était loin d'être
agréable) que des voix. Au début, j'avais cru qu'il s'agissait
des supplications stridentes des prisonniers de la salle des
tortures, mais, en fait, non. Les hommes enchaînés au mur ne
s'étaient mis à crier qu'en me voyant, et leur timbre, quoique
désespéré, ne ressemblait pas à ça. Ce que j'entendais, c'était
un chœur de centaines, voire de milliers de voix. Et elles ne
provenaient pas d'êtres vivants, enfin, plus maintenant.
J'ai compris que le froid envahissant le couloir n'était
pas dû au climat, mais à la présence d'un essaim d'esprits
grouillants. Je n'avais jamais senti autant de fantômes au
même endroit en même temps. Ça ressemblait à une épaisse
brume spectrale, qui suintait des murs et saturait l'air
jusqu'à
le rendre suffocant. C'était de l'horreur tangible, comme si
un film de graisse glaciale m'avait éclaboussé le visage et me
dégoulinait dans la gorge en menaçant de m'étouffer. Cette
fois, j'étais seule. Sans les brimades du geôlier, je pouvais
me
concentrer sur les voix. Peu à peu, elles sont devenues plus
claires. Et j'aurais préféré qu'elles restent floues.
Je sentais clairement une intelligence émaner de ces
esprits. Et aucun d'entre eux n'avait l'air content. Au début,
j'ai cru qu'il s'agissait peut-être d'esprits démoniaques. Il
y avait une telle... rage (à défaut de terme plus fort) qui
flottait dans l'air. Mais je ne ressentais pas la même chose
qu'en présence des quelques démons que j'avais rencontrés. Je
savais qu'il s'agissait de fantômes. Après quelques minutes à
mariner dans leur fureur, j'ai fini par comprendre. Les esprits
hantant ont grosso modo trois types de problèmes : soit
ils
sont morts prématurément ; soit ils sont morts injustement
(souvent - mais pas toujours — assassinés) ; soit ils sont
morts
en laissant un truc vital sur le feu. Il peut y avoir des
facteurs
aggravants (les esprits, comme les êtres humains, ont des
tracas divers et variés) mais c'est quand même souvent lié
à un des éléments de ce trio infernal. Ce que je sentais,
c'était des milliers d'esprits accablés simultanément par ces
trois grosses saloperies et toute une nébuleuse de facteurs
aggravants en bonus. S'ils étaient encore en vie, tous les psys
des Etats-Unis auraient beau bûcher vingt-quatre heures sur
vingt-quatre, ils n'arriveraient pas à les sortir d'affaire.
Mais
ils n'ont pas de psychiatres dans le monde des esprits. Leur
truc, c'est la vengeance.
Un fantôme créé pour cette raison a deux possibilités :
soit il obtient satisfaction, ou une sorte de compensation,
soit il reste coincé là, assoiffé de vengeance, jusqu'à ce que
ses forces s'épuisent. La plupart des fantômes n'ont pas de
donneur attitré, comme moi pour Billy: avec le temps, ils
s'émoussent et s'affaiblissent, puis seule leur voix subsiste,
et ils finissent par faire le grand saut vers cet endroit où
vont
tous les fantômes. Dieu sait où. Parmi cette ribambelle, je
sentais que certains n'avaient déjà presque plus d'énergie,
tandis que d'autres étaient aussi puissants que s'ils étaient
morts la veille. C'était probablement le cas, d'ailleurs. Ce
que
ça impliquait était sidérant : je ne savais pas où j'étais,
mais
cet endroit servait de salle de tortures depuis des dizaines
d'années, voire des siècles. La quantité d'énergie spectrale
accumulée était telle que les non-prescients eux-mêmes
devaient la sentir. J'étais persuadée qu'aucun être humain,
même le plus obtus au surnaturel, ne pouvait traverser ce
couloir sans se taper la terreur de sa vie.
J'ai regardé autour de moi, mais il n'y avait que ma petite
personne. Et plein d'enfants de chœur autour. Je ne savais
pas quoi faire. Mes visions habituelles se déroulaient de façon
relativement prévisible. Ça venait, ça me sonnait, ça s'en
allait, je pleurais, je passais à autre chose. Mais
dernièrement,
mes compétences psychiques avaient tendance à se diversifier
et à explorer des domaines aussi nouveaux que désagréables.
Je commençais sérieusement à en vouloir à l'univers entier :
pourquoi avait-il subitement décidé de changer les règles ?
Qui plus est, quitte à me faire échouer quelque part, j'aurais
préféré que ce soit ailleurs. Un vent glacial m'a cinglé le
visage: ils s'impatientaient.
— Qu'est-ce que vous voulez ?
J'avais à peine murmuré, mais on aurait dit que j'avais
donné un coup de bâton dans un nid de frelons. Une myriade
d'esprits m'a foncé dessus en même temps. Ils étaient si
nombreux que ce n'était que flashs de couleurs, images
clignotantes et bourdonnements dans mes oreilles. Comme
si un ouragan s'était engouffré dans le couloir.
—Stop ! Arrêtez ! Je ne vous comprends pas !
J'ai reculé contre le mur et je suis tombée à travers. Ce
n'est qu'à ce moment-là que j'ai compris que je n'avais pas de
corps. En tout cas, pas au sens charnel du terme. Après un
moment d'hébétude, j'ai reconnu la salle des tortures que
j'avais déjà visitée. Cette fois, il n'y avait que des victimes
à
l'intérieur. Je me suis relevée et j'ai fait quelques pas
hésitants
en avant. J'avais l'impression d'être en chair et en os. Mes
pieds ne disparaissaient pas à travers le sol en pierre, comme
je m'y étais attendue, et je voyais mon bras. Dieu merci, il
s'agissait bien de mon bras, pas de celui de Tomas : mon
esprit, au moins, savait lequel des deux était mon vrai corps.
J'avais aussi l'impression que mon bras était en chair et en os
:
je pouvais tâter mon pouls. Et je respirais. Pourtant, aucun
des prisonniers n'avait l'air de me remarquer.
La femme que j'avais délivrée au casino était allongée juste
devant moi, dos au chevalet, comme dans mon souvenir. A
cette différence près qu'elle n'était pas brûlée. Elle n'avait
pas l'air très en forme, mais je discernais les mouvements
ténus de sa poitrine, qui se soulevait et s'abaissait. De temps
à autre, elle battait des cils. Elle était en vie. J'ai entendu
un bruit derrière moi, regardé par-dessus mon épaule et vu
quelques milliers de personnes m'observer sans bouger. De
toute évidence, la pièce ne pouvait pas en contenir autant
et pourtant, ils étaient là. Et contrairement à ce qui s'était
produit avec la brigade de Portia, mes sens n'avaient pas l'air
de friser la folie : j'arrivais à regarder ces fantômes sans
avoir
l'impression que mes yeux louchaient ou essayaient de me
sortir de la tête. Je commençais peut-être à m'y faire.
—Je ne sais pas ce que je dois faire, ai-je dit.
Mais personne ne m'a donné d'indice.
Je me suis retournée vers la femme et j'ai vu avec
surprise qu'elle me regardait fixement. Elle a essayé de me
dire quelque chose mais ses lèvres craquelées n'ont réussi à
émettre qu'un faible gémissement rauque. Quelqu'un m'a
tendu une louche d'eau gluante et vaguement verdâtre. Je
l'ai regardée avec scepticisme.
—Ce truc est dégueu.
—Je sais, mais apparemment il n'y a rien d'autre.
Ça m'a pris au moins cinq secondes pour faire le lien
entre cette voix et son propriétaire, ce qui prouve à quel
point j'étais à l'ouest.
J'ai levé lentement les yeux et bondi en arrière en proje-
tant l'eau poisseuse à travers la pièce. Le jet a formé un
large
arc de cercle.
—Putain ! Tomas ! (J'ai ravalé mon cœur pour le faire
redescendre à son emplacement d'origine.) Qu'est-ce que
tu fais là ?
Il tenait un seau contenant une eau encore plus
répugnante. Il avait l'air d'être en chair et en os. Mais
bon...
ça ne voulait rien dire. Moi aussi, et je venais pourtant de
tomber à travers un mur.
-—Je ne sais pas.
J'étais plutôt encline à le croire, étant donné qu'il avait
l'air aussi sonné que moi. Je suppose que ça doit faire
bizarre,
même pour un vampire. L'eau contenue dans le seau tremblait
entre ses mains, aussi peu assurées que sa voix.
—Je me souviens que tu as pris le contrôle de mon
corps : j'étais incapable de parler ou d'agir. Et d'un seul
coup, on était là. (Il a regardé autour de lui, perdu.) C'est
quoi, cet endroit ?
—Je ne sais pas trop.
—Tu es déjà venue ici ? (Son visage s'est déformé sous
l'effet d'une vive curiosité.) C'est Françoise ? (Il a vu ma
surprise.) Raphaël m'a parlé de cette vision qui t'avait
travaillée. C'est cette femme que tu as vue ?
—Je crois.
Je continuais à regarder le seau qu'il avait en main ; je
venais seulement de comprendre qu'il n'aurait pas dû pouvoir
le porter. S'il s'était retrouvé embarqué dans ma vision, par
je ne sais quel moyen, on aurait dû être soumis tous les deux
aux mêmes règles - on n'était pas vraiment là. Ce n'était
qu'un souvenir, un reflet de quelque chose qui s'était déroulé
des années auparavant. Logiquement, on n'aurait pas dû
avoir plus d'impact sur cette vision que des spectateurs sur
ce qui se passe à l'écran. Pourtant, il trimballait un lourd
seau en bois comme si ça allait de soi.
-—Où tu as pris ça?
Il avait l'air complètement perdu.
—Là, dans le coin.
Il a désigné un endroit de sa main libre. Vu l'état de la
paille, il ne faisait aucun doute qu'il s'agissait de latrines.
Bon, c'est vrai que toute la pièce baignait dans un effluve
nauséabond, au croisement entre l'odeur d'un égout à ciel
ouvert et celle d'une boucherie (le genre de boucherie où la
viande n'est pas fraîche et où les morceaux invendus pourris-
sent dans les coins). J'ai été frappée par l'idée saugrenue que
je n'avais pas mérité de sentir une telle odeur étant donné
que je n'avais même pas de corps. Mes anciennes visions
ne me venaient ni avec les odeurs, ni avec les sensations, et
franchement, je les préférais comme ça.
—Je ne peux pas lui donner ça.
Rien à foutre de toutes ces considérations métaphysiques.
J'y réfléchirais plus tard. Si Tomas arrivait à porter un seau,
on pouvait interagir avec cet endroit, au moins un petit
peu. Et si c'était vrai, on pouvait peut-être changer deux
ou trois petites choses qui avaient sérieusement dégénéré.
Ou plutôt, qui s'apprêtaient à sérieusement dégénérer. Ma
première priorité était de sortir cette femme de là. Mais elle
n'allait pas tenir très longtemps sans quelque chose à boire,
et elle lorgnait le seau d'eau putride avec convoitise. Je me
suis demandé à quel seuil de soif il fallait en être arrivé
pour
trouver un truc pareil attirant.
Tomas a humé l'eau avant d'y plonger un doigt pour
goûter. J'étais en train de me souvenir à quel point ses sens
étaient aiguisés lorsqu'il a émis un gémissement de dégoût
et recraché le liquide.
—Tu as raison. Le tiers de ce truc, c'est du sel. C'est
juste une autre forme de torture. (Il a renversé le seau. La
paille du sol a absorbé la substance nocive.) Je vais essayer
de trouver autre chose.
—Non ! Il faut que tu restes là.
—Pourquoi ? Je suis juste un esprit ici, non ? Qu'est-ce
qui pourrait m'arriver ?
J'ai regardé nerveusement les milliers de spectres en
train de nous observer en silence et je me suis demandé
si je devais lui dire. D'habitude, les esprits ne me font pas
peur. Quelques rares individus, comme Billy, parviennent
à se nourrir d'énergie humaine, dans certaines limites, mais
j'ai toujours réussi à les repousser sans aucun problème. En
plus, la plupart d'entre eux dépensent plus d'énergie pour
s'en prendre à un être humain qu'ils n'en gagnent par ce
biais, donc en général, ils s'abstiennent de le faire. Sauf si
vous les mettez en colère. Mais les choses avaient changé.
Ici, je ne bénéficiais plus de la protection de mon corps, ni
des défenses qui allaient avec. J'étais un esprit étranger et
je
me trouvais sur leur territoire. S'ils décidaient de se mettre
en colère, j'aurais un problème de taille. Billy m'avait dit
que les fantômes pouvaient se cannibaliser les uns les autres
pour obtenir de l'énergie. Apparemment, c'est beaucoup plus
simple qu'avec un donneur humain. Billy s'était fait agresser
plus d'une fois. Un jour, il était si mal en point que j'avais
été
obligée de lui faire une transfusion de pouvoir d'urgence.
Sinon, il risquait de se dissiper jusqu'à un seuil de
non-retour.
Et maintenant, j'étais là, confrontée à plusieurs milliers
de fantômes affamés qui avaient toutes les raisons d'être
furieux que j'envahisse leur espace. Jusque-là, ils n'avaient
pas bougé, mais ça ne leur ferait sûrement pas plaisir qu'on
se mette à fourrer notre nez dans leur château. Je n'avais pas
envie d'en faire l'expérience.
—Tu tiens vraiment à le savoir ? ai-je rétorqué.
Il n'a pas insisté mais a froncé les sourcils en contem-
plant la jeune femme. Il avait l'air sincèrement inquiet
pour elle, ce qui l'a quelque peu fait remonter dans mon
estime. Je me suis également demandé s'il ne se trouvait
pas lui-même dans une situation tout aussi périlleuse. A
notre époque d'origine, Billy Joe jouait au baby-sitter avec
mon corps. Mais Tomas n'avait aucun esprit pour garder la
maison. En d'autres mots, il était mort. Certes, il mourait
chaque fois que le soleil se levait, mais quand même. Là, le
processus était un peu différent. Et j'espérais qu'on n'allait
pas le retrouver définitivement à l'état de cadavre.
—Libérons-la, ai-je dit, autant pour me changer les idées
que pour distraire Tomas.
On s'est appliqués à délivrer la femme de son chevalet,
mais l'entreprise se révélait plus difficile que prévu. J'ai
fait
mon possible pour ne pas lui faire mal, mais je l'ai quand
même blessée. Les cordes s'étaient enfoncées dans sa chair
et du sang avait séché autour, comme de la colle. Lorsque je
les ai retirées de ses poignets et de ses chevilles, j'ai
arraché
par la même occasion des bouts d'épiderme grumeleux.
