La première fois que je me vis dans un miroir, je ris : je ne croyais pas que cétait moi. A présent, quand je regarde mon reflet, je ris : je sais que cest moi. Et tant de hideur a quelque chose de drôle. Mon surnom arriva très vite. Je devais avoir six ans quand un gosse me cria, dans la cour : « Quasimodo ! » Fous de joie, les enfants reprirent en chœur : « Quasimodo ! Quasimodo ! »

Pourtant, aucun dentre eux navait jamais entendu parler de Victor Hugo. Mais le nom de Quasimodo était si bien trouvé quil suffisait de lentendre pour comprendre.

On ne mappela plus autrement.

Personne ne devrait être autorisé à parler de la beauté, à lexception des horreurs. Je suis lêtre le plus laid que jaie rencontré : je considère donc que jai ce droit. Cest un tel privilège que je ne regrette pas mon sort.

Et puis, il y a une volupté à être hideux. Par exemple, nul na autant de plaisir que moi à se balader dans la rue : je scrute les visages des passants, à la recherche de cet instant sacré où jentrerai dans leur champ de vision – jadore leurs réactions, jadore la terreur de lun, la moue révulsée de lautre, jadore celui qui détourne le regard tant il est gêné, jadore la fascination enfantine de ceux qui ne peuvent me lâcher des yeux.

Je voudrais leur crier : « Et encore, vous ne voyez que ma figure ! Si vous pouviez contempler mon corps, cest alors que je vous ferais de leffet. »

Il y a quelque chose de mal digéré au sujet de la beauté : tout le monde est daccord pour dire que laspect extérieur a peu dimportance, que cest lâme qui compte, etc. Or, on continue à porter au pinacle les stars de lapparence et à renvoyer aux oubliettes les tronches de mon espèce.

Comme quoi les gens mentent. Je me demande sils en sont conscients. Cest cela qui ménerve : lidée quils mentent sans le savoir.

Jai envie de leur lancer en pleine figure : « Jouez aux purs esprits si cela vous chante. Affirmez encore que vous ne jugez pas les gens sur leur mine, si cela vous amuse. Mais ne soyez pas dupes ! »

Mon visage ressemble à une oreille. Il est concave avec dabsurdes boursouflures de cartilages qui, dans les meilleurs des cas, correspondent à des zones où lon attend un nez ou une arcade sourcilière, mais qui, le plus souvent, ne correspondent à aucun relief facial connu.

A la place des yeux, je dispose de deux boutonnières flasques qui sont toujours en train de suppurer. Le blanc de mes globes oculaires est injecté de sang, comme ceux des méchants dans les littératures maoïstes. Des pupilles grisâtres y flottent, tels des poissons morts.

Ma tignasse évoque ces carpettes en acrylique qui ont lair sales même quand on vient de les laver. Je me raserais certainement le crâne sil nétait recouvert deczéma.

Par un reste de pitié pour mon entourage, jai songé à porter la barbe et la moustache Jy ai renoncé, car cela ne meût pas dissimulé assez : en vérité, pour être présentable, il eût fallu que la barbe me pousse aussi sur le front et le nez.

Quant à mon expression, si cen est une, je renvoie à Hugo parlant du bossu de Notre- Dame : « La grimace était son visage. »

Je me nomme Epiphane Otos – Otos comme les ascenseurs, ce qui na rien à voir. Je suis né le jour de la fête des Rois mages : mes parents ne parvenaient pas à se décider entre Gaspard, Melchior et Balthazar. Ils ont donc choisi ce prénom quils tenaient pour la somme des trois.

Aujourdhui que je suis adulte, les gens croient bienséant de me respecter. Il nempêche quils ont toutes les peines du monde à me nommer Epiphane.

Je suis maigre, ce qui peut être beau chez un homme ; mais ma maigreur est vilaine.

Le Christ sur la croix a une certaine allure avec son ventre creusé et ses côtes lisibles. La plupart des hommes décharnés ressemblent à des vélos, ce qui est joli.

Moi, je ferais plutôt penser à un pneu crevé. A lexemple des chiens sharpeïs, jai trop de peau. Mon ossature débile et ma pauvre chair flottent à lintérieur de cet accoutrement qui, mal rempli, ne peut que pendouiller.

Jai essayé de porter des vêtements serrants afin quils jouent le rôle auquel mon épiderme avait renoncé : cétait atroce. Mon enveloppe flasque se plissait comme des bourrelets et javais lair à la fois frêle et gras.

Je mhabille donc trop large : ainsi, je semble squelettique, ce qui ne me répugne pas. Des gens bien intentionnés veulent me conseiller :

— Vous devriez vous nourrir davantage.

— Pourquoi ? Vous voudriez que ma laideur prenne plus de place ? Car je naime pas que lon soccupe de moi.

Il y a quelque chose de mal digéré à propos de Quasimodo : les lecteurs ne peuvent que laimer, le pauvre il est si horrible, on a pitié de lui, cest la victime née.

Quand il séprend dEsméralda, on a envie de crier à la belle : « Aime-le ! Il est désarmant ! Ne tarrête pas à son aspect extérieur ! »

Tout cela est bien joli, mais pourquoi attendrait- on plus de justice de la part dEsméralda que de Quasimodo ? Qua-t-il fait dautre, lui, que sarrêter à laspect extérieur de la créature ? Il est censé nous montrer la supériorité de la beauté intérieure par rapport à la beauté visible. En ce cas, il devrait tomber amoureux dune vieille édentée : cest alors quil serait crédible.

Or lélue de son cœur est une superbe bohémienne dont il nest que trop facile de séprendre. Et lon voudrait nous persuader que ce bossu a lâme pure ?

Moi, jaffirme quil la basse et corrompue. Je sais de quoi je parle : Quasimodo, cest moi.

Mon visage fut épargné par lacné : cette dernière, telle une pluie de sauterelles, se concentra sur le haut de mon dos.

Là est mon miracle, mon bonheur intime, lobjet de mon incompréhensible dilection : je porte toute lhorreur du monde sur mes omoplates. Elles ne sont que pustules rouges et jaunes. Même un aveugle serait révulsé sil y passait la main : le contact granuleux et visqueux en est encore pire que la vision.

Cette plaie dEgypte sest jetée sur moi quand javais seize ans, lâge des princesses de conte de fées. Dégoûtée, ma mère ma emmené chez le dermatologue :

— Cet enfant a la lèpre !

— Non, madame, cest de lacné.

— Ce nest pas vrai. Jai eu de lacné, ce nétait pas ça.

— Vous avez eu de lacné vulgaire. Votre fils est atteint de la forme la plus grave de cette maladie.

— Ça passera avec ladolescence ?

— Ce nest pas certain. Nous avons affaire à une pathologie des plus mystérieuses.

— Est-ce à cause de son alimentation ? Cet enfant mange trop riche : trop de chocolat.

— Il y a longtemps que la médecine ne croit plus en ce genre de balivernes, madame.

Piquée, ma mère décida de sen remettre à son bon sens pour me soigner. Elle mastreignit à un régime sans graisse, ce qui eut pour seule conséquence de me faire maigrir si vite et si fort que ma peau se décolla de ma carcasse pour ne plus jamais lui être ressoudée. Cest suite à cela que je ressemble à un sharpeï.

Mon acné, qui faisait flèche de tout bois, en profita pour prospérer. En langage volcanologique, on pourrait dire que mes pustules entrèrent en activité : quand je les effleurais des doigts, je sentais sous ma peau une effervescence grouillante.

Ma mère, qui maimait de moins en moins, montra le phénomène au dermatologue :

— Et ça, docteur, quest-ce que vous en dites ? lui lança-t-elle avec létonnante fierté de ceux qui exhibent une aberration dont on doutait quelle pût exister.

Comme écrasé par une telle erreur de la nature, le pauvre homme soupira :

— Madame, tout ce que lon peut espérer, cest que la maladie ne sétendra pas.

Chance dans mon infortune, le mal se limita à mes épaules. Jen fus heureux : si ma figure avait été atteinte, je naurais plus pu sortir de chez moi.

Et puis, je trouve que leffet en est ainsi beaucoup plus réussi. Si la nuisance avait recouvert ma carcasse entière, elle eût été moins impressionnante. Semblablement, si le corps humain comportait vingt-cinq sexes au lieu dun, il perdrait beaucoup de son pouvoir érotique. Ce qui fascine, ce sont les îlots.

Mes omoplates sont une oasis de pure atrocité. Je les contemple dans un miroir et ce spectacle me fait jouir. Jy passe les doigts : ma volupté saccroît à mesure. Jentre au cœur de lindicible : je deviens le réceptacle dune force mille fois plus grande que moi ; mes reins sont poignardés de plaisir que serait-ce, foutre-ciel, que serait-ce si cette main était celle dEthel et non la mienne ?

Bien entendu, il y a Ethel. Dès quil y a Quasimodo, il y a Esméralda. Cest comme ça. Pas dEphiphane sans Ethel.

Je jure que je ne me suis pas dit : « Je suis lhomme le plus laid du monde, je vais donc aimer la plus belle dentre les belles, histoire de rester dans les grands classiques. » Cela sest fait malgré moi.

Javais vu cette annonce dans le journal : « Casting : cherche homme hideux pour film dart. » La sobriété du texte mavait plu : de cet homme on ne précisait ni la race ni lâge souhaités. « Hideux », point final. Ça me parlait. Aucun autre adjectif en cet énoncé. Lallusion au « film dart » me laissa sceptique : nétait-ce pas un pléonasme ? Linstant daprès, je songeai que cela eût dû en être un mais que ce nen était pas un. Nombre de longs et courts métrages pouvaient en attester.

Je me rendis au lieu dit.

— Non, monsieur. Nous tournons un film dart, pas un film dhorreur, me signifia une dame.

Je ne savais pas que les castings servaient à insulter les gens.

— Cest pour vous défouler que vous faites ce métier, madame ?

Je mapprochai delle pour lui casser la figure. Je nen eus pas le temps : son garde du corps menvoya au tapis. Je perdis connaissance.

Une fée était agenouillée auprès de moi et me caressait la main.

— Les salauds, ils vous ont défiguré, murmura une voix venue du ciel. Encore entre deux eaux, je crus honnête de préciser :

Non, mademoiselle, jétais déjà comme ça avant.

Je lui parlais sans peur parce quelle était la création de mon évanouissement. Javais inventé cette beauté, comme le prouvait son allure étrange : sa tête était ceinte dun genre de diadème en métal rudimentaire, arborant des cornes de taureau. En sa longue tunique noire et païenne, son corps était un secret.

Jadmirai mon œuvre. Je lavais faite, javais donc tous les droits. Je soulevai mon bras et attouchai le visage de lange. Ses traits nexprimaient ni dégoût ni pitié, rien quune impérieuse douceur. Les cornes daurochs exaltaient sa superbe.

Comme elle était ma créature, je lui commandai :

— Et maintenant, vous allez dire les vers de Baudelaire :

« Je suis belle et jordonne

Que pour lamour de moi vous naimiez que le beau.

Je suis lange gardien, la muse et la madone. »

Elle sourit. Mes doigts effleuraient sa peau blanche daltesse porphyrogénète. Elle était à moi. Je chantais les béatitudes.

Ce fut alors quun homme cria :

— Ethel ! Ce nétait pas ma voix.

— Ethel ! Cette fée nétait pas mienne.

Le régisseur lappelait pour quelle passe au maquillage. Ethel était la jeune première du film.

Elle me souleva avec une force étonnante.

— Venez avec moi. La maquilleuse pourra peut-être vous arranger.

Je titubai jusquau studio, affalé sur lépaule de mon ange gardien.

— Il est dans le film ? demanda la grimeuse.

— Non. Les gens du casting lont traité comme un chien. Il a voulu riposter, alors Gérard lui a cassé la figure. Regarde sa tempe.

Je massis devant le miroir et constatai que la lisière de mon front saignait : bizarrement, jétais moins laid comme ça ou plutôt, ma laideur semblait moins choquante à côté de cette plaie. Je me trouvai à mon avantage et je fus heureux à lidée que la belle mavait découvert dans cet état.

La maquilleuse alla chercher de lalcool à 90 degrés.

— Attention, je dois désinfecter. Ça va faire mal.

Je poussai un cri de douleur. Je vis Ethel serrer les dents, par empathie avec ma souffrance : jen ressentis un trouble violent.

Lavée de son sang, la fente devint visible : nette comme une branchie, elle reliait mon sourcil gauche à mes cheveux.

— Ça me manquait, dis-je, amusé.

— Jespère que vous allez porter plainte, sindigna lactrice.

— Pourquoi ? Sans ce Gérard, je ne vous aurais pas rencontrée. Elle ne releva pas cette déclaration.

— Si vous ne protestez pas, ces gens continueront à se croire tout permis. Marguerite, tu ne lui mettrais pas un sparadrap ?

— Non, il vaut mieux que la plaie respire. Je vais vous badigeonner de mercurochrome. Désolée, monsieur, ce ne sera pas très joli.

Ces saintes femmes me parlaient comme si cette ligne rouge allait être la seule horreur de ma figure. Je bénis la colère qui les aveuglait.

Marguerite fut généreuse en mercurochrome. Nervalien, je murmurai : « Mon front est rouge encor du baiser de la reine... » Je me souvins alors que le dernier mot de ce sonnet était « fée » et je me tus, dans la peur absurde de dévoiler mon secret.

Ethel me remplaça sur le fauteuil de maquillage. Je déplorai que mon corps toujours froid ne lui ait pas préchauffé le siège : je ressens moi-même une émotion presque érotique quand, dans le métro, je massieds à une place quune femme vient de quitter et que ses fesses ont tiédie.

Je feignis létat de choc.

— Vous permettez que je reste assis un instant ? balbutiai-je en mécroulant sur une chaise.

— Bien sûr, me dit-elle avec douceur.

— Appelez-moi Epiphane.

Je ne sus si elle mavait entendu. Je mabîmai dans la contemplation du maquillage, qui fut un moment damour entre ces deux femmes. Ethel, avec toute la confiance du monde, offrait son visage admirable à Marguerite. Celle-ci se penchait sur lui, solennelle, consciente de limportance du cadeau. Elle lui prodiguait des soins jaloux, le caressait de cent façons plus délicates les unes que les autres.

Linstant suprême fut celui où la peintre dit à la toile :

— Ferme les yeux.

Elle lui demandait donc de se donner les yeux fermés. Lactrice sexécuta et je découvris ses paupières merveilleuses. Sur ces deux écrans vierges, lartiste traça des signes abstraits, à moins quil ne se fût agi de quelque calligraphie ésotérique.

« Le maquillage est un culte à mystère », pensai- je, ébloui.

Sensuivit le passage du rouge à lèvres, dune obscénité si radieuse que je métonnai dêtre admis à un tel spectacle. Si ces femmes avaient été honnêtes, elles mauraient jeté dehors. En vérité, elles avaient oublié ma présence : cette omission fut pour moi comme la faveur des faveurs Quasimodo toléré au cœur du gynécée.

— Cest fini, dit Marguerite au terme de ce moment de grâce.

— Cest parfait, sourit la belle, heureuse de son image dans le miroir.

Un mufle entra et semporta à cette vue :

— Quest-ce que cest que ça ? Vous navez rien compris ! Nous tournons un film dart !

— Mon maquillage, cest de lart, protesta la jeune femme.

— Mais non. Tu las embellie.

— Je ne lai pas embellie, jai exalté sa beauté. Si tu voulais une mocheté, il ne fallait pas choisir Ethel.

— Tu nas rien compris, rugit le type.

— Bon. Alors débrouille-toi.

Le rustre, qui nétait autre que le réalisateur, sapprocha de la jeune première et la barbouilla. Jappris ce jour-là que la beauté était désormais considérée comme incompatible avec lart.

Jaime mon histoire parce quelle est tarte. Un pou qui tombe amoureux dune créature de rêve, cest tellement caricatural. Le mieux ou le pire, cest quelle qui, elle ? Elle, voyons ! est actrice. Cest ce qui sappelle accumuler les conventions. Esméralda est une bohémienne, ce qui implique, entre autres, quelle est comédienne.

En vérité, une fille dont on tombe amoureux devient aussitôt, quelle le veuille ou non, une actrice. Même et surtout si elle ne partage pas votre sentiment et mille fois plus encore si elle nest pas au courant de votre passion.

Ce dernier cas est rare et sublime. Je lai vécu. Aussi longtemps que jai eu lintelligence de taire ma folie, jai connu les délices de cet amour ascétique : être le spectateur insoupçonné de mon actrice qui neut jamais autant de talent que pour moi. Je la voyais jouer à son insu le plus grand de ses rôles : elle était celle qui inspire lamour de toute éternité.

Rien ne comble autant que lascèse. Si je navais éprouvé le besoin le plus primaire qui soit, celui de parler, il ny aurait eu aucun problème.

Elle mavait vu martyr de la laideur, je lavais vue martyre de lart : il y avait de quoi créer des liens.

— Quest-ce quil fout ici, celui-là ? demanda le réalisateur qui venait de sapercevoir de ma présence.

— Il se présentait au casting et le salaud de Gérard la amoché, répondit Ethel avec défi.

— Il ne la pas pris ? Dommage. Je laurais bien vu dans le rôle de lembaumeur.

— Cest tout ce qui te choque, dans cette affaire ? Et quon lui ait cassé la figure, tu trouves ça normal ?

Ils parlaient de moi, sous mon nez, à la troisième personne. On commet souvent cette impolitesse à mon égard : mon aspect fait de moi un tiers par excellence.

— Il veut faire du cinéma, ce type ?

— Demande-lui.

— Vous voulez vraiment jouer dans mon film?

— Non.

— Le cinéma, ça ne vous tente pas ?

Ça me tentait, et comment ! Quelle question idiote ! Serais-je venu, si ça ne mattirait pas ? Si Ethel navait pas été là, jaurais dit oui. Mais elle mécoutait et je voulais me poser en héros blessé dans sa dignité. Aussi répondis-je :

— Non.

— Pourquoi êtes-vous venu, en ce cas ?

— Pour voir.

— Bon. Je nai pas que ça à faire. On y va.

Ils sen allèrent. Jenrageais quil nait pas insisté plus longtemps : mon rôle de victime admirable avait tourné court.

Je les suivis sur le plateau. Je ne tardai pas à me féliciter de mon refus : qui eût pu croire que le cinéma était un métier aussi fastidieux ? Pendant deux heures, je nai guère entendu que le mot « coupez ! ». Non pas pour passer à une autre scène, mais pour jouer à chaque fois le même morceau de lhistoire.

Cétait assommant. Le réalisateur, qui sappelait Pierre, trouvait à chaque séquence des défauts quil semblait le seul à comprendre :

— Cest fuyant ! Ou alors :

— Cest filandreux !

Ou encore, quand il manquait dinspiration :

— Cest nul !

Léquipe était exaspérée. Je me demandais ce quils attendaient pour le laisser en plan.

Pourtant, au départ, jétais enthousiaste. Le studio reproduisait une arène expressionniste avec des ombres peintes et des cadavres à la place des spectateurs. Ethel devait jouer le rôle principal, celui dun jeune taureau fou qui séprenait du matador et le lui exprimait en lui transperçant le ventre avec ses cornes.

Je jugeais cette idée magnifique et riche de sens : « Chacun tue ce quil aime », a écrit Wilde, lun de mes saints patrons. Jattendais le moment où je verrais la belle foncer, cornes en avant, vers celui que jaurais voulu être et lembrocher, le soulever de terre, le porter au-dessus de sa tête en galopant. Jespérais que le sang de la victime coulerait sur la figure de laurochs qui tendrait sa langue pour le lécher.

Le réalisateur ne partageait visiblement aucun de mes points de vue esthétiques. Je jetai un œil sur le scénario qui circulait. On eût cru un procès-verbal à lusage dun syndicat de vétérinaires.

