— J’ai l’impression que nous sommes dans une impasse, commenta Vespasia d’un ton froid. Peut-être devrions-nous agir chacune comme bon nous semble ? En ce qui me concerne, j’irai à Ballachulish, ou du moins je tâcherai de m’en rapprocher le plus possible. Comme vous l’avez sans doute remarqué, on n’a vu que très peu de neige pour l’instant.

Isobel se mordit la lèvre et se détourna.

— Vous finissez toujours par obtenir ce que vous voulez, n’est-ce pas ? dit-elle d’une voix tremblante, sans qu’on sache si c’était dû à la colère ou à la peur. Vous avez l’argent, la beauté et un titre et savez vous en servir à merveille !

Sur quoi, elle quitta la pièce d’un pas vif, sans un regard.

Vespasia resta seule. Les reproches d’Isobel ne pouvaient être justifiés ! Était-elle à ce point gâtée et coupée de la réalité ? Certes, elle ne pouvait ignorer qu’elle était une femme magnifique. Si le miroir n’avait pas suffi à lui en faire prendre conscience, la jalousie des femmes et l’admiration des hommes s’en seraient chargées. C’était fort agréable – elle ne pouvait le nier –, mais cela en valait-il la peine ? D’ici à quelques années, son éclat se fanerait, et ceux qui ne l’appréciaient que pour ce seul atout l’abandonneraient pour la Vénus du moment, plus jeune et plus fraîche.

Certes, elle avait de l’argent. Elle reconnaissait n’avoir jamais manqué de rien. Et son titre ? Exact aussi. Il lui ouvrait des portes qui pour d’autres resteraient toujours fermées. Était-elle gâtée ? L’imagination et la compassion lui faisaient-elles défaut ? N’ayant jamais été mise à l’épreuve, manquait-elle de force ?

Non, c’était faux ! Rome l’avait poussée dans ses derniers retranchements. Elle aurait tout donné pour rester là-bas avec Mario malgré leurs divergences idéologiques : lui était républicain, et elle monarchiste. Il possédait la passion et la flamme des révolutionnaires, alors que de son côté elle chérissait les vieilles et belles traditions qui avaient fait leurs preuves au fil des siècles. Ce qui ressortait de cette aventure, c’était le rire de Mario, sa chaleur, son courage d’idéaliste. Comme ce caractère était à l’opposé de la douceur ordinaire et dépourvue d’imagination de son mari, qui lui laissait toute sa liberté mais ne parvenait pas à combler le vide de son âme !

Quoi qu’il en soit, tout cela ne concernait pas Isobel, qui n’en saurait jamais rien. C’était son voyage expiatoire, pas celui de Vespasia.

 

Elles partirent tout de suite après le petit déjeuner, avec l’aide des gens de Mrs. Naylor, qui les accompagnèrent en cabriolet à Inverness, puis au-delà, jusqu’à l’extrémité orientale du Loch Ness, où elles pourraient louer une barque. De là, elles longeraient la rive de ce lac bordé de montagnes escarpées, qui semblait une immense faille remplie d’eaux insondables luisantes comme l’acier. Durant tout le trajet en cabriolet, elles ne s’étaient presque pas parlé, assises côte à côte, le visage battu par le vent, les jambes emmitouflées dans un plaid.

— Fort Augustus se trouve à trente miles d’ici, déclara le marinier en secouant la tête quand elles montèrent à bord. Ensuite, il faut remonter le canal sur encore trente bons miles avant d’atteindre Fort William, sur la côte.

Les yeux plissés, il observa le ciel.

— Dans l’ouest, on dit toujours que si on voit les collines, c’est la pluie assurée.

— Et si on ne les voit pas ? demanda Isobel.

— C’est qu’il pleut déjà, répondit-il en souriant.

— Dans ce cas, mieux vaut ne pas traîner, rétorqua-t-elle d’un ton vif. Si pour l’instant il fait beau, c’est qu’il va bientôt pleuvoir !

— Exact. Vous êtes sûre de vouloir y aller ?

Sans un regard à Vespasia, Isobel confirma que oui, et elle accepta l’aide du batelier pour s’installer à la poupe de la petite embarcation, dont la plus grande partie était ouverte à tous les vents. C’était pour elles la seule façon d’entamer leur voyage.

Ils s’avancèrent dans les eaux plus propices à la navigation, mais sans trop s’éloigner de la rive septentrionale, comme si le centre du lac promettait d’être le théâtre de tempêtes subites. En effet, des bourrasques sorties de nulle part soufflèrent à plusieurs reprises. Au départ, l’eau scintillait de reflets argentés éblouissants, et les flancs des montagnes resplendissaient de verts vifs. Soudain, tout s’obscurcit, les sommets furent ensevelis sous un linceul de nuages, et le lointain fut voilé par d’impénétrables rideaux de pluie grise.

S’étant abritées dans la minuscule cabine, elles furent bringuebalées d’un bord à l’autre par le tangage et le roulis. Elles restèrent silencieuses, les mâchoires serrées, tremblant de froid.

Vespasia maudit ce qui l’avait poussée à venir jusque-là : son orgueil, Isobel et sa langue de vipère, Omegus et ses idées de rédemption, et enfin Gwendolen, qui avait voulu épouser un homme aussi superficiel que Bertie Rosythe et s’était effondrée quand elle avait vu clair en lui.

— Vous croyez que Gwendolen était encore amoureuse de Kilmuir ? demanda-t-elle à Isobel quand le déluge cessa.

Autour d’elles, tout était redevenu scintillant ; le lac, aussi plat qu’un miroir, ressemblait en son centre à un brasier de lumière, les monts étaient noirs comme le basalte, et des traînées de pluie assombrissaient l’horizon.

Surprise, Isobel la dévisagea.

— Vous voulez dire qu’elle s’en serait aperçue ce soir-là et que son chagrin aurait refait surface ? demanda-t-elle d’une voix où transparaissait l’espoir.

— La connaissiez-vous bien ?

Isobel réfléchit quelques instants. Elles passèrent devant un château construit au bord de l’eau qui, dans ce décor montagneux, avait un côté théâtral.

— Un peu, répondit-elle. Je sais que sous son air gai se cachait une grande tristesse. Cela dit, elle était veuve. Je sais ce que c’est. Qu’on ait aimé son mari à la folie ou pas, on se sent parfois très esseulée.

Vespasia ressentit un accès de culpabilité.

— Je comprends.

Isobel n’avait pas besoin de savoir que ce manque la touchait aussi, qu’elle ressentait une autre sorte de solitude, une soif qu’elle n’avait jamais pu étancher, sauf lors de brefs moments périlleux, en partageant une cause commune avec l’être aimé, pendant une période vouée à rester éphémère.

— Pour tout vous dire, Kilmuir était un mufle, d’après moi, reprit Isobel d’un air songeur. Je suis sûre qu’il ne valait pas mieux que Bertie Rosythe. Enfin, bon, c’est normal de ne se souvenir que des traits positifs de quelqu’un après sa mort.

Vespasia lut le doute sur son visage et crut déceler en elle une certaine culpabilité. Après cette remarque, Isobel ne soutint pas une seule fois son regard et n’évoqua plus jamais ce sujet.

Ils passèrent la nuit sur la terre ferme, reprirent la route dès le lendemain matin et atteignirent Fort Augustus dans la soirée. Au lever du soleil, elles changèrent d’embarcation pour amorcer la descente du canal. Le froid mordant, le sentiment de claustrophobie sur cette longue barge étroite et l’idée de s’éloigner de plus en plus d’une région qui leur était plus familière, ne fût-ce que de réputation, atténuèrent en partie la tension qui régnait entre elles. Ce qui primait pourtant, c’était l’appréhension due à la perspective de rencontrer Mrs. Naylor. Elles discutèrent afin de briser le silence de ces immensités et de conjurer la singularité de leur situation. Elles se rapprochèrent l’une de l’autre pour trouver un peu de chaleur, partagèrent la nourriture qu’on leur offrait et rirent avec embarras du côté peu commode des exigences de la nature. Pour passer le temps et se dégourdir les jambes pendant les longs moments ennuyeux où ils franchissaient une écluse, elles descendaient de la péniche pour faire les cent pas dans le vent cinglant et observer les cimes blanches des hauteurs.

Dans la soirée du quatrième jour de voyage depuis Inverness, elles arrivèrent à Fort William, où de nouveau elles trouvèrent un hébergement. Tremblant de froid et d’épuisement, elles étaient trop accablées pour réfléchir à la façon dont elles rejoindraient ensuite Ballachulish. Elles se pelotonnèrent près du feu afin de se réchauffer.

— Qu’est-ce qui a pris à Mrs. Naylor de venir ici, au nom du ciel ? demanda Isobel, dépitée, en frictionnant ses mains tendues vers les flammes. Et d’y rester un an et demi, en plus ? Pas étonnant que Gwendolen n’ait jamais parlé d’elle. Elle devait être terrifiée à l’idée qu’on découvre que sa mère était folle !

— Elle n’en a jamais parlé ? s’étonna Vespasia, bien que le commentaire d’Isobel lui parût plutôt sensé.

Elle-même s’était déjà demandé pourquoi Mrs. Naylor ne préférait pas sa splendide demeure de Muir of Ord. Si l’on désirait vivre en reclus, cet endroit était déjà bien assez isolé !

— Jamais, répondit Isobel avec franchise. Avouez que c’est surprenant.

Vespasia eut une nouvelle révélation : elle n’avait jamais remarqué auparavant qu’Isobel connaissait aussi bien Gwendolen. En fait, Isobel en savait bien plus qu’elle n’avait voulu l’admettre, et son désir d’obtenir l’affection de Bertie Rosythe était peut-être plus profond qu’il n’y paraissait.

— En effet, reconnut Vespasia. C’est assez surprenant.

Elle se demandait pourquoi Mrs. Naylor n’avait pas accompagné Gwendolen pour la chaperonner et l’aider de son mieux à trouver un second mari dès que les convenances l’auraient permis.

Isobel voulut approcher encore un peu plus son fauteuil du feu, mais se ravisa quand elle se rendit compte qu’elle se retrouverait presque les pieds dans l’âtre et que ses jupons seraient alors à la merci de la moindre flammèche.

— J’appréhende beaucoup de rencontrer cette femme. Croyez-vous qu’elle puisse être dangereuse ?