J'ai regardé dans tous les coins de la pièce, à l'affût
d'une
autre source d'eau, mais il n'y avait rien d'autre que les
hommes enchaînés. L'un d'entre eux pendait à une corniche
de pierre, à environ trente centimètres du sol. Il avait les
bras liés dans le dos, pliés dans un angle improbable, et
on lui avait attaché des poids aux pieds. Il ne faisait aucun
geste mais il se balançait comme une poupée molle. Un
autre était allongé au sol, à même la paille. Il poussait des
gémissements faiblards. J'ai dû y regarder à deux fois. Oui.
De toute évidence, on l'avait bel et bien bouilli. Sa peau
était
atrocement marbrée de rouge et pelait en longues bandes.
Les autres hommes, squelettiques, avaient dû passer un
petit moment en présence des bourreaux. En tout cas, ils
en avaient tous les symptômes : leurs dos étaient écorchés
vifs ; çà et là, une main ou un pied manquait ; et on leur
avait labouré la chair. J'ai détourné les yeux pour éviter
de vomir.
Quelque chose m'a frôlé le coude. J'ai baissé les yeux et
j'ai vu une gourde flotter dans l'air, à côté de moi. Je l'ai
prise avec précaution, tout en jetant un regard en coin à la
foule de fantômes derrière mon dos. Mais aucun d'entre
eux n'esquissait de geste menaçant, et le contenant sentait
le whiskey. J'aurais préféré de l'eau, mais l'alcool
atténuerait
peut-être la douleur.
—Tiens, bois ça.
Je me suis mise à genoux à hauteur du visage de la jeune
femme et j'ai porté la flasque à ses lèvres. Elle a ingurgité
un
peu de liquide et, Dieu merci, s'est évanouie.
J'ai laissé Tomas s'occuper d'elle pour essayer de libérer
les hommes, mais l'opération s'est très vite révélée totalement
impossible. La jeune femme avait été attachée avec des cordes
(parce que c'était difficile de serrer une chaîne, j'imagine)
mais
les hommes étaient maintenus prisonniers par des menottes en
fer. J'ai jeté un coup d'œil à Tomas. Je n'avais pas envie de
lui
parler, et encore moins de lui demander de l'aide, cependant
je n'avais aucune chance de m'en tirer toute seule.
—Tu peux les briser ? ai-je fini par demander.
—Je peux essayer.
Il m'a rejointe et on a fait de notre mieux pour rompre
les fers. Peine perdue !
On arrivait déjà à peine à soulever les lourdes chaînes,
alors réaliser un exploit aussi harassant que les briser...
Apparemment, on avait perdu beaucoup de notre force en
nous transformant. Le simple fait de libérer la jeune femme
m'avait semblé éreintant. Un peu comme si je venais de passer
trois heures sur un tapis de course réglé sur « difficile ».
De façon générale, ça ne sentait pas très bon : je ne savais
ni où j'étais, ni comment j'allais repartir, ni dans combien de
temps les bourreaux allaient rappliquer. Dans un coin de la
pièce, un rat a agité ses petites moustaches en me regardant.
Je lui ai balancé la louche. Ah oui ! J'oubliais ! Même si je
retournais d'où je venais, je me retrouverais en pleine baston
et je n'avais aucune idée de son issue. Même d'après mes
habitudes, c'était vraiment une sale journée.
—Ça ne sert à rien, Cassie, a lâché Tomas au bout de
quelques minutes. Je suis aussi faible qu'un être humain ici,
et mes forces déclinent rapidement. On devrait venir en aide
à cette femme pendant qu'on en est encore capables. On ne
peut rien faire pour les autres.
J'ai acquiescé à contrecœur. Décidément, c'était la
nuit des sauvetages. J'ai regardé l'armée de fantômes qui
m'observait patiemment.
—Euh... Est-ce que quelqu'un sait comment on sort
d'ici ?
Les fantômes m'ont dévisagée, avant de se regarder les uns
les autres. Il y a eu une vague d'agitation et l'un des
spectres
est sorti de l'essaim. C'était un jeune homme. Il devait avoir
dix-huit ans. Il était vêtu d'un costume ressemblant à une
pâle imitation de celui de Louis-César, mais en feutre bleu,
et tenait à la main un chapeau à large bord orné d'une plume
d'un jaune clinquant. Je me suis dit que ça devait être un
dandy, de son vivant, à la vue de son foulard à froufrous, de
sa longue perruque, frisée à mort, et des gros nœuds jaunes
bizarroïdes qui décoraient ses chaussures en nubuck. Plutôt
coloré pour un fantôme. D'expérience, j'aurais fait remonter
sa mort à un an tout au plus.
Il m'a gratifiée d'une révérence. Elle n'était pas aussi
élaborée que celle de Louis-César mais la formule était
la même :
—A votre service, mademoiselle.
Génial. Alors vraiment, génial. J'ai regardé Tomas,
qui s'était agenouillé à côté de la femme pour lui tâter
le pouls.
—J'imagine que tu ne parles pas français ?
Il a secoué la tête.
— Deux ou trois phrases. Rien de très utile dans le
contexte. Je suis rarement admis au quartier général du
Sénat, a-t-il ajouté d'un ton amer.
—Depuis quand ils parlent français à Las Vegas ?
Il m'a jeté un regard exaspéré.
—Le Sénat européen siège à Paris, Cassie.
—Je ne savais pas que tu travaillais pour eux.
— Il y a plein de choses que tu ne sais pas.
Je ne voyais vraiment pas de quoi il parlait, mais je
n'avais pas le temps de jouer aux devinettes. J'ai considéré
le jeune fantôme avec agacement. J'étais incroyablement
soulagée de ne plus me trouver dans le corps de Louis-César,
mais ça m'aurait quand même arrangée d'avoir accès à ses
connaissances.
—Nous ne parlons pas français, ai-je répliqué.
Le jeune homme avait l'air désemparé. Après un nouveau
remue-ménage, un autre homme, plus vieux et moins tape-à-
l'œil (il était simplement vêtu d'un corsaire beige et d'un
pardessus bleu marine) est sorti des rangs, poussé par la
foule.
Il n'avait pas pris la peine de couvrir son crâne chauve d'une
perruque et il avait l'air d'être plutôt du genre direct.
—De mon vivant, j'étais négociant en vins,
mademoiselle.
J'avais de multiples raisons de visiter
l'Angleterre. En quoi
puis-je vous être utile ?
—Écoutez, je ne sais pas ce que je fais là. Je ne sais même
pas où je suis. Ni ce que vous voulez de moi. Un peu d'infos,
ça ne serait pas du luxe.
— Toutes mes excuses, mademoiselle, a-t-il répondu,
ébahi. Mais nous sommes sans voix. Vous êtes des esprits,
mais vous n'êtes pas comme nous. Etes-vous des anges ? Nos
prières auraient-elles enfin été entendues ?
J'ai pouffé de rire. On m'avait comparée à plein de choses,
mais jamais à un ange. Quant à Tomas, c'était carrément
évident qu'il n'entrait pas dans cette catégorie, sauf s'ils
comptaient les anges déchus.
— Euh... Pas vraiment, non. (Le plus jeune a dit un
truc. Le plus vieux a eu l'air choqué.) Qu'est-ce qu'il a dit ?
— Il craint pour la vie de son amante, a-t-il répondu,
embarrassé. Il craint qu'elle ne meure comme lui, comme
nous tous, dans ces lieux de souffrance éternelle. Il m'a
dit que ça ne le dérangeait pas que vous soyez les envoyés
du diable, de Satan lui-même, du moment que vous êtes
les instruments de notre espoir de vengeance. Mais il ne
voulait pas dire ça.
Étant donné la fureur qui animait les traits du jeune
homme, j'en doutais fort.
—Nous ne sommes pas des démons. Nous sommes...
C'est compliqué. J'ai juste envie de sortir d'ici avant le
retour
du geôlier. Pouvez-vous me dire où je me trouve ?
—Vous êtes à Carcassonne, mademoiselle, aux portes
mêmes de l'enfer.
—Et c'est où ? Je veux dire : on est en France ? (L'homme
m'a dévisagée comme si je venais de lui demander en quelle
année on était. En fait, ça aurait été ma deuxième question.
Oh, et puis merde, je n'avais pas le temps de convaincre
un fantôme que, non, je n'étais pas complètement folle.
Enfin, en tout cas, pas à ma connaissance.) Ça ne fait rien.
Dites-moi juste où je dois l'emmener. Ils vont la tuer, il faut
la sortir d'ici.
— Personne ne sort d'ici. (Il avait l'air découragé.) Vous
n'êtes pas là pour venger la mort de Françoise ?
Je commençais vraiment à m'énerver. Je n'ai déjà pas
beaucoup de patience à la base, mais, là, j'avais presque
atteint mes limites.
—J'aimerais autant qu'elle ne meure pas. Vous allez
m'aider, oui ou non ?
Quelque chose, dans ce que j'ai dit, a dû se frayer un
chemin dans la tête du jeune homme parce qu'il s'est mis
à parler avec empressement avec son compagnon. Entre-
temps, la femme est revenue à elle. Je lui ai caressé le bras,
étant donné que je ne pouvais la toucher nulle part ailleurs
sans lui faire mal. Elle m'a regardée avec des yeux comme
des soucoupes mais elle n'a rien dit. Heureusement ! Ni elle
ni moi n'étions d'attaque pour répondre à une vingtaine
de questions.
L'homme plus âgé s'est retourné vers moi et m'a lancé
un regard désapprobateur.
—Même si on vous aide, il se pourrait qu'elle meure
comme les autres. Renonceriez-vous à la vengeance sous
prétexte qu'elle vivrait quelques jours de plus ?
J'ai pété les plombs. La journée avait été longue, je
n'allais
pas laisser un enfoiré de fantôme me faire la leçon ! J'avais
déjà Billy Joe pour ça.
-—Je ne suis pas votre ange de la mort, OK ? Je ne
suis pas là pour vous venger. Si vous voulez vous venger,
faites-le vous-même. C'est à ça que ça sert, un fantôme, non ?
Maintenant, Aidez-moi ou débarrassez le plancher!
Le vieil homme s'est rembruni, scandalisé.
— Nous ne pouvons pas nous venger. Sinon, nous
l'aurions fait depuis bien longtemps! Cela fait des siècles
que ce château est utilisé à des fins de torture. Et quelqu'un
a
fait quelque chose, lancé un sort qui nous rend impuissants.
Croyez-vous vraiment que nous aurions pu rester là, à
regarder ces atrocités se dérouler, si nous avions eu le
choix ? Si vous n'êtes pas un esprit, alors vous devez être
une puissante sorcière. Aidez-nous ! Aidez-nous et nous
serons vos esclaves.
Il est tombé à genoux et soudain, tout le groupe s'age-
nouillait. C'était de la triche.
—Euh... Comment vous appelez-vous ?
—Pierre, mademoiselle.
—OK, Pierre, je ne suis pas une sorcière... je suis une
voyante. Vous devez probablement vous y connaître plus que
moi en magie. Je ne peux pas contrer un sort. Aucun sort.
Tout ce que je sais, c'est que cette femme ne va pas tarder à
mourir si on ne la sort pas très vite d'ici.
Il n'avait pas l'air satisfait, mais le jeune homme, à côté
de lui, en avait assez entendu. Il s'est rué sur moi et s'est
mis
à jacasser, tellement vite que même si j'avais parlé français,
je ne l'aurais probablement pas compris.
Pierre me regardait d'un sale œil. Mais devant l'insistance
du jeune fantôme, il a accepté de traduire.
— Il existe un passage souterrain, mademoiselle, qui
mène du pied de l'une des tours jusqu'à l'Aude, la rivière.
Longtemps, cette galerie a servi d'issue de secours en cas
de danger. Etienne va vous guider.
J'ai regardé Tomas, sceptique.
—Tu peux la porter ? (Il a hoché la tête et s'est penché
pour la soulever. Ses yeux se sont légèrement écarquillés. Il
s'est relevé après avoir vacillé.) Qu'est-ce qu'il y a ?
—Elle pèse plus lourd que je le pensais. (Il a fait une
grimace.) Il faut qu'on se dépêche, Cassie. Sinon, mes forces
risquent de disparaître complètement.
J'ai acquiescé tout en tirant sur la poignée de porte.
Après deux ou trois faux départs (ma main n'arrêtait pas de
passer à travers) j'ai fini par l'ouvrir. J'arrivais à me
solidifier
suffisamment pour manipuler des objets, mais — Tomas
avait raison -, ça devenait de plus en plus difficile. Quand
on a atteint le couloir, j'étais complètement haletante. Mais
personne ne pouvait m'entendre. J'imagine que tous les
bourreaux devaient prendre leur pause-café. Contrairement
au Dante, je savais qu'il y avait du monde dans les
parages,
et qu'ils n'allaient pas tarder à se montrer.
Le jeune fantôme clignotait. On a emprunté une volée de
marches différente de celle que j'avais utilisée la dernière
fois.
Elle était tout aussi obscure, mais la plume jaune du chapeau
d'Etienne irradiait une bonne vieille luminescence spectrale :
on l'a suivie comme une bougie. Cette fois, je ne me suis pas
foulé l'orteil, mais j'ai regretté d'avoir séché si souvent mes
cours de jogging. Le simple fait de descendre cet escalier
revenait à courir un marathon. Je commençais à compatir
avec Billy en pensant à toutes les fois où je l'envoyais au feu
pour me ramener des trucs.
Quand on est arrivés au pied de l'escalier, j'étais complè-
tement lessivée. Je m'apprêtais à m'adosser au mur, mais je
me suis ravisée avant de passer à travers.
— C'est encore loin ?
Le jeune homme n'a pas répondu. Il m'a tirée de plus
belle, désespérément. J'ai regardé autour de moi, pour
constater que le chœur ne nous avait pas suivis. Quel
soulagement! Ils avaient l'air d'avoir plus envie de blesser
quelqu'un que de sauver une vie, ce qui ne me les rendait
pas très sympathiques.
On s'est faufilés tant bien que mal dans un passage si
sombre que la seule lumière provenait de la plume sautillant
au chapeau de notre guide. Plus on avançait, plus ça devenait
humide. Au bout d'un moment, on pataugeait dans des
flaques qu'on ne voyait même pas. J'espérais que ça voulait
dire qu'on s'approchait de la rivière. Ce satané tunnel avait
l'air interminable, et des toiles d'araignée accumulées depuis
des générations se prenaient dans les cheveux de la femme,
mais je n'avais pas l'énergie de les repousser. On a fini par
déboucher de l'autre côté du château, où seules la lune
montante et la voie lactée luminescente formant un arc
de cercle sur nos têtes éclairaient le paysage. La nuit, sans
l'électricité, il fait carrément noir. Mais après le tunnel,
cette
opacité me semblait presque lumineuse.