Jai tendance à être stupide. Je jugeai opportun davertir Pierre de mon opinion, entre deux « coupez ! ». Il me regarda des pieds à la tête et reprit son activité sans me dire un mot.

En deux heures de tournage, je neus droit quà un seul embryon de séquence : un zombie ouvrait la porte au taureau sublime qui entrait dans larène. Le plan, qui devait durer quatre secondes, nétait pas le plus important du film, à en juger par la platitude de son agencement. Personne navait lair de comprendre pourquoi le tyran sobstinait à le recommencer.

Je ne doutai plus de la nature angélique dEthel : jamais son visage ne laissa soupçonner la moindre trace dagacement ou dimpatience. Il ny avait quune personne en ce lieu qui ne fût pas au bord de la crise de nerfs : cétait elle. Le réalisateur finit par clamer :

— Rompez ! Inutile dinsister, vous êtes tous nuls aujourdhui.

Je pensai que la foule allait le lapider. En quoi je me trompais : son attitude odieuse lui valait le respect le plus sincère. « Quel artiste ! » entendis-je murmurer.

— Quel crétin, dit la jeune première à Marguerite qui la démaquillait. Les deux filles eurent un rire de connivence.

— Si cest ce que vous pensez, intervins-je, pourquoi travaillez-vous avec lui ?

— Vous êtes encore là ?

— Jai assisté au tournage. Que ne lui rendez-vous votre tablier ? Elle haussa les épaules.

— Un contrat est un contrat. Jai tendance à bien me conduire.

— Et au départ, pourquoi aviez-vous accepté ?

— Le synopsis me plaisait. Jétais emballée à lidée de jouer un taureau. Ça me change de ces rôles ridicules de jeunes femmes modernes. Pierre est un cinéaste très estimé dans le sérail. Je ne mattendais pas à tomber sur une telle caricature.

Je bénis à nouveau celui qui mavait cassé la gueule. Sans lui, les deux créatures auraient été en droit de me demander pourquoi je ne les quittais pas. Mon statut de victime de leur propre bourreau me valait des égards charmants.

Je voudrais y être encore. Cétait il y a un an. Jai du mal à le croire : il mest arrivé plus de choses en cette dernière année que pendant les vingt-neuf années de vie qui lont précédée.

Je me rappelle avoir dit ceci :

— Votre visage est un merveilleux palimpseste : recouvert dabord des fards de Marguerite puis du barbouillage du réalisateur. Et le démaquillage ressemble à un travail darchéologue.

— Quelle éloquence et quelle sensibilité, nous ny sommes ici guère habituées.

Aujourdhui, je pense quelle se moquait de moi, mais, dans livresse où jétais, je croyais ses moindres paroles. Elle my aidait : on ne mavait jamais parlé avec autant de douceur de toute mon existence. Cétait comme si pour elle nexistait pas cette difformité qui maccompagnait depuis la naissance.

Dans ses journaux intimes, Baudelaire note que « la volupté unique et suprême de lamour gît dans la certitude de faire le mal ». Javais toujours considéré cette phrase comme une théorie intéressante qui me concernait aussi peu que la physique quantique ou la dérive des continents.

Je navais jamais imaginé un instant que je pourrais tomber amoureux. Je ny avais même pas songé ; nétait-il pas établi, depuis la préhistoire des soupirs, que les laids navaient pas leur place dans ce jeu-là ?

Le soir de ma rencontre avec Ethel, le propos de Baudelaire me revint à lesprit et pour la première fois je me demandai sil correspondait à un désir profondément enfoui. Ce fut alors que je me rendis compte dune chose surprenante : je navais pas la moindre idée de ce dont javais envie. Il me manquait des années de préparation mentale, les années que les adolescents consacrent à façonner et remâcher leurs idéaux en matière de sublime ou de cochonneries.

Ma copie était vierge. Au fond, la laideur mavait conservé en une fraîcheur extrême : je devais tout inventer. Je navais plus vingt-neuf ans, jen avais onze.

Je me mis au travail avec lardeur du néophyte. Je consultai de nombreuses instances : lencyclopédie, mon sexe, Sade, le dictionnaire médical, La Chartreuse de Parme, les films X, ma dentition, Jérôme Bosch, Pierre Louys, les petites annonces, les lignes de ma main.

Je méditai Bataille : « Lérotisme est lapprobation de la vie jusque dans la mort. » Il devait y avoir du vrai là-dedans, mais quoi ? Jessayai de démontrer cela par écrit comme en mathématiques. Le résultat fut dune incontestable élégance.

Comme ces activités ne mavaient pas renseigné, je décidai de plonger au cœur de mes souvenirs. Je mallongeai sur le sol, bras et jambes en croix, yeux clos, et je descendis en moi-même. Mes paupières me tenaient lieu décran cinématographique. Y furent projetées des images si ridicules que je fus tenté dinterrompre lexpérience aussitôt.

Je me confortai en pensant que lérotisme était nécessairement grotesque : pas de désir sans transgression et quelle transgression plus délectable que celle du bon goût ?

Je continuai à regarder mon film intérieur. Peu à peu, jeus limpression de reconnaître la séquence. On y voyait des Romains aux jeux du cirque, des premiers chrétiens jetés en pâture aux lions. Jeus bientôt la certitude de ne pas avoir extrait ces motifs de quelque navet hollywoodien, de les avoir bel et bien créés moi-même. Quand ? Ce devait être longtemps auparavant : les couleurs avaient la force de lenfance.

La mémoire sabattit sur moi comme la foudre : javais onze ans. Couché sur mon lit, je me repaissais de Quo vadis ?, lecture à grand spectacle. Cétait formidable. Il y avait la jeune et belle Lygie, princesse chrétienne, vendue à un jeune, beau, brutal et bête patricien romain qui la voulait pour esclave. Mais ce Latin imbécile séprenait de cette vierge et préférait conquérir son cœur que la violer. Cétait sans compter sur le prosélytisme naturel aux vierges chrétiennes : « Vinicius [ainsi se nommait le bête Romain], je serai tienne si tu te convertis à ma religion. »

Cétait alors que Néron, dans sa fantaisie exquise, brûlait Rome pour écrire un poème. Ensuite, il désignait les chrétiens comme coupables et les persécutait en masse, pour la plus grande joie du peuple : cétait un empereur qui avait le sens de la politique.

Après des pages et des pages de crucifixions et de repas de lions, arrivait la scène culminante. Néron, cet habile jouisseur, avait gardé le meilleur pour la fin : un taureau fou furieux débouchait dans larène avec, ligotée sur son dos, la jeune Lygie nue, aux longs cheveux épars. Idée excellente que de livrer, à un aurochs enragé, une belle princesse chrétienne, vierge jusquaux dents.

Les cordes avec lesquelles on lavait attachée à lanimal étaient peu serrées, de sorte que tôt ou tard il parvienne à la détacher de son corps pour venir la piétiner, la transpercer ou lui faire tout ce dont les taureaux ont lhabitude de gratifier les pucelles déshabillées.

Jétais en extase à lidée de ce qui allait se passer. Cétait à ce moment que cet écrivain polonais au nom imprononçable démolissait la scène la mieux préparée de lhistoire du désir : Vinicius, le stupide Romain amoureux, se jetait dans larène et nécoutait que son courage qui avait perdu une fameuse occasion de se taire. Il réglait son compte à laurochs comme sil sétait agi dun caniche, sauvait Lygie sous les acclamations de la foule et se convertissait au christianisme.

Mes onze ans en pleine érection en furent indignés. Je jetai par terre ce livre malhonnête et, en proie à un désespoir furibond, jenfouis ma tête sous loreiller.

Le miracle eut lieu. Le génie de lenfance annula ces péripéties idiotes et me métamorphosa en taureau furieux bondissant dans larène.

Lygie nue est accrochée à mon dos. Je sens ses fesses virginales et ses reins archangéliques. Ce contact me rend fou, je me mets à ruer, à sauter, à courir. A force de gesticuler, le corps de Lygie se retourne à cent quatre-vingts degrés. Ses seins pointus se collent à mes omoplates, son ventre et son sexe sont écartelés sur mon échine saillante. Je suis un aurochs et tout ceci me déchire la cervelle. Furibard, je décide que cette créature tombera de moi.

Je ne suis que bonds et rebonds, je me cabre, je me dépoitraillé. Les cordes se relâchent, Lygie coule sur le sol, elle ne tient plus à moi que par un pied. Je galope en la traînant par terre comme le cadavre quelle sera bientôt. Ses jambes écartées dévoilent à la foule une virginité qui nen a plus pour longtemps. La princesse souffre de cette indécence et jen suis content. Tu as mal, Lygie ? Cest bien et ce nest rien comparé à ce qui tattend. Ça tapprendra à être une pucelle chrétienne nue, dans un roman polonais à lusage des adolescents.

En une dernière et athlétique ruade, je parviens à détacher de moi la jeune fille qui effectue un vol plané et seffondre dix mètres plus loin. Le peuple romain ne respire plus. Je mapproche de la proie et je contemple son joli derrière. Je la retourne avec mon sabot et jadore la peur qui jaillit de ses beaux yeux, jadore le frémissement de ses seins intacts.

Le plus grave, Lygie, cest que tu es daccord. Et tout le monde est daccord sur ce point : où serait lintérêt dêtre une jeune vierge chrétienne si ce nétait pour être défoncée par un taureau coléreux ? Ce serait tinsulter que de te fiancer à ce gendre idéal converti par tes soins. Imagine la platitude de vos hyménées blanchâtres, la droiture grotesque de son visage quand il te prendra.

Non. Tu nes pas pour lui, tu es trop bien pour ça. Tu es pour moi. A ton insu ou non, tu las fait exprès : pourquoi te serais-tu préservée avec tant de soins et defforts si ce nétait pour être saccagée ? Il y a une loi dans lunivers : tout ce qui est trop pur doit être sali, tout ce qui est sacré doit être profané. Mets-toi à la place du profanateur : quel intérêt y aurait-il à profaner ce qui nest pas sacré ? Tu y as sûrement pensé en te gardant si blanche.

Il ny a pas plus chrétien quune vierge martyre, il ny a pas plus païen quun taureau furieux : cest pour ça que le peuple est si content. Il en aura non pas pour son argent, puisque le spectacle est gratuit, mais pour sa haine, sa propension naturelle à détester les lys et les salamandres.

Selon Homère, le front du taureau est le symbole de la bêtise. Il a raison. Jaime être un aurochs parce que jaime être bête. Et cest en vertu de ma bêtise que lon te livre à moi avec tant de joie : si jétais le rusé renard, on ne meût pas offert pareil cadeau. Tu vois, cest bien dêtre bête.

Il nest plus temps davoir peur, il est temps davoir mal. Jenfonce mes cornes dans ton ventre lisse : cest une sensation fabuleuse. Quand tu es agrippée, je te hisse par-dessus ma tête. Les gens hurlent et toi tu cries. Je suis le héros du jour. Je me balade avec toi comme couvre-chef : à ma gauche, tes jambes, à ma droite, tes bras, ton visage pâmé, tes cheveux qui balaient le sol. Très fier de moi, je fais un tour de piste pour recueillir les applaudissements du public. Lorsque ces amusements ne suffisent plus à mon ivresse, je passe aux choses sérieuses. Mes cornes sont en toi mais elles ne tont pas transpercée : je me cabre à plusieurs reprises de sorte que tu tenfonces sur moi.

Chaque fois que je retombe par terre, je me sens plus loin en toi. Arrive enfin ce qui devait arriver : un craquement, et mes cornes ont franchi ton ventre, elles ressortent par ton dos et tes reins, leurs pointes sont à lair libre. Les gens les voient et macclament de plus belle. Je suis content.

Je me mets à bondir comme un fou pour manifester mon triomphe. Ton sang dégouline à présent sur mon front et dans mon cou. Il parvient à mes naseaux, son odeur menrage. Il coule jusquà ma bouche, je le lèche, il a le goût du vin nouveau, il me saoule. Je tentends gémir et ça me plaît.

A force de gesticuler, un voile rouge me recouvre les yeux : cest ton sang qui maveugle. Je ne vois plus rien et ça ménerve : je cours sans savoir où je vais, je me fracasse plusieurs fois contre les murs de larène, ça doit te faire mal. De guerre lasse, je penche ma tête contre le sol : tu tombes de mes cornes le long de ma tête, ta peau essuie mes yeux et me rend la vue.

Tu es couchée par terre, tu respires encore. Je contemple ton ventre lacéré par mes soins : cest magnifique. Ton visage blafard a une expression exaltée, proche du sourire : je savais que tu aimerais ça, Lygie, ma Lygie, maintenant tu es vraiment à moi.

Et comme tu es à moi, je fais de toi ce que je veux. Je viens boire le sang tiède dans ton ventre, révélant ainsi que les taureaux cessent dêtre végétariens devant les vierges.

Ensuite, sous les acclamations du peuple de Rome, je te piétine jusquà ce que ton corps soit méconnaissable. Cest un défoulement exquis. Je laisse ton visage intact afin que ses expressions restent lisibles : car ce qui mintéresse, cest comment ton âme se porte. Il ny a pas de sadisme chez les braves matérialistes, il ny en a que chez les ultra-spiritualistes de mon espèce. Il faut de lesprit pour être bourreau.

Le tableau est admirable : il y a cette bouillie informe quest ton corps, qui ressemble désormais à un fruit éclaté, et au-dessus de cette compote il y a ton cou parfait et ta figure au sommet de sa grâce. Tes yeux boivent le ciel, à moins que ce ne soit le contraire. Tu nas jamais été aussi belle : en martelant ta carcasse avec mes sabots, jai fait remonter toute ta splendeur vers ta tête, comme sil sétait agi dun tube de dentifrice.

Ainsi, grâce à moi, il test donné dêtre parfaitement idéalisée. Je mets mon oreille daurochs près de ta bouche et je guette ton dernier soupir. Je lentends sexhaler, cest plus délicat quune musique de chambre et au même instant, toi et moi, nous mourons de plaisir.

« Qui veut faire lange fait la bête. » Moi, jai fait la bête, et comme tel jai connu la volupté de lange.

Entre-temps, jai onze ans, je retire loreiller que javais écrasé sur mon crâne et je me lève, pantelant de délectation. Mon cerveau a été soufflé comme un immeuble sous leffet dune explosion nucléaire. Jai joui si fort que je dois être devenu beau : je cours vérifier cette conviction dans le miroir.

Je regarde mon reflet et jéclate de rire : je nai jamais été aussi laid.

Quon vienne encore me parler de la beauté intérieure de Quasimodo !

Jeus à nouveau vingt-neuf ans. Je me rendis compte que cétait mon enfance qui avait joué le rôle de mon adolescence : à lâge de treize ans, javais mis mon sexe au placard. Il nen avait plus été question depuis. Pourquoi ? Je ne le sais pas très bien. Mon physique a certainement joué un rôle énorme dans cette censure.

Cest à la fois facile et difficile à comprendre. Jai connu pas mal dhommes affreux qui avaient une vie sexuelle : ils couchaient avec des femmes laides ou alors ils allaient chez les putains.

Le problème, avec moi, cest que dès ma prime jeunesse jai éprouvé une attirance exclusive pour les pures beautés. Cest pour cela, jimagine, quà lâge de treize ans jai congédié mon sexe : la lucidité métait brutalement tombée dessus. Avec les vierges séraphiques, je navais aucune chance.

A seize ans, lacné sabattit sur mes omoplates comme une confirmation théologique : jétais le rebut de la création. Ensuite ma peau se mit à pendre et jentrai dans la phase comique de ma laideur, qui était devenue trop ridicule pour être respectable.

Dès lors, ma sexualité ne sexprima quà travers deux activités : la masturbation et lépouvante. Lonanisme correspondait au versant mystique et ténébreux de ma personnalité. En revanche, quand javais besoin démotions érotiques plus sociales, je me baladais dans la rue et jobservais les réactions des gens qui me voyaient : je leur offrais en toute obscénité ma laideur, je faisais delle un langage. Les regards dégoûtés des passants me donnaient lillusion dun contact, limpondérable sensation du toucher.

Ce que je convoitais le plus, cétait leffarement des belles jeunes filles. Mais il était ardu dentrer dans leur champ de vision : la plupart dentre elles ne contemplaient que leur propre reflet dans les vitrines.

Dautres préféraient admirer leur image dans les yeux des gens : avec celles-ci, je vivais de grands moments. Leurs regards distraits cherchaient mes prunelles pour sy chérir et sursautaient deffroi quand leur apparaissait linfamie du miroir. Jadorais ça.

Ma perplexité fut sans limites, il y a un an, lorsque Ethel eut pour moi des yeux amicaux et dénués du refus auquel jétais habitué. Cétait comme si elle ne sétait pas aperçue du scandale que jincarnais.

Neût-elle été « que » sublime, je laurais déjà aimée, car aucune beauté ne me plut à ce point. Mais sy ajoutait le miracle de son aveuglement, qui me rendit fou delle au dernier degré.

La réminiscence de mon orgasme enfantin acheva de me perturber la raison : le taureau quEthel était censée jouer au cinéma était sans nul doute le symbole de notre destin commun.

Il me fut facile de gagner lamitié de lactrice. Rien ne lui semblait bizarre : ni mon apparence, ni ma présence récurrente sur les plateaux de tournage, ni les questions que je lui posais. Elle eût pu cependant soffusquer de mon indiscrétion :

— Tu es amoureuse en ce moment ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Personne ne minspire.

— Ça te manque ?

Non. Lamour, cest des ennuis.

Je regrettais ce tutoiement quelle mavait très vite proposé et qui est la règle dans les métiers du spectacle.

— Tu as eu des ennuis avec des hommes, dans le passé ?

— Beaucoup. Et quand je navais pas des ennuis avec eux, javais lennui, ce qui nest pas mieux.

— En effet, dis-je dune voix blasée, alors que je navais jamais connu ni lennui ni les ennuis dont elle parlait.

— Et toi, tu es amoureux ?

Elle navait aucune conscience de son incongruité. Cétait comme si elle demandait à un tétraplégique sil dansait le tango.

— Moi, cest le calme plat, comme toi, répondis- je avec indifférence.

Un jour, je ne pus mempêcher de lui poser la question qui mobsédait :

— Pourquoi es-tu si gentille avec moi ?

— Parce que je suis une gentille fille, dit-elle, limpide.

Cétait la vérité et cela ne marrangeait pas du tout. Comment avoir la moindre prise sur la bonté ? Comment la provoquer ?

Le plus souvent, je lui parlais de choses qui ne mintéressaient absolument pas. Le but du jeu était de la regarder, ce qui constituait loccupation la plus délectable que jaie connue dans ma vie. La plus profonde de ses gentillesses était quelle se laissait contempler et même complimenter : cétait très généreux de sa part.

— Que tu es belle ! ne pouvais-je me retenir de dire de temps en temps.

Elle souriait, comme si cela lui faisait plaisir.

Cette réaction me bouleversa si fort que je me crus autorisé à en dire autant à dautres jolies femmes. Ce qui me valut des regards outrés, des moues incommodées ou des propos aussi agréables que : « Quel con, ce type ! »

A lune delles qui venait de me rabrouer, je demandai :

— Enfin ! Je vous ai parlé avec galanterie, sans trace dobscénité, sans arrière-pensée. Pourquoi magressez-vous ?

— Comme si vous ne le saviez pas !

— Cest parce que je suis laid ? En quoi la laideur mempêche-t-elle davoir bon goût ?

— Mais non, ce nest pas parce que vous êtes moche !

— Pourquoi, alors ?

— Dire à une femme quelle est belle, cest lui dire quelle est bête.

Je restai un instant bouche bée avant de rétorquer :

— Cest donc vrai que vous êtes bête, et vous le confirmez.