Vespasia réfléchit au besoin de mener leur voyage à terme, où qu’il les conduise, et à sa soif grandissante de vérité quant aux raisons qui avaient poussé Gwendolen à se donner la mort. Elle commençait à craindre de n’avoir vu à Applecross que la partie émergée de l’iceberg. Plus elle y songeait, moins la pique cruelle d’Isobel lui paraissait un motif suffisant.

— C’est possible, répondit-elle. Que disait Gwendolen de sa famille si elle ne mentionnait jamais sa mère ?

— Très peu de chose. Il n’y en avait que pour Kilmuir, et elle évoquait seulement à quel point il lui manquait. Bien entendu, elle ne parlait jamais de l’accident, ce qui semblait normal. Ç’aurait été de très mauvais goût, pénible pour elle et gênant pour tous les autres.

Prise d’un frisson, elle resserra sa cape autour de ses épaules.

— Je dois reconnaître qu’en de telles circonstances j’aurais agi comme elle. Je n’ai rien à lui reprocher. Je trouve étrange qu’elle n’ait jamais parlé de sa mère, c’est tout. Bref, si cette dernière est folle à lier, ça expliquerait tout.

Elle se frotta le front.

— Devons-nous vraiment continuer ?

— Vous avez envie de renoncer ?

Isobel fit une moue contrite.

— J’en ai eu envie dès notre départ, mais pas autant que maintenant, croyez-moi. Pourtant, puisqu’on touche au but, je détesterais avoir accompli tout ce trajet pour rien.

Elle sourit, et l’espace d’un instant ses yeux se firent brillants.

— Quand je suis sur le point de m’effondrer, je pense à la fureur de Lady Warburton et de Blanche Twyford qui seront obligées de me pardonner, et ça me donne du courage.

Vespasia comprenait son sentiment. L’idée de voir Lady Warburton se montrer courtoise et ravaler ses jugements lui avait plus d’une fois réchauffé le corps et redonné de l’allant.

Elle sourit.

— Et Kilmuir, comment était-il ?

Isobel se détourna, et une ombre s’immisça de nouveau entre elles.

— Je n’en sais rien.

— Oh si, vous le savez, insista Vespasia. Vous connaissiez Gwendolen bien mieux et depuis bien plus longtemps que vous ne me l’avez laissé entendre.

Isobel lui lança un regard plein de défi.

— Et alors, en quoi cela vous concerne-t-il ? Je vais expier ma faute, ça ne vous suffit pas ? C’est vous la mieux placée pour voir ce que ça me coûte !

Elle prit une profonde inspiration.

— C’est pour ça que vous m’accompagnez ? Pour vous assurer que je vais bien jusqu’au bout ? C’est la mission que vous a confiée Omegus Jones ?

Cette accusation était si injuste que Vespasia fut prise de court.

— Si je suis venue, c’est parce que d’après moi ce voyage risquait d’être long et pénible, voire dangereux, que son terme serait l’étape la plus difficile et que vous auriez sans doute besoin d’une amie. Si c’est moi qui avais dû m’en acquitter, je n’aurais pas voulu le faire seule. Et puis Omegus ne m’a confié aucune mission.

Isobel fut submergée par la honte.

— Je vous demande pardon, dit-elle d’une voix rauque. Je n’ai jamais été capable d’une telle preuve d’amitié. J’ai du mal à croire que vous puissiez vous donner tant de mal pour moi. Qu’est-ce qui vous y pousse ? Je… je ne pense pas que moi je l’aurais fait.

Elle détourna le regard.

— Enfin, vous n’aurez jamais besoin de moi de cette manière, bien sûr.

Vespasia fut tentée de lui dire la vérité, de lui parler du fardeau qu’elle portait, non seulement celui de la solitude mais aussi, si elle se montrait honnête, de la culpabilité et de la peur. Elle avait enterré ses souvenirs de Rome, de la passion, de la joie intime à ne pas être seule dans ses rêves. Elle s’était efforcée de ne plus espérer une relation avec un homme qui la comprendrait sans même qu’elle ait besoin de parler, qui comblerait chez elle un manque tout en en créant d’autres, et s’était interdit de repenser à l’exaltation que l’on ressentait en luttant corps et âme pour une cause. Elle était retournée à ses devoirs, aux bavardages mondains sur des kyrielles de sujets sans intérêt. À présent, elle se retrouvait avec Isobel, dont elle savait très peu de chose, et qui la connaissait encore moins, à partager les difficultés extérieures d’un voyage éprouvant, séparées par un fossé infranchissable concernant son but intrinsèque, puisqu’elle n’avait plus aucune croisade à mener. La seule bataille qu’elle devait livrer, c’était contre l’ennui, et cette lutte ne s’achevait jamais par une victoire, seulement par un autre jour à remplir avec des passe-temps qui ne lui apportaient rien.

— Vous ne pouvez pas savoir si j’en aurai besoin ou pas, répondit-elle d’une voix posée. Vous ne savez rien de moi, sauf ce que vous voyez en surface, c’est-à-dire ce que je veux bien montrer, comme tout un chacun.

Isobel parut ébranlée. Il ne lui était jamais venu à l’idée que Vespasia puisse être plus que la jeune femme parfaite dont elle renvoyait l’image.

Le feu commençait à faiblir. Le vent plaquait la pluie contre les vitres et gémissait sous les avant-toits. À moins qu’il se calme, le trajet en barque jusqu’à Ballachulish allait être rude, mais à cette période de l’année, il pouvait s’écouler des jours, voire des semaines, avant la prochaine belle journée. Attendre n’était pas envisageable.

Isobel semblait songeuse.

— Pourquoi avez-vous dit cela à Gwendolen ? s’enquit Vespasia. Vous l’avez accusée à mots couverts d’avoir le choix entre les domestiques et les gentlemen, et de préférer ces derniers pour des motifs d’argent et d’ambition.

Malgré la pénombre, elle vit rougir Isobel. Plusieurs secondes s’écoulèrent avant qu’elle réponde, et elle le fit sans regarder Vespasia.

— Je sais bien que c’était cruel. C’est sans doute pour cette raison que j’accomplis ce périple ridicule, sinon, quand nous avons appris que Mrs. Naylor était absente, j’aurais posté la lettre et dit que j’avais fait de mon mieux.

Elle frissonna.

— Non… c’est faux, avoua-t-elle. Si je le fais, c’est parce que je ne survivrai pas dans la bonne société si je n’honore pas ma promesse, et que je n’ai nulle part ailleurs où aller, nulle part où je sache comment me comporter.

— Pourquoi avez-vous tenu ces propos ? la pressa Vespasia.

— À cause des commérages. C’est sans doute stupide, mais je les ai entendus plus d’une fois.

Vespasia attendit la suite.

— Vous ne me dites pas tout, commenta-t-elle.

Isobel se mordilla la lèvre.

— On ferme toujours les yeux quand un homme couche avec une ou deux soubrettes, tant qu’il reste discret sur ses aventures. Une femme, elle, serait détruite si on lui découvrait une liaison avec un domestique. On la traiterait de catin. Son mari la renierait, et personne ne le lui reprocherait.

Vespasia n’en croyait pas ses oreilles.

— Êtes-vous en train de me dire que Gwendolen Kilmuir a couché avec un valet ? Elle devait avoir perdu la raison ! Plus encore que sa mère !

Isobel leva enfin les yeux vers elle.

— Non, je n’insinue rien de tel, mais des rumeurs couraient à ce sujet. En fait, je crois que c’est Kilmuir en personne qui les avait lancées.

Comme torturée par une profonde douleur, elle ferma les yeux.

— De son côté, il s’intéressait de très près à Dolly Twyford, la sœur cadette de Fenton.

— Je croyais qu’elle n’était pas mariée ! s’exclama Vespasia, perplexe.

Dans certains cercles, on acceptait qu’une femme mariée, lorsqu’elle avait donné assez d’enfants à son mari, cède à ses envies, et on n’y trouvait rien à redire à condition qu’elle agisse avec assez de discrétion. En revanche, si une célibataire fréquentait un homme, c’était une autre histoire. Cela pouvait ruiner sa réputation et lui interdire tout mariage convenable.

— Non, elle ne l’était pas, reconnut Isobel. C’était bien là le problème. Le bruit a couru que Gwendolen se comportait de manière si scandaleuse qu’il comptait divorcer d’elle et épouser Dolly.

— Ils étaient amoureux ?

— Amoureux de quoi ? fit Isobel d’un air moqueur. Dolly voulait obtenir une position dans la bonne société et le titre qui allait revenir à Kilmuir ; lui, de son côté, voulait des enfants. Au bout de six ans de mariage avec Gwendolen, il n’en avait toujours pas. Il commençait à s’impatienter. D’après les potins, en tout cas. Et je le savais, conclut-elle d’une voix étouffée.

Vespasia resta silencieuse. Minimiser la gravité de son acte ne servirait à rien. Une telle cruauté exigeait une pénitence, et toutes les deux en avaient une conscience aiguë. Mais ce qui la taraudait surtout, c’était le nouveau portrait de Gwendolen qui émergeait de ces révélations. Bertie Rosythe avait-il entendu ces rumeurs, lui aussi ? Était-ce la raison pour laquelle il n’avait pas cherché à la rassurer quant à son amour pour elle ? L’avait-il au contraire rejointe pour lui signifier qu’il n’avait aucune intention de lui demander sa main ? Gwendolen s’était-elle vue perdue, condamnée à ne jamais se remarier ?

Ou pis encore, ces rumeurs étaient-elles fondées ? Voilà qui soulevait une question des plus déplaisantes : la mort de Kilmuir avait-elle été fort opportune pour Gwendolen, effaçant d’un coup d’éponge la menace d’un divorce houleux qui aurait terni sa réputation ? Au lieu de cela, elle était devenue veuve, avait bénéficié de la sympathie générale et gardé toutes les chances de se remarier un jour. Heureusement, c’était sa mère, et non Gwendolen, qui se trouvait dans la voiture avec Kilmuir.

Elles n’abordèrent plus ce sujet. Le sommeil les attirait dans ses bras apaisants. Toutes les deux se réjouissaient d’oublier leurs soucis jusqu’au lendemain, quand il faudrait de nouveau affronter les éléments et tenter de gagner Ballachulish.