Peu de temps après, la force de Tomas a flanché et j'ai
dû l'aider. On a mis la femme entre nous et on l'a traînée à
même le sentier pavé. Je ne voulais pas courir le risque de la
blesser, mais ce n'était pas vraiment une excellente idée de
lambiner. Je savais ce que ce psychopathe de geôlier avait
prévu de lui faire. Même si elle mourait pendant l'évasion,
c'était largement moins horrible que finir brûlée vive. Autour du
château, la ville était effrayante, avec ses rangées de maisons qui
débordaient tellement sur la rue, à certains endroits, qu'on
pouvait sûrement se serrer la main entre voisins d'en
face.
On sursautait chaque fois qu'une chouette ululait ou qu'un chien aboyait mais on ne s'est pas arrêtés.
J'essayais de ne pas regarder, derrière moi, la
silhouette menaçante du château. Ses toits coniques se
détachaient, comme d'inquiétantes ombres noires, contre
le ciel assombri. J'espérais que « Plumette » savait où il
allait,
et que ce n'était plus trop loin. Mais ça nous a pris une
éternité. Ça n'en finissait pas. À tel point que je ne pouvais
réfléchir à rien d'autre qu'à mettre un pied devant l'autre
en évitant de tomber. Au bout d'un moment, alors que je
m'apprêtais à demander une pause ou à m'évanouir, j'ai
distingué une lueur diffuse dans le lointain. Elle était si
faible que j'ai d'abord cru rêver. Peu à peu, la lumière s'est
intensifiée, jusqu'à prendre la forme d'une bougie à la fenêtre
d'une petite maison. «Plumette» ne s'est pas matérialisé,
probablement parce qu'il était aussi épuisé que moi, mais j'ai
mobilisé assez d'énergie pour toquer à la porte en évitant que
mon poing passe à travers. La porte s'est ouverte, répandant
une lumière incroyablement vive en comparaison avec
les ténèbres qui régnaient jusque-là. J'ai plissé les yeux et
lorsqu'ils se sont rouverts, j'ai contemplé le visage anxieux
de Louis-César.
Chapitre 8
J'étais allongée par terre. Au bout d'une longue seconde,
je me suis rendu compte que j'étais de retour à la fois
dans mon corps et dans mon époque. Si j'en avais eu la force,
j'aurais pleuré de soulagement.
Au-dessus de moi, Billy Joe reprenait sa forme. Il avait
l'air énervé.
— Pourquoi tu ne m'as pas dit que tu pouvais faire ça ?
J'étais coincé là-dedans ! J'aurais pu crever !
Je n'ai pas essayé de me mettre en position assise : sous
mon dos, le bitume ondulait violemment.
—Fais pas ta diva. T'es déjà mort.
—Alors ça, c'est vraiment de la méchanceté gratuite !
—Oh, arrête ! Tu vas me faire pleurer !
Billy Joe s'apprêtait à répliquer mais il a été obligé de se
déplacer quand Louis-César s'est penché sur moi : il n'avait
pas envie de se faire emprisonner dans un autre corps.
—Mademoiselle Palmer, allez-vous bien ? Pouvez-vous
m'entendre ?
—Ne me touchez pas.
Je me suis dit qu'il fallait que je m'assoie, finalement. En
grande partie parce que ma jupe s'était retroussée au point
qu'on voyait poindre ma petite culotte en dentelle rose. Mais
je n'avais pas la moindre envie qu'il me touche. Chaque
fois qu'on s'effleurait, je me retrouvais à remonter dans le
temps. Mes sens avaient déjà essayé de m'avertir, mais ce
n'était pas évident de faire la différence entre la terreur due
à sa présence et la peur plus générale de me faire capturer
par le Sénat. En tout cas, j'avais mon quota d'expériences
extra-corporelles pour un bon moment.
—Où est Tomas ?
Je lui en voulais toujours, mais l'idée de l'avoir tué par
accident ne m'était pas spécialement agréable.
—Il est là.
Louis-César s'est décalé de quelques centimètres et j'ai
vu Tomas, debout derrière lui. Il regardait le Français avec
une drôle d'expression ahurie sur le visage, comme s'il ne
le reconnaissait pas.
—Est-ce que ça va? lui ai-je demandé, inquiète.
(J'espérais qu'il y avait bien quelqu'un à l'intérieur: je
n'avais aucune idée de la façon dont on s'y prenait pour aller
repêcher un esprit errant. Au bout d'un moment, Tomas a
hoché la tête sans dire un mot. Pas assez à mon goût.) J'ai
combien de doigts ?
—Oh ! Pour l'amour de Dieu ! (Billy Joe s'est frayé un
chemin entre nous, en faisant bien attention de ne toucher
personne. Il m'a fusillée du regard.) Il va bien. Il est revenu
à lui quelques minutes après que tu t'es décidée à nous
rejoindre. (Il a froncé les sourcils.) Alors comme ça, tu pars
en vacances en pleine panade ? C'est quoi, l'idée ?
J'ai fait mine de ne pas l'entendre.
—Aide-moi à me relever.
Tomas a pensé que je lui parlais. Il s'est penché sur moi,
forçant Billy Joe à faire un écart furtif sur le côté pour
l'éviter. Une fois assise, j'ai regardé autour de moi. Il y
avait
onze cadavres de rats-garous, Jimmy y compris. Ses yeux
vitreux de rat me dardaient d'un air accusateur, à travers la
fumée en passe de se dissiper. J'ai braillé une insulte.
—Putain ! Mais je voulais lui parler ! (je me suis retournée
vers Pritkin. Il avait les bras pompeusement levés au ciel,
comme s'il essayait de repousser quelque chose, sauf qu'il
n'y avait rien.) Vous l'avez tué avant que je lui pose des
questions sur mon père !
Pritkin ne m'accordait pas la moindre attention. Ses
yeux étaient rivés sur quelque chose, en dehors du cercle
que nous formions. Et il n'avait pas l'air très en forme. Il
avait le visage rouge, les yeux embrumés et les nerfs du cou
tout gonflés. Lorsqu'il a pris la parole, ses mots n'étaient
que des soupirs étranglés.
—Je ne tiendrai plus longtemps.
Je ne comprenais rien. Et puis j'ai vu que l'air alentour
avait une légère teinte bleue et je me suis rendu compte que
nous nous trouvions à l'intérieur du bouclier établi par le
mage. Il avait créé une bulle défensive autour de nous, en
étendant sa propre protection, mais elle avait l'air fine et
faiblarde. Rien à voir avec son bouclier d'avant. Peut-être
l'avait-il étendu trop loin ? Les boucliers personnels étaient
conçus pour ne protéger qu'un seul individu. Il avait raison :
ça n'allait pas tenir.
—Il faut qu'on sorte Cassie de là, a dit Tomas.
Et j'ai remarqué qu'il avait également les traits tirés. Pas
comme s'il était en train de soulever quelques centaines de
kilos, comme Pritkin, mais comme s'il était terrifié. Pourtant,
il ne regardait ni le mage ni au-delà. Il me regardait moi.
Le seul à être dans son état normal était Louis-César. Il
n'y avait aucun signe de tension sur son visage gracieux.
— Mademoiselle, si vous êtes suffisamment remise,
puis-je vous suggérer de retourner à la MAGIC ? Tomas
vous y conduira.
Pritkin a marmonné un truc, et un symbole luminescent
s'est formé spontanément dans l'air. Il était si près que
j'aurais
pu le toucher en tendant la main. Mais il n'est resté qu'un
instant avant de se dissoudre dans le bouclier. Je savais ce
qu'il faisait : j'avais déjà vu un des mages de Tony dresser un
talisman périphérique autour de sa crypte en utilisant des
mots de pouvoir. Ça m'avait intriguée qu'il arrive à élaborer
un sort défensif à partir d'un substrat aussi intangible qu'un
mot prononcé oralement, mais il m'avait expliqué qu'il ne
s'en servait que pour catalyser sa propre énergie.
La magie peut provenir de différentes sources. Les
Faes et, dans une moindre mesure, les lycanthropes, ont la
réputation de tirer leur énergie des ressources massives de
la planète, lancée à une vitesse effarante à travers l'espace.
Quand on sait comment s'y prendre, la gravité, la lumière
du Soleil et la force d'attraction de la Lune peuvent être
converties en énergie. J'ai même entendu des spéculations
selon lesquelles la Terre générerait un champ magnétique
de la même façon qu'elle génère un champ gravitationnel,
et qu'on arriverait peut-être un jour à le capter. Mais c'est
le Graal de la théorie magique moderne et personne n'y
est encore parvenu, en dépit des heures innombrables
perdues à essayer. En attendant que le mystère soit résolu,
les utilisateurs de magie humains ne peuvent utiliser qu'une
infime portion d'énergie en provenance de la nature. La plus
grande partie de leur pouvoir doit provenir d'eux-mêmes.
Sauf dans le cas des utilisateurs de magie noire, qui sont
capables d'emprunter une quantité considérable d'énergie
magique en subtilisant la vie d'autrui ou en la puisant dans
le royaume des Ténèbres. Mais ils en paient le prix
Certains mages sont intrinsèquement plus forts que
d'autres, mais la plupart d'entre eux utilisent des subterfuges
pour accroître leurs compétences. Il s'agit très souvent de
talismans destinés à accumuler l'énergie naturelle sur de
longues périodes, comme des batteries qu'il est possible de
décharger sur invocation du mage. C'est le cas du collier de
Billy. Certains mages établissent aussi des liens entre
utilisa-
teurs de magie, de façon à leur emprunter leur pouvoir en cas
de besoin. C'est ce que pratique le Cercle d'argent. Certains
recrutent, en guise d'alliés, des créatures magiques capables
d'absorber l'énergie naturelle plus efficacement qu'eux. Je
ne savais pas quelle était la méthode de Pritkin pour éviter
de puiser dans sa propre énergie, mais ça n'avait pas l'air de
très bien fonctionner. Après avoir absorbé le symbole, son
bouclier s'est mis à irradier un peu plus intensément, avant
de se ternir de nouveau. Quelque chose lui sapait sa force,
et à un rythme effréné.
J'ai regardé autour de moi, sans parvenir à localiser
la source de cette menace. Le parking avait l'air calme, à
défaut d'être totalement paisible (les carcasses enflammées
des voitures les plus proches émettaient une clarté diffuse
à travers les fumerolles bleues vacillantes). J'ai regardé
Louis-César en plissant les paupières mais je doutais qu'il
m'en apprenne beaucoup plus. Heureusement, je n'avais
pas besoin de lui.
—Billy ? Qu'est-ce qui se passe ?
—À qui parlez-vous ? (Pour la première fois, Louis-César
commençait à perdre son calme apparent.) Il se peut qu'elle
ait une commotion cérébrale, a-t-il dit à Tomas. Prenez bien
soin d'elle.
Je l'ai ignoré. Billy flottait à côté de Pritkin. Il s'est mis
à
gesticuler vers lui, puis dans tous les sens, avant de montrer
la nuit, dehors.
—Billy ! Qu'est-ce que tu fous, bordel ? Ce n'est pas
comme si on pouvait t'entendre. Vas-y! Accouche!
—Votre familier ne saurait vous aider, sibylle.
La voix émanait des ténèbres et j'ai remarqué que les cinq
vampires qui traînaient aux abords du parking avaient de
la compagnie. Le nouveau venu était difficile à distinguer
dans la lueur fragile de l'aurore, mais il dégageait quelque
chose de désagréable et j'étais plutôt contente de ne pas
voir sa tête.
—J'ai posé un talisman contre lui. Personne ne peut
vous venir en aide. Mais vous n'en avez pas besoin, sibylle.
Vous ne courez aucun danger. Venez avec moi et je vous
garantis que personne ne vous fera le moindre mal. Nous
faisons grand cas de vos dons et nous voulons vous aider à
les développer. Vous n'êtes pas obligée de vous cacher et de
vivre dans la peur pour le restant de vos jours. Venez avec
moi et je laisserai vos amis, s'il s'agit bien d'amis, s'en
aller
en paix.
—Je m'appelle Cassie. Vous vous trompez de fille.
Je n'avais pas envie de papoter, mais Billy Joe essayait de
me dire un truc : il fallait que je lui laisse le temps de
mimer
ce qu'il voulait me raconter.
—Je vous ai appelée par votre titre officiel, miss Palmer.
Mais votre prénom est également très intéressant. Quelqu'un
vous a-t-il jamais appris sa signification ? (Il a éclaté de
rire.)
Ne me dites pas qu'ils vous ont laissé grandir dans la plus
parfaite ignorance ! Quel manque d'esprit visionnaire. Nous
ne commettrons pas cette erreur.
—Cassandra était une devineresse de l'Antiquité grecque.
La maîtresse d'Apollon.
Eugénie avait veillé à inscrire les mythes gréco-romains
au programme de ma scolarité (apparemment, à son époque,
c'était une partie importante de l'éducation d'une jeune
fille de bonne famille) et je ne m'en étais jamais plainte. Je
trouvais ça plutôt marrant. J'avais presque tout oublié mais
je me souvenais de l'origine de mon nom. J'avais toujours
cru que Cassandra était un prénom tout choisi pour une
voyante. Jusqu'à maintenant.
—-Ce n'est pas tout à fait vrai, très chère. (La voix était
grave et profonde. Elle aurait pu être attirante si elle n'avait
pas
été mâtinée d'un soupçon indéfinissable, d'un arrière-goût
mielleux et faisandé de fruit pourri.) Apollon, le dieu de tous
les devins, était amoureux de la belle humaine Cassandra,
mais elle ne lui retournait pas son affection. Elle prétendit
l'aimer, le temps d'acquérir le don de double vue, et elle
s'enfuit. Il finit par la retrouver, bien entendu (comme vous,
elle n'aurait pu rester cachée bien longtemps) et exerça sa
vengeance. Il l'autorisa à garder ses dons, mais elle ne
verrait
plus que les événements tragiques, et personne ne croirait en
ses prophéties avant que celles-ci se réalisent, (je n'ai pas
pu
m'empêcher de frissonner. Ses paroles appuyaient vraiment là
où ça faisait mal. Il a dû se rendre compte qu'il avait marqué
un point parce qu'il s'est remis à rire.) Ne vous en faites
pas,
charmante Cassandra. Je vous enseignerai qu'il y a de la
beauté dans les Ténèbres.
—Qu'est-ce qui se passe ? ai-je craché à Billy, plus pour
faire écran à la voix charmeuse qu'en attente d'une réponse.
C'est le mage noir qui m'a répondu. Pourtant, il n'aurait
pas dû être capable de m'entendre à cette distance.