Je reçus une gifle.

Je men ouvris à Ethel :

— Si je te traite de beauté, te sens-tu traitée didiote ?

— Non. Pourquoi ?

Je lui racontai comment les autres filles accueillaient mes compliments. Elle rit puis commenta :

— Tu sais, elles ne sont pas les seules à être stupides. Jentends à longueur de temps de la part de filles plutôt disgraciées : « Il ne suffit pas dêtre belle ! » Or je ne me suis jamais conduite comme sil suffisait dêtre belle alors quelles se conduisaient comme sil leur suffisait dêtre laides !

— Leur attitude est au moins explicable : elles sont jalouses.

— Il y a de cela. Mais le fond de laffaire est plus grave : la vérité, cest que la beauté nest pas aimée.

Moi, jaime la beauté.

— Toi, tu es spécial.

— Tout le monde aime la beauté.

— Je tassure que ce nest pas vrai.

Je commençai à ménerver :

— Tu ne vas quand même pas me dire que tu aurais préféré être moche !

— Calme-toi. Non, je ne vais pas te dire ça. Cest difficile à comprendre et encore plus délicat à expliquer. Je peux seulement te jurer que jai vécu cent situations qui me lont prouvé : la beauté nest pas aimée.

— Et la laideur, tu crois quelle est aimée ? lui demandai-je avec colère.

— Je nai jamais dit ça. Non, je pense que les gens aiment ce qui nest ni beau ni laid.

Je ne parvenais plus à assister au tournage du film tant il ménervait. La pauvre Ethel grimée par cet imbécile de réalisateur et qui recevait pour instruction deffleurer le matador avec ses cornes quand il eût fallu lembrocher non, cétait plus que je nen pouvais supporter.

Un jour sur deux, je venais chercher la jeune première à la sortie des studios. A chaque fois, elle maccueillait avec un sourire :

— Epiphane ! Tu es là.

Elle en semblait ravie et moi, je manquais mévanouir de joie. Je lemmenais boire un verre. Elle me racontait les nouvelles psychoses de Pierre et lévolution du long métrage. Elle concluait toujours par :

— Ce sera le pire navet de lhistoire du cinéma.

Vers vingt heures, je la raccompagnais chez elle. Jaurais voulu rester avec elle plus longtemps mais je ne voulais pas avoir lair de chercher à la séduire.

— Sais-tu quavant toi personne ne mappelait Epiphane ?

— Comment tappelait-on ?

— Quasimodo.

— Pourquoi ? Tu es bossu, tu es carillonneur ?

— Non. Je suis laid.

Elle eut un rire sincère qui menchanta. Elle ne chercha pas à nier sottement : « Non, tu nes pas laid » cela meût fait grimper au plafond. Puis elle dit :

— Jaime ton nom. Il te ressemble.

— Aussi laid ?

— Non. Il est bizarre.

— Je suis bizarre ? En quoi le suis-je ?

Elle mit un temps avant de répondre :

— Tu ne dis jamais de choses blessantes ni didioties.

— Et cest bizarre, ça ?

— Cest très bizarre.

Jeus envie de lui baiser les pieds. On ne mavait jamais rien dit qui me plût autant. La nuit, dans mon lit, je maperçus que cette bribe de conversation ne cessait de repasser en moi. Comme une musique adorée, je lavais programmée en boucle.

« Le beau est toujours bizarre », dit Baudelaire. Certes, la logique ne mautorisait pas à inverser la phrase : ce qui est bizarre nest pas toujours beau. Mais le simple fait que je sois associé à la principale propriété de la beauté, à savoir la bizarrerie, me portait au comble de livresse.

Jeus ma première insomnie pour excès damour.

Cétait au temps où je finissais de dissiper mon héritage grec. Javais eu un oncle qui nétait pas plus grec que vous et moi mais qui avait amassé une fortune considérable en dobscures circonstances helléniques. Quand il mourut, une cascade de drachmes me coula dessus. En dépit des droits que jeus à payer, il me resta de quoi être insouciant pendant quelques saisons.

Lorsque je reçus ce magot inattendu, ma première tentation fut la chirurgie esthétique. Ceût été perdre tout largent en un coup, certes ; seulement, il suffisait dun regard rapide dans le miroir pour comprendre que ce neût pas été du luxe.

Virgile sinterposa : Timeo Danaos et dona ferentes. Il fallait reconnaître que lorigine grecque de cette manne céleste la rendait suspecte : sans doute y avait-il lieu dy voir un avertissement des dieux de lOlympe.

Je me contemplai nu dans la grande glace. Le problème nétait que trop clair : il ny avait rien quil ne fallût pas changer. Un visage normal au sommet de ce corps monstrueux eût été déplacé et eût exagéré son impact tératogène. En vertu dune logique identique, une physiologie harmonieuse eût rendu ma figure encore plus immonde. Ma laideur, pour extrême quelle fût, avait quelque chose déquilibré dans sa distribution.

Bref, cette opération devait être totale ou ne pas être. Or, on a beau se haïr des pieds à la tête, on hésite avant de se départir de son enveloppe entière. Javais quand même habité cette peau pendant vingt années : cela créait des liens entre elle et moi. Sil ne me restait plus rien dorigine, ce corps pourrait-il toujours être considéré comme le mien ? Lescamotage de la moindre de ses bavures néquivaudrait-il pas à ma mort ?

Je ny voyais pas une question de morale mais une affaire métaphysique : jusquà quel degré de métamorphose reste-t-on soi ? La seule certitude que lon a vis-à-vis du trépas est la disparition de lenveloppe charnelle. Que ce soit le bistouri ou les petits vers qui sen chargent ny changerait peut-être rien.

Cétait un sacré risque. Et si je me rendais compte, au lendemain de lopération, que, pour avoir renoncé à mon corps, javais assassiné Epiphane Otos ? Le spiritualiste que je mobstinais à être craignait davoir à affronter une preuve aussi radieuse de la suprématie de la matière sur lesprit.

A ces appréhensions ontologiques sajoutaient des considérations triviales : javais mes habitudes. Ma laideur était confortable comme une paire de pantoufles, et ce, pour cette simple et unique raison quelle sétait faite à mon âme comme les souliers se font aux pieds. On revient toujours à ses vieilles chaussures, même si elles sont devenues immontrables, parce quon sy sent tellement mieux.

Là sarrêtait la métaphore cordonnière car si lon pouvait garder ses godillots antiques en les cachant au fond dune armoire, on ne pouvait pas conserver son ancienne apparence dans un débarras. Et si mon âme se retrouvait mal chaussée jusquà la mort ?

En outre, il y avait en moi quelque chose de fataliste qui me retenait, à moins que ce ne fût de la paresse déguisée. Cela sapparentait tant à laccablement quà la désinvolture : « Cette disgrâce est mon destin. Elle est donc inéluctable : il faut se soumettre à la volonté des dieux. Puisque je ny échapperai en aucune manière, autant hausser mes horribles épaules et vivre cela dans la nonchalance de lacceptation. »

Ce fut ainsi que je renonçai à lopération plastique. Les pauvres chirurgiens ne savent pas ce quils ont perdu. Je nai jamais regretté cette décision. Léconomie qui en résulta me permit de ne pas travailler pendant des années.

Un jour, Ethel me demanda quelle était mon occupation. Sans réfléchir, je répondis que je cherchais un emploi. Peu après, je maperçus que jarrivais au bout de mon héritage et quen effet il me faudrait bientôt un travail.

Lequel ? Cétait la question. Je navais aucune formation, aucune qualité, aucun talent. Je navais dambition quamoureuse. Je nétais pas de ces gens qui ont besoin dun emploi pour être équilibrés : loisiveté mallait comme un gant.

Depuis le lycée, javais fréquenté en touriste des cours de je-ne-sais-quoi : je ne mens pas, je nai jamais compris de quoi les professeurs parlaient. Plus grave : quel que fût lintitulé des conférences, javais limpression dentendre le même bla-bla. Un savoir aussi indifférencié me parut suspect et surtout barbant : je men lassai comme on se lasse des nouilles à leau.

Puis vint lhéritage de mon oncle. Je minstallai dans une prodigieuse inaction. La lecture et le cinéma devinrent lessentiel de mon emploi du temps. Sil avait fallu que je me confectionne ce document auto-publicitaire qui porte le nom pompeux de curriculum vitae, ceût été court :

Epiphane Otos

né en 1967

expérience : lectures, salles obscures.

Nul doute que les employeurs allaient se jeter sur moi ! Surtout quand ils verraient ma gueule.

Javais de la chance : lépoque était faite pour les bons à rien de mon espèce. Les surdoués bardés de diplômes effrayaient ; les laborieux qui avaient accumulé les expériences professionnelles étaient carrément indésirables. Moi, javais un casier universitaire vierge et une belle absence dantécédent dans le domaine du travail : on avait donc le droit de me sous-payer.

En vérité, toutes les portes mauraient été ouvertes si je navais pas été aussi laid.

Il y eut cet entretien dembauche dans une grande société financière. Le poste pour lequel je me présentais était celui de préposé au courrier : il sagissait de parcourir limmeuble de bas en haut et de long en large avec un chariot rempli de lettres et de remettre chacune à qui de droit. Jétais le seul à être venu offrir mes services pour cette charge aussi noble que brillante ; elle me fut néanmoins refusée.

Jeus laudace de demander pourquoi ils ne voulaient pas de moi.

— Nous pensons que vous nêtes pas qualifié pour le poste, répondirent-ils.

— Il nexige aucune qualification.

— Nous ne pouvons pas nous permettre dengager quelquun qui ne remplirait pas sa fonction.

— Et quest-ce qui vous donne à penser que je ne la remplirais pas ?

Silence embarrassé. Lun deux trouva à dire :

— Vous avez vingt-neuf ans et vous navez aucune expérience professionnelle.

— Tant mieux pour vous ; ça vous permettra de me payer moins.

— Là nest pas la question ; cela vous paraît normal, à votre âge, de n’avoir jamais travaillé ?

Je ne voulais pas parler de lhéritage.

— Je moccupais de ma vieille mère (mensonge : elle était morte dix années auparavant). Où est le problème ?

— Vous serez sûrement plus difficile à former que quelquun qui aurait commencé très jeune.

Jéclatai de rire :

— De quelle formation parlez-vous ? Il sagit de distribuer du courrier, non ?

— Pourquoi voulez-vous de cet emploi, monsieur Otos ?

— Parce que je dois gagner ma vie.

— Vous devez comprendre que nous ne pouvons pas engager quelquun dont le but avoué est de gagner sa vie. Nous avons besoin de gens qui aient un idéal.

— Il faut un idéal pour distribuer le courrier ?

— Pas de cynisme avec nous, monsieur Otos.

— Cest vous qui êtes cyniques. Vous me refusez un emploi sous les prétextes les plus invraisemblables. Si au moins vous me disiez la vraie raison !

— Quelle serait, selon vous, la vraie raison ? me demanda lun deux avec un air pédagogique.

— Il est hors de question que je procède à mon autocritique. Je veux que lun de vous trois ait le courage de me parler avec sincérité et de me dire le motif de ce refus.

Silence.

— Etes-vous conscients quen ne me disant rien vous êtes dune cruauté insigne ? Si vous nosez même pas nommer mon problème, cest dire combien il est grave.

— De quel problème parlez-vous, monsieur Otos?

— Si vous faites semblant de ne pas le voir, cest encore pire.

Silence.

— Laissez-moi deviner. Si vous lâchiez le mot, jaurais le droit daller en justice, cest ça ? Cest pour ça que vous vous taisez ?

— Nous ne comprenons pas de quoi vous parlez, monsieur.

— Jimagine le scandale : « Candidature refusée pour cause de physique ingrat. »

— Cest vous qui le dites. Nous, nous n’avons rien dit.

Je me levai pour partir. Au moment de sortir, je me retournai pour une petite vengeance :

— Au fait, Otos, ça ne vous dit rien ?

— Les ascenseurs ?

— Oui.

— Vous êtes de la famille ?

— Oui, mentis-je. Et cest drôle : les ascenseurs de votre immeuble sont des Otos.

Je souris et men allai. Jespérai de tout cœur quà lavenir ils ne prennent plus lascenseur sans redouter un châtiment technologique manigancé par mon parent outragé.

Ensuite vint lidée de génie. Mon physique et moi, nous avions des comptes à régler : il avait été le boulet de vingt-neuf années de ma vie, il me devait bien quelque compensation.

Mon projet était dautant plus formidable quil nécessitait la coopération de ma bienaimée. Je le lui exposai.

— Tu es fou, me dit-elle.

— Peut-être. Mais ne trouves-tu pas que ce serait moral ?

— Ton but est-il dêtre moral ou davoir un emploi ?

— Les deux nont jamais été aussi conciliables que dans mes vues. Seulement, si tu ne my aides pas, je nai aucune chance.

— Il y a dautres jolies filles sur terre.

— Pourquoi refuserais-tu ?

— Je déteste le milieu des mannequins.

— Raison de plus pour que tu collabores.

Elle finit par accepter.

Quelques jours plus tard, Ethel et moi étions assis dans la salle dattente de lagence Prosélyte. Autour de nous siégeaient des créatures aux jambes longues et au regard vide. Il était flagrant que « la mienne » était la plus belle : à ma demande, elle portait en guise de diadème les cornes de taureau qui avaient scellé ma passion. Elle souriait, ce qui eût suffi à la distinguer de toutes celles qui attendaient sil ny avait eu une différence encore plus grave : elle était la seule qui existât.

Prosélyte était lagence de mannequins la plus réputée du monde : cétait elle qui avait recruté les top models les plus en vue du quinquennat Francesca Vernienko, Melba Momotaro, Antigone Spring, Amy Mac Donaldova.

Pas une grande ville de lunivers civilisé qui nait sa succursale de Prosélyte : ainsi, les filles des moindres villages pouvaient, sinon tenter leur chance, du moins rêver.

Les jeunes femmes assises autour de nous dans la salle dattente nétaient pas vilaines. En vérité, ce qui me frappa le plus à leur sujet fut leur ressemblance : il sagissait moins dune similitude physique que dune identité dexpression. Elles avaient toutes lair davoir passé leur vie à sennuyer, ce qui était probablement le cas.

Ethel dépassait. Même sous langle strict de la beauté canonique, elle lemportait déjà. Je ne me risquerais pas à détailler ses autres supériorités. On pourrait les résumer en une phrase : Ethel ne semblait pas avoir la moindre ambition d’être recrutée par Prosélyte.

Les gens de lagence durent sen apercevoir car elle fut la première à être convoquée : on ne voulait pas la laisser filer. Personne ne devait douter de ma qualité dagent car on me permit de laccompagner dans le bureau des responsables.

Il y avait là deux hommes et une femme. Ils détaillèrent dabord ma bien-aimée des pieds à la tête : ils avaient lair aussi consterné que si elle était un boudin.

— Tu nes pas très grande, grimaça lune des trois brutes. Je me demandai de quel droit ils la tutoyaient.

— Un mètre soixante-treize, répondit la beauté.

— La limite, dit la dame. Heureusement que tu es très mince.

Sensuivit une liste de questions sur son poids, ses mensurations : tout cela me paraissait si pornographique que je me bouchai les oreilles avec des paupières imaginaires. Jaurais été dégoûté de découvrir, en présence de ces trois bouchers, quel était le tour de poitrine de ma bien-aimée. Elle-même lignorait.

— Et quand tu tachètes des soutiens-gorge, tu fais comment ?

— Je n’en porte pas.

On vint prendre ses mesures avec un mètre-ruban. Je bouillais de colère de la voir touchée par ces gens. Lestampillage provoqua la désapprobation :

Tu es maigre, tu nas pas de seins. Ce nest plus du tout ce qui plaît.

Jétais horrifié : sans moi, Ethel neût pas eu à essuyer ce genre daffront. Elle avait pourtant lair de samuser beaucoup, ce qui déconcertait les trois salauds.

Il y eut un moment où je fus au bord déclater.

— Il faudra changer ton prénom. C’est pas terrible, Ethel : cest vulgaire.

Je ne pus alors mempêcher dintervenir :

— Cest vrai. Amy ou Melba, c’est tellement plus distingué.

On me foudroya du regard mais on ne parla plus de débaptiser mon égérie. En revanche, on parla de lui gonfler les lèvres au silicone. A ces mots, lactrice se leva et annonça, avec un sourire de madone :

— Bien. Je ne vois pas pourquoi je suis ici.

Après un instant deffroi, ils réagirent comme des fusées :

— Non, non. Tu nas pas compris. Tu es bien. Très bien. On ne touchera pas à tes lèvres, cest entendu.

— Tu as une gueule, une vraie gueule. Pas comme ces pétasses qui étaient avec toi dans la salle d’attente.

On lui demanda si elle avait déjà une expérience professionnelle. Elle raconta sa carrière au cinéma, le film dont elle était en train de jouer le rôle principal. Les trois brutes sextasièrent :

— Et en plus tu es artiste ! On adore les filles qui ont de la personnalité.

Grâce à tes cornes de taureau, jai compris illico que tu étais unique.

Leur enthousiasme servait mes plans. Les choses se passaient encore mieux que prévu. Je jouissais à lidée de ma vengeance.

— En tout cas, tu es bien la première qui se présente sans book. Quel culot !

— Normalement, les mannequins en fin de carrière se recyclent dans le cinéma. Toi, cest le contraire.

Ethel pencha sa belle tête dun air intrigué.

— Non. Je narrête pas le cinéma.

— Tu rêves, ma grande. On ne peut pas être à la fois top model et actrice. Ce nest pas un mi-temps, tu ten rendras vite compte.

— Je vous crois sur parole. Cest pour cela que je nai aucune envie d’être mannequin.

Ils éclatèrent de rire.

— Tu es géniale !

— Il semblerait quil y ait un malentendu. Ce nest pas moi qui veux travailler pour vous. Cest monsieur, dit-elle en me montrant.

Il y eut un silence estomaqué. Elle reprit :

— Vous pensiez sans doute que monsieur était mon agent. Cest moi qui suis lagent de monsieur. Jai essayé de vous le dire mais ce nétait pas facile : vous ne cessiez de me poser des questions.

La dame crut retomber sur ses pattes :

— Monsieur est photographe, nest-ce pas ? Il y a erreur : on nengage pas de photographe ici.

— Mon client nest pas photographe, continua la jeune première. Il est mannequin.

Ils ne rirent pas.

Ce genre de blague na rien de drôle, vous savez. Dehors !

Je pris la parole avec gravité :

— Ce nest pas une blague.

— Vous vous êtes déjà regardé dans un miroir, monsieur ?

— Croyez-vous que je serais venu ici si je ne connaissais pas la configuration de mes traits ?

— Cest par provocation que vous vous présentez, alors ?

— Il y a de cela. En vérité, je pourrais mettre cette provocation à votre service, si vous en aviez laudace.

— Monsieur, un peu de sérieux ! Vous comprenez bien que daucune manière vous ne pouvez être mannequin !

— Je pourrais être un mannequin dun genre nouveau : je serais repoussoir.

— Cela a déjà été fait, ce genre de sottise. Il y a plusieurs années, on a organisé des défilés de femmes obèses.

Ethel intervint :

— Cela na rien à voir. Je les ai vues, ces grosses femmes : elles étaient belles, lisses, charmantes, généreuses. Le but du jeu était de montrer quune dondon pouvait avoir beaucoup dallure.

— Mon cas est radicalement différent. Il ne sagira pas de clamer des slogans du style : Ugly is beautiful. Regardez-moi : même en y consacrant tous vos soins vous ne pourrez pas amender lirréparable. Il sagit de me montrer tel que je suis.

— Monsieur, on ne va pas à un défilé de mode pour frissonner dhorreur. Et dailleurs lhorreur est devenue banale. Rien en vérité qui ne le soit autant.