 

Le voyage fut éprouvant. Un vent d’ouest violent forçait le batelier à louvoyer le long de la côte sur une mer agitée, aussi Isobel et Vespasia furent soulagées d’accoster enfin dans le petit village de Ballachulish et de poser le pied sur la terre ferme. Elles traversèrent la route qui longeait l’enceinte du port et, tête baissée pour se protéger des rafales de neige fondue, leurs jupons violentés par le vent, avancèrent vers l’auberge. Elles se renseignèrent auprès de l’aubergiste pour savoir où trouver Mrs. Naylor, mais sa réponse les plongea dans un état proche du découragement.

— Ah, je suis désolé, mais ça fait pas loin d’un an que Mrs. Naylor a quitté Ballachulish !

— Quoi ? s’étonna Isobel. Mais c’est impossible ! Ses gens de maison à Inverness nous ont dit que nous la trouverions ici !

— Oui, ç’a été vrai à une époque, reconnut-il, mais à la Noël, ça fera un an qu’elle est partie. Une grande dame, que c’était. J’ai jamais connu une femme aussi courageuse, même si elle était anglaise comme vous.

Isobel déglutit.

— Où est-elle allée ? Vous le savez ?

— Oui, je le sais. Elle s’est installée dans la région de l’Orchy, de l’autre côté de la vallée et de la lande. Vous pourrez pas l’y rejoindre avant mai, par contre. Même au printemps, le voyage n’a rien de drôle. Il vous faudra des chevaux. La grand-route passe juste à côté avant de continuer vers le sud.

Vespasia perçut chez Isobel les premiers signes du désespoir.

Sachant ce qui l’attendait à Londres si elle échouait, elle ressentit à son égard de la pitié. Ses juges n’auraient que faire des raisons qu’elle invoquerait et ne se soucieraient pas de savoir si eux auraient agi différemment. Ils cherchaient des excuses et s’accommoderaient de n’importe laquelle. Puis elle songea à Mrs. Naylor. Folle à lier ou pas, quelle que soit la raison qui l’avait poussée à s’installer ici puis à partir plus loin encore, elle méritait d’apprendre la mort de sa fille de vive voix et non par lettre six mois après le drame.

— La difficulté ne m’effraie pas, dit-elle à l’aubergiste. Est-il possible de s’y rendre maintenant avec de bons chevaux ?

L’homme réfléchit un instant.

— Oui, répondit-il enfin. Vous savez monter, j’imagine ?

Vespasia se tourna vers Isobel, qui hocha la tête.

— Tout à fait. Je l’ai fait très souvent, à Londres.

— Il vous faudra un guide, alors, les prévint-il.

— Bien entendu, acquiesça Vespasia. Voudrez-vous bien nous en trouver un, au prix qui vous semblera juste ?

Isobel cligna des paupières mais ne protesta pas.

 

Le lendemain matin, elles prirent la route en compagnie d’un homme grisonnant, un dénommé Maclan. Tous trois étaient pourvus d’un robuste poney des Highlands et trois autres s’y ajoutaient pour porter bagages et vivres.

— Ne vous éloignez pas, les mit en garde leur guide, en posant sur elles un regard sceptique. J’aurai pas le temps de vous dorloter, alors si vous avez un problème, criez, restez pas plantées là en espérant que je m’en apercevrai. Je serai occupé à guider nos poneys sur la piste, et puis surtout il faudra que j’arrive à la trouver, si le temps se gâte.

Il contempla le ciel qui projetait une lumière éblouissante sur les hauteurs et se couvrait par intermittence de nuages violacés ou noirs. De l’écume se formait sur l’eau agitée de l’écluse. Le vent glacial, chargé d’iode et de l’odeur piquante des algues, fouettait la peau et le sang.

Isobel lança un regard à Vespasia. Pour une fois, elles se comprirent sur-le-champ. L’orgueil leur interdisait de renoncer.

— Bien sûr, acquiescèrent-elles.

Quand Maclan fut convaincu de leur sincérité, ils quittèrent le village par la route qui traversait les montagnes de plus en plus escarpées en direction de la grande vallée où s’était déroulée la tuerie la plus perfide de l’histoire de l’Écosse. Pendant l’hiver 1692, les Campbell, invités des MacDonald, s’étaient levés dans la nuit pour massacrer leurs hôtes, hommes, femmes et enfants, par dévouement pour le roi d’Angleterre, Guillaume d’Orange.

Elles voyagèrent en silence. Quand bien même auraient-elles eu l’envie de parler malgré la splendeur du paysage et les efforts requis pour monter en file indienne, la force du vent rendait toute conversation impossible.

Vers une heure, ils s’arrêtèrent pour laisser leurs montures se reposer et en profitèrent pour manger, en partie abrités par une proéminence rocheuse contre laquelle Vespasia s’adossa et contempla le panorama. De toute part, des montagnes déchiquetées perçaient le ciel. Certaines étaient sombres et couvertes de bruyère, leurs pics semblables à des crocs dans le crâne de quelque bête gigantesque abandonnée là depuis la nuit des temps. L’odeur de la neige aiguisait le tranchant du vent. C’était une terre de cerfs et d’aigles dorés, d’étendues d’eau noire comme la tourbe, d’avalanches et de tempêtes de neige. Il s’en dégageait une majesté, une impression de terreur et une beauté qui s’imprimaient à jamais dans l’esprit de quiconque les traversait.

Ils reprirent leur route et s’aventurèrent encore plus haut. Le jour déclina vite, et ils s’arrêtèrent dans un petit refuge dressé au milieu des aspérités rocheuses, presque invisible dans la pénombre du crépuscule. La cabane offrait peu de confort à part un abri contre les éléments, à la fois pour eux trois et leurs poneys. Vespasia s’en réjouit. Elle n’aurait jamais laissé un animal à la merci de la tempête qui menaçait, et encore moins ceux dont leur vie pouvait dépendre.

— Mrs. Naylor doit être bonne pour l’asile d’aliénés, déclara Isobel d’un air sévère alors qu’elle s’apprêtait à se coucher tout habillée.

Le seul confort qu’elle s’accorda fut d’ôter ses épingles à cheveux.

— D’ailleurs, je commence à penser que nous le sommes aussi.

Vespasia ne put que lui donner raison. Plus ce voyage se prolongeait, plus elle s’inquiétait du genre de femme qu’elles allaient rencontrer, et plus elle s’interrogeait sur la nature véritable du mariage de Gwendolen et Kilmuir, et sur la façon dont était mort ce dernier. Pourquoi Gwendolen n’avait-elle jamais parlé de sa mère ? Quelle était la raison de ce qui ressemblait fort à une brouille ?

Ni l’une ni l’autre ne dormit bien. Il faisait trop froid et les couchettes en bois étaient trop dures. Ce fut un grand soulagement quand le jour se leva et qu’elles purent prendre un petit déjeuner de porridge salé et de thé brûlant, sans lait, et repartir.

Dehors, elles furent stupéfaites de découvrir un monde totalement différent. Il avait neigé pendant la nuit, le ciel s’était dégagé, et la lumière était aveuglante. Le soleil miroitait sur des rubans d’eau qui tombaient en cascade sur les parois, s’écrasaient sur la pierre et rebondissaient en formant de l’écume. Un aigle, point noir se détachant sur l’immensité bleue, se laissait porter par le vent.

Ils voyagèrent toute la journée, ne s’arrêtant que pour ménager les poneys. Vespasia avait chaque muscle et chaque os de son corps endoloris tant cet exercice inhabituel la fatiguait ; elle savait qu’Isobel souffrait sans doute autant, mais aucune d’elles ne l’admettrait, tout en sachant ne tromper personne, et surtout pas Maclan – ce n’était qu’une question de maîtrise de soi. La moindre plainte en entraînerait une autre et risquerait de réveiller la tentation de renoncer. Dès lors qu’elles l’évoqueraient, l’abandon deviendrait une possibilité, ce qu’il fallait à tout prix éviter. Elles préférèrent donc se concentrer sur le chemin, quelques mètres à la fois, visant le prochain virage, le prochain bout de route.

Puis, juste avant le crépuscule, la vallée s’ouvrit sur la vaste étendue de Rannoch Moor, parsemée de parcelles sombres de bruyère, de tourbières et de mares qui brillaient d’une lueur cuivrée dans la lumière déclinante. Au loin, dans le ciel, le turquoise passait à un bleu des plus clairs avant de s’effacer devant la marche implacable des ombres de la nuit.

Nul ne prononça un mot, mais Vespasia se demanda si Mrs. Naylor était si folle que ça, après tout. Vivre là devait procurer une quiétude inimaginable à Londres.

Elles trouvèrent un refuge, mais le froid était si rude qu’au réveil leurs courbatures, encore légères la veille, s’étaient accentuées et les faisaient souffrir à chaque mouvement. Vespasia avait besoin de toute sa concentration rien que pour rester sur son poney et regarder où elle allait. Elle avait mal à la tête à force de serrer les mâchoires et se crispait sous l’effet du froid. Ne pas se plaindre était devenu une question d’honneur, presque une condition de survie.

À l’horizon apparurent des nuages qui s’élevaient en volutes, embrasés de lumière, comme si une explosion avait eu lieu au-delà de leur champ de vision. Puis ils furent suivis sur-le-champ par des bourrasques de pluie battante qui se transforma en neige fondue, en flocons de glace qui piquaient la peau. Vespasia, Isobel et leur guide se recroquevillèrent sur leurs montures et s’enfoncèrent tête baissée dans la tempête. Rien n’en brisait la force, rien ne les en protégeait. Ils durent avancer avec précaution, un pas après l’autre.

Quand le ciel se dégagea tout aussi soudainement, ils purent accélérer.

— Il faut que nous ayons atteint le Glen Orchy avant la nuit, déclara Maclan d’un ton maussade. D’ici là, il n’y a nulle part où s’abriter, et l’Orchy, c’est pas une rivière près de laquelle il fait bon s’arrêter si on n’a pas une maison ou un refuge pour se protéger.

Vespasia ne prit pas la peine de demander pourquoi : son imagination lui fournit une dizaine de réponses. Que Mrs. Naylor soit folle ou pas, elle se disait de plus en plus que la trouver et s’acquitter de leur devoir allait être un grand soulagement. Rien ne pouvait être pire que l’épreuve qu’elles enduraient en ce moment. Leur périple se révélait digne d’un cauchemar. Les Vikings avaient peut-être raison : l’enfer devait être une étendue glaciale infinie battue par des vents rugissants, un voyage sans fin pendant lequel on devait avancer sans cesse malgré la douleur.

Sauf que l’enfer ne pouvait être d’une beauté aussi époustouflante.