—Le talisman du chevalier blanc est en phase de s'étioler,
sibylle. Nous pourrons très vite nous parler de vive voix.
Je me suis dit que je n'aimais vraiment pas cette conver-
sation, j'ai jeté un coup d'oeil à Billy Joe.
—Tu te souviens de ces trois jours ? La dernière fois que
j'ai quitté Philadelphie ?
Pendant une seconde, il m'a regardé bêtement. Ensuite,
il a secoué vigoureusement la tête et s'est mis à gesticuler
dans tous les sens. Ouais. Il se souvenait bien.
Je ne connaissais qu'un seul mot de pouvoir. Ce n'était
pas une arme: l'idée, c'était d'accroître l'endurance de la
personne qui le prononçait, en cas d'urgence. Et ce en
puisant dans les réserves de son corps. Toutes ses réserves.
Il était assez dangereux à utiliser : si la menace ne s'était
pas
dissipée au moment où le sort cessait de faire effet, et que
les méchants vous tombaient dessus, vous étiez aussi faible
qu'un agneau. Mais tant que ça durait, ça vous filait un
punch de folie. Une vraie tuerie ! La deuxième fois que je
m'étais enfuie de chez Tony, je m'en étais servie pour rester
éveillée trois jours d'affilée. J'avais fait quelques
recherches
et je m'étais entraînée avec un mage de la cour de Tony:
d'expérience, je savais que les charmes de pistage de Tony
duraient soixante-douze heures avant de se dissiper. La
première fois que j'étais partie, j'avais eu de la chance. Je
m'étais endormie dans un bus et mes poursuivants n'avaient
pas réussi à le repérer parmi les dizaines de véhicules qui
venaient de quitter la gare routière bondée. Au moment où
ils avaient réussi à me pister, je m'étais réveillée et j'avais
changé de bus. J'avais réussi à les devancer trois jours
durant,
mais je l'avais échappé belle plus d'une fois, et je n'avais
pas
eu envie de réitérer l'expérience. Les gars de Tony avaient
acquis une sacrée expérience en me traquant pendant cette
première fugue. La deuxième fois, je n'aurais plus bénéficié
de l'effet de surprise.
Mon plan avait fonctionné, mais la note avait été salée :
quand le coup de fouet avait fini par se dissiper, j'avais
dormi
une semaine d'affilée et perdu quatre kilos. J'en aurais perdu
beaucoup plus (jusqu'à la vie) si on ne s'était pas rendu
compte, avec Billy Joe, que l'échange d'énergie marchait
dans les deux sens : il pouvait me filer du jus aussi
facilement
qu'il pouvait m'en prendre. Et là, il était blindé.
Billy s'est approché du sol en flottant. Il a allongé le
bras
et l'a agité en grimaçant. Apparemment, il essayait de me
dire qu'il ne voulait pas qu'on parle à haute voix et qu'il n'y
avait qu'une seule alternative. J'ai soupiré.
—OK. Entre.
J'ai été traversée par un souffle tiède et Billy est entré
en moi, comme une vague. Il s'est mis à l'aise en m'offrant
une rétrospective de la scène où il creusait la tombe de sa
mère en Irlande.
—T'as perdu la tête ?
—Dis-moi juste si ça marcherait. Est-ce qu'on est
capables de renforcer ce bouclier ?
—Comment ça, « on » ?
J'ai soupiré.
—Arrête de ronchonner. Tu sais que ça ne te mènera
nulle part. Est-ce qu'on peut y arriver ?
— Mais putain, mais qu'est-ce que j'en sais, moi ? (Billy
était acide au possible.) Je ne m'amuse pas avec des mots de
pouvoir, moi ! Si ce truc nous explose à la tronche, ça va
faire
mal. Ça va faire carrément mal.
—Ça a marché, la dernière fois.
—Tu as failli mourir, la dernière fois !
—Ça alors, Billy ! Je ne pensais pas que tu te faisais tant
de souci. Allez! Réponds.
—Je ne sais pas, a-t-il répété, têtu. En théorie, je
pourrais
canaliser le pouvoir vers l'extérieur plutôt que le diriger
vers
l'intérieur, mais...
—Super.
Je me suis concentrée sur le bouclier chatoyant, ignorant
le fait que Louis-César et Tomas étaient en train de se
disputer. Ça faisait longtemps que je n'avais pas essayé de
faire ça. Si je foirais, je n'aurais pas de seconde chance.
Pritkin était presque violet, et on ne voyait plus que le blanc
de ses yeux.
—Ho là ! Laisse-moi réfléchir deux secondes ! T'emballe
pas comme ça...
Billy continuait à parler mais je l'ai débranché. On
n'avait pas le temps de tailler une bavette. Je ne pouvais pas
étendre mon talisman comme Pritkin l'avait fait : si son
bouclier s'évanouissait complètement avant que je réussisse
à le renforcer, on était cuits. Je me suis concentrée et j'ai
prononcé le seul mot de pouvoir que je connaissais.
J'ai été traversée par un flot d'énergie si puissant que
j'ai
cru léviter au-dessus de l'asphalte. Une seconde plus tard,
Billy a gravé dans l'air une rune dorée et radiante, qui a
flotté
un instant devant mon visage. Brillante, intense, parfaite.
Mais je n'ai pas vraiment eu le temps de l'admirer: une
seconde plus tard, je suis tombée brutalement sur les fesses.
L'énergie m'avait désertée en deux temps, trois mouvements,
aussi vite qu'elle m'était venue. Et d'un coup, je me suis
souvenue pourquoi je ne faisais pas ça très souvent.
J'ai roulé sur le côté en grognant, tout en m'efforçant de
ne pas vomir, persuadée que je n'allais pas y arriver. C'est
à ce moment-là que Billy m'a nourrie d'un peu du pouvoir
qu'il avait subtilisé. Je pensais que je n'allais rien sentir.
Jusque-là, chaque fois qu'il m'avait aidée, je ne m'en étais
aperçue qu'après coup. Mais cette fois, j'ai senti une énergie
merveilleuse, tiède et pétillante me traverser. Et je me suis
immédiatement mise en position assise. Waouh! J'étais
complètement accro ! Le rire de Billy a résonné dans ma
tête. J'ai souri. Je comprenais pourquoi il avait grimpé au
plafond, au siège de la MAGIC !
— Qu'avez-vous fait? (Pritkin était aussi en train de se
rasseoir. Il a braqué ses yeux hébétés sur moi.) C'est vous
?
C'est vous qui avez renforcé mon bouclier?
Il me dévisageait, sceptique, tandis que j'admirais le
fruit de nos efforts conjugués, avec Billy. De beaux murs
bleus brillaient sous la lumière des halogènes, si solides que
les norm' auraient pu les voir, si épais que j'aurais pu passer
en voiture à l'intérieur. Pritkin devait élaborer ses talismans
à base d'eau : le halo se plissait par intermittence, comme
agité de vaguelettes.
—On a fait du bon boulot, ai-je dit à mon assistant pour
le féliciter. Et je n'ai même plus envie de vomir.
—Qu'avez-vous fait? (Pritkin m'a attrapée par le bras.
Mon talisman s'est mis à crépiter légèrement. Le mage m'a
lâchée et s'est frotté les mains en fulminant.) C'est impos-
sible ! Vous ne pouvez pas disposer d'un tel pouvoir ! Aucun
être humain ne peut en avoir autant !
—Il se pourrait bien que j'en aie emprunté.
Ses yeux se sont rétrécis.
—À qui ? À quoi ?
Je n'étais pas d'humeur à essayer de le lui expliquer.
—Quelqu'un pourrait-il me dire ce qui se passe, ici ?
Avant qu'on me réponde, le bouclier s'est mis à émettre des
crachotements et des sifflements. Une chose ressemblant
à un nuage noir avait commencé à le grignoter, à engloutir
son magnifique pouvoir, bouchée par bouchée, comme un
essaim de criquets s'abattant sur un champ. OK. On n'était
peut-être pas encore tirés d'affaire.
J'ai décidé d'interroger la seule personne qui me dirait
la vérité. Je suis retournée à l'intérieur et j'y ai trouvé
Billy.
—Accouche.
—Je n'arrive pas à croire que tu aies pu faire une chose
pareille ! Est-ce que tu as idée de ce qui se serait passé si
je
n'avais pas été capable de canaliser toute cette énergie d'un
coup ? J'aurais pu ricocher contre la face interne du bouclier
et cramer tout le monde !
Je l'ai interrompu.
—OK. Tu pourras m'engueuler tout à l'heure. Pour
l'instant, dis-moi juste ce qui se passe. Rapidement.
—Les deux Cercles de mages sont en train de se fritter
et on est au milieu. Ça te va comme topo ?
—Au poil. Maintenant, la même chose, mais avec le
décodeur.
J'ai entendu un truc bizarre et je me suis rendu compte
que c'était un grincement de dents. Je ne savais pas qu'il
pouvait faire ça.
—Quand tu es revenue dans ton corps, j'ai dérivé et je
me suis retrouvé dans le corps du mage noir. Mais il m'a
attrapé et s'est protégé avec un talisman. Je crois que je
pourrai pas le refaire. Cela dit, avant qu'il me foute dehors,
j'ai appris que le Cercle noir s'était allié à Raspoutine,
comme
un certain nombre de groupes de gens pas super contents
du statu quo. Ils ont l'air de croire que le Russe a des
chances
de l'emporter et ils ont envie d'avoir leur part du gâteau. Et,
encore plus fendard : apparemment, Tony et lui sont potes
comme cochons. Tony a vendu des utilisateurs de magie
aux elfes de Lumière, et il sait très bien que si la MAGIC
l'apprend il devra s'estimer heureux de se faire empaler.
—Quoi ? J'y comprends que dalle.
Je venais à peine de découvrir que Faerie n'était pas un
mythe. Alors je ne comprenais absolument rien aux délires
de Billy.
—C'est une longue histoire. Tout ce que tu dois savoir,
c'est que Tony cherche un protecteur. Les elfes des Ténèbres
ont réussi à remonter jusqu'à lui et ils ne sont pas contents.
Ils
ne peuvent pas se permettre de laisser les elfes de Lumière les
surpasser en nombre. Or, s'ils ont des utilisateurs de magie
fertiles pour pallier la pénurie de population, c'est ce qui
va se passer dans pas longtemps. Et à ce moment-là, c'est la
Lumière qui va régner en Faerie.
—Mais c'est plutôt bien, non ?
Je ne savais pas jusqu'à quel point mes livres d'histoires
de maternelle se basaient sur des faits réels, mais si les
Faes des Ténèbres se déclinaient réellement en trolls, fées,
gobelins et tutti quanti, il me semblait qu'il valait mieux
que
la Lumière l'emporte.
Billy a soupiré.
—Toi et moi, il faut qu'on parle un de ces quatre. Non,
ça ne serait pas « bien ». Je ne fais pas confiance aux Faes en
général, mais au moins les Faes des Ténèbres suivent des
règles. La Lumière devient de plus en plus anarchique ces
derniers temps, enfin, ces derniers siècles. Et s'il n'y a pas
de contre-pouvoir, je te raconte pas. C'est pour ça qu'elle
était ici, cette espèce de pixie tarée. Normalement, elle n'en
aurait rien à cirer qu'on mette des êtres humains en esclavage.
Mais si la traite profite à la Lumière, ça l'intéresse d'y
mettre
un terme. Quoi qu'il en soit, ce qui nous importe, c'est que
Raspoutine a promis à Tony de lui accorder sa protection à
condition qu'il te tue. Il n'a pas eu besoin de négocier.
—J'imagine. (Alors comme ça, j'avais un autre ennemi.
J'allais commencer à perdre le fil.) Et pourquoi il veut me
tuer, Raspoutine ?
— Il te considère comme une menace, mais je ne sais
pas pourquoi. Le mage le sait sûrement, mais je n'ai pas eu
accès à l'info. Ce que je sais, c'est que Raspoutine a appelé
les gars de Tony il y a à peu près une demi-heure pour leur
dire que tu arrivais. C'est sans doute pour ça que Jimmy était
encore en vie. Ils étaient sûrement trop occupés à mobiliser
toutes les petites frappes du casino pour aller te cueillir.
Ils
n'avaient pas le temps de s'occuper de lui. Mais personne
ne s'attendait à ce que tu te pointes, comme ça, par la porte
principale. Ils gardaient les entrées dérobées, derrière et sur
les côtés, ce qui fait que tu les as pris au dépourvu.
En tout cas, ça expliquait pourquoi je m'étais baladée,
tranquille, dans des couloirs déserts.
D'un seul coup, j'ai pensé à une chose :
—Mais même moi, je ne savais pas que j'allais venir ici.
Pas avant d'y aller, en tout cas. Comment Raspoutine a-t-il
fait pour être au courant ?
—Bonne question.
J'ai décidé de l'éluder pour le moment.
—Et pourquoi Tony défierait Mircea et le Cercle en
faisant un truc aussi risqué que de la traite ? (Le trafic
d'utilisateurs de magie n'était pas une nouveauté, mais la
plupart des gens s'étaient dit que les bénéfices à gagner en
revendant des télépathes ou des façonniers puissants ne
valaient pas les punitions infligées par le Cercle s'il vous
mettait la main dessus. Je me souviens avoir entendu Tony
lui-même me dire que le jeu n'en valait pas la chandelle.
Qu'est-ce qui avait bien pu le faire changer d'avis ?) Mircea
va le tuer!
—Pas si Raspoutine tue Mircea et le reste du Sénat
avant. Dans ce cas-là, Tony obtient un siège au Sénat,
il se débarrasse de l'emprise de son maître et il n'a plus
de cotisation à payer. L'argent et le pouvoir. La routine
habituelle, quoi.
—Tony n'est pas assez puissant pour s'en sortir tout
seul, même sans Mircea. Il est de niveau trois à peine. Tu
le sais bien.
—Il se dit sûrement que Ras' va l'aider. Ou peut-être
qu'il a de l'espoir: il est assez vieux pour passer au niveau
deux, s'il veut tenter sa chance. Il n'en a probablement parlé
à personne histoire d'éviter que Mircea commence à le
surveiller d'encore plus près. Ou alors il attendait l'occasion
de couper les ponts avec lui, d'avoir un allié de poids avant
de se lancer.
—Et maintenant, il en a un.
—C'est ce qu'on dirait. Alors, partenaire, qu'est-ce
qu'on fait ?
—On se bat contre quoi, exactement?
Billy Joe a poussé un soupir théâtral. Il fait toujours
ça quand il sait que je ne vais pas aimer ce qu'il s'apprête
à me dire.
—Deux mages noirs, cinq vamps ici et quinze autres
éparpillés dans le coin. Au moins six avec un niveau de
maître. Oh ! Et huit norm' armés jusqu'aux dents.