— Pas au degré de concentration que jincarne. Regardez-moi au moins, soyez francs, avez-vous vu plus laid ?

— Ne seriez-vous pas vaniteux ?

— Il y a de quoi. Et encore : vous ne mavez pas vu à poil, ricanai-je dune voix sadique.

Jeus soudain conscience de posséder un moyen de pression efficace.

— Nous vous croyons sur parole, monsieur. Le problème, cest quun défilé de mode sert à vendre des vêtements et non à dégoûter les gens.

— Allons ! Votre but est den jeter plein la vue ! Et avec moi, aucune chance de passer inaperçu.

— Vous avez lintention de nous apprendre notre métier ?

— Jai lintention de vous apprendre le mien : mon métier consiste à être laid. Je serai le premier repoussoir professionnel.

— Et nous, nous ne serons pas vos premiers employeurs.

— Réfléchissez avant de me laisser filer. Jai un physique dexception qui produira deux effets prodigieux : le premier est un choc émotionnel sans précédent qui permettra à vos défilés de ne pas sombrer dans loubli ; le second consistera à multiplier par dix la beauté des filles que jaccompagne.

— Vous ne mauriez pas trouvée si jolie si je navais été à côté dEpiphane, sourit ma bienaimée.

Ethel est trop modeste, enchaînai-je. Mais ce qui est certain, cest que lesthétique obéit aux règles de la mystique : rien nexalte autant lextrême splendeur que lextrême laideur. Comme il ny a pas moyen de définir lAbsolu, il faut lexprimer par son contraire : cest ce qui sappelle la théologie négative. Lesprit humain souffre dune carence intellectuelle fondamentale : pour quil comprenne la valeur dune chose, il faut le priver de cette chose. Labsence lui parle sa langue maternelle ; la présence, cest de lhébreu pour lui.

— Vous raconterez ça aux créateurs de mode, monsieur. Ils seront emballés.

— Et comment ! Pour eux, je suis laffaire du siècle. Ils savent bien quil y a un problème : leurs clients ont lœil aussi gavé quun estomac occidental. Pour parvenir à les toucher, il faut user dune surenchère de plus en plus insensée, que ce soit dans le minimalisme ou dans lexcès, ce qui revient au même. Comment rendre sa virginité à ce spectateur surnourri ? Il lui faut une purge : ce sera moi. Je serai le vomitorium du regard.

— Pas seulement du regard : plus je vous vois, plus jai la nausée, ajouta la dame.

— Je ne vous le fais pas dire. Vous qui avez tout vu, vous que plus rien némeut, je parviens à vous rendre malade. Imaginez un défilé où je circulerais parmi les mannequins : comme un rythme ignoble, je scanderais leur beauté dont la nécessité apparaîtrait enfin dans sa parfaite lumière. Plus le sacré est dévoilé, plus il devient trivial : je suis le suprême antidote contre ce phénomène. Vous et vos pairs, vous navez cessé de profaner le beau depuis des lustres mais il vous suffira dune seule monstration de mon horreur pour lui restituer sa pureté originelle.

— Cest ce quon appelle un sacrifice, murmura Ethel.

— Exactement. Et le pauvre regard de lhomme a bien besoin dun sacrifice ! menflammai- je.

— Vous savez de quoi vous avez lair, tous les deux ? Dune secte ! dit lun des types.

— Ouais. La vestale avec ses cornes de taureau et le gourou repoussant qui prêche la rédemption, commenta lautre.

Je ris.

— Raison de plus pour que vous mengagiez. Votre but est de faire de largent, non ? Et les sectes, cest lucratif. Si cela peut vous rassurer, sachez que je ne crois en rien, sinon en la beauté. Jai foi en elle comme le premier chrétien a foi en Dieu : je nai que des raisons de douter delle puisquelle semble mavoir oublié. Or, cette privation est si forte quelle produit leffet inverse : je suis le champion de la foi - ce quon appelle un martyr, cest-à-dire un témoin privilégié. Savez-vous ce que signifie croire en la beauté ? Cest croire quelle sauvera le monde.

— Nous, nous croyons que vous déraillez, monsieur.

— Raison de plus. Vous encensez à tout bout de champ la folie comme la suprême vertu. Tel créateur est formidable parce quil est « dingue », tel film est porté aux nues parce quil est « démentiel ». Pour une fois que vous avez affaire à un fou véritable, aurez-vous linconséquence de le laisser filer ?

— Il ne suffit pas dêtre fou ; encore faut-il que votre folie soit intéressante.

— Quest-ce quil vous faut ? Je suis atteint de jérôme-boschisme, appelé aussi paranoïa cathartique !

Même Ethel me regarda avec effroi. Ma formule avait porté. Il y avait quelque chose de déconcerté dans lassurance de mes trois examinateurs. La dame dit :

— Cest vrai que vous avez tous les deux lair de sortir dun tableau de Jérôme Bosch.

Elle était en si bon chemin que je lui emboîtai le pas :

— Bravo ! Vos yeux se sont ouverts et vous avez vu la pure beauté svelte et blafarde, la vierge aux longs cheveux saurs qui est assise à côté de son contraire, moi, le monstre à face hirsute, dont le visage na plus rien dhumain parce quil a cessé de refléter la présence de Dieu.

— Le problème, cest que vous êtes surtout frappants quand vous êtes ensemble. Or, mademoiselle ne semble pas disposée à travailler pour nous.

— Je ne suis pas la seule de mon espèce, intervint Ethel qui ne savait plus ce quelle disait. Nimporte quelle jolie fille à lair un peu ancien ou virginal conviendra. Je lui sus gré de plaider ma cause en sortant une telle énormité : en vérité, sa grâce était aussi insurpassable que ma propre difformité.

Les trois recruteurs semblaient perplexes. Ils se retirèrent dans la pièce dà côté pour tenir conseil. Jen profitai pour baiser la main de ma bien-aimée qui laissait libre cours à son hilarité :

— Tu mas eue, avec ton jérôme-boschisme !

— Le mot est de Dali. Mon innovation fut den faire une pathologie.

— Sils ne tengagent pas, ce sont des crétins.

— Même sils mengagent, ce sont des crétins. Ils tont tutoyée et appelée «  ma grande  », ils mont vouvoyé et appelé « monsieur ». Ils ont plus de respect pour la laideur que pour la beauté. Ils ont commencé à te donner du mademoiselle quand ils tont sue associée à moi. Je suis outré que tu aies eu à subir leur grossièreté par ma faute.

— Si tu savais ce que je men fiche !

— Pas moi.

Les trois sbires revinrent, sassirent et clamèrent :

— Félicitations, monsieur Otos ! Il ne vous reste plus quà remplir les formalités.

Je soupirai de soulagement plus que de joie. Ethel ne sétait pas dérangée pour rien, qui avait assisté à mon triomphe.

Ma vengeance allait pouvoir commencer.

Ma fortune était faite. On sarracha mes soixante kilos à travers le monde.

Le nom de Quasimodo me revint comme un boomerang, pour autant quil ne mait jamais quitté. Il ne fallait pas escompter la célébrité avec un prénom comme Epiphane. Et puis, surtout, il ne fallait pas laisser à quelquun dautre le privilège onomastique dun tel mythe.

Car on voulut mimiter. A peine mon succès eut-il éclaté que des hordes de mochetés sortirent de leur cachette. Je navais pas peur : je savais que jétais le pire. Javais découvert le métier de repoussoir et je lexerçais avec un art quil eût été impossible de musurper.

Il ne suffisait pas dapparaître : il fallait aussi se composer un personnage. Sur ce point-là, jétais imbattable. On me demandait souvent quel était mon parcours. Mes réponses variaient selon lhumeur, linterlocuteur et ma croissante propension à fabuler :

— Quand ma mère vit combien jétais laid, elle me jeta aux ordures. Un éboueur charitable me repêcha. Cet homme très bon navait pas de culture et mappela Poubelle, du nom du lieu où il me trouva. A lâge de raison, je devins susceptible et ne supportai plus dêtre ainsi nommé. Je fuguai et fus enlevé par des bohémiens qui me firent circuler dans les foires : aucune attraction ne rapportait autant que moi.

Ou  :

— Ma mère était étrangère. En 1963, elle avait remporté le titre très convoité de Miss Péloponnèse. Cétait néanmoins une femme dune grande beauté. Lors dune tournée européenne, elle rencontra un manager aux dents longues qui voulut la faire concourir à lélection de Miss Casino qui se déroulait à Monaco. Non seulement elle ne remporta pas le titre mais elle y contracta une indigestion spectaculaire suite à lingestion dune potée monégasque. Elle mourut en des souffrances aussi lentes quatroces : pendant des mois, ses entrailles se vidèrent de tout ce quelles contenaient, y compris dun embryon prématuré dont je vous laisse deviner lidentité, laid comme la diarrhée qui lavait engendré. Le père ne sest jamais manifesté.

Ou:

— Mes parents étaient frère et sœur comme leurs parents. Dans ma famille, on est crétin des Alpes depuis des générations. Cette consanguinité sarrêtera avec moi : même ma sœur me trouve trop moche.

Ou:

— Vous connaissez le film Elephant Man : cette femme enceinte traumatisée par un éléphant et donnant naissance à un monstre dont laspect rappelle le pachyderme. Cest ce qui mest arrivé, à cette différence près que ma mère, elle, était oto-rhino-laryngologiste. A force dausculter tant de cavités auriculaires, elle a attrapé une psychose liée à cette partie du corps. Et elle a fini par accoucher dun enfant dont le visage reproduit cette obsession fatale : moi.

Je mamusais beaucoup.

Je devins à la laideur ce que le sumo est à lobésité : un champion, un héros mythologique. De même que les plus jolies Japonaises convoitent les sumotori, jétais sans cesse entouré dun aréopage de créatures de rêve.

Très vite, les défilés où je napparaissais pas furent désertés : on les trouvait fades, ennuyeux, 58 sans attrait. Quand un créateur obtenait ma participation, il me faisait surgir environ toutes les dix minutes, chaque fois dans une tenue inédite qui soulignait mes disgrâces. En cela, je ne leur concède pas de grands mérites : il ne faut nul talent pour révéler les bavures que la nature sest permises sur ma personne.

Lun dentre eux voulut me dessiner un costume comprenant une fausse bosse au sommet du dos. Je my opposai farouchement : cétait trop facile. Comme il insistait, je finis par lui dire que je portais, moi aussi, une malédiction sur mes omoplates : je soulevai ma chemise et dévoilai la plage acnéique. On ne lavait pas averti : il eut une nausée magnifique.

Même les plus agressifs des couturiers nosèrent exhiber linfection de mes épaules. Jétais là pour choquer et non pour servir démétique. En revanche, on exploita mon excès de peau : « Quasimodo, lhomme-sharpeï », disaiton, comme Tarzan, lhomme-singe. Jeus droit à des tee-shirts en latex qui moulaient mes plis ou à des tenues transparentes qui les exposaient.

Dans mon dossier de presse, qui atteignit très vite les dimensions des Misérables, on trouvait des articles aux titres évocateurs : « Le napalm de la laideur », « Lerreur est humaine », « Cest pour mieux vous déplaire, mon enfant » ou encore « Laberration faite homme ». Javais ceci de commun avec les princesses monégasques que lon ne concevait pas de me consacrer un article sans lorner dune ou plusieurs photos de ma personne. La différence était que, dans mon cas, les clichés nétaient jamais traîtres : ils étaient tous réussis puisque jy étais invariablement dégueulasse.

Moi qui navais jamais quitté ma ville natale, je me mis à voyager sans trêve, si lon peut qualifier de voyages ces raids reliant des aéroports à dautres aéroports et lhôtel quatre étoiles à la salle de gala. Cest ainsi que je réussis quelques gageures : jallai à Genève sans voir le lac Léman, à New York sans apercevoir la statue de la Liberté, à Singapour sans remarquer que mon pull à col roulé ne convenait pas au climat équatorial, et même ceci restera mon exploit aussi insurpassable quincompréhensible à Luxembourg sans voir de Luxembourgeois.

Si, en définitive, je ne distinguais pas grand-chose, on ne manquait jamais de me distinguer. Ma figure ne tarda pas à devenir aussi célèbre que celle des Melba, Amy et autres Cindy qui servaient dégéries aux trois quarts de lhumanité. Je me présentais comme le faire-valoir de ces créatures mais, au vu de mon succès grandissant, jen vins à me demander si ce nétaient pas elles qui étaient mes faire-valoir.

Les hommes me disaient quils menviaient : « Vous vivez dans lintimité des filles les plus belles et les plus inaccessibles de la planète. Comme jaimerais être à votre place ! » Ils ne savaient pas ce quils disaient. Dabord, aucun dentre eux neût accepté den payer le prix, à savoir être laid comme une verrue. Ensuite, ce qui était désolant quand on vivait dans lintimité des filles « les plus belles et les plus inaccessibles de la planète », cétait de découvrir quelles nétaient pas si belles et surtout quelles 60 nétaient pas inaccessibles. Elles étaient même si accessibles que cen était désespérant.

Fallait-il y voir un phénomène comparable à celui de lengouement des jolies Japonaises pour les sumotori ? Les top-models exerçaient sur ma personne un véritable harcèlement sexuel.

Dans les coulisses des défilés, il était normal quelles se déshabillent devant moi sans lombre dune pudeur. Mais elles exagéraient. Partant du principe que je les avais déjà vues à poil, elles me montraient leur nudité sous les prétextes les plus légers :

— Quasimodo, regarde mon tatouage !

— Il est sur ton ventre. Cest indispensable de me jeter tes seins en pleine gueule ?

— Tu les connais par cœur, Tartuffe.

— Raison de plus pour me les cacher.

— Pourquoi ? Ils te troublent ?

— Non, ils me lassent.

— Oh là là, mon repoussoir me repousse.

En réalité, cétait moi linaccessible dont elles avaient fait lenjeu dun pari : ce serait à qui coucherait avec moi la première.

La plus délurée dentre elles, Francesca Vernienko, parvint à minviter à dîner un soir où, lassé de mes éternelles défenses, je navais pas eu le punch dune repartie cinglante. Cétait à Montréal mais la logique du cosmopolitisme voulut quelle choisît un restaurant japonais.

Francesca était une brune pulpeuse qui senorgueillissait davoir un père russe et une mère italienne. Elle avait, comme toutes ses consœurs, des côtés très sympathiques. Hélas, elle était un peu portée sur lalcool qui cest le moins quon puisse dire ne lui réussissait pas. Je me souviens dune soirée de gala à Johannesburg où, saoulée au gin, elle répétait convulsivement : « Jaime les fleurs, je naime pas les arbres. » Quand elle roula sous une table, quatre heures plus tard, elle meuglait : « Jaime les arbres, je naime pas les fleurs. »

Le soir de notre dîner en tête à tête, elle était sobre, du moins au début. La cuisine japonaise de Montréal était irréprochable, à ceci près quau lieu de nous être présentée en des proportions nippones, elle nous était servie en rations pour bûcherons québécois : les sushis étaient gros comme des muffins.

— Empêche-moi de boire trop de saké, me dit Francesca.

— Tu as peur de te lancer à nouveau dans des propos botaniques ?

— Jai surtout peur de pisser sur ma chaise. Cest ce qui mest arrivé la dernière fois. Le saké, cest diurétique. « Cest très ragoûtant, comme tentative de séduction », pensai-je.

Francesca ny alla pas par quatre chemins :

— Y a-t-il une femme dans ta vie ?

Je réfléchis : Ethel était-elle dans ma vie ? Je ne lavais jamais touchée. A partir de quel stade pouvait-on considérer quune femme était dans votre vie ? Du reste, Ethel était-elle une femme ? Non, cétait « lange gardien, la muse et la madone » dont parlait Baudelaire. Depuis que je travaillais dans le milieu de la mode, le mot « femme » me semblait obscène. Et puis, Ethel 62 ne serait jamais « dans ma vie » : elle était ma vie. Je finis donc par répondre :

— Non.

— Tu en as mis du temps ! Tu préfères les hommes ? Jéclatai de rire.

— Tu trouves que jai un physique gay ?

— Tu as un physique à nêtre ni gay ni hétéro, mon pauvre Quasimodo.

— Alors pourquoi veux-tu coucher avec moi ? Elle eut un rire agricole.

— Je veux gagner un pari.

— Allons, Francesca. Il ny a personne à épater ici. Tu es seule avec moi, tu peux te permettre dêtre sincère. Tu ne trouves pas quil est idiot, votre pari ?

— Non.

— Coucher avec quelquun qui vous répugne, rien que pour accomplir un exploit, cest débile, non ?

— Ce nest pas seulement pour lexploit. Cest surtout parce que tu nous répugnes. Il y a des choses qui dégoûtent si fort quon finit par en crever denvie. Jen ai parlé avec les autres filles, nous avons toutes éprouvé ça. Ça commence dans lenfance, par la fascination quon a à regarder les chiens écrasés sur la route. Il paraît que ça na rien de malsain. Ça sappelle lattraction- répulsion et cest normal.

— Ouais. Eh bien, il faudra exercer votre normalité avec quelquun dautre.

— Pourquoi ? Quel est ton problème ?

— Mon problème ? Ce nest pas moi qui ai un problème, Francesca.

— Les quatre top-models les plus prisées au monde soffrent à toi et tu refuses : moi, jappelle ça avoir un problème.

— Une fille qui trouve inconcevable quon ne la désire pas, moi, jappelle ça de la nymphomanie narcissique.

— Tu ne nous désires pas ?

— Non.

— Comment est-ce possible ?

— Parce que tu nes pas mon genre.

— Cest quoi, ton genre ? Les boudins ? Les filles qui te ressemblent ?

— Non. Mon genre, cest la beauté sublime.

— Et quest-ce que tu as devant toi, mufle ?

— Une superbe plante qui nest pas mon genre.

— Quest-ce quil te faut ?

— Du sublime.

— Espèce de goujat, tu ne tes pas vu dans un miroir ?

— Là nest pas la question. Je suis amoureux fou. Elle se radoucit en un coup.

— Il fallait le dire tout de suite. Pourquoi mas-tu menti, quand je tai demandé sil y avait une femme dans ta vie ?

— Je navais pas envie de te parler delle.

— Quest-ce quelle a de plus que moi ? demanda-t-elle en riant.

— Des cornes de taureau.

— Tu es masochiste ?

— Non, esthète.

Elle enlève ses cornes quand vous couchez ensemble ?

— Je nai jamais couché avec elle.

— Ce que tu peux être décadent ! Jai rigolé.

— Je ne lai ni touchée ni embrassée.

— Elle a refusé ?

— Je ne lui ai pas dit que je laimais.

— Pourquoi ?

— Je préfère quelle lignore.

— Tu le lui diras un jour ?

— Jespère que non.

— Tu ne feras jamais lamour avec elle, si je comprends bien ?

— Tu comprends bien.

— Bon. Alors quest-ce qui tempêche de coucher avec moi ? Jétais abasourdi.

— Est-ce une raison pour coucher avec toi ?

— Oui.

— Ta logique méchappe.

— Il faut bien que tu couches avec quelquun, non ?

— Non. Pourquoi ?

— Tout le monde baise.

— Pas moi.

— Ça test déjà arrivé, quand même ?

— Non. Elle en recracha son gingembre confit.

— Quoi ? Tu es puceau ?

— Oui.

— A vingt-neuf ans ? Tu laimes depuis combien de temps, cette fille ?

— Six mois.

Et avant elle, tu aimais quelquun ?

— Non.

— Quest-ce qui tempêchait de baiser, à cette époque-là ?

— Je ne sais pas très bien.

— Les filles ne voulaient pas de toi ?

— Je nen sais rien, je ne leur proposais rien.

— Et tu ne tes jamais offert une pute ?

— Non plus.