Devant elle, Isobel tanguait sur sa selle, et elle-même eut plus d’une fois peur de tomber, mais au crépuscule elles aperçurent enfin des lumières. Il s’écoula une heure interminable et éreintante avant qu’ils les atteignent et arrivent devant les fenêtres d’une vaste demeure, bien trop grande pour n’abriter qu’une seule famille.

On avait dû les voir arriver car la porte s’ouvrit en grand lorsque les sabots de leurs montures claquèrent dans la cour ; un homme de belle carrure et au visage buriné apparut, tenant une lanterne haut devant lui.

— Eh ben, c’est toi, Maclan ? Qu’est-ce que tu fiches dehors par une nuit pareille ? Qui c’est que tu nous amènes ? Des dames, hein ? Allez, entrez donc. Andrew et Willie vont s’occuper de vos poneys.

— T’as raison, Finn, tu parles d’un temps ! fit Maclan d’un air bonhomme, avant de mettre pied à terre avec aisance et d’aller aider Isobel et Vespasia à faire de même.

Vespasia se rendit compte avec horreur qu’elle tenait à peine debout, et sans la main de leur guide elle aurait perdu l’équilibre.

Deux jeunes gens sortirent de la maison, lui adressèrent un signe de tête timide et emmenèrent les poneys. À l’intérieur, il régnait une chaleur providentielle. Vespasia fut si soulagée qu’elle en eut le tournis. Elle ôta sa cape trempée et s’essuya le visage avec la serviette propre et rêche qu’on lui tendit – alors seulement elle se détourna et vit la femme qui l’observait avec intérêt depuis l’embrasure de la porte. Aussi grande qu’elle, elle avait des cheveux cuivrés noués par simple commodité en un chignon négligé. Elle avait le regard vif, le visage intelligent et, à sa manière, séduisant. Avant même qu’elle prenne la parole, Vespasia sut qu’elle se trouvait en présence de Mrs. Naylor.

Elle se tourna alors vers Isobel, qui paraissait figée, comme si tout courage l’avait abandonnée au moment crucial. La traversée de la lande avait épuisé toutes ses ressources.

Vespasia s’avança vers la femme.

— Mrs. Naylor ? Je m’appelle Vespasia Cumming-Gould, et voici mon amie Isobel Alvie. Veuillez nous pardonner d’arriver si tard sans avoir prévenu. Nous avions sous-estimé les difficultés du voyage depuis Inverness.

— Beatrice Naylor, répondit la femme, un sourire franc aux lèvres. C’est le cas de tout le monde, la première fois. Mais c’est une expérience qui reste à jamais gravée dans la mémoire. Qu’est-ce qui vous amène ici en plein mois de décembre ? Ce doit être une affaire de la plus haute importance.

Vespasia se tourna vers Isobel. Elles avaient déjà franchi la porte. Pouvaient-elles accepter l’hospitalité de cette femme, même par une pareille nuit, au bout du monde, en lui répondant par un mensonge ?

Isobel, le visage empourpré à cause de la chaleur soudaine, avait malgré tout le pourtour des yeux et des lèvres livide. Le moment de l’épreuve ultime, de loin la plus difficile et de laquelle dépendait tout le reste, était arrivé.

Vespasia s’aperçut qu’elle retenait son souffle et serrait les poings. Elle ne pouvait lui apporter aucune aide. Si elle intervenait, elle volerait à Isobel toute chance de se racheter.

Mrs. Naylor attendait.

— En effet, répondit Isobel d’une voix faible et tremblante, en avalant à demi ses mots. Rien ne m’a jamais été plus difficile que de venir vous annoncer la mort de votre fille Gwendolen. Je dois aussi avouer, à ma grande honte, que je suis en partie responsable de ce drame.

Elle lui tendit l’enveloppe.

— Voici la lettre qu’elle vous a écrite.

Le voyage l’avait un peu froissée, mais le sceau était resté intact.

L’homme qui leur avait ouvert la porte alla en silence auprès de Mrs. Naylor et la prit par l’épaule pour la soutenir. Il le fit avec le plus grand naturel, comme si le contact physique entre eux était une affaire entendue. On lisait sur son visage beaucoup de tendresse, mais il ne prononça pas un seul mot.

La douleur que charriait le silence parut palpable tant celui-ci s’éternisa.

— Comment est-ce arrivé ? demanda enfin Mrs. Naylor.

Elle fixait Isobel presque sans ciller, comme si elle parvenait à sonder son âme à la recherche d’une vérité qu’elle-même n’osait pas voir.

Isobel tenta de se soustraire à ce regard inquisiteur, sans y parvenir.

— C’était à Applecross, commença-t-elle d’un ton incertain. Nous étions conviées à une longue réception, qui devait durer une bonne semaine. J’ignore si vous…

— Je vois tout à fait de quoi vous parlez, Mrs. Alvie, répliqua Mrs. Naylor d’un ton froid. Inutile de m’expliquer les pratiques de la bonne société. Comment ma fille est-elle morte et qu’avez-vous à vous reprocher dans ce malheur ? J’aurais pu croire vos paroles motivées par la seule compassion, mais je vois à votre visage que vous portez d’une manière ou d’une autre une véritable part de responsabilité.

Elle lança un bref regard à Vespasia.

— Êtes-vous impliquée vous aussi, Lady Vespasia, ou n’êtes-vous ici que pour la chaperonner ?

Vespasia fut stupéfaite que Mrs. Naylor ait entendu parler d’elle, comme l’indiquait l’emploi de son titre.

— Mrs. Alvie se sentait le devoir de venir vous prévenir en personne, malgré ce qu’impliquait le voyage jusqu’ici, répondit-elle. En tant qu’amie, je ne pouvais la laisser l’entreprendre seule.

— Quelle loyauté !… murmura Mrs. Naylor. À moins que vous ne partagiez sa culpabilité ?

— Non, pas du tout, intervint Isobel. C’est moi seule qui ai fait cette remarque. Lady Vespasia n’est responsable de rien.

Mrs. Naylor cligna des paupières.

— Quelle remarque ?

Finn tenta de s’interposer mais Mrs. Naylor le fit taire d’un geste autoritaire.

— Je veux savoir de quoi il s’agit ! Vous me connaissez trop bien pour craindre que je m’évanouisse. Alors, Mrs. Alvie, qu’est-il arrivé à ma fille ?

Isobel prit une profonde inspiration tremblante. Elles se trouvaient encore dans le vaste vestibule. Nul n’avait bu ou mangé quoi que ce soit.

— Pendant la nuit, après que nous nous sommes tous retirés, elle est allée se jeter du petit pont qui se trouve au bout de l’étang d’agrément, répondit Isobel. Nous ne l’avons appris que le lendemain matin.

Finn saisit Mrs. Naylor par les bras, mais, bien qu’elle fût livide, elle ne vacilla pas et ne s’appuya pas davantage contre lui.

— Et de quelle manière êtes-vous responsable de son acte, Mrs. Alvie ?

Personne dans la pièce ne bougea. On ne lui accorderait aucune pitié.

— Nous croyions tous que Bertie Rosythe allait la demander en mariage avant la fin du séjour, expliqua Isobel d’une voix rauque. J’ai insinué qu’elle ne se serait pas intéressée à lui s’il avait été pauvre ou domestique. C’est par jalousie que j’ai agi, car, étant veuve moi aussi, j’espérais me remarier, si possible avec Mr. Rosythe.

Elle poussa un soupir.

— J’étais loin de me douter que mes paroles auraient de telles conséquences, mais je reconnais mon tort. Il semblerait que Bertie ne soit pas allé la rassurer. Je… je ressens une profonde honte.

Elle eut le courage de ne pas détourner le regard.

— Je devine sans mal pourquoi vous avez choisi de lui porter cette attaque-là, déclara Mrs. Naylor d’une voix calme et claire. Votre visage vous trahit : vous aviez entendu les rumeurs et connaissiez le point faible de ma fille. Ne vous discréditez pas en le niant, je vous prie.

— Je n’en avais pas l’intention, déclara Isobel, les yeux emplis de larmes.

Vespasia, qui se demandait si c’était vrai, se réjouissait que la sincérité de son amie n’ait pas été mise à l’épreuve. Rester là à ne rien faire, impuissante, la rebutait, mais pour avoir de la valeur, la confrontation entre les deux femmes devait se dérouler entre elles seules jusqu’au bout.

— Qui d’autre est au courant ? s’enquit Mrs. Naylor.

— Personne, à ma connaissance, répondit Isobel. À part Lady Vespasia.

Mrs. Naylor se tourna vers cette dernière.

— C’est juste, confirma Vespasia. Mr. Omegus Jones a pris les dispositions nécessaires pour que Gwendolen soit enterrée en privé, dans la chapelle de son domaine, par un pasteur de sa connaissance pour qui ce drame est un accident. Nous devions vous apporter la nouvelle en personne, en contrepartie de quoi les autres convives présents à Applecross seront tenus par serment de garder le secret sur cet événement.

— Ah bon ? En quel honneur ? demanda Mrs. Naylor, dubitative. Les membres de la bonne société raffolent du scandale. Sont-ils donc des saints, tous ces gens ?

Le chagrin et le souvenir amer d’une expérience douloureuse conféraient une certaine dureté à sa voix.

— Pas du tout, répondit Vespasia avant qu’Isobel en ait eu le temps, s’approchant un peu plus du centre de la pièce pour accaparer le regard de Mrs. Naylor. Ce sont des individus des plus ordinaires, aussi égoïstes, ambitieux et fragiles que ceux que vous semblez connaître. Tout le tort revenant d’après eux à Mrs. Alvie, ils étaient prêts à la bannir, avec d’autant plus de plaisir qu’ils auraient eu la morale pour eux.

Mrs. Naylor grimaça mais ne l’interrompit pas. Vespasia bénéficiait de toute son attention. Finn, le feu qui crépitait dans la cheminée et le vent qui battait contre la fenêtre semblaient ne plus exister.

— Mr. Jones a suggéré que nous organisions nous-mêmes un procès, sachant que nous serions tenus d’en respecter le verdict, poursuivit Vespasia. La personne que l’on aurait désignée coupable devrait entreprendre un voyage expiatoire qui, à condition d’être accompli, la laverait de ses fautes. Si elle échouait, alors les autres étaient libres de la mettre à l’écart, de saisir toutes les occasions de la vilipender, de l’exclure de tout événement ou de toute discussion comme si elle avait cessé d’exister. Si elle réussissait, en revanche, quiconque évoquerait plus tard cette tragédie subirait ce même ostracisme.