—Hein?
—Qu'est-ce que tu croyais ? Las Vegas est une des places
fortes de Tony. Et d'autres vont rappliquer. J'ai vu cinq ou
six norm' et huit ou neufs vamps au sous-sol. Dès qu'ils
sauront qu'on t'a repérée, ils vont entrer dans la danse. On
va commencer à se sentir à l'étroit avec tout ce monde.
J'étais complètement sonnée. Je restais assise là, sans
bouger.
—On est foutus.
—Tout le monde est d'accord là-dessus. Le plan, tout
de suite, c'est que Tomas te chope et te sorte de là, pendant
que Louis-César et le mage restent pour essayer de ralentir
tout ce beau monde le temps que tu t'échappes.
—C'est du suicide !
—Ouais. Et le pire, c'est qu'on n'y arrivera probablement
pas. On est cernés, ma petite puce. Pas moyen que Tomas
passe à travers tous ces vamps.
—Et merde! (J'ai réfléchi une petite seconde.) Des
renforts ?
Louis-César a hurlé dans mon oreille, interrompant le
fil de mes pensées.
—Mademoiselle, m'entendez-vous ?
Je me suis éloignée de lui en quatrième vitesse pour éviter
qu'il me touche.
—Qu'est-ce que vous voulez ? Je suis occupée.
Il m'a jeté un regard très bizarre, mais il a baissé le ton.
—Vous devez partir sur le champ, mademoiselle. Je
suis
désolé, mais nous ne pouvons pas vous donner plus de temps
pour récupérer.
—Je ne vais nulle part. Tomas ne réussira jamais à passer
à travers les mailles d'un filet pareil. Et vous le savez très
bien. Deux mages noirs, six maîtres et au moins quatorze
vampires. Vous rêvez, ou quoi ?
J'ai enfin découvert ce à quoi ressemblait Louis-César
quand quelqu'un perçait son armure de sang-froid.
—Au nom du ciel, comment pouvez-vous savoir ce à
quoi nous avons affaire ?
—C'est son serviteur fantôme qui le lui a dit, a répliqué
Pritkin.
J'ai remarqué qu'il était de nouveau à genoux. Il se
concentrait sur le bouclier, qui se dissipait à vue d œil.
—Vous pouvez voir Billy? ai-je demandé, surprise.
Très peu de gens en étaient capables.
—Non, a répondu Pritkin à travers ses dents crispées.
(Sa mâchoire était tellement serrée que le petit muscle, sur
le côté, était saillant.) Mais on m'a raconté ce que vous
pouviez faire. Enfin, en partie. (De la sueur lui dégoulinait
le long du visage et trempait sa chemise. Il m'a jeté un regard
désespéré.) Si vous connaissez d'autres tours, je suggère que
vous les utilisiez. Tout ce que je peux faire, c'est ralentir
le
processus. En aucun cas l'arrêter.
J'ai poussé un soupir. Bizarrement, je sentais que j'allais
le regretter.
-Donnez-moi une minute.
Je suis retournée à l'intérieur pour vérifier si Billy
n'avait
pas une idée géniale. Il en avait une. Mais je n'étais pas
très chaude.
—Je ne peux pas posséder le mage : il a posé un talisman
contre moi. Mais toi, t'es carrément plus forte que moi sous
forme astrale, vu que t'es vivante. Si t'arrivais à reproduire
ce qui vient de se passer...
—Non ! Pas question que je possède quelqu'un d'autre !
Et si je n'arrivais pas à revenir? Et si je restais coincée ?
Trouve autre chose !
Je n'avais pas du tout aimé être Louis-César, et je n'avais
pas envie de savoir à quoi ressemblait l'intérieur d'un utili-
sateur de magie noire.
—Je ne crois pas que tu resteras coincée. C'est un mage.
Entre le moment où tu seras à l'intérieur et le moment où il
te foutra dehors, tu n'auras pas beaucoup de temps. Mais tu
n'en as pas besoin. Si tu arrives à le distraire pendant deux
ou trois minutes, je suis sûr que les trois mousquetaires
peuvent s'occuper des vamps.
—Trois contre vingt ? Tu ne crois pas que tu es un chouïa
optimiste, là?
—Tu dis ça parce que t'as pas envie.
—Je te l'fais pas dire!
—T'as une meilleure idée?
J'ai dégluti. Il devait y avoir une autre solution. Le Sénat
avait envoyé trois employés ultra puissants, juste pour me
ramener du Dante. Ça voulait dire qu'ils me voulaient
grave.
Si on ne revenait pas, et que personne ne les prévenait,
c'était
clair qu'ils allaient envoyer du renfort. Mais il n'y avait pas
moyen de savoir combien de temps ça prendrait.
— C'est quand, le lever du soleil ? On pourrait peut-être
contenir les gars de Tony jusqu'à ce qu'ils soient obligés
de se mettre à couvert ? Louis-César devrait pouvoir
supporter quelques petits rayons de soleil. Je sais que
Tomas en est capable.
Billy Joe a éclaté de rire. Mais ce n'était pas un rire amusé.
—Sûrement. Mais est-ce que tu crois que notre mage
va tenir jusque-là ?
J'ai regardé Pritkin du coin de l'œil. Billy marquait
un point, je ne pouvais pas le nier. Le mage avait les yeux
exorbités. Quelques vaisseaux sanguins avaient dû éclater : il
était en train de pleurer et on aurait dit des larmes de sang.
J'avais assisté à un paquet d'activités magiques au cours
des années, mais je ne connaissais pas d'autre sortilège que
celui que je venais de lancer. Et Billy Joe ne pourrait pas
compenser deux fois une perte énergétique de cette ampleur.
D'un autre côté, si je ne m'activais pas très vite, ma petite
expédition punitive contre Jimmy risquait de coûter la vie
à trois personnes.
— OK. (J'ai pris une grande bouffée d'air.) Vas-y!
Je ne voyais pas Billy quand il était à l'intérieur de moi,
mais je sentais ses émotions plus facilement que je lisais sur
ses traits. Et il était sceptique.
—T'es sûre ? Parce que j'ai pas envie d'en entendre parler
pour l'éternité si tu te retrouves transformée en esprit de
façon permanente. Je suis sûr que tu viendrais me hanter.
—Je croyais que tu m'avais dit que ça ne pouvait pas
arriver.
—J'ai dit que ça n'allait probablement pas arriver.
C'est
tout nouveau pour moi.
—Comme tu l'as si bien dit : est-ce que tu as une meilleure
idée ? Parce que sinon...
Je n'ai pas eu le temps de développer. Billy Joe a foncé
sur moi, de l'intérieur, comme un défenseur en train de
plaquer un attaquant. Il continuait à pousser, si violemment
que j'aurais voulu tout annuler. J'aurais fait ou dit n'importe
quoi pour mettre fin à cette horrible pression, mais j'étais
incapable de bouger. J'avais l'impression d'être coincée
entre un rouleau compresseur et un flanc de montagne,
sans aucune échappatoire. L'instant d'après, j'étais en train
de me dire que j'allais certainement mourir si la pression ne
s'arrêtait pas, lorsque je me suis envolée. J'étais libre.
C'était
un super soulagement, mais le très agréable sentiment de
flottement n'a pas duré plus de une seconde. Ensuite, j'ai
percuté quelque chose ressemblant à un mur de briques. J'ai
eu si mal que j'ai cru m'être fracturé tous les os du corps. Et
puis je me suis rappelé que je n'en avais pas.
J'ai entendu un rire résonner autour de moi.
— Oh que non, petit fantôme. Je te l'ai déjà dit. Tu ne
m'auras pas si facilement. Retourne chez ta maîtresse avant
que je t'envoie ailleurs. Et tu n'aimerais pas cet endroit.
J'ai compris ce qu'était ce mur : il représentait le
talisman
du mage. Beaucoup plus impressionnant que ce que je
pensais. Mais je n'avais aucune envie de suivre ses bons
conseils. Puisque je ne savais pas comment repartir sans
l'aide de Billy Joe, j'étais obligée d'aller de l'avant. Je
devais
traverser ce talisman. C'était une question dé vie ou de
mort. Littéralement.
On peut dresser un bouclier avec n'importe quoi du
moment que ça a un sens : des pierres, du métal, de l'eau.
Même de l'air. C'est juste une façon de visualiser et de
manipuler le pouvoir. Eugénie dressait ses boucliers à base
de brume. Je trouvais ça bizarre à l'époque, mais ça avait
l'air de fonctionner. Le talisman du mage était puissant,
mais il était d'un genre relativement banal : comme moi,
il imaginait un mur. Si ce n'est que son mur était en bois
alors que le mien était en feu. Ça avait toujours été du feu.
En me concentrant, je distinguais une forteresse d'arbres
majestueux, un peu comme des séquoias, si hauts que leur
sommet se dérobait au regard. En réalité, bien entendu,
ils n'avaient pas de «sommet». Où que j'aille le long de
ce talisman, je savais que je rencontrerais le même mur
impénétrable.
J'ai regardé derrière moi, pour voir où j'avais « atterri».
Une empreinte de mon corps avait pris feu sur les rondins.
Sous l'impact, le bois avait explosé et dispersé de longues
échardes sur le sol. Ça donnait une idée de la façon dont
j'avais ressenti la chute. Je n'avais jamais entendu parler
d'un
truc pareil. Mais bon, ça valait pour le reste des événements
de la journée. Je me suis concentrée. Pas sur son talisman.
Sur le mien.
D'habitude, je ne le sens pas : la technique est complè-
tement enracinée en moi. C'est un peu comme marcher
sur ses deux jambes. Quand on a neuf mois, c'est un peu
difficile, mais un adulte n'a pas besoin de réfléchir pour
traverser une pièce. Pourtant, j'ai dû me concentrer quelques
secondes pour qu'un rideau de flammes familier s'élève
autour de moi. Il n'en émanait pas, comme d'habitude, de
chaleur accablante, mais une agréable tiédeur. Je me suis
recueillie et, lentement, une petite flammèche en forme de
main d'enfant est sortie de mon talisman et s'est tendue
pour effleurer le rondin le plus proche. Ce dernier a pris
feu comme des brindilles sèches frappées par un éclair
et, très vite, la totalité du pan de mur s'est embrasée. J'ai
vaguement entendu le mage m'insulter, me menacer de
m'envoyer pourrir pour l'éternité dans les bas-fonds de
l'enfer, mais je l'ai ignoré. Je consacrais toute mon énergie
à l'alimentation du feu, tout en évitant que de nouveaux
troncs prennent forme autour des anciens : je n'avais pas la
force de trouver des répliques spirituelles.
Au bout d'un moment, qui m'a semblé durer des semaines,
un petit trou est apparu dans le bois. Je n'ai pas attendu
qu'il s'agrandisse : je me suis faufilée à l'intérieur. C'était
tout juste. J'ai eu l'impression que les échardes m'avaient
labouré les côtés, me zébrant de sillons sanguinolents. D'un
seul coup, la fumée et les flammes de la forêt en feu se sont
évanouies et j'ai recouvré la vue. Autour de moi s'étendait le
parking sombre. Une brise a fouetté mon visage. De l'autre
côté, je voyais Pritkin, Tomas et Louis-César. Mon propre
corps me dévisageait, les yeux comme des soucoupes.
—C'est bon ! Je le contrôle ! ai-je hurlé en direction de
Billy Joe.
—Alors arrête cette foutue attaque ! Pritkin est à deux
doigts de la congestion cérébrale !
J'ai regardé autour de moi, désorientée, avant de jeter un
coup d'oeil à l'intérieur.
—Je ne fais rien du tout !
C'était la vérité. À ma connaissance, en tout cas. J'avais
cru que le fait de prendre le relais briserait la concentration
du mage et résoudrait le problème. Mais je voyais bien que
le bouclier de Pritkin avait rétréci. Il couvrait à peine les
trois
hommes, et il menaçait de tomber d'un instant à l'autre.
—Qu'est-ce qu'on fait, maintenant?
J'ai vu mon corps se pencher sur Pritkin et lui murmurer
quelque chose. Le mage a regardé dans ma direction et je
lui ai fait un signe. Ses yeux se sont écarquillés. Il a dit un
truc que je n'ai pas compris.
—Quoi?
—Le bracelet! ai-je entendu ma voix beugler à tout
rompre à travers le parking. Il dit qu'il faut le détruire.
A l'autre bout du terre-plein, une silhouette sombre s'est
mise à courir dans ma direction. D'elle se dégageait la même
aura malsaine que celle émanant de mon mage. Pas besoin
qu'on me fasse un dessin : je ne savais pas comment il s'y était
pris, mais l'autre mage noir avait compris ce qui se passait.
Et il n'était pas content.
J'ai baissé les yeux et j'ai vu un bracelet au poignet
gauche
du mage. C'était un bracelet en argent constitué de ce qui
ressemblait à un entrelacs de petites dagues. Je ne voyais pas
de fermoir. Apparemment, on le lui avait soudé au bras. J'ai
regardé Pritkin et j'ai lu le désespoir sur ses traits. Et
merde...
Il fallait que je me débarrasse de ce truc tout de suite. Comme
rien ne se produisait en tirant dessus, je me suis mise à le
mordre, à le déchirer avec ses dents, en concentrant mes
efforts sur la partie où deux des dagues fusionnaient. Au
bout d'un moment, il s'est défait : j'avais réduit les doigts
du
mage noir en une purée sanguinolente.
Je n'ai pas eu besoin de demander si ça avait marché :
Pritkin est tombé par terre, pantelant de soulagement, et les
vamps, autour de lui, se sont précipités au combat. Louis-
César a lancé un couteau contre le vamp qui se trouvait à
côté de moi. Normalement, ça aurait dû lui arracher la tête,
mais la lame a percuté son ras-du-cou disproportionné en
acier. Ce n'était qu'un répit. Tomas a tendu la main et j'ai
enfin assisté à ce qui s'était déjà produit dans la remise du
club. Le vamp est tombé à genoux ; il a émis un gargouillis
étouffé ; et son cœur s'est littéralement arraché de sa
poitrine.
L'organe a volé jusqu'à Tomas, qui l'a attrapé comme s'il
s'agissait d'une balle de base-ball surdimensionnée.
L'autre chevalier noir n'était plus qu'à deux voitures de
moi. II s'est arrêté, il a levé une main et, d'un seul coup, je
ne
pouvais plus bouger. Je n'ai pas eu le temps de paniquer : les
trois sorcières que j'avais contribué à libérer du casino ont
fait
irruption de derrière une camionnette en stationnement, et
se sont mises à former un cercle autour de lui. Je m'apprêtais
à
leur crier de s'enfuir lorsque le mage s'est affaissé en hurlant.