— Cest ta religion qui te linterdit ?

— Je nai pas de religion.

— Mais il faut faire quelque chose, Quasimodo ! Tu ne peux pas rester puceau.

— Pourquoi ?

— Il faut au moins que tu saches ce dont tu te prives ! Cest le plus grand plaisir de la vie.

— Je le crois aussi.

— En ce cas, pourquoi te retiens-tu ?

— Jen attends trop.

— Tu as raison. Tu seras comblé !

— Je ne le pense pas.

— Pourquoi ?

— Pour cent raisons. Dabord parce que je suis esthète.

— Tu nas quà coucher avec ta beauté fatale. Il nest pas dit quelle refusera.

— Comment un esthète pourrait-il tolérer quun corps hideux se mêle à un corps sublime ?

— Sur le plan esthétique, cest peut-être choquant, mais sous langle érotique, cest piquant en diable.

— Comment un mystique pourrait-il tolérer que limpur se mêle au pur ?

— Parce que tu es mystique, en plus ? dit-elle en hoquetant de rire.

Chaque passion a son siège dans le corps humain : lamour étreint le cœur, le désir tord les tripes, la colère décuple la force des bras. La méchanceté pure, elle, sen prend aux mâchoires : je sentis les miennes se gonfler sous la pression du mal.

— Tu veux que je te montre un secret ? demandai-je dune voix rauque.

— Oui, oui ! fit-elle en battant des mains comme une petite fille.

— Tu nas pas peur ? dis-je, tandis que je commençais déjà à jouir.

Les derniers bastions de mon bon goût me hurlaient quun restaurant japonais nétait pas un endroit approprié pour ma démonstration.

Je me levai, je tombai la veste, je retirai mon pull à col roulé et je me retournai, de telle sorte que Francesca eut une vue panoramique sur mes omoplates. Quand je lentendis crier dhorreur, un genre dorgasme me parcourut les reins.

Elle sévanouit. Tous les clients vinrent regarder. Bientôt, le restaurant ne fut plus que hurlements.

Deux solides Québécoises vêtues de kimonos me jetèrent dehors puis me lancèrent mes habits. Jétais content comme un sale gosse.

Comme je suis un gentleman, jenvoyai à Francesca cinquante roses jaunes avec ce billet : « Pardonne-moi. Cétait plus fort que moi. Quand on me parle de mon pucelage, jai tendance à perdre la tête. Que cela reste entre nous. »

Bonne fille, elle me téléphona de sa chambre dhôtel :

— On nen parle plus, daccord. Mais tout cela confirme la légende selon laquelle la chasteté aggrave lacné. Tu devrais tirer un coup, mon vieux, ne serait-ce que pour te soigner.

Bon. Tu es toujours candidate ?

Elle me raccrocha au nez.

Quand je nétais pas en tournée, je consacrais mon temps à Ethel. Elle était enchantée de mon succès. Ce quelle appelait notre amitié était au beau fixe. Notre collaboration lors de laffaire Prosélyte avait créé entre nous une complicité de derrière les fagots. Je lui racontais mes aventures avec la fierté dun chevalier courtois. La dame de mes pensées méprisait le milieu de la mode et ne manquait jamais dapplaudir.

— Tu es la seule espèce de terroriste que jadmire, me dit-elle un jour.

— Quest-ce que tu as contre les mannequins ?

— Je nai rien contre elles en tant quindividus. Ce que je hais, cest ce système qui est une insulte contre la beauté.

— Tu fais allusion au fric quelles gagnent ?

— Ce nest pas ce qui me choque le plus. Ce que je hais, cest cette autorité avec laquelle on nous assène la norme du beau. Si la beauté cesse dêtre subjective, elle ne vaut plus rien.

Elle était encore plus idéaliste que moi. Je ladorais.

Entre-temps, le fameux film dart et dessai en était à son montage. Il était question de lui trouver un titre. Chacun y allait de sa suggestion.

Moi aussi :

— Pourquoi pas Le Taureau par les cornes ?

— Non, dit le réalisateur en secouant la tête. Trop allusif.

En haine de la beauté, proposa ma bienaimée.

— Cest tarte, refusa Pierre.

— Comment, tarte ? intervins-je. Lexpression est de Mishima.

— Cest tarte, Mishima, lâcha le grand artiste, très content de lui.

Le lendemain, nous apprîmes quil avait intitulé son film La condition humaine est un tropisme évanescent. Il prononçait « tropizme ». Ainsi, il avait réussi cette gageure de loger en sept mots un titre ridicule, une phrase prétentieuse, une assertion vide de sens et une faute de français.

Personne ne comprit pourquoi il avait choisi ce titre qui, de par son inanité même, eût convenu à nimporte quelle œuvre de lunivers, ce qui revenait à dire quil neût convenu à aucune. Peut-être était-ce pour cette raison que notre cinéaste en était si fier.

Un matin, je me réveillai avec de la température. La fièvre a toujours revêtu pour moi un caractère sacré : on y retrouve les caractéristiques de la transe mystique ébullition intérieure, visions, torpeur, anorexie, discours incohérents. Jétais si content de mon mal que je téléphonai aussitôt à mon amour afin de me faire admirer.

— Jarrive, dit-elle avant même que jaie pu lui parler des vertus purificatrices de mon élévation de température.

Comme je me sentais sur le point de me rendormir, jallai ouvrir grand la porte, puis je tombai sur mon lit, inerte.

Quelque part, une fée était agenouillée à côté de moi et me caressait la main : cétait ce que javais ressenti au premier jour de ma passion. La bien-aimée par excellence, nétait-ce pas cet ange qui venait se pencher au-dessus de vous et vous susurrer dimpérieuses douceurs ?

— Tu es fou, Epiphane. Tu dors en laissant ta porte ouverte.

— Cétait pour toi.

— Et les voleurs, tu y as pensé ?

— Ils mauraient vu. Ils seraient partis en poussant des cris dhorreur. Ma laideur est plus efficace quun chien méchant.

— Tu délires. Cest la fièvre. Jai apporté des aspirines.

— Non, je ne veux pas guérir. Ma maladie est sacrée, je veux la garder.

— Cest ça. Tu délires à fond, mon vieux.

Elle alla jeter un cachet dans un verre deau. Pendant ce temps, mon cerveau inventait des plans : « Jai la fièvre, donc je peux dire tout ce que je veux. Soit elle y croira, soit elle mettra ça sur le compte de mon mal. Je ne risque rien. »

Elle revint avec laspirine et me souleva la nuque pour maider à boire. Cétait exquis : je connais peu de saveurs qui arrivent à la cheville de lacide acétylsalicylique.

— Ne devrais-tu pas voir un médecin ?

— Non. Cest mon âme qui est malade.

— Ça nempêche pas daller chez le docteur.

— Toi seule peux me soigner. Tu es à la fois la cause et le remède. Jai besoin de toi comme le désert a besoin deau. Quand il pleut sur le Sahara, le sol se recouvre aussitôt dun tapis de fleurs ravissantes. Pleus sur moi et tu me verras fleurir. Jai créé pour toi cet impératif qui nexiste pas. Pleus ! Pleus sur moi, Ethel !

— Pauvre Epiphane, tu ne sais pas ce que tu dis. A propos de pluie, tu nen as aucun besoin. Tu es trempé. Ton lit est comme une soupière. Et rien quà lodeur, on devine combien tu es malade.

— Je pue ?

— Cest le moins quon puisse dire.

Ça ma coupé la chique. On ne peut pas faire une déclaration damour quand on pue. Je me suis donc cantonné dans des délires plus classiques : jai expliqué à ma bien-aimée que jétais un cône qui essayait de se transformer en cylindre, que le tram me roulait dessus, que le carré de mon hypoténuse était égal à la somme de mes angles droits, que jétais un dromadaire et que sous le pont Mirabeau coule la Seine, comme lavait remarqué un poète observateur.

La merveilleuse mécoutait avec une patience archangélique. Rien que pour cela, il valait la peine dêtre malade. Le lendemain matin, je la trouvai endormie sur le canapé. La santé métait revenue ainsi que lodorat : jétais incommodé par ma propre puanteur.

Jallai menfermer dans la salle de bains, effaré à lidée que ma bien-aimée eût à subir de tels remugles. La maladie mavait amaigri et ma peau pendait plus que jamais. Je ne métais jamais autant senti pitoyable et ridicule. Et pour la première fois de ma vie, je me mis à pleurer sur moi-même.

Il y eut un temps où être puceau à vingt-neuf ans constituait un acte de foi. Aujourdhui, personne ne pourrait y voir autre chose quune pathologie inavouable due à de sérieux troubles de la personnalité.

Suis-je mystique ou dingue ? Je lignore. La seule chose dont je sois sûr, cest que jai choisi ma virginité. Certes, si je navais pas ce corps-ci, je ne serais sans doute plus vierge. Mais même avec un tel physique, je pourrais avoir une vie sexuelle. Moralement, aller chez les putains ne meût pas posé de problème. Pourquoi ne lai-je pas fait ?

Je crois que cest mon côté Eugénie Grandet : mes illusions sont pour moi tout lor du monde. Chacun se crée ce dont il manque : ma hideur avait besoin dun idéal en béton armé pour être supportable. Je me suis inventé une vision du sexe qui me le rend inaccessible : cest le Graal.

Jai certainement raison. Pour quelques élus, faire lamour doit être labsolu, la suprême expérience, le souverain bien. Mais quand on a pour corps une caricature telle que la mienne, lacte sexuel doit ressembler à un grouillement de 72 larves, à un frottement de chair flasque. Mimaginer dans le ventre dune femme me soulève le cœur.

Le plus beau cadeau quun être de mon espèce puisse offrir au sexe, cest labstention pure et simple.

Ma vie de vedette me fit aussi prendre un nombre considérable de trains. Cest le moyen de transport le plus pédagogique que je connaisse : je ne suis jamais monté dans un train sans y apprendre quelque chose, soit de la bouche dun voyageur en mal de confidence, soit par mes observations personnelles.

Fini, le temps prestigieux des wagons-restaurants. Aujourdhui, les trains se prennent pour des avions. En première classe, une hôtesse vient vous proposer un plateau. Deux menus au choix.

Moi, jai toujours refusé ça avec horreur. Ce nétait pas le cas de mes voisins qui, le plus souvent, acceptaient dun air content, comme si ce repas était leur récompense. Une vague tradition sétait conservée : la cuisine ferroviaire restait supérieure à celle des avions. Foies gras ou autres magrets faisaient partie du voyage.

Avec mes yeux en gelée, dont personne na jamais pu déterminer ce quils regardaient, jobservais en coin les gens qui mangeaient. Leur visage, loin dexprimer la délectation ou du moins la satisfaction, suintait le dégoût. Sils avaient été forcés de mâcher des ordures, ils nauraient pas tiré une tête différente. Pourtant, ce nétait pas la qualité des mets qui était en cause. Non, il était clair quils détestaient manger.

Jai dabord cru que cétait ma présence qui les empêchait dy prendre plaisir. Mais non, car je voyageais incognito : chapeau enfoncé jusquaux yeux, cache-nez recouvrant le reste. Personne neût pu croire que cétait moi : on eût dit un enrhumé.

Il y avait là un mystère : les gens naimaient pas manger et cependant ils mangeaient. Pourquoi ? Par faim ? Dans nos sociétés surnourries, personne na faim. Alors pourquoi ? Personne ne les y forçait. Jen arrivai à cette conclusion : les gens bouffaient par masochisme.

Ce constat me jeta dans un abîme de perplexité. Le masochisme jouait-il donc un rôle aussi capital dans les moindres comportements humains ? A la réflexion, mon propre succès nen était-il pas la preuve ? Ma laideur était telle quon ne pouvait pas me voir sans souffrir : or on me payait des ponts dor pour que je mexhibe. On me versait des fortunes pour que je donne de la douleur aux foules.

Ebranlé par ma découverte, je neus de cesse dinviter ma bien-aimée à son restaurant préféré. Quand on la servit, je la regardai avec une attention terrible. Très vite, je sus quelle était lexception.

— Tu manges avec plaisir !

— Forcément. Cest délicieux.

— Tu es la seule. Regarde autour de toi. Tiens, le type, là, devant son homard. Tu as vu ses grimaces quand il bouffe ? Lui, cest un cas 74 extrême, mais regarde-les tous. Il y a un mot pour qualifier lair quils ont : ils ont lair contrit.

— Le pire, cest que cest vrai, rit-elle.

— Les gens paient pour venir ici. Et rien ne les y oblige. Cest donc quaujourdhui la souffrance sachète. Notre monde est gouverné par le masochisme.

— Est-ce que tu nexagères pas un peu ?

— Je suis en dessous de la réalité. Mon succès en est une preuve éclatante.

— Tu nes pas le seul à avoir du succès. Les belles plantes avec lesquelles tu travailles nont eu besoin daucun masochisme planétaire pour triompher.

— Leur cas est plus subtil : on choisit de jolies filles et on les porte au pinacle. A la base, je nai rien contre : ça sest fait à toutes les époques. Mais aujourdhui, il ne sagit pas dhonorer la beauté ni même de procurer aux foules un spectacle agréable. Il sagit de nous fracasser le crâne avec des menaces : « Vous avez intérêt à trouver ça à votre goût. Sinon, taisez- vous ! » Le beau, qui devrait servir à faire communier les hommes dans ladmiration, sert à exclure. Face à un tel totalitarisme, au lieu de se révolter, les gens sont obéissants et enthousiastes. Ils applaudissent, ils en redemandent. Moi, jappelle ça du masochisme.

— Peut-être.

— Le résultat est que, pour se sentir à laise dans le monde actuel, il vaut mieux être masochiste. Or il y a toujours des irréductibles : toi et moi, en loccurrence. Nous néprouvons aucune jouissance à souffrir. Nous sommes pour ainsi dire des invalides. Eh bien, nous devrions demander des indemnités.

Je me souviens de cette femme vue dans une gare : sans être aussi laide que moi car à limpossible nul nest tenu elle était affreuse. Elle ne cherchait pas à le dissimuler et semblait indifférente à sa propre apparence. Des pieds à la tête, elle était repoussante.

Je la détaillais avec consternation quand un détail me frappa : madame portait du vernis à ongles. Il était de couleur lie-de-vin et avait été appliqué avec art.

Jen fus perplexe : ce vernis, qui en lui-même était joli, navait aucune chance dembellir les vilains doigts de cette personne qui, par ailleurs, était habillée sans aucune recherche. Pourtant, elle y avait accordé un grand soin. On ne pouvait pas dire quelle avait essayé de « sarranger » : dabord elle ne lavait pas essayé, ensuite elle était « inarrangeable ». A quoi rimait ce vernis si élégant ?

Depuis, je me suis aperçu de phénomènes comparables chez presque toutes les femmes hideuses. Je ny ai pas trouvé dexplication. Cette absurde coquetterie des laiderons a quelque chose de réconfortant.

Je nai pas repéré de paradoxe équivalent chez lhomme laid, à commencer par moi. Dune manière générale, le mâle horrible est moins comique à regarder que la femelle repoussante : cette dernière porte souvent des vêtements à grandes fleurs, des lunettes de star et des souliers étincelants. Sa lingerie fait rêver. Sauf cas exceptionnels, elle na pas de barbe et ne peut donc pas dissimuler ses verrues ou son groin derrière un flot de poils. La femme laide est poignante et drôle ; lhomme laid est sinistre et grisâtre.

Ce ne sont jamais que des réponses différentes à une même et terrible question : comment loger son âme dans un corps de rebut ? Comment vivre ce genre dimposture  ? Moi, je men suis tiré avec un certain panache, mais les autres ?

Je les ai beaucoup observés. Je suis à la fois admiratif et indigné de constater que la plupart dentre eux acceptent leur sort. Le plus souvent, ils se marient entre eux. Cela me dépasse : cest comme sils multipliaient leur laideur par deux. Ont-ils lintention de mettre au monde leurs portraits ?

Néprouvent-ils pas, comme moi, cette inextinguible soif de beauté ? Nous en avons besoin plus que tout être humain, nous qui en avons été spoliés à la naissance. Si la justice régnait sur terre, nous serions mariés doffice à des Vénus ou à des Apollon, afin que nous puissions nous laver au contact de leur splendeur.

Nous nétions plus très loin de Noël quand je reçus une proposition dun genre nouveau. Il sagissait dêtre lun des douze jurés à lélection de Miss International. Ces festivités devaient avoir lieu début janvier, au Japon, dans la petite ville de Kanazawa.

Je téléphonai à mon agent :

— Franchement, moi, arbitrer un prix de beauté, est-ce que ce ne serait pas un gag de mauvais goût ?

— Lidée me paraît excellente, au contraire. Le laid qui se passionne pour lesthétique, cest bon pour ton image.

Pas très convaincu, jen parlai à ma bien-aimée.

— Il ny a rien de pire que ces concours de beauté, me dit-elle. Ces pauvres filles presque nues qui viennent sourire, en rang, devant dignobles vieillards...

— Bon. Je ny vais pas.

— Si, au contraire, vas-y ! Va semer le trouble dans cette taupinière. On y a bien besoin dun terroriste de ton espèce.

— Tu maccompagnes ?

— Quirais-je faire là-bas ?

— Voir le Japon. Je tinvite.

— Tu es gentil, mais je ne peux pas.

— Pourquoi ?

— Je suis amoureuse.

Coup de poignard glacé dans ma poitrine.

— De qui ? demandai-je.

— Tu ne le connais pas.

En grande excitation, elle mexpliqua quil sappelait Xavier (prénom qui me parut détestable) et quil était beau.

— Tiens ! Je pensais que tu étais au-dessus de ces considérations physiques, grinçai-je.

— Pas de la vraie beauté.

— Et quest-ce quil fait, dans la vie, ton bellâtre ?

— Cest un génie. Il est artiste peintre.

 Laisse-moi deviner : il va te peindre nue, nest-ce pas ?

— Arrête, il na même pas encore remarqué que jexistais.

— Quel crétin !

— Aide-moi, je ten prie.

Elle en aimait un autre et en plus elle voulait que je laide. Cétait le comble.

— Veux-tu que jaille lui déclarer ta flamme à ta place ?

— Non. Je veux que tu maccompagnes à son vernissage.

— Je déteste les vernissages.

— Moi aussi. Comme je détestais les agences de mannequins. Ce qui ne ma pas empêchée de ty accompagner pour te rendre service.

— Soit. En quoi ma présence servira-t-elle tes plans ?

— Partout où tu vas, on ne voit que toi. A ton bras, je ne passerai pas inaperçue.

— Te rends-tu compte que tu veux utiliser ma laideur pour draguer ?

— Je nai pas lintention de draguer. Je suis amoureuse, je veux quil me voie.

— Explique-moi pourquoi tu tombes amoureuse dun peintre assez bête pour ne pas te remarquer.

Elle rit.

— Traite-moi didiote si tu veux. Cela fait si longtemps que je navais plus été amoureuse.

Cétait vrai : depuis onze mois que je me consumais pour elle, je ne lui avais pas connu le moindre galant. Certes, elle ne me racontait pas tout : je pouvais lui supposer quelque aventure dune nuit, mais rien de plus important.

Jen étais arrivé à croire que cétait normal et quelle mappartenait. Jaurais été plus avisé de minquiéter de cette situation : si elle avait eu un cœur dartichaut, je naurais pas eu à redouter la catastrophe présente  Ethel amoureuse, peut-être pour de bon !

Quel âne javais été ! Jaurais dû mettre à profit ces onze mois inespérés pour, sinon lui révéler les séductions de ma personnalité, au moins la dégoûter des hommes sans exception. Jaurais dû lui parler de cette fatuité grotesque à laquelle aucun mâle ne déroge, de la muflerie dans laquelle les plus polis ne manquent jamais de sombrer. Jaurais dû lui montrer enfin leur laideur, car les hommes sont laids, toujours laids, même si cela se voit moins que dans mon cas.