— C’est brillant, commenta Mrs. Naylor d’une voix posée. Ce Mr. Jones est un homme d’une grande sagesse. L’expiation… ce mot me plaît. Il implique bien plus que le châtiment, ou même que le rachat. C’est une purification. Suis-je liée par ce verdict, moi aussi ? demanda-t-elle, regardant Isobel un bref instant.

— Non, en aucun cas, répondit Vespasia, qui comprit alors l’unique mais terrible faille du plan d’Omegus. Vous n’avez pas prêté ce serment.

Elle eut un petit sourire.

— Qui plus est, si la bonne société vous ignorait, vous n’en souffririez guère. J’ai même l’impression que vous n’en sauriez rien, alors de là à vous en soucier…

— C’est tout à fait juste, convint Mrs. Naylor. Bon, vos explications suffisent pour ce soir. Vous avez accompli un long voyage dans des conditions peu clémentes. Nous avons de la nourriture à profusion et beaucoup de place. En outre, vos poneys ont besoin de repos, que vous soyez fatiguées ou pas, dit-elle en regardant Isobel. Vous aurez peut-être plus de mal à accepter mon hospitalité que moi à vous l’offrir, mais comme vous ne trouverez aucune autre habitation à des lieues à la ronde, cela vaudrait mieux pour vous. Jean va vous montrer vos chambres et vous servir un repas. Quant à moi, je souhaite me retirer pour lire l’ultime lettre de ma fille.

Sur quoi, elle prit Finn par le bras, et tous les deux sortirent sans se retourner.

Isobel et Vespasia n’eurent d’autre choix que de suivre Jean, une femme bien en chair qui s’acquitta de ses tâches en silence.

Lorsqu’elles furent installées et qu’on leur eut apporté leurs bagages, Isobel se présenta à la porte de Vespasia et accepta sans hésiter son invitation à entrer. Elle avait le visage blême et le regard assombri par la détresse.

— Je préférerais presque passer la nuit dans la lande ! déclara-t-elle d’un ton misérable. Elle le sait ! Que va-t-elle faire demain, à votre avis ? Pourrons-nous partir ?

— Non. Nous sommes tenues de l’accompagner jusqu’à Londres si elle nous y autorise.

Isobel ferma les paupières et serra les poings.

— Je crois que ce sera au-dessus de mes forces ! Sept cents miles, voire plus, avec cette femme ! Je n’ai pas mérité un tel châtiment ! J’ai dit quelque chose d’idiot, une dizaine de mots en tout, rien de plus !

— Votre remarque était cruelle, précisa Vespasia avec calme.

Elle regretta immédiatement sa brusquerie. Isobel avait tout à fait conscience de sa faute. Vespasia n’avait pas le droit d’en exiger des preuves à chaque instant.

— De toute façon, ajouta-t-elle d’un ton plus doux, je ne crois pas que nous puissions repartir d’ici sans l’aide de Mrs. Naylor. Avez-vous la moindre idée de la route à prendre ? Je ne sais même pas où nous sommes. Et vous ?

— J’ai sûrement perdu la tête ! s’exclama Isobel, proche du désespoir. Vous avez raison. Maclan doit être de son côté ; quant à Finn, ça ne fait aucun doute. Qui est-ce, celui-là, d’ailleurs ? Et qu’est-ce que c’est, cet endroit ? Que peut bien y fabriquer Mrs. Naylor, à part vivre dans le péché ?

Vespasia ne releva pas la moquerie.

— Je l’ignore, mais c’est une question intéressante. Pourquoi une femme fortunée choisirait-elle de passer sa vie non seulement à l’écart de la bonne société, mais en plus dans un endroit quasi inaccessible ? Pourquoi n’est-elle pas rentrée à Londres en même temps que Gwendolen, à la mort de Kilmuir ? Ç’aurait été la réaction la plus naturelle.

— La seule réponse envisageable, à mon avis, c’est qu’elles se sont brouillées. Il est possible qu’elle refuse de revenir à Londres, seule ou avec nous.

— Réfléchissez-y pendant la nuit si vous en avez envie, dit Vespasia d’un ton sec. Mais passé demain matin, n’y pensez plus.

Elle lui sourit avec le plus de chaleur qu’elle put trouver en elle.

— Nous devons compter sur son accord, ajouta-t-elle. Imaginez la tête de Lady Warburton. Elle risque de s’étrangler !

Isobel se força à lui rendre son sourire, reconnaissante de sa gentillesse à défaut d’une aide plus concrète, et lui souhaita bonne nuit.

 

Vespasia comptait réfléchir à cette question troublante une fois seule, mais, sous les couvertures bien chaudes, elle sombra vite dans un sommeil presque dénué de rêves. À son réveil, Mrs. Naylor se tenait au pied de son lit. Elle posa sur la table de chevet le plateau de thé qu’elle tenait à la main, puis s’assit. De toute évidence, elle n’avait pas l’intention qu’on la renvoie avant d’être disposée à s’en aller. Vespasia avait beau être fille de comte, Mrs. Naylor était là chez elle, nul ne pouvait s’y tromper.

— Merci, dit Vespasia avec le plus de calme possible.

— Buvez, répondit Mrs. Naylor. J’ai déjà pris le mien.

Elle lui servit une tasse.

— J’ai lu la lettre de ma fille. Je n’ai aucune intention de vous en relater le contenu, ni à vous ni à Mrs. Alvie, mais j’aimerais que vous répondiez à quelques questions avant que je vous accompagne en Angleterre.

En temps normal, Vespasia aurait fulminé, mais elle décela chez cette femme tant de douleur et de gravité qu’une réaction aussi égoïste lui parut absurde.

— Je vous éclairerai au mieux, dit-elle en se redressant dans son lit.

Vêtue de sa seule chemise de nuit, les cheveux détachés, elle aurait dû se sentir à son désavantage, mais la franchise de Mrs. Naylor l’en empêchait.

— Quelle véritable motivation vous a poussée à accompagner Mrs. Alvie jusqu’ici ? demanda Mrs. Naylor.

Décontenancée, Vespasia ravala sa réponse toute préparée. Cet endroit sauvage, où la vie et la mort dépendaient du pas d’un poney, des quelques centimètres qui séparaient le chemin sûr du bord de la falaise ou du marécage visqueux et glacé, interdisait ces faux-semblants qui comptaient tant dans la société.

— En ce cas, c’est moi qui vais vous le dire, déclara Mrs. Naylor. Vous craigniez qu’en partant seule elle échoue, que son courage l’abandonne et qu’elle renonce. Pourquoi ? Pourquoi tenez-vous tant à ce qu’elle réussisse ?

Vespasia y réfléchit un instant, puis s’exprima avec une grande certitude :

— Omegus Jones a évoqué ces pèlerinages expiatoires qui se pratiquaient au Moyen Âge. À l’époque, un tel périple était si dangereux que souvent le voyageur y laissait la vie, mais un compagnon pouvait lui témoigner une preuve d’amitié suprême en partant avec lui. Il m’a semblé juste de l’épauler dans cette épreuve, sans doute autant pour moi que pour elle.

Elle se rendit compte à cet instant seulement de la justesse de ses propos. Elle aussi devait laver ses fautes : Rome, les rêves qu’elle n’aurait dû s’autoriser à poursuivre, les transports du cœur contre lesquels elle aurait dû lutter.

— Je vois, dit Mrs. Naylor. Ce Mr. Jones m’a tout l’air d’un homme remarquable.

— C’est vrai, convint Vespasia avec un peu trop d’empressement et de franchise.

Mrs. Naylor sourit.

— C’est là une autre motivation pour vous, à mon avis !

Vespasia se prit à rougir, ce qui ne lui arrivait pas souvent. Si elle n’avait pas toujours la maîtrise de la situation, elle était habituée à garder au moins la maîtrise de soi.

— Celles d’entre nous qui ont laissé libre cours à une de leurs passions ont quelque chose à expier, commenta Mrs. Naylor avec douceur. Les plus à plaindre sont celles pour qui ce n’est pas le cas. Mon père répétait toujours que si on n’a jamais commis d’erreur, c’est sans doute qu’on n’a jamais rien fait du tout. Le moment voulu, Mrs. Alvie le comprendra peut-être. Je partirai avec vous, demain, quand les poneys auront eu le temps de se reposer. J’ai moi aussi mon pèlerinage à entreprendre. Nous emprunterons la grand-route jusqu’à Tyndrum, puis Crianlarich, Loch Lomond et enfin Glasgow, d’où nous prendrons le train pour Londres. Le voyage durera plusieurs jours. Sa longueur dépendra du temps, mais nous devrions arriver à Applecross avant Noël.

Elle se leva.

— Aujourd’hui, occupez-vous à votre guise, mais je vous déconseille de quitter la maison. Vous ne connaissez pas les environs, et l’Orchy est une rivière vorace. Elle jaillit souvent hors de son lit pour voler de nombreuses vies.

— Mrs. Naylor ?

— Oui ?

— Qu’est-ce qui vous retient dans cet endroit ?

Il s’agissait d’une question impertinente, mais Vespasia désirait tant en connaître la réponse qu’elle préférait braver toutes les règles de la politesse.

— C’est une étape de repos au cours de mon périple personnel. Lorsque j’aurai dit adieu à ma fille, il pourrait même s’en révéler le point final. Pourquoi ou comment, cela ne vous regarde pas.

Le dos raide et la tête haute, elle quitta la pièce.

Vespasia devina que l’attrait de Glen Orchy devait beaucoup à Finn, mais elle continua à s’interroger sur les motivations de Mrs. Naylor. Elles avaient discuté des vertus du voyage pour répondre de ses fautes, un terme moins désagréable que « péché », mais qui suggérait davantage que la simple notion d’erreur. Toutes deux savaient qu’en plus du jugement elles parlaient aussi de la morale.

Vespasia but son thé en songeant à la mort effroyable de Kilmuir, aux rumeurs qu’avait entendues Isobel, au silence soudain du jardinier de Muir of Ord, et surtout au visage de Gwendolen quand Isobel l’avait indirectement accusée de pouvoir s’intéresser à un valet.

Le désir d’enfant de Kilmuir était-il si profond qu’il aurait été capable de rejeter Gwendolen, de la traîner dans la boue pour justifier sa décision, de la mettre au ban de la société salie d’une réputation de catin, puis d’épouser Dolly Twyford ?