•
La pression s'est relâchée.
J'étais soulagée, mais ce sentiment de bien-être n'a pas
duré bien longtemps. Un truc ressemblant à de l'eau glacée
s'est mis à clapoter à mes pieds. Je ne voyais rien, mais le
bas
de mon talisman commençait à grésiller. En me concentrant,
j'arrivais à voir un cours d'eau sourdre du sol et m'inonder.
Il
était malin, ce mage : il pouvait dresser ses boucliers à
partir
de plusieurs éléments. Et contre son eau, mon feu n'était
plus tellement brûlant, d'un coup. Tandis que les flammes
s'éteignaient, de fines tiges de bois, certaines munies de
petites
branches feuillues, ont commencé à s'enrouler autour de mes
jambes métaphysiques. Super. Si le mage noir redevenait le
boss, il allait péter un sérieux câble. Et au rythme où il
allait,
ça ne lui prendrait pas plus de deux minutes.
— C'est quoi, ton problème ? m'a demandé un vampire
en se précipitant sur moi. (Je le reconnaissais vaguement. Je
l'avais vu à la cour de Tony. C'était un grand blond hirsute.
Je
m'étais toujours dit qu'il aurait eu besoin d'une bonne séance
d'UV: son look de surfeur n'allait pas très bien avec le teint
livide de sa peau morte.) Tu nous avais dit que tu pouvais le
neutraliser ! Il est en train de nous mettre la pâtée !
J'ai suivi sa main des yeux. La bataille avait repris de
plus
belle. Je me demandais de qui « il » pouvait s'agir : pour moi,
ils avaient l'air tous les trois aussi dangereux.
Pritkin avait beau être un bâtard de première, niveau
baston, il assurait grave. C'était le type à avoir dans
son
camp. Il était à terre, mais ses couteaux étaient en train
de revenir vers lui en volant. En fait, il paraissait avoir
envoyé tout son arsenal dans la mêlée. Sous mes yeux, il
a pulvérisé un vamp d'un coup de fusil tout en plongeant
cinq couteaux dans un autre, manquant de le décapiter. Le
vamp en question devait être un maître, parce qu'il ne s'est
pas effondré, mais les couteaux animés l'ont suivi partout,
s'enfonçant dans sa chair et se retirant violemment, comme
un essaim d'abeilles particulièrement mortelles. Il les a
envoyés valser avec de grands gestes circulaires (son sang
s'est
mis à gicler d'une bonne dizaine de profondes entailles) mais
les lames revenaient sans cesse. Il a poussé un grognement
de rage mais il ne s'est pas enfui. Apparemment, il préférait
se faire découper en rondelles. Deux ou trois autres vamps
ont décidé de ne pas suivre son exemple : ils se sont mis à
courir, poursuivis par des grenades. Si Pritkin se battait
aussi
bien à l'article de la mort, je n'avais vraiment pas envie de
le
voir en action au meilleur de sa forme.
Tomas ne s'en sortait pas trop mal non plus. Il jouait du
couteau contre deux vamps qu'il venait d'acculer. Le rythme
du combat était tellement effréné que je ne voyais rien d'autre
que l'éclat intermittent des lames réfléchissant les réverbères
du parking. D'autres vampires jonchaient le sol autour de lui,
avec ce trou bien reconnaissable dans la poitrine. Pendant
ce temps, Louis-César avait décidé d'attaquer la meute
d'assaillants à lui tout seul. Tandis que Pritkin et Tomas
occupaient la première ligne, il chargeait les vamps postés
autour de moi. Le gigolo des plages ne devait pas avoir
entendu parler de la réputation du Français parce qu'il s'est
rué sur lui. Il n'a pas duré plus de une seconde. Toujours
armé de sa redoutable rapière, Louis-César a transpercé le
vamp sans même ralentir. Il a lancé un couteau contre le
deuxième mage noir, mais la lame a rebondi sur lui, comme
s'il portait une armure. Je ne savais pas ce que lui faisaient
les trois sorcières, mais c'était carrément efficace. Le mage
gisait au sol et agitait ses mains dans tous les sens, sans
plus de succès qu'un cafard coincé sur le dos, tandis que
les sorcières s'approchaient en psalmodiant quelque chose
à l'unisson.
Au début, j'étais plutôt contente que le Français
rapplique : les vamps survivants l'ont à peine regardé avant de se
faire la malle illico. Mais j'ai vite changé d'avis. En
un battement de cil, la lame sanglante de Louis-César s'est
retrouvée sous mon menton. A son regard, c'était assez
limpide qu'il n'avait aucune idée de qui j'étais.
—Votre Cercle a commis une erreur en nous défiant,
m'a-t-il dit calmement, comme s'il était en train de papoter
dans une soirée. Fort heureusement, monsieur, nul besoin
de
vous garder en vie pour envoyer une déclaration de guerre. Il
me suffit de laisser votre corps en un lieu que vos semblables
fréquentent.
—Louis-César! Non!
Je ne pouvais pas parler, de peur d'enfoncer sa rapière
plus profondément dans ma gorge, mais c'était quand même
ma voix qui provenait de derrière son dos. Tout comme la
main agrippant son bras armé. Apparemment, Billy avait
décidé de mériter son salaire.
—Mademoiselle, je vous prie de retourner auprès de
Tomas. Ce qui va suivre ne sera guère plaisant.
—Tomas a l'air plutôt occupé, tout de suite, a rétorqué
Billy. Et de toute manière, je ne suis pas Cassie. Elle est
là-dedans. (Il m'a montrée du doigt.) Et je ne sais pas ce
qui va se passer si vous tuez ce corps tant qu'elle est à
l'intérieur. P't-être bien qu'elle reviendra. P't-être bien
qu'elle reviendra pas.
Louis-César a légèrement adouci sa voix.
—Vous délirez, mademoiselle. Vous souffrez sûrement
d'une commotion cérébrale. Vous devez vous ménager.
Laissez-moi un instant et je vous escorterai moi-même
hors d'ici.
J'ai dégluti. Je savais bien qu'avec la force dont il
disposait,
il était capable de me transpercer de sa rapière, même avec
Billy Joe pendu à son bras. Je sentais le mage paniquer aussi,
et sa peur alimenter le duel de volontés que nous étions
en train de mener. La marée d'eau glacée immatérielle me
montait jusqu'aux genoux.
—Billy! Comment je sors d'ici?
Le mouvement de ma bouche a enfoncé le tranchant de
la rapière dans la peau du mage et j'ai senti un filet de sang
dégouliner le long de mon cou. Quelqu'un s'est mis à crier
dans ma tête, mais je l'ai ignoré.
—Je ne sais pas. (Billy Joe retenait le bras de Louis-César
à deux mains. Il était presque suspendu en l'air. De la sueur
suintait sur mon visage, mais mon corps n'avait pas l'air de
peser bien lourd.) Je suis coincé là-dedans tant que tu ne
rentres pas. Ton corps sait qu'il va mourir sans esprit. Alors
il s'accroche à mort pour pas me laisser partir. Pas moyen
de t'aider.
—J'y crois pas. Je n'aurais jamais dû t'écouter !
—Et moi ? Comment tu crois que je me sens ? Je n'ai pas
envie de me retrouver à l'intérieur d'une femme ! (Il a marqué
une pause.) Enfin, en tout cas pas de cette façon-là.
Louis-César perdait patience. Dans un mouvement
souple, sans bouger sa rapière d'un pouce, il a attiré Billy
Joe contre lui.
—Il vaut mieux que vous fermiez les yeux, mademoi-
selle. Je ne souhaite pas vous bouleverser plus que vous
ne l'êtes déjà.
—Moi je dis ça, je dis rien, a lancé Billy Joe, mais je
crois que si vous la tuez, on peut considérer ça comme assez
bouleversant.
Mais Louis-César ne lui a prêté aucune attention. Il
m'avait rangée une fois pour toute dans la case « femme hysté-
rique ». Si je sortais en vie de cette histoire, je lui
montrerais
ce que ça veut vraiment dire le mot « hystérique ».
Je n'avais qu'une seule idée. Et c'était tiré par les cheveux.
—Ne me tuez pas ! Je sais, pour Françoise !
C'était la seule chose à laquelle j'avais pensé. Le seul
élément de la vie de Louis-César que je connaissais, et
que le mage devait ignorer. Mais ça ne l'a pas beaucoup
impressionné.
—N'essayez pas de vous sauver la mise avec de fieffés
mensonges, Jonathan. Je connais toutes les cordes à votre
arc.
—Et Carcassonne, hein? Et cette foutue salle de
tortures ? Je l'ai vue... brûler ! On en a parlé il y a
quelques
heures à peine !
—Assez ! Allez au diable !
Billy Joe a frappé la lame au tout dernier moment, de
sorte que la rapière, au lieu de s'enfoncer dans le cœur du
mage, s'est fichée dans son épaule. Mais ça m'a quand même
fait un mal de chien. J'ai fait un bond en arrière en hurlant,
mais la lame était longue : je suis restée piégée comme un
papillon épinglé.
Finalement, j'ai trouvé de l'aide sous la forme d'une
petite fiole qui venait de se matérialiser dans ma main.
Apparemment, Mister Mago s'était dit qu'on avait une cause
commune. Ça ressemblait à un des tubes à la ceinture de
Pritkin, si ce n'est que ça venait de faire irruption d'une
poche
secrète. L'eau froide m'arrivait à la taille, et je ne savais pas
ce
qui se passerait si elle m'immergeait entièrement, mais dans
l'immédiat, c'était plutôt Louis-César qui m'inquiétait. Je
n'ai pas essayé de résister aux instincts qui me traversaient
le
cerveau: j'ai simplement brandi la fiole dans sa direction.
—Je vais vous éventrer. Vous n'aurez pas le temps de
prononcer d'incantation, a-t-il menacé.
Mais j'ai vu qu'il regardait la petite fiole avec un
certain respect.
—Je n'ai pas besoin d'incantation à bout portant. Si vous
me tuez, vous mourrez. Et elle mourra avec vous.
Ces mots se sont imposés à mon esprit, mais ce n'étaient
pas les miens. Je les ai quand même prononcés et, apparem-
ment, ils ont fait leur effet, parce que Louis-César a hésité.
C'était sans doute la réaction qu'attendait le mage : il en
a profité pour reprendre de plus belle notre lutte interne.
D'un seul coup, j'avais de l'eau jusqu'au cou.
—Billy ! Il est en train de gagner ! Qu'est-ce que je fais ?
—Je suis en train de me dire... Laisse-le gagner...
Billy Joe n'avait pas l'air très sûr de lui. Mais il avait fait
ça beaucoup plus souvent que moi.
— Hein?
Il a peut-être répondu, mais je n'ai rien entendu : l'eau
s'est refermée au-dessus de ma tête. Pourtant, au lieu de me
noyer, comme je le pensais, j'étais de nouveau en train de
planer. L'atterrissage a été rude. Et l'état de désorientation
dans lequel j'étais plongée quand on avait récupéré nos
corps, Tomas et moi, n'était rien en comparaison avec ce
que j'ai ressenti la seconde d'après. J'avais l'impression
qu'il
y avait deux « moi », et que chacun tirait dans une direction
différente, m'écartelant par la même occasion. J'ai hurlé
et quelqu'un a raffermi sa prise autour de ma taille. Le
sang battait à tout rompre dans mes veines et la douleur
était insoutenable. C'était comme si toutes les migraines
que j'avais jamais eues venaient de se conglomérer en une
seule. J'avais envie de tomber dans les pommes. Pas de
bol : je suis restée consciente et le monde s'est mis à tourner
autour de moi comme une grande roue emballée. J'ai vomi
sur le bitume.
—Cassie! Cassie!
Billy Joe est apparu devant moi. Il avait les yeux telle-
ment écarquillés que je distinguais le blanc autour de ses
pupilles. Ça m'a pris un moment avant de comprendre qu'il
s'agissait de ses yeux à lui, qu'il n'était plus à l'intérieur
de
ma peau et qu'il avait repris son apparence habituelle de
cow-boy flambeur de ces dames. Sa chemise chiffonnée
était rouge vif et ses yeux noisette clairs et ardents, comme
s'il n'était pas mort depuis un siècle et demi. J'avais
vraiment
l'impression qu'il me suffisait de tendre la main pour le
toucher, qu'il était en chair et en os. Ensuite seulement,
je me suis rendu compte que c'était mon énergie qui lui
faisait briller les yeux et rosir les joues. Salaud. J'avais
envie
de l'envoyer bouler pour m'avoir mise à sec au moment
où j'avais particulièrement besoin de mon énergie. Mais
je me sentais vraiment trop mal. J'avais l'impression que
quelqu'un avait fourré la main dans mon ventre et m'avait
retourné l'estomac. J'avais encore envie de vomir, mais je
n'en avais plus la force.
Louis-César m'a soulevée, comme si je ne pesais pas plus
lourd qu'une poupée de chiffon, et j'ai regardé autour de
moi, désemparée. Comment pouvait-il me soulever d'un seul
bras ? Est-ce qu'il n'avait pas besoin de l'autre pour tenir la
rapière qu'il avait enfoncée dans le mage ? Mais il n'y avait
ni mage ni cadavre. Il n'y avait que moi, un maître vampire
et un fantôme gonflé à bloc : aucune raison de s'affoler.
On a rejoint Pritkin et Tomas. Enfin, Louis-César m'a
transportée jusqu'à Pritkin et Tomas. Je n'étais pas en état de
marcher et j'avais des problèmes à distinguer le haut du bas :
ça changeait tout le temps de sens. J'ai bien remarqué que
Tomas était en train de faire « abracadabra» sur un groupe de
gens assez important, parmi lesquels se trouvaient un certain
nombre d'agents de police venus enquêter sur le ramdam.
Je ne savais pas qu'il pouvait ensorceler plusieurs norm' à
la fois. En fait, à y réfléchir, je ne savais pas qu'on pouvait
faire ça, tout court. Encore un indice qui m'indiquait que je
n'avais pas affaire au menu fretin des vamps. Puisqu'on en
parle, les vamps de cette catégorie étaient éparpillés un peu
partout au sol avec, çà et là, un garou intercalé entre leurs
cadavres. Leur cœur et leur tête étaient à quelques mètres
de leurs corps, mais ils avaient tous l'air d'être là.
Pritkin était en train de ranger son attirail, qui flottait
devant lui, en rang, bien discipliné. Chaque arme attendait
sagement son tour. Il a plissé les paupières et m'a regardée
d'un œil suspicieux tout en essuyant ses couteaux sanglants
avant de les ranger.