Au lieu de cela, quavais-je fait ? Rien. Javais gaspillé mon temps, je métais laissé aller à ma pente naturelle et fatale, la contemplation béate et extatique de ma bien-aimée. Jallais payer.

Vint le vernissage. Comme dhabitude, je retrouvai les multiples raisons que javais de haïr ce genre de cérémonie : le ridicule des commentaires, les visages faussement à laise, linanité des propos mondains, les vérités sinistres cachées derrière ces attitudes.

Ce vernissage-ci était le plus détestable de ma carrière. Bien entendu, celle que jétais venu aider était en retard. « Cest une loi de la nature, pensais-je : la femme amoureuse est en retard.

Cest doublement énervant pour moi : dabord parce que je suis seul, ensuite parce que, pour moi, elle na jamais été en retard. Et je vois trop bien ce que cela signifie. » En même temps, je me disais que lexactitude était la politesse des rois et je trouvais singulier que les femmes expriment leur amour par de limpolitesse : « Avec moi, au moins, elle a toujours été polie. »

Maigre consolation.

Je cherchais des yeux lobjet de sa passion. Il arriva en retard, lui aussi, et cependant avant elle. Je ne possédais pas son signalement mais, dès quil entra, je sus que cétait lui. Il dégageait une assurance et une aisance formidables : quand cet homme-là entrait dans une banque, dans un musée, dans un restaurant, on devait le prendre pour le propriétaire de la banque, du musée, du restaurant.

En cette odieuse soirée, il avait lair dêtre le propriétaire de la galerie dart. Les gens se pressèrent autour de lui pour lui débiter des fadaises qui différaient pas mal de celles quils disaient avant larrivée du maître. Jétais ulcéré : comment une fille aussi rare quEthel pouvait-elle être amoureuse de ça ? Jétais de mauvaise foi, certes : ce type était beau, son sourire montrait des dents saines. Ma bien-aimée était normale, elle avait donc envie dun bel animal avec une bonne dentition.

La retardataire arriva enfin. Elle portait une robe saure assortie à ses cheveux épars : désarmante de grâce, elle se jeta sur moi, nosant regarder personne.

— Est-ce quil est là ? me demanda-t-elle en membrassant.

— Oui. A dix mètres de toi, près du bar.

— Est-ce quil ma vue ?

— Je ne sais pas. Tu veux que je te présente ?

— Non, non, par pitié !

— Tu veux quil te voie, oui ou non ?

— Oui. Non. Pas tout de suite.

— Tu crois que ça vaut la peine de se mettre dans un état pareil ?

— On voit bien que tu nas jamais été amoureux.

Et cétait à moi quelle disait ça !

— Pourquoi mas-tu laissé poireauter seul pendant quarante-cinq minutes ?

— Jétais folle. Aucune tenue ne mallait. Jai fini par enfiler cette vieille robe. Est-ce que je suis bien ? Et cétait à moi quelle demandait ça !

— Tu es sublime. Il ne te mérite pas.

— Merci.

— Franchement, quest-ce que tu lui trouves ?

— Il est magnifique, voyons ! Et quel artiste ! Avoue que ses toiles sont à couper le souffle.

— Je les ai regardées en tattendant. Je nai absolument rien ressenti. Je suis frigide à la peinture moderne.

— Jai envie dune coupe de Champagne mais il est près du bar. Comment faire ?

Soudain exaspéré, je lempoignai par le bras et lentraînai devant Xavier.

— Cher artiste, pourriez-vous offrir une coupe de Champagne à cette jeune personne qui admire votre talent ?

— Certainement. Puis-je vous en offrir une à vous aussi ? Je suis très honoré de votre présence à mon vernissage. Je vous considère comme un grand anarchiste. Vous êtes formidable. Jai tout de suite vu que vous étiez là et je nosais pas venir vous parler. Puisque vous mavez abordé, je vous confie mon rêve : jaimerais vous peindre.

— Moi ? Quelle drôle didée. Vous devriez plutôt peindre Ethel, qui est une comédienne exceptionnelle.

— Certes, certes. Mais dabord vous.

— Cest que je suis très occupé. Je dois partir au Japon.

— Je comprends. Je me plierai à votre emploi du temps. Puis-je vous demander, à vous en qui jadmire lartiste total, ce que vous pensez de mes croûtes ?

Ma bien-aimée me regarda dun air suppliant. Enervé, je répondis :

— Il ne faut pas me poser ce genre de question. Je suis frigide.

— Frigide de lœil ?

— Non, frigide à la peinture. Il suffit que lon me poste devant nimporte quelle toile, fût-elle géniale, et aussitôt je ne ressens rien, absolument rien.

Je mentais pour Ethel, car ma frigidité se limitait à la peinture moderne.

— Cest prodigieux, ce que vous me racontez. On ne ma jamais rien dit daussi beau sur mes tableaux. Comme je suis heureux de provoquer en vous ce néant absolu !

LOstrogoth ! Il sappropriait ma frigidité, il en faisait une réaction exclusive à son art. Je trouvais ça un peu fort et je mapprêtais à lui signifier ma façon de penser quand Ethel sinterposa. Elle sétait accrochée à mon bras comme si javais été sa seule chance de mériter lattention du maître. Pathétique, elle commença par sexcuser de son absence dindifférence à légard de ses tableaux, puis elle décrivit les moindres frémissements que son œuvre suscitait en elle. Elle était somptueuse de maladresse et démotion ; à la place de Xavier, jaurais été en train de mourir de joie et damour. Je regardai son visage : il était en train de détailler, à travers la robe, ce que cette écervelée avait à lui offrir.

— Des perles aux pourceaux, grinçai-je entre mes dents.

Jaurais voulu attraper le bélître par les revers de son veston, le secouer et lui crier : « A genoux ! A genoux quand la madone te parle ! » Dégoûté, je le vis prendre son carnet dadresses et noter les coordonnées de lange. « Et toi, bécasse, comment peux-tu trembler comme ça ? Il nen a quà ton cul, ça crève les yeux. Explique-moi pourquoi une muse sacrée séprend dune outre gonflée de satisfaction. Jai beau être laid à hurler, je me trouve mille fois plus séduisant que ce monument de fatuité. »

Jétais dune humeur exécrable quand lheureux élu se tourna à nouveau vers moi avec un air entendu (« Après cet intermède dont vous comprenez la nature, jai besoin de retrouver un interlocuteur véritable »). Il me posa une question que je nentendis pas, tout à mes ruminations furibondes et à ce postulat dinjustice absolue contre lequel il est impossible de lutter.

Un silence inquisiteur me signifia quon attendait ma réponse. Je pris la parole au hasard, laissant couler de ma bouche, comme de la bave, les premiers mots qui me vinrent à lesprit :

— Cest de la pornographie. La pornographie a ceci dexcellent quelle est une explication globale de notre époque. Quest-ce que la pornographie ? Cest une réponse à lanorexie généralisée que nous sommes en train de vivre. Nous navons plus faim de rien et nous navons pas tort, car on voit mal de quoi nous pourrions avoir envie. Nos yeux et nos oreilles sont encore plus gavés que nos estomacs. La pornographie, cest ce qui parvient à susciter un simulacre de désir chez ceux qui ont eu trop de tout. Cest pourquoi, aujourdhui, lart dominant est pornographique : il est le seul qui parvient à attirer lattention, en suscitant un faux appétit. Et nous, comment allons-nous réagir à cela ? Moi, jai choisi une forme dascèse, à savoir la frigidité avouée. Je nai envie de rien parce que je ne ressens rien. Car le public a une responsabilité dans cette pornographie : sil navait pas tant simulé lorgasme, les artistes ne continueraient pas à faire semblant de croire que ça leur plaît.

Au terme de mon laïus, je me rendis compte quEthel et Xavier me regardaient avec la plus profonde perplexité. Je soupçonnai que ma réponse navait pas convenu à la question qui métait posée. Ennuyé, je misai sur la rapidité, le happening : je pris congé brusquement et je sortis en entraînant ma bien-aimée.

— Quest-ce qui ta pris de te lancer dans une discussion philosophique sur la pornographie ?

— Quelle question mavait-il posée ?

— Il nous proposait daller manger des huîtres avec lui au restaurant.

Quelques jours plus tard, la belle mappelait au téléphone, bouleversée.

— Devine avec qui je dîne ce soir.

— Avec notre grand peintre.

— Oui. Il vient de me téléphoner. Je suis si heureuse ! Tout ça, cest à toi que je le dois. Il na pas cessé de me parler de toi.

— Cest dune classe folle. Tu aurais dû lui demander si ce nétait pas avec moi quil avait envie de dîner.

— Il en a certainement envie. Mais il a dit quil avait été ébloui par ta manière si fine et si loufoque de refuser son invitation : il tadmire !

— Il nest pas difficile.

— Au contraire ! dit-elle, vexée.

— Cest surtout toi qui nes pas difficile, si tu veux mon avis.

— Arrête. Comment pourrait-il te plaire ? Tu nes pas homosexuel, que je sache.

— Je ne le juge pas en tant quobjet sexuel. Cest en tant quêtre humain quil me déplaît.

— Je ten prie, ne gâche pas tout. Je suis si heureuse !

— Parce que tu vas coucher avec lui ?

— Quest-ce que tu as ? Tu ne mas jamais parlé comme ça.

— Pourquoi es-tu si hypocrite ? Tu frétilles à lidée quil te baise !

— Tu nes pas obligé dêtre vulgaire.

— Tu ne vois donc pas que si ce type tinvite à dîner, cest uniquement pour ça ?

— Quest-ce que tu en sais ?

— Tu timagines que cest pour ta conversation ?

— De plus en plus charmant.

— Comprends-moi : ta conversation est exquise, mais il sen fout ! Au vernissage, il nécoutait pas un mot de ce que tu lui disais. Il te déshabillait du regard, il se pourléchait.

— Je suis assez grande pour me défendre sans toi.

Le lendemain, elle me téléphona de son nuage. Elle se déclarait prête à mourir de béatitude. Xavier était le plus merveilleux des hommes.

— Tu as couché avec lui ? demandai-je dune voix glaciale. Rire gêné.

— Oui. Nous sommes amoureux. Cest magnifique. Il ma dit de si belles choses. Je suis folle de lui.

Lentendre débiter de telles fadaises me mit hors de moi. Je lui souhaitai beaucoup de bonheur et raccrochai le plus vite possible.

Aussitôt après, je téléphonai aux organisateurs de lélection de Miss International. Je leur dis que jacceptais dêtre membre du jury. Ils applaudirent. Je leur demandai sil ny avait pas moyen de partir au Japon sur-le-champ.

— Mais, monsieur, nous sommes fin décembre. Vous nêtes pas attendu là-bas avant le 10 janvier.

— Je paierai la chambre dhôtel.

— Là nest pas la question. Kanazawa est une petite ville du nord de Honshu, où il ne se passe rien. Que ferez-vous, là-bas, tout seul ?

— Jai toujours rêvé de devenir ermite au Japon. Dailleurs, ny aurait-il pas moyen dorganiser ce concours encore plus loin ? En Tasmanie ?

Il était clair que je les perturbais. Je finis par accepter de partir le 9 janvier. Nous étions le 28 décembre. Quel cauchemar ! Passer dune année à lautre mavait toujours paru un drame. Cette fois-ci, ce serait encore pire : 1996 avait été lannée essentielle de ma laide existence, qui mavait vu tomber amoureux fou et, accessoirement, devenir célèbre. Et il allait falloir quitter ce millésime admirable pour en vivre un autre qui ne présageait rien de bon.

Le comble de lhorreur, bien entendu, cétait quEthel allait mappeler chaque jour pour me raconter. Elle pleurerait et je devrais la consoler. Elle serait joyeuse et je devrais partager son odieuse allégresse. Oh non !

Jessayai de me raisonner. Quest-ce que cela pouvait me faire ? Elle nen était pas à sa première histoire damour. Sa virginité, elle lavait déjà perdue depuis longtemps. Ce ne serait jamais quune passade de plus, au terme de laquelle ma bien-aimée se retrouverait un peu meurtrie, certes, inchangée cependant.

Je naurais eu le droit dêtre jaloux que si javais conçu le projet davouer mon amour à la belle et de lui en inspirer autant. Telle navait jamais été mon intention. Il eût fallu être fou pour cela et je nétais pas fou.

Je pensais aussi que je nallais plus avoir avec Ethel ces longues conversations à bâtons rompus, où jabordais les sujets les plus divers et pendant lesquelles elle mappartenait. A présent, quand je la verrais, il faudrait parler amour  son amour. Elle allait me raconter les moindres faits et gestes du divin Xavier, me les disséquer et mexpliquer en quoi ils étaient miraculeux, exceptionnels, etc. Non que ma bien-aimée fût stupide : elle était normale.

Cette perspective maccabla tant que je retéléphonai aux organisateurs de lélection de Miss International pour leur demander de me réserver un aller simple et non un aller-retour :

— Je veux passer ma vie à Kanazawa. Jaime cet endroit.

— Vous ny êtes jamais allé !

— Précisément. Cest pour ça que jaime cette ville.

On mexpliqua que, de toute façon, on me réserverait un aller-retour : cela leur coûterait moins cher.

— Il vous sera toujours loisible de ne pas utiliser le billet de retour. Mais le permis de séjour est très difficile à obtenir au Japon.

Je raccrochai en détestant ce monde où lexil des cœurs brisés nétait plus possible.

Les derniers jours de 1996 furent une abjection. Ma bien-aimée nageait dans un bonheur repoussant et tenait à ce que jen sache les moindres détails. Loin de moi lidée de la juger : elle était dans cette phase hypnotique des débuts amoureux, où la débilité paraît sublime et où lindécence triomphe. Si seulement je navais pas été son meilleur ami !

Je ne savais pas, dailleurs, que tel était mon titre. Auparavant, elle ne me nommait pas, je navais pas à ses yeux une place déterminée ou, si jen occupais une, elle ne me lavait pas précisée. Cétait beaucoup mieux : les rêves les plus insensés restaient permis.

Nul doute que ce ne fût à cause de Xavier. Jimagine la scène ; il devait lui avoir demandé la nature exacte de nos relations, à elle et moi. Elle avait sans doute réfléchi avant de répondre : « Epiphane est mon meilleur ami. » Allégation qui avait le double mérite dinnocenter notre tendresse mutuelle (ce dont je me serais passé) et de faire rejaillir sur elle ladmiration que le bellâtre nourrissait à mon endroit.

Ce fut le 29 décembre que jeus droit à cette déclaration non concertée. Ethel venait de me raconter avec extase que le grand artiste ne portait aucun sous-vêtement.

— Jamais, tu comprends, jamais !

— Cest répugnant.

— Non ! Cest fabuleux.

— Ethel, pourquoi me dis-tu ça ? Ça ne me regarde pas.

Le téléphone resta silencieux quelques secondes avant de me répondre :

— Cest parce que tu es mon meilleur ami.

Elle avait prononcé cette horrible phrase avec solennité. Si je navais pas été si chevaleresque, je lui aurais signifié que je ne voulais pas de son amitié, surtout si cela devait me condamner à ne rien ignorer de lintimité de mon rival. Mais quelque chose ma toujours empêché dêtre mufle envers la madone et jai adopté lattitude quelle attendait.

— Tu men bouches un coin, dis-je dune voix bouleversée.

— Tu ten doutais, non ? enchaîna-t-elle avec une tendresse atroce.

— Vraiment pas, répondis-je  et je ne mentais pas.

— Tu es aveugle ! Cest parce que tu es trop humble. Tu es incapable dimaginer les engouements que tu suscites.

— Au contraire, cest parce que je suis trop vaniteux. Jimaginais que tu maimais damour fou, dis-je en grinçant.

Elle éclata de rire :

— Tu es merveilleux !

Cétait clair : quand un homme trop laid déclare sa flamme à une femme trop belle, ce ne peut être quune plaisanterie.

— Jen ai de la chance : jai lamant le plus fabuleux et lami le plus sensationnel de la Terre !

— Ça crie vengeance au ciel, glissai-je avec perfidie.

— Je men rends compte. Jespère que cet excès de bonheur nannonce pas un drame.

— Si, forcément. Le drame, cest que je pars le 9 janvier au Japon, sans toi. Comme je vais te manquer ! A qui pourras-tu parler des caleçons de ce jeune dieu ?

Elle ne releva même pas.

— Le 9 janvier ? Parfait ! Tu pourras donc assister à la première du film.

 Le tropisme évanescent ?

— Oui. Il y aura une soirée de gala le 7 janvier. Viens maider à supporter ce navet.

— Jimagine que Xavier viendra aussi.

— Oui, murmura-t-elle.

Il y avait un spectre dans sa voix. Jeus soudain pitié delle et je formulai tout haut le contraire de sa frayeur :

— Pour autant que tu ne laies pas largué entre-temps.

Elle eut un rire bizarre. Javais touché juste.

Le lendemain, elle me téléphona à nouveau.

— Non, Ethel, jen ai assez de tes coups de fil. Je veux te voir. Depuis que tu es avec Xavier, tu mabreuves de ta voix et tu me prives de ta présence. Je suis ton meilleur ami, jai des droits : jexige de te voir.

— Jarrive.

Auparavant, je me faisais « beau » pour elle : je mhabillais bien, je me récurais. Là, jétais découragé : je ne me lavai pas, je restai dans mon vieux peignoir et, comble des inélégances, je laissai la télévision allumée.

Elle entra, sublime et blafarde.

— Tu as mauvaise mine.

— Je nai pas dormi, dit-elle.

Nous restâmes quelques instants avachis devant le poste. Une publicité pour des serviettes périodiques incroyablement absorbantes nous tira de notre torpeur. Ma bien-aimée éteignit la télévision.

— Quand je vois ça, jai honte dêtre une femme.

Elle éclata en sanglots.

— Je vais écrire à ces serviettes périodiques, intervins-je. Je veux les avertir que leurs publicités te font pleurer.

Pathétique, elle rit entre ses larmes. Jeus droit au récit du drame. La veille, elle avait demandé au bellâtre sil allait laccompagner à la première du film ; il lui avait répondu quil était contre ses principes de donner son accord si longtemps à lavance.

— Tu te rends compte ? Il appelle ça « si longtemps à lavance » ! En langage clair, ça signifie quil nest pas sûr dêtre encore avec moi dans une semaine.

Je pensai que ce type était un goujat doublé dun imbécile : car enfin, même sil avait eu le projet de quitter ma bien-aimée avant le 7, que lui eût-il coûté daccepter sa proposition qui, en cas de rupture, eût été annulée ipso facto ? Que diable faisait-elle avec ce mufle ? Je fus sur le point de lui poser la question. En lieu de quoi, la compassion et la bêtise minspirèrent ce commentaire :

— Voyons, Ethel, tu délires ! Il na pas voulu dire une chose pareille. La passion tégare.

— Qua-t-il voulu dire, alors ?

— Eh bien, ce quil a dit. Il naime pas faire des projets. Cest le genre dhomme qui veut vivre dans linstant.

Je nen revenais pas : non seulement je défendais mon rival, mais en plus je proférais dépouvantables lieux communs.

— En quoi ceci lempêche-t-il de maccompagner à la première dun film dont je joue lun des rôles principaux ? me demanda-t-elle avec pertinence.

— Cest un artiste. Il naime pas se sentir ligoté par des engagements, des dates.

— Quest-ce que tu racontes ? Il avait bien fixé la date de son vernissage et il honore ses rendez-vous à lui.

— Cest bien ce que je dis, il est égocentrique, comme tous les créateurs.

— Tu trouves que cest une excuse ?

— Non. Seulement, si tu laimes, tu dois accepter ses défauts.

Elle me regarda, pétrifiée.