Son imagination s’emballait. Les possibilités étaient monstrueuses ! Elle songea à ses propres enfants, encore petits, mais qui un jour grandiraient et feraient un bon mariage, par chance avec quelqu’un qu’ils aimeraient. Comment réagirait-elle si sa fille risquait une telle disgrâce ? Elle se représenta Kilmuir conduisant le cabriolet, le cheval qui prend peur, Kilmuir qui perd l’équilibre et tombe, les poignets pris dans les rênes. La réponse lui parut évidente : elle aurait profité de l’occasion pour le pousser et lancer les chevaux plus vite encore – du moins, l’idée lui aurait traversé l’esprit ! Impossible de savoir si elle aurait osé passer à l’acte, et elle espérait de tout son cœur ne jamais connaître la réponse.

Le drame s’était-il déroulé ainsi, sous les yeux de Gwendolen ? Était-ce là l’origine de sa brouille avec sa mère ? N’avait-elle jamais soupçonné les projets de Kilmuir, ou bien avait-elle refusé d’y croire ? Peut-être s’était-elle efforcée de les oublier, de s’imaginer que pour une raison ou une autre il se raviserait et que tout continuerait pour le mieux, qu’il l’aimerait de nouveau et nierait les rumeurs, que Dolly Twyford sombrerait alors dans l’oubli, et qu’un jour elle lui donnerait ces enfants si désirés…

Puis Mrs. Naylor avait tout gâché ! Voilà qui constituait une source de rancœur suffisante pour pousser Gwendolen à s’installer à Londres et sa mère à se retirer au fin fond de l’Écosse. Peut-être que seule une retraite dans le domaine de Glen Orchy pouvait étouffer sa culpabilité, et même sa peur de voir son crime dévoilé au grand jour… Qui d’autre pouvait être au courant ? Seuls les gens de maison de Muir of Ord, qui garderaient le silence par loyauté ou manque de preuves. Quoi qu’il en soit, Mrs. Naylor ne voudrait plus y résider.

Si elle n’avait pas pris cette mesure radicale, Kilmuir aurait-il abandonné Gwendolen, alors condamnée à vendre son corps pour survivre, ou plus probablement à mettre fin à ses jours – comme elle avait fini par le faire ?

La pique d’Isobel lui avait-elle rappelé ces vieilles accusations ? Avait-elle craint de voir l’histoire se répéter et Bertie Rosythe croire à son tour aux rumeurs ? Voilà en effet qui aurait pu la plonger dans le désespoir et la pousser à choisir la mort pour ne pas sombrer dans la déchéance. Cette fois-ci, pas de mère pour la défendre.

Quelle terrible solitude elle avait dû ressentir – accusée à tort une deuxième fois, sans aucun espoir de trouver le salut dans la dénégation ! Comment nier quelque chose qui avait seulement été insinué mais jamais formulé ? Certains auraient pu contre-attaquer, alors quelle aurait été l’issue de cette histoire ? Sans doute une défaite plus douloureuse encore. Sa décision avait mis fin au problème presque avant qu’il ait commencé, en tout cas bien avant que l’affaire ne s’ébruite.

Soudain, Vespasia envisagea la pire des hypothèses. Gwendolen avait-elle cru qu’Isobel était au courant des accusations de Kilmuir, qu’elle le lui faisait savoir de façon subtile et la menaçait d’un chantage à vie, d’une torture sans fin ? Si c’était le cas, son suicide n’avait rien de surprenant. Une telle ignominie dépassait l’entendement. Était-ce même possible ? Vespasia s’en voulut d’en avoir esquissé l’idée, mais la colère et la jalousie d’Isobel lui revinrent avec une grande clarté, comme si la scène n’avait eu lieu que quelques secondes plus tôt. Puis elle retrouva son bon sens et écarta cette hypothèse. Isobel s’était laissée aller à un moment de méchanceté gratuite, rien de plus.

Elle se leva enfin et s’habilla, accablée de tristesse et de pitié pour Gwendolen et Mrs. Naylor. Assez sage pour ne rien entreprendre le ventre vide, elle descendit prendre le petit déjeuner, même si l’appétit lui manquait.

En bas, Isobel faisait les cent pas – elle se retourna à l’instant où elle entendit Vespasia approcher. Elle était blême, et de gros cernes noirs lui donnaient l’air malade.

— Où étiez-vous passée ? demanda-t-elle d’un ton agacé.

— Je me suis réveillée tard et je ne me suis pas levée tout de suite.

Jusque-là, il s’agissait de la vérité. Elle ne lui raconterait rien de sa conversation avec Mrs. Naylor, ni bien sûr des conjectures qui en avaient résulté. Elle avait honte d’être parvenue à ces considérations. Elle appréciait Isobel mais ne lui accordait peut-être plus la même confiance qu’auparavant.

— Qu’allons-nous faire toute la journée ? Qu’est-ce que c’est ici, à votre avis ? J’ai vu toutes sortes de gens, on se croirait dans une retraite religieuse.

— C’est possible.

Cette hypothèse n’avait rien d’absurde, car il était difficile de trouver endroit plus reculé.

Vespasia déjeuna de flocons d’avoine et de pain grillé agrémenté d’une marmelade très savoureuse et relevée qui, lui apprit-on, était faite sur place. Elle en acheta tout de suite deux bocaux malgré la gêne supplémentaire qu’ils constitueraient pour le voyage. Elle en garderait un pour elle et offrirait l’autre à Omegus. Souvent invitée à sa table, elle avait fini par connaître ses goûts.

La journée passa tranquillement. La maison se révéla en effet une sorte de retraite – non pas religieuse, mais de toute évidence spirituelle. Mrs. Naylor s’était découvert une vocation d’écoute auprès des âmes en peine, solitaires ou coupables, à qui la peur ôtait tout courage ou tout espoir de relever la tête.

Vespasia se prit à regretter de ne pouvoir rester plus longtemps et s’efforça de se rappeler que la décision ne lui revenait pas, surtout maintenant que l’hiver s’installait. Il leur fallait accompagner Mrs. Naylor à Londres, puis retourner à Applecross pour rendre compte de leur succès à Omegus et affronter les autres. L’attente ne les contraindrait pas très longtemps au silence.

Ayant pu observer Finn à plusieurs reprises, elle décela chez lui beaucoup d’humour et une grande force d’introspection, et perçut sans mal pourquoi Mrs. Naylor se plaisait auprès de lui. Sa capacité à s’émerveiller et à rêver semblait encore intacte.

Ce fut à regret qu’au lever du jour le lendemain elle prit la route avec Isobel et Mrs. Naylor, Maclan et toute une caravane de poneys. Finn les accompagna à la grille de la cour, les cheveux et son manteau battus par le vent violent. Vespasia savait qu’il avait déjà fait ses adieux à Mrs. Naylor et qu’à cet instant les mots auraient gêné la compréhension qui régnait entre eux.

Ils prirent le chemin du sud par la grand-route. Presque sept miles les séparaient de Tyndrum, et environ cinq autres de Crianlarich. En gardant une cadence soutenue, ils arriveraient à la nuit tombée. Sur de bonnes routes, à bord d’une voiture, le voyage n’aurait pris que la matinée, mais la région était hostile, les pics couverts de neige, et ils subirent les assauts de bourrasques glaciales. Ils étaient à la merci de la première grosse tempête de neige.

Malgré ces difficultés, Mrs. Naylor n’eut pas un seul moment d’hésitation. Ouvrant la marche aux côtés de Maclan, elle laissa Isobel et Vespasia suivre de leur mieux. Les poneys de ces dernières étaient aussi bons qu’un autre – tout n’était qu’une question d’endurance humaine. Si Mrs. Naylor avait le moindre doute à leur égard, elle n’en montra rien.

Ils traversèrent d’un pas lourd ce pays sauvage tout en montagnes et en ciel, parfois illuminé par un soleil vif dont les rayons aveuglants se reflétaient sur les pentes neigeuses. Quand une rafale surgie de nulle part s’abattait sur eux, ils resserraient les rangs, le dos tourné vers le vent jusqu’à ce qu’il retombe, et reprenaient leur chemin.

Vespasia regarda Isobel et reçut en réponse un sourire contrit. Elles se comprirent sans un mot : ce froid mordant, leur progression lente et inégale, le besoin de guider leurs montures avec la plus grande attention, et même le temps perdu quand elles devaient mettre pied à terre et marcher dans la neige qui leur arrivait aux genoux, leurs jupons trempés jusqu’aux cuisses, rendaient au moins toute conversation impossible. Peu importait l’artifice, c’était une bénédiction, la mort de Gwendolen pesant sur le cœur et l’esprit de chacun.

Ils n’atteignirent l’auberge de Tyndrum que bien après midi, et le temps se gâtait comme si à trois heures le soleil serait déjà couché.

— On ne sera pas à Crianlarich avant la nuit, déclara Maclan en jetant un regard circonspect vers le ciel. Il est déjà une heure passée et il nous reste encore cinq miles difficiles. Mieux vaut laisser les poneys se reposer et repartir bien frais demain matin.

— On doit pouvoir parcourir cette distance dans l’obscurité, non ? dit Isobel d’un ton pressant. Nous avons déjà fait le plus gros !

— Nous avons avancé de sept miles, Mrs. Alvie, lui répondit Maclan d’un air renfrogné. Si vous croyez pouvoir accomplir le même trajet en deux heures, vous vous trompez. En ce qui me concerne, j’infligerai pas ça à mes poneys. Profitez de l’occasion pour reprendre des forces et réjouissez-vous d’avoir trouvé un endroit confortable.

Il se tourna vers Mrs. Naylor.

— Allez donc boire un petit verre, madame. Moi, je vais m’occuper des bêtes. Mettez-vous au chaud.

Elles allaient être confrontées à ce que Vespasia redoutait elle aussi : un après-midi au coin du feu en compagnie de Mrs. Naylor. Le déjeuner fut supportable. Encore tout engourdies par le froid, elles furent heureuses de pouvoir manger, surtout le haggis savoureux relevé aux herbes qu’on leur offrit malgré la Burns Night2 qui approchait. On le leur servit accompagné de purée de pommes de terre et de rutabagas, de galettes sans levain et d’un fromage à la saveur délicate recouvert d’avoine, le cabac.