—Vous avez possédé un membre du Cercle noir, a-t-il
dit, comme s'il tenait un scoop. Et vous aviez de puissantes
sorcières à votre service. Qui étaient-elles ?
J'ai jeté un coup d'œil à l'endroit où se trouvaient les
trois
femmes, mais il n'y avait plus que le deuxième chevalier noir.
Son corps étendu formait un angle peu naturel et son visage
squelettique était tourné vers les premières lueurs de l'aube.
Il
avait les yeux ouverts, mais j'étais presque sûre qu'il ne
voyait
plus rien. Je me suis rendu compte qu'il devait être mort,
mais, à ce moment-là, ça ne m'a fait ni chaud ni froid.
—Je ne sais pas.
Ma voix était rauque. Ce n'était pas vraiment étonnant
(je n'étais pas tendre avec mes cordes vocales, ces derniers
temps) mais ça m'a quand même surprise.
—Vous n'êtes pas humaine.
Ce n'était pas une question. Et Pritkin me dévisageait
comme s'il allait me pousser une deuxième tête d'un moment
à l'autre.
—Désolée de vous décevoir, mais je ne suis pas un
démon, lui ai-je répondu.
C'était un truc que je répétais souvent, ces jours-ci - pas
bon signe.
—Qu'êtes-vous, dans ce cas ?
Billy Joe a flotté devant moi et m'a gratifiée d'une paire
de pouces levés et d'un rictus entendu.
—J'ai deux ou trois trucs à vérifier. À tout'.
J'ai soupiré. Il faisait à peine jour. Ce n'était pas le
moment idéal pour s'attirer des ennuis, même à Las Vegas.
Pourtant, j'étais sûre et certaine que Billy Joe allait quand
même se débrouiller pour se retrouver dans le pétrin. Je me
demande bien pourquoi...
—Je ne suis qu'une petite voyante de quartier, ai-je répondu
à Pritkin, ivre de fatigue. « Une petite pièce, Monseigneur, et
je vous dirai la bonne aventure. » Seulement... (Un énorme
bâillement m'a interrompue.) vous n'allez peut-être pas
apprécier.
Je me suis pelotonnée un peu plus contre le mur en coton
tiède que j'avais dans le dos. Et je me suis sentie partir.
Chapitre 9
J'ai été réveillée par le soleil, dont les doigts insidieux
transperçaient mes paupières. Il brillait à travers une
grande fenêtre dominant le lit géant sur lequel on m'avait
allongée. J'ai bâillé en grimaçant. J'avais un goût affreux
dans la bouche et celle-ci était toute pâteuse. Je ne voyais
rien. Mes paupières étaient tellement bouffies que j'avais
du mal à les ouvrir. Une fois mes yeux entrebâillés, je les
ai fait cligner frénétiquement. J'étais perplexe. Cette pièce
n'avait pas l'air meublée par des vampires. Sauf si c'était la
chambre de Louis-César. Tout était jaune, depuis les stucs
au plafond jusqu'au couvre-lit et aux housses d'oreiller.
Seuls le tapis tressé pastel et quelques gravures d'inspiration
amérindienne luttaient contre cette marée jaune. Et ils
avaient l'air de perdre.
Je me suis mise en position assise. Immédiatement, j'ai
su que c'était une mauvaise idée. Mon estomac avait envie
de renvoyer quelque chose, mais il n'y avait rien à renvoyer.
Je me sentais aussi faible qu'après une semaine de grippe et
j'avais une furieuse envie de me brosser les dents. Dès que la
pièce s'est arrêtée de tourner, je me suis laborieusement mise
sur pied, et j'ai commencé à explorer les lieux. En passant la
tête par l'embrasure de la porte, j'ai appris deux choses. Un :
j'étais de retour dans mes quartiers, à la MAGIC. Deux :
j'avais des invités. Le petit couloir, devant ma chambre,
menait au séjour dans lequel on m'avait transportée avant
mon expédition au Dante. Quelques têtes, très familières,
ont
pivoté dans ma direction. Je leur ai servi une moue renfro-
gnée avant de repérer, à quelques centimètres de là, l'entrée
du sanctuaire en céramique bleue. Quelqu'un (j'espérais
sincèrement qu'il s'agissait de Rafe) m'avait dépiautée de
mes vieux vêtements en charpie pour m'envelopper dans
une robe de chambre en éponge. Ça pouvait aller, si ce n'est
qu'elle était trois fois trop grande. Tout en me prenant les
pieds dedans au moment inopportun, j'ai réussi à me frayer
un chemin sans tomber jusqu'à la salle de bains. J'ai fermé
la porte au nez de Tomas.
J'ai vérifié la fenêtre, juste histoire de. Cette fois,
aucune
petite tronche ne m'a accueillie par une grimace. Mais au
lieu de placer un Marley, ils avaient tellement renforcé le
talisman que je n'avais pas besoin de me concentrer pour
voir scintiller le filet argenté obstruant la seule issue.
C'était
un peu exagéré, étant donné qu'un garde humain était
également posté juste devant. Comme si cette salle de bains
renfermait un truc vraiment flippant! Pourtant, il n'y avait
qu'une pauvre voyante laminée et affligée d'une gueule de
bois de la mort qui tue. J'ai fermé les rideaux en haussant
les épaules : je n'espérais pas vraiment pouvoir m'en tirer
deux fois de suite.
Personne ne m'a interrompue. Pourtant, j'ai pris un très
long bain. Ça n'a pas beaucoup aidé. Ma liste de blessures
commençait à franchement s'allonger, j'étais épuisée (malgré
ces six heures de sommeil) et j'avais gagné un cadeau!
Quelqu'un m'avait passé le bracelet du mage noir au poignet.
Il était bien attaché. Cette personne l'avait aussi réparé : je
sentais, sous mes doigts, un cercle parfait de minuscules
dagues, comme autant de perles à un chapelet. Super.
Exactement ce qu'il me fallait : un autre bijou atrocement
kitsch! J'ai essayé de l'enlever mais il ne passait pas sur
ma main et je n'avais pas envie d'essayer de le mordre. La
dernière fois, c'était avec les dents du mage. Cette fois, ce
serait avec les miennes.
Je suis sortie du bain, encore toute courbaturée (j'avais
l'impression d'avoir cent ans) et je me suis inspectée dans le
miroir. Je n'avais jamais été particulièrement superficielle,
mais là... J'ai vraiment eu un choc en me voyant si défaite.
Mes cheveux étaient dressés sur mon crâne, en petites
touffes, et ils étaient presque tous sortis de la barrette
dorée.
J'ai essayé de me coiffer tant bien que mal, à l'aide de mes
mains, mais je ne pouvais rien faire contre mon teint livide
et les valises que j'avais autour des yeux, dignes d'un joueur
de foot professionnel. Décidément, manquer de se faire tuer
une bonne dizaine de fois, ça vous met sur les rotules.
Me détournant du miroir, j'ai essayé de repérer mes
vêtements. Je n'ai trouvé que mes bottes, qu'on avait
nettoyées, cirées et posées contre la porte. Je me suis dit
que ça n'allait pas très bien avec l'éponge, alors je ne les ai
pas touchées. J'ai repassé la robe de chambre, préférant être
nue en dessous plutôt que de remettre les vestiges déchirés
et pleins de sang de feu mon superbe ensemble de lingerie
fine. J'étais très contente du côté trois fois trop large de la
robe de chambre : au moins, tout était couvert. Bon, j'avais
l'air d'avoir douze ans, mais peut-être que le Sénat se
fendrait
d'une autre fringue si je le leur demandais. Je les avais
trouvés
de bonne humeur tout à l'heure. OK, c'était avant que je
m'enfuie et que je manque de tuer trois personnes, quatre en
me comptant... J'ai inspiré profondément et me suis jetée
dans la fosse aux lions.
Il y avait cinq personnes dans l'autre pièce, six en
incluant
le golem posté dans le coin. Je ne l'ai remarqué qu'au bout
d'une petite seconde : les rideaux occultant avaient été tirés
devant la fenêtre, bloquant totalement la lumière du jour.
Les lampes électriques étaient allumées (les ampoules
cligno-
taient un peu à cause des talismans), mais globalement, la
pièce était sombre.
Louis-César, toujours vêtu de son jean moulant, était
accoudé à la cheminée. Pour une fois, il avait l'air stressé.
Tomas était assis près du feu, sur le fauteuil en cuir rouge.
Il
était habillé exactement comme Rafe, avec un pantalon de
costume noir et une chemise à manches longues en soie, si
ce n'est que la sienne était aussi noire que ses cheveux,
tandis
que celle de Rafe était d'un rouge passé. Rafe était assis sur
le canapé en compagnie de Mircea. C'était le seul membre
du groupe à avoir exactement la même apparence que la
nuit précédente. A le regarder, si détendu, si élégant, j'avais
presque l'impression de m'être endormie par mégarde dans
mon bain. Que tout ce cinéma, au Dante, ne s'était
jamais
produit. Cette pensée réconfortante s'est effondrée à la vue
de Pritkin. Posté à la porte, tout en kaki, genre « chasseur
de gros gibier», il ne me quittait pas des yeux. Comme s'il
rêvait d'accrocher ma tête au mur affublée d'une plaque
« PROBLÈME RÉSOLU». Ouais... Ça serait délire...
Dès qu'il m'a vue, Rafe s'est dirigé vers moi.
—Mia Stella ! Vous vous sentez mieux ? Nous étions si
inquiets. (Il m'a serrée très fort dans ses bras.) Le seigneur
Mircea et moi-même nous sommes rendus au quartier
général d'Antonio, en ville, mais vous n'y étiez pas. Si Louis-
César et Tomas ne vous avaient pas trouvée...
— Ils m'ont trouvée. Tout va bien, Rafe.
Il a hoché la tête en essayant de me guider jusqu'au
canapé. Mais je n'avais pas envie d'être coincée là-dessus.
Ce n'était pas comme si je pouvais m'échapper, où que je
m'assoie, mais je n'aimais pas l'idée d'être confinée. En
plus, les seules personnes, dans cette pièce, à qui je faisais
plus ou moins confiance, c'était Rafe, et peut-être Mircea :
je préférais me poser à un endroit d'où je pouvais voir leurs
visages. Je me suis assise sur le pouf, aux pieds de Tomas,
tout en m'efforçant de garder ma robe de chambre d'un
seul tenant.
—Je suis désolé, mais vos vêtements étaient irrécupé-
rables, m'a lancé Rafe, penaud. Des mesures ont été prises
pour que d'autres vous soient fournis.
—Ça marche.
Je n'ai rien fait pour enchaîner sur des banalités. J'étais
sur le point de découvrir ce que le Sénat voulait de moi. Et
comme je savais déjà que ça n'allait pas me plaire, je n'avais
pas besoin de faire passer la pilule.
—Mia Stella. (Rafe a lancé un coup d'œil à Mircea. Ce
dernier ne lui est pas venu en aide. Il a simplement haussé
un sourcil. Pauvre Rafe. C'était toujours lui qui se tapait les
sales boulots.) Pourriez-vous nous dire qui est Françoise ?
Je l'ai regardé d'un œil ahuri. De toutes les choses que je
me préparais à entendre, c'était peut-être la toute dernière.
Pire, elle n'était même pas sur la liste.
— Quoi?
—Vous me l'avez mentionnée, a ajouté Louis-César en
s'accroupissant devant moi. (Je me suis éloignée sensible-
ment. Même s'il m'avait transbahutée à travers le parking
et qu'il ne s'était rien passé, je ne voulais pas prendre de
risque.) Au casino.
—Vous ne voulez pas qu'on parle de Tony ? Il vend des
esclaves aux Faes.
—Nous savons, a répondu Mircea. L'une des sorcières
que vous avez aidées s'est rendue auprès du Cercle pour y
relater sa captivité. On m'a autorisé à assister à l'audience,
puisque Antonio est sous ma responsabilité. Les mages sont
assez... préoccupés, comme vous pouvez l'imaginer.
J'étais perdue.
—Je suis peut-être un petit peu lente, sur ce coup-là,
mais pourquoi des sorcières ? Les humains, c'est quand même
des proies plus faciles !
Les femmes que j'avais libérées n'étaient pas des poids
moyens. La preuve : elles avaient refroidi un mage.
—Pendant des siècles, dès qu'une de leurs lignées
commençait à dépérir, ils ont suivi cette stratégie, m'a
expliqué Mircea. Vous avez entendu ces histoires racontant
l'enlèvement de nouveau-nés humains par les Faes ? (J'ai
opiné du chef : c'était le B.A.BA du conte de fée.) Ces enfants
étaient élevés en Faerie et mariés dans les plus grandes
maisons. Ils ont effectivement renforcé leur fertilité, mais
bien vite, on s'est aperçu que les fruits de telles unions
avaient
des capacités magiques considérablement moindres que
celles des Faes.
—Alors ils se sont mis à ravir des sorcières.
—Oui. Mais un accord a été signé en 1624, entre les Faes
et le Cercle d'argent, stipulant que de tels rapts ne devaient
plus se produire.
—J'imagine que c'est plus ou moins caduc, maintenant.
—Au contraire, a rétorqué Mircea en souriant. Les elfes
de Lumière jurent qu'ils ne savent rien de cette pratique.
Selon eux, seuls les elfes des Ténèbres seraient impliqués.
(J'ai froncé les sourcils. D'après ce que m'avait raconté
Billy,
c'était plutôt l'inverse.) Les Ténèbres prétendent le
contraire,
bien entendu, a-t-il ajouté en remarquant mon expression.
En tout cas, ce n'est pas notre problème. Nous n'allons pas
nous mêler de la politique Fae à cause de l'avarice d'un seul
individu. C'est ce que nous avons dit aux ambassadeurs, il y
a quelques heures de cela. Nous nous occuperons d'Antonio,
mais notre implication s'arrêtera là.
Ce n'était pas surprenant. Ils avaient beau siéger à la
MAGIC, les vamps ne s'étaient jamais trop intéressés aux
problèmes des autres espèces. Ils coopéraient du moment
où ça servait leurs propres intérêts.
—Il n'y a qu'une sorcière qui est venue ? Qu'est-il arrivé
aux deux autres ?
—Ça devait être des sorcières noires, a suggéré Pritkin
en me regardant d'un œil torve. Le Cercle les a sûrement
suspendues pour leurs crimes. Sinon, elles n'auraient pas été
si rapides à s'enfuir. Notre sorcière n'a pas appris
grand-chose
sur elles : elles étaient bâillonnées la plupart du temps. Mais
elle a dit que l'une d'entre elles vous a reconnue et a insisté
pour vous aider contre le mage noir. Pourtant, vous nous
dites que vous ne les connaissez pas.
—C'est vrai.