— Cest par solidarité masculine que tu dis de telles sottises pour le défendre ?

Javais voulu la consoler : je récoltais ma récompense. Moi, accusé dêtre solidaire de ce bélître, au nom de la virilité ! Cétait un peu fort.

— Ecoute, jessaie dêtre gentil.

— Je ne te demande pas dêtre gentil, je te demande de maider à y voir clair.

— Encore faudrait-il quil y ait un mystère. Il ny en a aucun.

— Crois-tu quil maime ?

— Crois-tu que je sois lindividu le plus qualifié pour répondre à cette question ? Cest à lui quil faut la poser.

— Je ne peux pas.

— A toi-même, alors.

— Jai perdu le jugement. Toi, tu es objectif. Tu connais tous les détails de notre histoire.

— Non, cest ridicule. Je ne veux plus de ce genre de conversations. Ça ne me regarde pas.

Ses sanglots, qui avaient séché, reprirent de plus belle. Voir pleurer la femme que lon aime - la voir pleurer pour un autre ! - était au-dessus de mes forces. Je cédai à la lâcheté et pris Ethel dans mes bras.

— Oui, il taime ! Ça crève les yeux !

Plût au Ciel quelle ait compris qui était ce « il ».

— Tu crois ? me répondit une voix étranglée.

— Jen suis sûr.

Je la serrais à létouffer. Il métait donné de déclarer ma flamme à ma bien-aimée, dune manière déguisée, certes, mais divinement libératrice. Je laissai couler le contenu de mon âme ; il suffisait de parler de soi à la troisième personne, tel Jules César. Comme je est un autre, cette nouvelle conjugaison ne me posait aucun problème.

— Il taime, il est malade de toi, il est ivre de ta beauté, il en a plus besoin que de boire et de manger, il ne pense quà toi, il ne vit que pour toi, il nest jamais aussi heureux que quand il ta entre ses bras, et quand il est loin de toi il a limpression quun boulet de canon lui a vidé le thorax.

Jaurais pu continuer longtemps comme ça.

Cétait si facile : il suffisait douvrir la bouche pour livrer passage à une meute de mots qui ne demandaient quà sortir.

Jentendis la voix extatique de celle que jétreignais :

— Comment sais-tu tout ça ?

— Parce que ça crève les yeux.

Les yeux et les tympans !

Elle restait pelotonnée entre mes bras, hagarde dhébétude  et cétait mon œuvre.

— Dis-moi... dis-moi encore des choses qui crèvent les yeux. Cest si bon.

Elle en redemandait ! Elle allait en avoir. Je lâchai à nouveau les chiens :

— Il est écartelé entre deux besoins contradictoires, celui de se jeter à tes pieds pour tadorer et tavouer tout lamour quil te porte, et celui de te meurtrir, de te faire mal pour lutter contre ce que tu lui inspires. Son amour lagenouille en même temps quil lui hérisse les griffes. Cest pour ça que tu le tortures et lobsèdes au dernier degré.

Soudain rattrapé par lidée que je parlais au nom dun autre, je me tus. Cétait tant mieux, car jétais en train doutrepasser ma marge de manœuvre.

Dans mon étreinte, Ethel était sonnée.

— Comme il maime ! murmura-t-elle. Comme je suis aveugle ! Oh oui !

Elle sortit de mes bras et me laissa vide.

— Jai toujours su que tu étais un mage, dit-elle. On na pas une figure comme la tienne si lon nest pas radicalement différent des autres. Tu vois au travers des gens. Tu nas rencontré Xavier quune seule fois et tu as compris qui il était. Tu as senti ce quil éprouvait pour moi.

Elle ne croyait pas si bien dire. Avait-elle donc oublié ce que je lui avais confié au sujet du bellâtre, le lendemain du vernissage ? Jenvie cette capacité damnésie volontaire quont certaines personnes. Même les autruches nont pas de telles ressources daveuglement.

Ecroulée sur le canapé, ma bien-aimée atteignait le septième ciel.

— Je nai jamais été aussi heureuse de ma vie.

Et cétait moi qui tavais mise dans cet état ! Celui qui couchait avec toi ne tavait pas fait jouir autant que moi. Gloire aux mots, gloire à mes mots qui baisaient mieux que le sexe de mon rival !

— Sans toi, Epiphane, je serais passée à côté de tout. Te rappelles-tu dans quel état jétais quand je suis arrivée ici ? Et vois-tu comment je suis maintenant ? Cest à toi que je le dois. Tu es beaucoup plus que mon meilleur ami : tu es mon frère.

Voilà qui me plaisait davantage. Avec un frère, au moins, linceste devenait possible.

Ma joie fut de courte durée. Ethel courut rejoindre son amant. Un autre allait bénéficier des ardeurs que javais tisonnées en elle. Margaritas ante porcos.

Jensevelis les deux derniers jours de 1996 dans la télévision, pour ne pas avoir à les vivre. Il y avait des programmes atroces : on nous resservait des compilations des événements de lannée. Cadavres de petites filles, réfugiés zaïrois mourant par milliers, scandales sordides : il fallait être fou pour regarder ça. Je finissais par comprendre que je létais devenu.

Javais reçu deux mille invitations pour la nuit de la Saint-Sylvestre : je les avais toutes refusées, alléguant que jen avais accepté dautres.

Je voulais être seul afin de moffrir un cadeau dont je rêvais depuis mon enfance : des boules Quies. Laprès-midi du 31 décembre, jallai men acheter à la pharmacie. Je fus émerveillé par la beauté de la boîte, par le mystère de ses hiéroglyphes. De retour chez moi, je louvris : il y en avait assez pour assourdir un régiment.

Lheure venue, je déshabillai deux dentre elles de leur coton protecteur et découvris des boulettes de pâte damande teinte en rose. Je respectai le mode demploi à la lettre  : je les chauffai entre mes doigts et les roulai en cylindres. Ensuite, je les regardai comme le désespéré contemple un revolver : quand on est homme-oreille, se mettre des boules Quies équivaut à se suicider.

Avec solennité, je les enfonçai dans mes conduits auditifs. Un miracle se produisit : le monde disparut autour de moi. Je devins lunique réalité existante. Au début, la sensation était désagréable ; dix minutes plus tard, il ny avait plus trace de cette vague douleur. Il ny avait plus que ma solitude fastueuse et érémitique.

Je me couchai avec La Chartreuse de Parme, lun de mes livres préférés. Très vite, je maperçus que jétais incapable de lire : les bruits de mon corps couvraient la voix du texte aimé. En vérité, mon anatomie produisait tant de décibels quil eût été impossible de diriger mon attention vers un objet extérieur.

Jétais muré en moi. Cétait une sensation extraordinaire : jéteignis la lumière pour en jouir davantage, blindant ma surdité en y joignant la cécité. Le drap devint linceul. On mavait enterré vivant. Jétais dans mon caveau.

Une excitation fabuleuse sempara de mon esprit : janalysai avec passion les fracas de mon estomac, la cadence de ma circulation sanguine et dautres sons incompréhensibles, aussi insolites que des portes qui claquaient. Mon cœur battait comme une bombe à retardement. Il me semble navoir jamais rien vécu de si intéressant que cette incarcération volontaire.

Je me demandai soudain avec angoisse si les boules Quies avaient tué Ethel dans mon cerveau : mais non, je pouvais lapercevoir au travers des rainures de mon cachot, tel Fabrice en prison entrevoyant Clélia. Décidément, il ne me manquait rien en mon nouveau séjour.

Je ne pus pas détailler plus longtemps les luxueuses énigmes de cet Olympe car une torpeur ne tarda pas à me napper de plomb. Moi, linsomniaque diplômé, je mendormis, je sombrai dans un sommeil dune profondeur inconnue. Les boulettes de cire rose mavaient si bien colmaté que jétais bouché, imperméable à lunivers. Je ne savais pas que le coma était si voluptueux. Jy demeurai pendant douze heures.

A mon réveil, une catastrophe avait eu lieu : nous nétions plus en 1996. Combien lépouse défunte paraissait plus belle que la jeunette qui croyait lavoir supplantée ! 1997 pensait être fraîche : elle nétait quinconsistante.

Jouvris les rideaux pour voir ses yeux : elle navait même pas de regard. Les rues étaient vides, les rares passants portaient le deuil de celle dont le monde serait à jamais veuf.

Ce dégoût du 1er janvier, je lavais éprouvé chaque année, certes ; cette fois, cétait bien pire. 1996 avait été à tous égards une annus horribilis, mais pour moi et moi seul, elle aurait toujours les traits de ma bien-aimée.

Sur le front téléphonique, la situation était préoccupante. Rien nest plus difficile que de contrer un adversaire sans talent : lennemi nen avait aucun. La correspondante de guerre mappelait de plus en plus souvent. Elle me racontait certains propos du bellâtre : ce nétait pas tant des mufleries que des inanités dont linterprétation laissait place à la muflerie. Notre Xavier navait pas létoffe dun Costals : aucun génie dans ses indélicatesses, dont on sentait quaucune nétait voulue ou consciente. Toutes portaient la marque dun esprit lourdaud et incapable dégards, typique de ceux qui nont jamais eu à se donner de la peine pour plaire - typique, aussi, dun être étranger à lamour.

A moi, en revanche, il me fallait des trésors de finesse pour parvenir à inventer un sens à ses propos qui en étaient dénués et, le cas échéant, à les excuser.

Javais souvent limpression dêtre un traducteur doublé dun professeur de bonnes manières ; il nétait pas rare que la bien-aimée me demande pourquoi le grand artiste avait pu lui dire telle ou telle chose regrettable. Je prenais alors le ton de celui qui connaît les usages du monde et répondais : « Ça se fait. »

Elle madmirait : « Tu comprends si bien la vie en société. Moi, on croirait que je reviens dune île déserte. » Ignorait-elle que mon physique mavait enfermé sur une île déserte pendant vingt ans ? Mais il était exact que cette disgrâce mavait permis dy voir clair dans les rapports humains. Rien de tel que dêtre profondément indésirable pour savoir à quel point les gens se fichent de vous. Ethel, belle comme une vierge de Jérôme Bosch, nétait pas au courant de lindifférence totale que lhomme éprouve envers son semblable.

Sa bonté lisolait encore davantage. La première du film approchait : lactrice se devait de rencontrer quelques journalistes. Il fallait voir avec quelle générosité elle parlait de cette œuvre dont je savais pourtant combien elle la détestait. Elle senthousiasmait pour le « talent » du cinéaste et qualifiait de « chance immense » le fait davoir travaillé avec lui. Si elle avait été payée au pourcentage, je laurais soupçonnée de mentir par intérêt, quand elle mentait par gentillesse pure et simple  car elle navait rien à y gagner et même beaucoup à y perdre : il était compromettant de chanter les louanges dun tel navet.

Moi, jétais impatient de fuir son histoire damour. Javais reçu le billet davion pour le Japon et je le contemplais avec délice.

Au soir du 7 janvier, le bellâtre condescendit à accompagner sa maîtresse à la première de La condition humaine est un tropisme évanescent. Jeus donc lheur de le revoir. Il se jeta sur moi comme pour donner à croire que nous étions les meilleurs amis du monde. Il portait des lunettes noires et sétonna que jen fusse démuni.

 A moi, il me faudrait au moins une cagoule, lui répondis-je sur un ton narquois.

Il hurla de rire et sextasia de « mon esprit ». Je maperçus quil me tutoyait. Cela me fut odieux. Je décidai de ne pas le lui réciproquer.

— Tu nas pas peur quon te reconnaisse ? Je haussai les épaules.

— On me reconnaîtra. Cest leur problème, pas le mien. Je men fiche.

— Tu as raison, au fond. Il suffit de sen foutre. Je fais comme toi.

Et il enleva ses lunettes noires. Mais personne ne le reconnut de toute la soirée, pour sa plus grande perplexité.

Drapée dans son trac, Ethel était magnifique. Elle était la seule à paraître angoissée : le réalisateur, lui, regardait les futurs spectateurs avec mépris, lair de penser que le public était un mal nécessaire.

— Je suis soulagé de ne pas tavoir engagé, me dit-il. Quand je tai rencontré, tu nétais personne. Maintenant, tu es une vedette internationale. Si tu avais joué dans mon film, il aurait été 102 pris pour un machin commercial. Les moindres péquenots seraient allés le voir.

Il avait au moins le mérite dêtre sincère.

Xavier sassit à la droite de ma bien-aimée et moi à sa gauche. La projection commença ; la jeune première sagrippa à nos mains. Le grand artiste lui retira la sienne, lair incommodé. Moi, jen profitai pour garder prisonnière la paume dEthel.

— Combien de temps dure le film ? lui susurrai- je à loreille.

— Deux heures quarante-cinq.

« Horreur », pensai-je. Au cours de ma vie de spectateur, je me suis farci nombre de navets rien que pour voir une actrice qui me plaisait. Si mauvais que puisse être un scénario, je ne mennuie jamais quand je vois une belle fille. Je me concentre sur elle, je ne regarde rien dautre.

En loccurrence, « le tropizme évanescent » avait un sacré argument pour me séduire : deux heures et quarante-cinq minutes dimages de ma madone, ce serait le paradis. Ce ne le fut pas.

Dabord, sur cent soixante-cinq minutes, il ny en eut que cinquante où lon voyait lhéroïne : cela faisait cent quinze minutes de trop. Près de deux heures de déchets : cétait beaucoup.

Ensuite, sur les cinquante minutes dEthel, il ny en avait que dix où elle fût reconnaissable : pendant les quarante autres minutes, le réalisateur lavait grimée au point de la défigurer, comme sil avait été gêné de sa beauté. Cétait ridicule : il eût été mieux avisé de choisir directement une actrice laide.

Enfin, les dix minutes au cours desquelles le cinéaste navait pas été capable de dissimuler la grâce de ma bien-aimée souffraient dun grave problème de montage ; je demandai à loreille de ma voisine si le monteur était atteint dun hoquet chronique : elle me répondit que la monteuse avait la maladie de Parkinson et que cétait la raison pour laquelle le réalisateur avait voulu cette technicienne. Je me mis à rigoler très fort : les gens se retournèrent avec indignation car cétait une scène particulièrement tragique ; le bellâtre trouva ma réaction plutôt sophistiquée et mimita.

Grâce à quoi, il resta éveillé quelques instants. Le reste du temps, il dormait du sommeil du mufle : on lentendait ronfler dans la salle entière. Ethel semblait en être attristée.

Fidèle à mon personnage, je lui murmurai :

— Ne lui en veux pas. Le film est assommant, ce nest pas sa faute.

— Cest vrai, le film est assommant, répéta-t- elle avec une grimace.

Il létait, en effet. Le scénario était une absence de scénario, et lauteur avait tenté de le dissimuler derrière des scènes absconses et une esbroufe narrative, de manière à ce que le spectateur naïf se sentît stupide de ne pas comprendre la subtilité de lintrigue.

Les dialogues étaient rares et cétait heureux, car ils étaient dune nullité qui navait dégale que leur prétention.

La musique avait un côté étrangement racoleur, ce qui eût pu me plaire si cela navait si peu collé avec ce film. Tant quà être barbant, autant lêtre à fond : lœuvre peut alors être qualifiée dascétique, ce qui est noble. Or, avec les tubes qui laccompagnaient, Le tropisme évanescent se donnait un genre dragueur qui annulait les dernières possibilités destime que lon eût pu concevoir à son endroit.

Enfin, le plus grave, cétaient les images. Quun cinéaste ne veuille pas faire joli, je le comprends. Quil veuille faire répugnant, ou vulgaire, ou excessif, ou terne, je le comprends aussi. Quil veuille faire « rien »  atypique, sans qualité, sans style, degré zéro , je le comprends encore. Quil ne veuille rien faire, je ne le comprends pas. Nest-il pas plus logique, sil ne veut rien faire, de ne pas tourner de film ?

Pour le genre dimage de son œuvre, une caméra vidéo pour goûter danniversaire eût convenu aussi bien. A priori, ce genre de simplicité ne me déplaît pas. Mais alors, pourquoi ne pas avoir utilisé cette caméra vidéo ? Cela lui eût coûté moins cher et ceût été sympathique. Et puis, pourquoi ces ombres peintes, ces décors alambiqués, ces quatre-vingts prises pour chaque plan, ces moyens faramineux, si cétait pour en arriver à des images aussi insignifiantes ?

Quelle que fût la manière dont on lenvisageât, ce long métrage était indéfendable. Cependant, il ne me rebuta pas, pour des raisons qui ne pouvaient concerner que moi. Il y avait la scène du taureau, qui coïncida avec ma découverte dEthel : lauteur avait beau lavoir ratée, elle ne men bouleversa pas moins. Je serrai la main de ma bien-aimée comme si cétait un grand moment de lhistoire du cinéma. Elle me sourit.

Il y eut aussi des moments où, malgré les efforts du maître, sa beauté transperça lécran. Léclairage du film était si laid que même pendant la scène de corrida, qui était censée se passer en une arène sévillane, on se serait cru au bloc opératoire. Personne nest flatté par ce genre de tube néon. Or le visage de la jeune première possédait son propre éclairage intérieur qui couvrait celui des projecteurs : il trouvait le moyen de resplendir au travers de tant datrocités, comme auréolé dun éclat autonome, à la manière dune vierge de Memling.

Ces instants de grâce furent foudroyants. Mis bout à bout, cela ne faisait jamais que quelques secondes, mais à mes yeux le navet entier sen trouvait justifié. Cent soixante-cinq minutes creuses et moches pour dix secondes de splendeur, cela correspondait aux proportions de lexistence humaine : soixante-dix années de vie pour une semaine dextase.

Lintention de lauteur navait sans aucun doute pas été de reproduire ce contraste. Je conservai cependant mon droit à ne pas tenir compte de ses directives et à extraire mon œuvre de son œuvre. Moyennant quoi, La condition humaine est un tropisme évanescent déclencha en moi un certain enthousiasme.

Quand la projection prit fin, japplaudis à tout rompre. Je fus le seul.

— Jadore ton second degré, me dit Xavier que mon ovation avait réveillé.

Il y eut dans la salle un silence térébrant. Ethel eut pour moi un regard effaré. Elle nosait pas se tourner vers le bellâtre.

Autour de nous, les gens se levaient, fatigués. Le film avait déteint sur eux, ils étaient vides et laids. Jessayai danalyser leurs réactions ; je maperçus que leur air blasé dissimulait une angoisse sans nom : ils ne savaient pas sils étaient tenus daimer ou de ne pas aimer ce quils venaient de voir car ce réalisateur avait la cote chez les cinéphiles. Ils crevaient de peur de se tromper, dafficher une opinion opposée à celle quils auraient dû avoir. Lessentiel était de ne pas proférer une phrase irrécupérable. Ainsi, quand quelques semaines plus tard la critique se serait prononcée, ils ne se seraient pas compromis.

Dans le doute, il a toujours été plus dangereux dadmirer un artiste que davoir des réserves à son sujet. Ce nest pas seulement une question de courage : il faut en soi beaucoup de substance pour être capable destimer un créateur, a fortiori pour déterminer sans « laide » de quiconque sil est estimable. Or la plupart des gens ne contiennent pas ou peu de substance. Cest pourquoi il y a tant de fans et si peu dadmirateurs, tant de contempteurs et si peu dinterlocuteurs.

Ce soir-là, il ny eut pas de miracle : le public vierge neut pas de talent. A part moi qui proclamai mon engouement et Xavier qui détesta haut et fort, personne némit quoi que ce fût qui ressemblât à un avis. Je pensai avec réconfort que le réalisateur et ses spectateurs séquivalaient dans la nullité.