Quand ils eurent terminé, on débarrassa la table, et après avoir jeté de la tourbe dans le feu pour le raviver, on laissa les voyageurs dans le petit salon décoré de têtes de cerf. Dans le silence pesant, Vespasia remarqua le bref sourire qui passa sur les lèvres de Mrs. Naylor. Elle comprit alors que cette dernière devinait leurs pensées et était assez maîtresse d’elle-même pour mieux supporter cette épreuve qu’elles. Le chagrin lui porterait sans doute un coup au cœur, mais elle ne ploierait ni ne se briserait sous ses assauts. C’est elle qui imposerait sa volonté.

Par deux fois, Isobel fit mine de vouloir parler mais se ravisa.

— Avez-vous quelque chose à nous dire, Mrs. Alvie ? finit par lui demander Mrs. Naylor.

— Seulement que nous ne pouvons rester dans le silence tout l’après-midi, mais j’ai l’impression que c’est ce que vous souhaitez.

— De quoi voulez-vous donc discuter ?

Isobel ne sut que répondre.

— De Glen Orchy, intervint Vespasia. J’aimerais savoir comment vous avez trouvé ce lieu, comment on peut apprendre son existence et qui vous y accueillez.

Mrs. Naylor la considéra avec un sourire ironique, comme si elle était enfin confrontée à un moment de décision.

— Vous ne me demandez pas ce que j’y fais, ni pourquoi j’y demeure, commenta-t-elle. Est-ce parce que d’après vous je ne vous répondrai pas, ou parce que la bienséance vous dicte que ce serait indiscret ?

— Les deux, mais surtout parce que je crois déjà le savoir.

Isobel parut surprise.

Mrs. Naylor l’ignora.

— Vraiment ? Permettez-moi d’en douter, mais nous n’en débattrons pas. Si l’une d’entre nous est redevable à l’autre, ce dont je ne suis pas sûre, alors c’est vous.

— J’ai des enfants, expliqua Vespasia avec douceur.

Elle allait ajouter qu’elle connaissait l’amour maternel et l’instinct protecteur d’une mère, mais elle lut la mise en garde dans le regard de Mrs. Naylor et vit la peur la crisper. Elle préféra donc se taire, mais elle savait qu’elle avait raison, tout comme le savait Mrs. Naylor. Pour la première fois, ce fut Vespasia qui dirigea la conversation. Elle répéta ses questions. Mrs. Naylor y répondit, et à mesure que le jour déclinait, les deux jeunes femmes entendirent conter une histoire de courage et de force de caractère incroyables, de compassion et de détermination, mais racontée de telle façon qu’elle leur parut des plus naturelles et ordinaires, comme si elle avait en fait agi de la seule manière possible.

Ayant acquis une maison qui menaçait ruine, Mrs. Naylor et Finn l’avaient rénovée jusqu’à lui rendre son confort initial. Puis, accueillant un hôte après l’autre – le premier était arrivé par hasard –, le lieu était devenu un refuge pour les voyageurs qui avaient non seulement besoin de se protéger de la rudesse des Highlands en hiver, mais aussi des périodes les plus difficiles de l’existence, et qui venaient s’y reposer, recouvrer leurs forces, mais, plus encore, retrouver un sens à la vie, une orientation et surtout l’espoir.

Quand elles se retirèrent après le dîner, Isobel suivit Vespasia à l’étage.

— Qu’est-ce que je vais faire ? demanda-t-elle avec une pointe de désespoir dans la voix, une fois dans la chambre qu’elles allaient partager.

— Ce que vous avez promis à Omegus. Mrs. Naylor ne dira rien de plus que ce que vous relaterez aux autres.

— Ça, je m’en fiche ! rétorqua Isobel, agacée. C’est à ma vie que je pense ! Je ne veux pas épouser Bertie Rosythe, même s’il me demandait en mariage ! Je ne veux pas de ce genre d’homme. Je préfère la solitude, au risque d’en mourir à petit feu, dit-elle d’une voix soudain plus stridente, comme si sa colère devenait incontrôlable. Bon sang, êtes-vous suffisante au point de ne même pas comprendre de quoi je parle ? Ne vous souciez-vous jamais que de l’argent, de la mode ou de la saison ? Apprendre quels sont ceux qui comptent, trouver moyen de vous en faire connaître et choisir les bonnes réceptions, n’est-ce pas tout pour vous ? Une fois chez vous, quand vous enlevez votre diadème et que vos domestiques suspendent votre robe, qui êtes-vous alors ?

Elle pleurait presque, à présent.

— Qu’est-ce qui vous reste ? Qu’est-ce qui compte pour vous ? Est-ce là tout ce que vous a apporté le confort ? Êtes-vous imbue de vous-même au point d’en avoir le cœur desséché ?

Vespasia lut le mépris dans son regard et comprit qu’il couvait depuis toujours. Cela la touchait-il assez pour qu’elle baisse enfin sa garde et lui réponde avec franchise ? Se taire reviendrait à se renier, presque à lui donner raison.

— J’ai en moi trop de douleur et d’espoir pour cela, répondit-elle avec gravité. Les plus beaux jours de ma vie, je ne les ai pas passés en robe de bal. J’apportais eau et bandages à des blessés, et j’étais parfois armée d’un pistolet. Je portais une robe grise ordinaire qu’on m’avait prêtée, je combattais sur les barricades à Rome lors d’une révolution qui a échoué.

La voix étranglée par les larmes, elle dut parler plus bas.

— Et j’étais amoureuse d’un homme que je ne reverrai jamais. Vous n’avez aucun droit de mépriser quelqu’un tant que vous ne connaissez pas sa véritable personnalité, Isobel. Et ni vous ni moi ne connaîtrons jamais personne assez bien pour cela. Réjouissez-vous-en. Le dédain n’a rien d’un sentiment noble.

Elle respira à fond.

— Dormez bien. Nous devons atteindre au moins Crianlarich avant demain soir. Je sais que ce n’est qu’à cinq miles, mais parcourir cette distance dans les collines en pleine tempête, ça nous semblera plus dur que trente miles chez nous. Bonne nuit.

— Bonne nuit, répondit Isobel avec douceur.

 

Le lendemain, ils durent avancer sous les assauts des tempêtes de neige, dont une fut assez violente pour les arrêter plus de deux heures, mais ils arrivèrent malgré tout à Crianlarich avant le coucher du soleil et avancèrent le jour suivant jusqu’à la pointe du Loch Lomond, avec en vue le sommet blanc du Ben Lomond.

Ensuite, ils longèrent la rive du lac jusqu’à dépasser le Ben, et, le matin du cinquième jour après leur départ de Glen Orchy, les trois femmes firent leurs adieux à Maclan et le remercièrent de tout cœur. Elles rejoignirent en barque l’autre rive, qui ne se trouvait plus qu’à une vingtaine de miles de Glasgow. De là, il ne leur resterait plus qu’à louer un attelage et gagner la gare. En calèche, sur une bonne route, elles pourraient accomplir le trajet en une journée.

Après le petit déjeuner, on aida Isobel à monter en voiture, puis Vespasia, et enfin Mrs. Naylor. Sachant que cette dernière conduisait très bien, Vespasia avait choisi de lui laisser les rênes. D’ailleurs, c’est elle qui avait repris le contrôle du cheval fou qui avait tué Kilmuir. Bonne cavalière elle aussi, Vespasia n’avait cependant pas une grande expérience de la conduite, qui exigeait des aptitudes tout à fait différentes.

Mrs. Naylor se montra hésitante.

Vespasia se demanda si c’étaient les souvenirs de la mort de Kilmuir qui lui revenaient : le doute, la culpabilité, les regrets – et même la crainte que ce soit le fait d’avoir assisté à la scène qui avait tellement fragilisé Gwendolen. Cette dernière savait-elle que sa mère avait tué pour la sauver ? Était-ce là le fardeau qu’elle ne pouvait porter ?

Mrs. Naylor s’installa à la place du cocher et s’empara des rênes avec maladresse. Elle les tenait les mains jointes au lieu de les écarter de façon à contrôler le cheval.

Le valet d’écurie lui montra patiemment comment s’y prendre mais elle paraissait toujours mal à l’aise. Le cheval le sentit et s’agita.

Soudain, Vespasia comprit tout. Mrs. Naylor ne savait pas conduire. Ce n’était pas elle qui tenait les rênes quand Kilmuir était tombé, mais Gwendolen ! Vespasia l’avait vue faire à Londres : elle excellait dans cette pratique ! C’était Mrs. Naylor qui avait assisté à la scène. Tout s’expliquait, à présent. Elle avait dû protéger sa fille, et Gwendolen, sous le choc, s’était autorisée à oublier, à transformer la vérité pour la rendre plus supportable.

Mrs. Naylor se reprochait d’avoir arrangé un mariage avec un homme tel que Kilmuir, de ne pas l’avoir jugé à sa juste valeur. C’était pourtant le premier devoir d’une mère envers sa fille, et Mrs. Naylor avait manifestement échoué. Voilà pourquoi elle était disposée à porter le fardeau de la culpabilité, ce que Gwendolen avait accepté.

Puis une seule remarque banale et cruelle avait brisé la nouvelle image qu’elle voulait renvoyer – disparus, l’espoir et le bouclier protecteur de l’oubli, remplacés par le spectre d’un chantage à vie par ceux qui savaient ou devinaient au moins une partie de la vérité.

— Laissez-moi faire ! déclara Vespasia d’une voix étonnamment calme.

On pouvait attribuer au froid le léger tremblement qui y subsistait.

— Donnez-moi les rênes. Je ne suis pas aussi douée que Gwendolen, mais je suis tout à fait capable.

Elle se hissa devant pour prendre la place de Mrs. Naylor. Lorsque leurs regards se croisèrent, cette dernière sut qu’elle avait tout compris.

Vespasia lui sourit. On n’évoquerait plus jamais le sujet. Isobel ne pouvait se le permettre – elle avait ses propres secrets à garder –, et Vespasia n’en avait aucune envie.

Elles entamèrent la dernière partie de leur voyage.

Après un trajet en train long et ennuyeux, elles arrivèrent enfin à Londres. Dans trois jours, c’était Noël. Il ne leur restait plus qu’à gagner Applecross, où Omegus Jones se trouvait déjà, Vespasia le savait. Ne voyant aucune raison de s’attarder en ville, elle convia Mrs. Naylor et Isobel dans sa résidence de campagne, située à dix miles d’Applecross. Quand Mrs. Naylor accepta son invitation, la joie qu’elle en ressentit la surprit.