Je ne pouvais pas lui parler de Françoise : j'aurais eu
l'air d'une folle et je n'y comprenais rien moi-même. Les
utilisateurs de magie ont tendance à vivre plus longtemps
que la plupart des humains mais, sorcière ou pas, si c'était
bien elle dans ce château en France, elle aurait dû mourir
de vieillesse depuis bien longtemps. Sans compter que ça
doit demander un effort de mémoire considérable pour
se souvenir d'une personne qu'on a vue à peine quelques
minutes des siècles auparavant. Je l'avais reconnue parce
que, pour moi, les événements venaient juste de se produire.
Mais comment m'avait-elle identifiée ? Mystère.
—Et je suppose que vous ne connaissez pas non plus
la pixie qui vous a aidée à délivrer vos servantes ? C'est une
employée bien connue des Ténèbres.
Pritkin commençait à me courir sur les nerfs.
—Non, je ne la connais pas. Et ce ne sont pas mes
servantes.
—Vous m'avez dit avoir vu Françoise brûler vive.
Apparemment, quand Louis-César avait une idée
en tête...
J'ai choisi d'ignorer sa remarque. Pritkin ne croyait de
toute façon pas un traître mot de ce que je lui disais.
—Qu'est-ce qui est arrivé au mage ? Vous l'avez tué ?
ai-je demandé.
—Vous voyez ? Elle n'essaie même pas de le nier !
Pritkin a traversé la pièce à grands pas. J'avais compris
qu'il était énervé sans même le voir : mon nouveau jouet a
tressauté sur mon poignet en produisant un picotement
presque électrique. J'ai réussi à ne pas hurler, mais j'ai
enfoncé ma main plus profondément dans la poche pour
ne pas montrer le bracelet. Quelque chose me disait que
Pritkin n'aurait pas été ultra content de le voir.
Tomas s'était mis debout entre nous. Ça m'agaçait de
ne pas l'avoir vu arriver, mais j'étais soulagée qu'il y ait
une barrière entre moi et le mage. Les gars de Tony avaient
toujours considéré les mages guerriers comme de dangereux
tarés assoiffés de sang. Étant donné que cette remarque
venait de meurtriers récidivistes au service d'un vampire
psychopathe, j'avais tendance à la prendre au sérieux.
—Pourquoi le nierais-je ? Je vous ai sauvé la vie en le
possédant.
Je ne m'étais pas attendue à un remerciement, mais ça
aurait été quand même sympa qu'il arrête de me fusiller
du regard.
—J'aurais préféré mourir que d'être sauvé par un tour
de magie noire !
—On en prend note, pour la prochaine fois, a lancé
Tomas.
J'ai ricané. Je n'avais pas envie de me mettre qui que ce
soit à dos, mais j'étais ivre de fatigue et je mourais de faim.
Et sur le moment, ça m'a semblé drôle. Pritkin n'avait pas
l'air de cet avis.
On a frappé à la porte. Mircea s'est levé.
—Ah ! Le petit déjeuner. Nous serons sans doute tous
de bien meilleure humeur après nous être restaurés.
Un jeune homme est entré en poussant une table à
roulettes. L'odeur seule a suffi à me faire saliver.
Quelques minutes plus tard, j'attaquais la deuxième
moitié d'un plateau rempli de pancakes, de saucisses, de
galettes de pommes de terre et de fruits frais. Le tout servi
dans un plat en argent et des assiettes et des tasses en vraie
porcelaine, avec des serviettes en tissu. Et le sirop d'érable
était authentique. D'un seul coup, le Sénat m'apparaissait
sous un meilleur jour. J'étais en train de me servir une
deuxième tasse de thé lorsque Pritkin a émis un bruit de
dégoût. Je ne voyais vraiment pas où était le problème : lui
aussi, il avait son plateau.
— Ça ne vous dérange pas le moins du monde, n'est-ce
pas ? m'a-t-il demandé.
J'ai remarqué que non seulement il ne mangeait pas,
mais qu'il me dévisageait de la même façon que j'avais dû
regarder les rats-garous du casino. Comme un truc qu'il
n'arrivait pas vraiment à comprendre, mais qu'il n'aimait pas.
Je l'ai interrogé d'un haussement de sourcil (j'avais la bouche
pleine). Il a fait un grand geste en direction des vamps.
—Regardez-les !
J'ai enfourné une fourchette remplie de morceaux de
saucisse avant de me retourner. Les vampires étaient en train
de se nourrir. Et on ne leur avait pas servi de pancakes.
Tony
avait prouvé à plusieurs reprises que les vamps pouvaient
prendre des repas normaux, mais ils n'en tiraient aucune
subsistance. Il n'y avait qu'une seule chose capable de les
nourrir. Et dont ils profitaient vraiment. Apparemment,
Louis-César avait déjà mangé. Ou peut-être que ce qu'on
disait sur les membres du Sénat était vrai. Peut-être
étaient-ils
effectivement assez puissants pour ne se nourrir qu'une
fois par semaine ? En revanche, Rafe, Mircea et Tomas
m'accompagnaient pour le petit déjeuner. Et bien sûr, il y
avait les hybrides garous-satyres du casino au menu.
J'avais assisté à tellement de scènes semblables au cours
de mon enfance que je n'avais même pas relevé sa remarque.
Tous les prisonniers pris vivants étaient utilisés comme
nourriture. Le gâchis de sang était une des seules choses
qu'on considérait comme véritablement décadentes dans le
milieu des vamps. Même du sang de métamorphe. Le sang,
c'est précieux. Le sang, c'est la vie. J'avais grandi avec ce
principe. Apparemment, ce n'était pas le cas de Pritkin.
La seule chose qui me foutait en l'air, c'était de voir
Tomas en train de se nourrir au cou d'un beau et jeune
garou qui m'était vaguement familier. Il avait des yeux
marron clair, de la même couleur que la fourrure prenant
naissance à mi-cuisse et encadrant son sexe colossal. On
l'avait déshabillé et on lui avait enchaîné les mains et les
pieds avec de lourdes chaînes en argent. C'était la façon
habituelle de faire : l'humiliation faisait partie de la
punition.
Mais dans ce cas bien spécifique, je trouvais que c'était
complètement inefficace. Je ne savais pas ce qu'il pensait
des chaînes (les garous ne sont pas de grands amateurs
d'argent), mais les satyres préfèrent être nus. Ils estiment
que si on s'habille, c'est qu'on a quelque chose à cacher, une
imperfection corporelle. Et celui-ci ne devait avoir honte
de rien. En plus, son corps réagissait au festin de la façon
habituelle, ce qui le rendait encore plus impressionnant.
Mais ça devait être une réaction purement nerveuse : son
visage était déformé par la peur. Il m'a fallu une minute
avant de le reconnaître. Il s'agissait du serveur qui m'avait
accueillie au bar des satyres.
Cette scène me dérangeait. Pas parce que j'avais déjà
rencontré le garou, ni parce qu'il était de toute évidence
terrifié (mieux valait qu'il apprenne sa leçon maintenant,
ça lui passerait l'envie de jouer avec les nerfs du Sénat: ils
n'avaient pas l'habitude de donner de troisième chance).
Non. Au bout d'un moment, j'ai compris que mon cerveau
refusait de voir les crocs en extension de Tomas émerger de
ses lèvres, qui se délectaient du sang du satyre comme s'il
s'agissait de son cru préféré. Apparemment, j'avais encore
du mal à ranger Tomas dans la catégorie « vampires ».
Même si j'étais mal à l'aise, je n'ai pas détourné le
regard.
Toute marque d'émotion pendant une scène de châtiment
était considérée comme une faiblesse. Et c'était mal poli de
l'ignorer : l'idée du châtiment public, c'est qu'on le regarde.
Mais j'ai quand même reporté mon attention sur Mircea.
Ça me gênait moins de le voir apprécier son repas que de
regarder Tomas, et il était de toute façon dans mon champ
de vision.
—Je croyais que vous n'aimiez pas le sang de garou,
ai-je dit, essayant d'adopter le ton badin qui convient aux
conversations de cour. (Mircea était présent lorsque Tony
avait exécuté le mâle alpha, mais il avait décliné l'offre de
le
vider de son sang.) Vous avez dit que c'était amer.
—C'est un goût auquel il faut s'habituer, a répondu
Mircea en laissant le garou brun accroché à ses genoux
s'affaler par terre. Et je ne vais pas faire le difficile :
j'aurai
besoin de ma force, cette nuit.
Je me suis encore servi du thé tout en louchant sur le
plateau bien rempli de Pritkin.
—Vous n'en voulez pas ?
C'était plus fort que moi. Pour une raison ou une autre,
je mourais de faim. C'était sans doute la faute de Billy Joe.
Le mage m'a ignorée, tout à sa contemplation horrifiée de
garou inconscient. Mircea a fait glisser le plateau du mage
de mon côté. J'y ai pioché joyeusement.
—Est-ce qu'Antonio a eu des problèmes avec ce clan
après avoir exécuté leur chef? m'a-t-il demandé, comme s'il
lisait dans mes pensées.
J'ai aspergé les pancakes du mage de sirop d'érable
avant
de les badigeonner de beurre.
—Je ne crois pas. En tout cas, je n'en ai jamais entendu
parler. Mais bon, Tony ne me racontait pas tout.
Mircea m'a décoché un sourire narquois.
—Bienvenue au club, dulceatâ. Bogâtia stricâ pe om.
—Vous savez que je ne comprends pas le roumain,
Mircea.
— « La prospérité cause autant de pertes que l'avarice. »
J'ai secoué la tête. C'était inconcevable que Tony risque
de se mettre le Sénat et le Cercle à dos par simple goût
du profit.
—Je crois que Tony vise plus le pouvoir. Il a déjà
l'argent.
—Vous êtes sage en dépit de votre jeune âge. Vos
fantômes vous en ont-ils tant appris ?
J'ai failli renverser mon thé sur Tomas.
—Pas vraiment, non !
Les seules choses que Billy Joe m'ait jamais apprises,
c'étaient des tours de carte pas catholiques et quelques
chansons paillardes irlandaises.
—Vous rendez-vous compte de ce que vous dites ?
(Pritkin me regardait avec révulsion.) Cette chose vient
de commettre un meurtre et vous n'avez pas même cillé !
Faites-vous des esprits des défunts vos esclaves ? Comme
vous l'avez fait de votre serviteur fantôme et de ces deux
sorcières noires ? Est-ce pour cela que vous restez assise là,
sans rien dire ?
J'étais à deux doigts de me convaincre que ça ne valait
pas le coup de se prendre la tête, mais je me sentais beaucoup
mieux maintenant que j'avais descendu les pancakes. Et
Pritkin avait vraiment besoin qu'on lui explique la vie.
—D'abord, ce garou n'est pas mort. Il s'est juste évanoui.
Ensuite, je ne peux pas asservir les fantômes. A ma connais-
sance, ce n'est même pas possible. Et pour finir, les garous
ne laissent pas de fantômes. Les vamps non plus. Je ne sais
pas pourquoi, mais c'est comme ça.
—Parce que leurs âmes sont déjà en enfer ? a-t-il
demandé, en se moquant ostensiblement des regards que
Mircea et Rafe lui lançaient.
Les autres n'ont pas réagi. Tomas parce qu'il était en train
de manger. Louis-César parce qu'il avait l'air de souffrir
d'une épouvantable migraine.
—Quand je vous ai vu opérer devant le Sénat, ai-je
répliqué, j'ai cru que vous vouliez mourir. Je commence à
croire que c'est vrai.
—Donc vous admettez qu'ils me tueront tôt ou tard.
J'ai regardé Mircea du coin de l'œil. Il avait l'air de se tâter
devant la carte des desserts.
—Tôt, je dirais, a-t-il lancé. Au rythme où vous allez...
Je me suis dit qu'il valait mieux tout expliquer au mage
avant qu'il pète un câble.
—Ce type fait partie d'un groupe qui a essayé de nous
buter il y a quelques heures. Mais les vamps ne vont pas le
tuer. En tout cas, pas cette fois. Ils donnent toujours un
avertissement, la première fois qu'on s'attaque à eux. Et pour
être sûrs que le message passe bien, ils organisent une séance
de travaux pratiques. Si la leçon est assez rude, la plupart
des gens n'ont pas besoin qu'on la leur répète.
Pritkin avait l'air dégoûté.
—Oh, alors tout ça n'est qu'un malentendu ? Les
vampires ne sont ni des monstres ni des bêtes féroces ? C'est
ça, que vous voulez dire ?
Mircea essayait de ne pas éclater de rire. Ce n'était pas
très concluant. En croisant son regard, j'ai senti mes propres
lèvres se déformer.
—Êtes-vous une bête féroce, Mircea?
—C'est une certitude, dulceatâ, a-t-il répliqué avec
jovialité.
Mircea m'a gratifiée d'un clin d'œil avant d'échanger sa
victime comateuse pour une autre, qu'on venait tout juste
de lui apporter. Il s'agissait d'un humain, cette fois. Sans
doute un des gros bras du service de jour de Tony. Encore un
qu'il avait recruté « pour ses biceps, pas pour ses synapses »
:
ses yeux noisette étincelaient d'indignation. Il n'essayait
même pas de le cacher. Apparemment, il avait déjà essayé
de la ramener parce qu'en plus des chaînes qu'il portait
aux chevilles et aux poignets, on lui avait fourré un bâillon
dans la bouche. J'ai regardé Pritkin du coin de l'œil : sa
mâchoire s'est crispée. S'il avait déjà des objections à ce
qu'on donne l'exemple avec des garous, qu'allait-il penser
d'un être humain subissant le même traitement ?
Mircea a à peine considéré son cou, pourtant l'endroit le
plus courant pour se nourrir. Sans doute parce que le jeune
homme était particulièrement rebelle. Il avait un corps très
proche de la perfection, avec des boucles cuivrées en bataille
et des muscles bien dessinés. Mais il avait une fine cicatrice
sous le téton gauche, qui a attiré l'attention de Mircea. Le
vampire a fait passer ses longs doigts blancs sur la petite
imperfection, comme s'il la mémorisait (ou, connaissant
Mircea, comme s'il envisageait d'en ajouter une semblable
de l'autre côté). La poitrine était aussi un endroit de morsure
assez populaire. L'homme s'est crispé comme s'il le savait.
J'ai vu la sueur sourdre de sa lèvre supérieure, et il s'est mis
à
déglutir nerveusement. La protubérance camouflée dans ses
poils roux s'est tendue sous les caresses de Mircea,
alléchante.
Paniqué, l'homme a bondi en arrière en écarquillant les
yeux. Il n'avait pas franchi trente centimètres que Rafe,
encouragé par un signe de tête de Mircea, l'a transporté
sur le canapé.