Après avoir embrassé son mari et ses enfants, Vespasia s’empressa d’écrire une lettre à Omegus pour lui dire qu’elles étaient rentrées, et que pour valider le serment du petit groupe, il ne leur restait plus qu’à annoncer qu’elles avaient accompli leur mission. Puis elle cacheta l’enveloppe et confia à un domestique la charge de remettre ce mot à son destinataire.

— Dois-je attendre la réponse, Madame ? demanda l’homme.

— Oui ! C’est de la plus grande importance !

— Très bien, Madame.

Lorsqu’il revint quelques heures plus tard, elle ouvrit la missive sans attendre qu’il soit reparti.

 

Ma chère Vespasia,

Vous n’imaginez pas comme je suis soulagé d’apprendre que vous êtes revenue saine et sauve, et que vous avez réussi. La lettre de la loi aurait suffi à contraindre nos amis au silence, mais c’est l’esprit qui guérit le pécheur, et c’est au fond tout ce qui compte.

J’avoue m’être inquiété pour vous ; il m’est arrivé de passer de la certitude absolue que rien de fâcheux ne vous arriverait à la peur écrasante d’apprendre qu’une catastrophe vous avait emportée. Si j’avais connu la teneur véritable de votre périple, je ne vous aurais jamais permis de l’entreprendre, et rien de tout cela n’aurait été accompli. Peut-être est-il parfois préférable de ne pas savoir ce qui nous attend, car sinon nous ne tenterions rien et l’échec serait inévitable.

Bien sûr, vous voudrez passer Noël auprès de votre famille, mais accepterez-vous de venir accompagnée d’Isobel et de Mrs. Naylor à Applecross pour le réveillon, de façon à entériner notre engagement et libérer Isobel ? Les autres seront présents aussi.

J’attends votre réponse avec espoir,

Votre ami et serviteur,

Omegus Jones.

 

Elle replia la lettre en souriant et la rangea dans le tiroir de son écritoire, qu’elle ferma à clé. Puis elle alla faire part de l’invitation d’Omegus à Isobel et Mrs. Naylor. Le lendemain matin, elle envoya le même domestique annoncer qu’elles l’acceptaient.

Elles partirent dans l’après-midi afin d’être à Applecross pour le dîner. Le temps était froid et piquant, mais la neige n’était pas encore tombée, et l’on sentait juste dans l’air un goût de givre. Lorsqu’elles arrivèrent, elles tremblaient malgré les plaids qui les couvraient et se réjouirent de pouvoir mettre pied à terre et s’abriter dans la grande salle décorée de houx et de gui, de rubans écarlates, de pommes de pin dorées et de saladiers de fruits.

Dans un coin, un énorme sapin chargé de décorations, de bougies, de guirlandes de papier coloré et de petits paquets aux couleurs joyeuses, diffusait une odeur boisée qui se mêlait aux senteurs d’épices et de feu de bois, et au fumet discret de la viande rôtie et du pudding. On percevait une certaine excitation dans les voix étouffées des servantes, dans leurs petits rires et les bruissements de leurs jupons. Dans la cheminée, un feu ardent crépitait. Des valets leur apportèrent vin chaud et friandises à la pâte d’amandes, tartelettes de Noël tièdes et zestes d’agrumes confits.

Omegus fut ravi de les voir. Il complimenta Isobel, présenta ses plus sincères condoléances à Mrs. Naylor et lui assura qu’il lui expliquerait tout ce qu’elle souhaiterait savoir quand elle se sentirait prête à l’interroger, et qu’il la conduirait à sa convenance sur la tombe de Gwendolen.

Elle le remercia et déclara que les fêtes devaient primer sur tout le reste. C’était un comportement courageux et généreux, et Vespasia n’en attendait pas moins d’elle.

Dix minutes plus tard, lorsqu’ils furent seuls, Omegus prit Vespasia par le bras et la retint avec une fermeté surprenante quand elle tenta de se libérer.

— Vous ne m’avez pas tout raconté, je crois, déclara-t-il d’une voix calme.

Elle fit volte-face.

— Comment ça ?

Il sourit.

— Je vous connais, ma chère. Vous n’apprécieriez pas autant Mrs. Naylor, comme c’est visiblement le cas, si vous n’étiez devenue plus intime avec elle. Vous avez appris quelque chose à son sujet qui a suscité votre admiration, sentiment que vous n’éprouvez jamais sans une bonne raison. N’ayant rien perçu de semblable chez Isobel, j’en conclus que vous ne lui en avez pas fait part. Je me demande pourquoi, mais la réponse a sans doute un rapport avec la mort de Gwendolen. Est-ce un détail que je devrais connaître ?

Vespasia rougit. Bien qu’elle n’eût jamais envisagé de tout lui raconter, elle se sentit incapable de lui mentir. Non pas qu’il lui manquât l’imagination nécessaire – c’eût été assez facile –, mais si elle plaçait une telle barrière entre eux, elle perdrait quelque chose auquel elle accordait une immense valeur.

D’une voix très douce, elle lui raconta ses soupçons, ce qu’elle avait fini par conclure, et la vérité sur la mort de Kilmuir.

— Et vous n’avez rien dit à Isobel ? demanda-t-il d’un ton grave.

— Non. Ça ne…

Elle lut dans son regard les reproches qu’elle-même refoulait.

— Elle est en droit de le savoir, n’est-ce pas ? reprit-elle.

— Oui, répondit-il sans équivoque.

— Je lui raconterai tout après le repas, promit-elle. Lorsqu’elle aura fait la paix avec Lady Warburton.

Il haussa les sourcils d’un air interrogateur.

— Vous craignez qu’elle ne sache pas se montrer discrète alors qu’elle compte sur le silence des autres ?

Vespasia sentit de nouveau le sang lui monter aux joues.

— Je ne sais pas, reconnut-elle. Mrs. Naylor mérite cette discrétion, et elle est indispensable pour Gwendolen.

Omegus posa un instant la main sur la sienne puis lui offrit son bras.

— Et si nous allions dîner ?

Le repas fut somptueux et excellent. Après les plats principaux, mais bien avant que les dames songent à se retirer, Omegus se leva et les conversations cessèrent.

— Mes chers amis, nous sommes réunis en cette veille de Noël afin d’honorer un serment que nous avons prêté il y a moins d’un mois. Nous avions alors promis que si Isobel Alvie allait en Écosse remettre la lettre de Gwendolen à Mrs. Naylor et qu’elle l’accompagnait jusqu’ici, nous devions effacer ses torts de notre mémoire. Elle a accompli sa part…

— Vous espérez qu’on la croira sur parole ? demanda Fenton Twyford, un rictus sarcastique aux lèvres.

— Mrs. Naylor est ici avec nous, rétorqua Omegus. Si vous doutez d’Isobel, ou de moi, vous pouvez l’interroger.

Il désigna Mrs. Naylor, qui demeurait calme et très digne.

Fenton Twyford se tourna vers elle et, accueilli par un regard glacial, se ravisa. Se rendant compte de son impertinence, il rougit.

Un sourire effleura les lèvres d’Omegus.

— C’est à présent notre tour de respecter notre engagement. Celui ou celle qui le rompra n’existera plus à nos yeux. Nous cesserons de lui parler, de l’inviter aux événements mondains et l’ignorerons en toutes circonstances. Il ou elle aura choisi d’être quelqu’un dont la parole n’a aucune valeur. Je ne puis concevoir qu’on veuille être un tel… individu. Mrs. Naylor a juré d’être tenue par le même code.

— C’est juste, déclara-t-elle avec clarté. Je souhaite apporter une précision inconnue de Mr. Jones. Le rôle qu’a joué Mrs. Alvie dans la mort de ma fille est bien plus ténu que vous ne le croyez. Sa remarque n’a été que la dernière goutte qui a fait déborder le vase déjà rempli par d’autres, ce dont Mrs. Alvie n’avait qu’une connaissance restreinte. Je n’ai pas l’intention de vous expliquer quels fardeaux portait ma fille. Leur place est dans la tombe avec elle. En tout cas, il serait injuste que Mrs. Alvie paie davantage pour une faute qu’elle a déjà expiée par ses efforts à mon égard. L’affaire est close.

Les yeux écarquillés, les lèvres ouvertes sous l’effet de l’étonnement et de la colère naissante, Isobel se tourna vers elle.

— Si je comprends bien, ils allaient me punir alors que je n’étais qu’en partie coupable ?

— Oui.

Isobel lança un regard noir à Lady Warburton.

— Vous alliez me détruire, me laisser dans un désert d’où je ne serais jamais sortie !

— Je ne savais pas, protesta Lady Warburton, tremblante. Je vous croyais fautive.

— Vous le croyiez vous-même, ajouta Blanche Twyford. Ne le niez pas !

— Oui, c’est exact ! cracha Isobel. Mais vous n’avez montré aucune pitié.

— C’est la vérité, la coupa Omegus, d’une voix claire et catégorique. La pitié, la capacité à pardonner, à effacer une faute de sa mémoire, à accepter ces cadeaux divins que sont l’amour et l’espoir, le courage de repartir de zéro en étant animé par la foi en la rédemption, c’est là tout le sens de Noël. Voilà pourquoi nous sommes réunis aujourd’hui. Voilà pourquoi nous décorons la salle de houx, pourquoi les cloches résonneront cette nuit de village en village jusqu’à emplir la terre et le ciel de leur son.

Il attendit la réponse d’Isobel, non pas exprimée par des mots mais par son regard.

Elle n’hésita qu’un instant.

— Bien sûr, fit-elle. Je suis revenue de ce périple à Noël, et mon voyage ne s’achève peut-être qu’à cet instant même. Toute ma vie je vous serai reconnaissante, à vous pour m’avoir offert cette chance, et à Vespasia pour m’avoir accompagnée alors que rien ne l’y obligeait. Comment pourrais-je accepter le pardon pour mes fautes et ne pas l’accorder aux autres ?

— C’est le voyage de tout un chacun, déclara Omegus en souriant. Nul n’est obligé de l’accomplir seul. Mais le choix d’accompagner quelqu’un est l’ultime acte d’amitié qui nous rapproche le plus de l’homme dont nous fêtons la naissance à Noël, et le plus beau cadeau de tous.

Il leva son verre.

— À l’amitié éternelle !

Tous les convives répondirent en levant leur verre.

— À l’amitié éternelle !