Les gens sen allèrent sans tarder pour masquer la panique que leur causait leur absence dopinion. Restèrent dans la salle léquipe au grand complet, lamant de ma bien-aimée et moi. Je serrai la main du cinéaste et parvins à être élogieux sans avoir à mentir :

— Félicitations. Cest beaucoup mieux que ce à quoi je mattendais. Il y a une vision du monde dans ton œuvre : tu as établi ta propre répartition entre le beau et le laid, la pesanteur et la grâce. Ta proportion est pessimiste : je suis daccord avec elle. Ton film laisse échapper des fulgurances de sens et de splendeur qui disparaissent aussitôt, comme dans la vie. Le titre sen trouve justifié : oui, nos tropismes sont évanescents.

— Ouais, dit Pierre, lair de sen foutre.

— Bravo, sourit Ethel qui lembrassa.

— Le public ma confirmé que cétait bien, continua Pierre. Vous avez vu ? Il était K.-O., neutralisé. Cétait ce que je voulais.

— Bon. On bouffe ? bâilla le bellâtre.

Nous nous ruâmes sur les petits fours. Rien ne donne aussi faim quun film creux.

— Tu es le roi des menteurs, me dit la jeune première.

— Quel hypocrite, mon vieux ! rigola son amant.

— Je nai pas menti, protestai-je.

— Pendant la projection, tu mas chuchoté que cétait assommant, répondit-elle.

— Cétait chiant ! renchérit le mufle.

— Ce nest pas contradictoire, assurai-je. Une interprétation du monde est souvent assommante, à limage du monde lui-même.

— On se fout de ça ! lança le peintre. Au cinéma comme au théâtre, il nest de pire péché que lennui.

— En effet. Mais ce nétait pas toujours ennuyeux, dis-je en pensant aux instants où apparaissait la belle.

— Oh si, cétait chiant sans arrêt ! clama ce délicat personnage qui était incapable de concevoir que cela pût blesser son amante.

— Quen savez-vous ? lui rétorquai-je. Vous navez pas cessé de dormir.

— Jen ai vu assez pour savoir que cétait nul dun bout à lautre.

— Vous avez commencé à ronfler dès la fin du générique de début. Vous navez pas voix au chapitre. Vous avez raté des scènes où Ethel était belle à couper le souffle.

— On ne va pas au cinéma pour voir de jolies filles.

— Il nest pas question ici de jolies filles, il est question de votre amante.

— Je nai pas besoin daller memmerder dans une salle obscure pour la voir.

— Cest son travail dactrice que vous étiez censé venir regarder. Quand nous étions à votre vernissage, vous trouviez normal que nous nous intéressions à votre œuvre. Eh bien, moi, jaurais trouvé normal que vous vous intéressiez à son interprétation.

— Elle mavait dit elle-même que le film serait à chier !

— Cela nempêche pas quelle sy est investie, corps et âme.

— Où vas-tu chercher des conneries pareilles, mon vieux ?

— Je ne suis pas votre vieux et nous navons pas gardé les cochons ensemble, que je sache.

— Parlant de cochons, tu as vraiment un caractère de porc, tu sais, me dit le bellâtre.

— Il nest de pire porc que celui qui signore, rétorquai-je.

— Merde alors, quest-ce que je tai fait ?

— A moi, rien.

— Tu te rends compte que tu es en train de mengueuler pour le plus mauvais film du monde ? Tu trouves que ça en vaut la peine ?

— Ce nest pas le plus mauvais film du monde.

— Chacun ses goûts, non ? Tu as le droit daimer, jai le droit de ne pas aimer.

— Vous naviez pas le droit de ne pas regarder le film.

— Bon, Ethel, on sen va. Ton copain nous fait sa crise.

Il lentraîna par le bras. La madone tourna vers moi des yeux de détresse. Avant quils aient atteint la porte, jeus le temps de crier :

— Je ne suis pas le copain dEthel !

Le couple disparut dans lobscurité.

Je rentrai chez moi, ivre de rage. Jen voulais au monde entier : à ma bien-aimée, dêtre amoureuse de cet imbécile satisfait ; à Xavier, dêtre aussi indigne de ma bien-aimée ; au cinéaste, dêtre aussi nul ; au public, de ne même pas avoir le courage de ne pas aimer ; et à moi, surtout à moi, de mêtre tant enflammé au nom dun navet, quand il y avait des raisons tellement meilleures pour tancer le bélître.

Je passai la nuit à pleurer de colère.

Le lendemain était le 8 janvier, veille de mon départ pour Kanazawa.

Le téléphone sonna. Je savais qui cétait. Elle avait une petite voix.

— Je nai pas lintention de mexcuser, lui disje avec humeur.

— Je ne te le demande pas. Tu avais raison. Je le méprise. Je veux rompre. Lespace dun instant, je me sentis bouillir de joie. Ce fut de courte durée car elle continua :

— Si seulement je nétais pas amoureuse de lui!— Tu viens de dire que tu le méprises, que tu veux rompre !

— Ça nempêche pas que je laime.

— Ça te passera.

— Ça mettra du temps à passer. Je me connais, je vais souffrir, souffrir.

Mon cœur en fut lacéré. Elle poursuivit :

— Encore faudra-t-il que jai le courage de le quitter.

— Tu lauras !

— Je laurai si tu maides, Epiphane. Je vais avoir besoin de toi.

— Mais... je pars demain pour le Japon.

— Comment ? Javais oublié. Oh non, ce nest pas vrai ! Sans toi, ce sera mille fois pire.

Elle commença à pleurer. Jétais aussi flatté que bouleversé :

— Jannule le voyage !

— Non. Tu te faisais une telle fête daller au Japon. Je te défends dannuler.

— Tu es plus importante que le Soleil levant. Je reste.

— Pas question. Quand rentres-tu ?

— Le 12.

— Trois jours sans toi, je pourrai le supporter. Je men voudrais à mort si tu ny allais pas à cause de moi. Je tordonne dy aller.

— Il y a trois jours, cétait lEpiphanie : ma fête et mon anniversaire. Comme tu ne mas souhaité ni lun ni lautre, je demande, à titre de faveur rétroactive, de me soustraire à ton commandement. Je sens que si je te laisse seule, tu vas commettre une bêtise.

— Quelle bêtise veux-tu que je commette ? Je suis la personne la moins suicidaire de la terre.

— Ce nest pas à ça que je pensais. Non, jai peur que tu ne rompes pas, vois-tu. Toi-même, tu crains de ne pas en avoir la force.

— Jattendrai ton retour pour le faire.

— Non ! Si tu laisses passer quatre jours, tu ne rompras jamais.

— Je romprai. Je ne peux plus le supporter.

— Sait-il que tu vas le quitter ?

— Sil se souciait de moi, il le saurait. Il se fiche de ce que je peux penser.

— Jespère que tu ne vas pas oublier tes lumineuses paroles daujourdhui.

— Aucun risque. Dis-moi, cest fou ce que cette rupture te tient à cœur. Pourtant, il ny a pas si longtemps, tu défendais Xavier contre les moindres de mes critiques.

— Hier soir, je crois avoir découvert son vrai visage.

— Moi aussi. Je naurais jamais dû linviter à cette première.

— Au contraire ! Tu aurais préféré continuer à te bercer dillusions ?

— Oui.

Elle pleurait toujours. Ses larmes étaient très silencieuses : il fallait être un homme-oreille pour les entendre au bout du fil. Ainsi sanglote la neige quand elle fond.

— Viens avec moi à Kanazawa.

— Non.

— Cest très beau, là-bas.

— Je nen doute pas. Je ne pourrais pas partir. Si je prenais cet avion avec toi, ce serait un mensonge : tout mon être resterait ici.

— Ne sais-tu pas quen amour, la meilleure défense cest la fuite ?

— Je nen suis pas encore au stade où je dois me défendre.

— Tu as dit « encore » : ça signifie que tu y seras bientôt. Comment pourrais-je partir et te laisser seule si je te sais menacée ?

— Menacée de souffrir, point final. Ce ne sera pas la première fois que jaurai mal. Je ne risque rien dautre.

— Jaimerais pouvoir téviter ça.

— Epiphane, tu es mon frère, mais même si tu restes, je souffrirai. Alors pars.

— Jy mets une condition formelle.

— Accordée.

— Aujourdhui, tu tachètes un fax.

— Pardon ?

— Nous y allons ensemble, si tu veux. Je taiderai à linstaller.

— Pourquoi veux-tu que jaie un fax ?

— Pour pouvoir communiquer avec toi nimporte quand. Le téléphone, surtout à longue distance, empoisonne les confidences. On y va ?

Il faut vivre avec son temps. Au Moyen Age je ne serais pas parti au loin sans enfermer ma bien-aimée dans sa tour ou dans une ceinture de chasteté, au XIXe siècle je lui aurais acheté une camisole de force. A présent, au nom de la sotte liberté individuelle, on ne peut plus recourir à ces procédés sages et sûrs. Si lon veut contrôler les gens à distance, on doit les bombarder de télécommunications.

Nous achetâmes un fax de marque nippone, bien entendu. Je linstallai chez elle.

— Peux-tu me garantir que Xavier ne réceptionnera pas mes messages ?

— Pas de danger. Il na jamais accepté de passer une nuit ou un moment chez moi. Il ma toujours dit quil trouvait mon appartement affreux.

— On reconnaît là sa délicatesse proverbiale.

Ça ne la fit pas rire.

Le moment des adieux fut solennel à souhait. Je la serrai dans mes bras :

— On croirait que tu pars à la guerre, me dit-elle.

— Cest toi qui pars à la guerre.

Le 9 janvier, je compris ce que signifiait lexpression « partir la mort dans lâme ». Moi qui avais tant attendu ce départ, au point de chercher à lanticiper, jaurais tout donné pour rester.

Ce nétait pas la première fois que je menvolais au loin. Pourtant, on eût dit que cétait la première fois de ma vie que je partais. Je navais jamais éprouvé cette sensation auparavant : on marrachait les tripes, je crevais de peur sans savoir pourquoi. Paul Bowles écrit que le vrai voyageur est celui qui nest pas sûr de revenir : sans doute était-ce mon premier véritable voyage.

Cétait absurde : je savais que je reviendrais le 12, javais en main mon billet de retour, et cependant je ne parvenais pas à y croire. Je ressentais létrange et indéracinable conviction que jallais mourir. Pas « mourir un peu », comme dit le proverbe ; mourir pour de bon. Je navais aucune idée précise de ce que serait ce décès : crash en plein ciel, grippe asiatique, assassinat par un yakusa, tremblement de terre du siècle ou détournement. La conscience du ridicule de mon angoisse ny changeait rien.

Un ruban invisible me retenait à ce continent, comme celui des départs dautrefois sur les grands paquebots, reliant les émigrants à leur famille éplorée et qui se dévidait jusquà ce quil se rompît, coupé par la sadique. Parque des séparations, et quil retombât sur la mer pour y flotter, atroce détritus du cœur.

Je quittais Ethel au moment où elle avait de moi le plus grand besoin : cétait abject. Si la dame de mes pensées ne me lavait pas ordonné, jamais je ny aurais consenti. Autant demander au jardinier amoureux de sa rose de quitter le pays en période de sécheresse.

Il me semblait aussi que cétait le seul moment où jaurais eu une chance de lui parler de ma passion : pour linstant, elle était vulnérable au dernier degré, elle en était peut-être au point où elle ne verrait plus ma laideur. Une telle occasion ne se représenterait sans doute pas. La rose qui meurt de soif a besoin du jardinier, mais le jardinier a encore plus besoin de la rose qui meurt de soif : sans la soif de sa fleur, il nexiste pas.

Quand je rentrerais de Kanazawa, la soif de la fleur se serait sûrement tarie. Ethel était une jeune femme en bonne santé : ses plaies auraient cicatrisé, elle pourrait se débrouiller sans moi. A cette idée révoltante, un projet honteux surgit dans un coin de mon esprit : jallais entretenir sa maladie à distance afin den récolter le fruit à mon retour.

Cette ignominie savérait indispensable, car la merveilleuse idiote était encore capable de ne pas se rappeler son désir de rupture et de senliser dans sa liaison avec ce bélître de bellâtre. Javais été bien inspiré de lui installer ce fax : je nallais pas la laisser oublier ses excellentes résolutions.

Lavion décolla, le ruban cassa. Collé à mon hublot, je regardai ce que je quittais. Tout était Ethel : les hangars de laéroport, les routes, la terre moche de janvier, les usines, tout était Ethel.

Au-delà des nuages, on ne voyait plus lEurope. Libéré du sol, je pus commencer à rédiger les fax que jenverrais à ma bien-aimée dès mon arrivée.


Avion, le 9/1/97.

Chère Ethel,

On vient à peine de décoller et je suis déjà en train de técrire : je tavais prévenue, je ne te lâcherai pas dune semelle. Peut-être serai-je encore plus avec toi pendant ces quelques jours que je ne létais hier et avant-hier.

Dans ce Bœing, il y a un écran qui, chaque quart dheure, nous précise où nous sommes : on voit une carte de géographie et notre appareil qui se balade dessus comme un jouet. En ce moment, nous survolons lAllemagne ; ensuite ce sera la Pologne, la Russie, la Sibérie, la mer du Japon et enfin Tokyo.

Cest la première fois quun voyage me fait tant deffet : cette liste de lieux que je viens de tégrener me bouleverse comme autant de mythes. Je ne serais pas plus ému si je mapprêtais à les traverser en traîneau tiré par une meute de chiens. Dhabitude, les trajets en avion sont pour moi dennuyeuses et abstraites formalités : aujourdhui, je ressens corps et âme la réalité de ce vol et ça me tourne la tête.

Ce doit être lidée de ta souffrance qui ma plongé dans cet état dhyperesthésie. Par solidarité avec le tien, mon esprit a perdu ses défenses immunitaires. Tu mas dit que jétais ton frère : tu ne sais pas à quel point cest vrai. Je suis sans cesse relié à toi. Jaurais voulu ne pas partir et rester auprès de toi ; tu en as décidé autrement. Aussi ai-je résolu de lancer mes mots à ta poursuite.

De mon côté, cest dune efficacité redoutable : il suffit que je técrive pour sentir ta présence. Mon stylo te convoque et aussitôt tu es là. Je me demande comment les prestidigitateurs peuvent épater les gogos : quest-ce que leurs tours de passe-passe comparés à lirréfutable magie de lécriture ?

Et de ton côté, est-ce que ça fonctionne ? Perçois- tu que tu es avec moi ? Si ce nest pas encore le cas, ce le sera dans une douzaine dheures, à supposer que lappareil ne sécrase pas.

Lhôtesse a distribué des plateaux-repas : au menu, pour ne pas tétonner, il y avait du carton à la sauce au carton. Je ny ai pas touché. Autour de moi, les gens avalent ça avec gloutonnerie. Ils ont lair de trouver ça infect et pour cause : ce lest. Alors pourquoi mangent-ils ce fourrage ? Je ne comprends rien à cette espèce et je pense que toi et moi nous nen faisons pas partie.

Nous sommes de la race de ceux qui veulent le meilleur et refusent le reste : nous avons sans doute peu de chances dobtenir ce que nous désirons mais cela ne change rien à notre désir. Nous aspirons au sublime et tant pis pour ceux qui nous trouvent débiles.

Toi, tu aspires au sublime à travers ton amour et Xavier trouve ça tarte : vois-tu le fossé qui te sépare de lui ? Il est fier davoir les pieds dans la glaise : il est de la race de ceux qui bouffent leur plateau-repas pour cette raison que cest mangeable, que cest du solide, quils y ont droit et quil faudrait être con pour ne pas prendre ce à quoi on a droit.

Vois-tu où je veux en venir ? Cest pour ça que Xavier ta prise : parce que tu étais comestible, parce que tu toffrais, parce que cela lui suffisait à se croire digne de toi, parce quil faudrait être con pour ne pas prendre ce qui soffre. Je ne te compare pas un instant à cette nourriture fade : cest lui que jassocie à ces bouffeurs répugnants. Je devine que je te vexe. Ce nétait pas le but ; pour parler comme la brute que je ne suis pas, je te fais du mal, mais cest pour ton bien.

Je mangoisse à lidée que tu changes davis. Tu es douce et encline à la compassion : il suffirait que Xavier ait pour toi un regard plaintif et tu lui pardonnerais. Je me rends compte que je ne sais même pas jusquoù il est allé, le soir de la première ; jignore quelles vacheries il a pu te dire après que vous mavez largué. Peut-être nat- il rien dit de pire par la suite, ce qui ne change rien à la situation.

Pourtant, il a dû arriver pire. Jen veux pour preuve que toi, si peu avare de confidences ces derniers temps, tu ne maies rien raconté. Tu dois penser : « Cest ça, son fax de réconfort ? Cest du sadisme ! » Ethel, je préférerais cent fois te dire des choses gentilles. Hélas, je sens que tu as surtout besoin dêtre secouée. Le comble serait que tu souffres pour naboutir à rien. Si tu ne romps pas, alors ta douleur aura été stérile. En ce moment, tu es lhéroïnomane qui a décidé darrêter de se piquer. Les premiers jours sont atroces, tu souffres comme une damnée. Si tu tiens bon, tu en sortiras, sinon libérée, au moins fortifiée contre la drogue. Si tu craques, tu auras vécu lenfer pour rien.

Ma métaphore nest pas gratuite : ce type est un stupéfiant. La première fois, il ta procuré un plaisir fulgurant, qui na pas cessé de samenuiser depuis, jusquà disparaître. Tu crois laimer quand tu éprouves pour lui de la dépendance. Cest un sentiment misérable, à limage de celui qui te linspire. Oui, je sais, je tavais dit du bien de lui ces derniers jours : je me trompais. Tu es bien placée pour savoir combien il est séducteur. Je me suis moi-même laissé prendre à son jeu, dautant quavec moi il sétait lancé dans une véritable opération charme. Jétais flatté.

A la première, il nous a montré son vrai visage. As-tu remarqué combien sa qualité la plus incontestable sétait estompée ? Il nétait même plus beau, seulement commun et vulgaire. Une gueule de petit-bourgeois mécontent parce quil navait pas aimé le programme de la télévision.

Je me suis interrompu un long moment pour regarder par le hublot : il ny avait rien à voir et cétait ça qui était intéressant. Rien détonnant à cela, nous survolons la Pologne. Alfred Jarry écrit cette didascalie pour Ubu : « Lhistoire se passe en Pologne, cest-à-dire nulle part. » Comme jaimerais vivre en Pologne !

On diffuse un film américain dans lavion. Je ne sais pas ce que cest (je ne veux pas le savoir), je vois seulement que lactrice principale, aussi fade quun plat de nouilles, porte une robe en kleenex. Je ne mens pas : ce tissu a le tombé et la couleur rosâtre du kleenex. On a envie de se moucher dedans. Je my connais, depuis que je suis dans la mode. Ça na pourtant pas lair dêtre un film comique. Il semblerait que ce soit une histoire damour. Même sans les écouteurs, cest à dégueuler.

Eh bien, autour de moi, les gens ont mis leurs écouteurs et ils sont plongés dans ce chef-dœuvre cinématographique. Ils nont pas lair enthousiaste, et pour cause. Il nempêche quils regardent. Cest le coup du plateau-repas, version spectacle. Je suis sûr que Xavier ferait comme eux. Le tropisme évanescent nétait pas assez bien pour lui, mais le plat de nouilles vêtu de kleenex, il sen repaîtrait.

Je vais te laisser un peu de répit. Jai emporté avec moi Critique de la raison pure, tu comprendras que je brûle de le relire.

Bien à toi,

Epiphane.


Je navais pas pris Critique de la raison pure.

Javais besoin de me relire et de réfléchir. Le néant, par ma fenêtre, my invitait. Je me sentais le contraire de ce paysage : dense comme un œuf. Exquise plénitude de ce déchirement amoureux, que je prenais pour de la souffrance, quand jaurais dû jouir de la tension qui manimait.

En vérité, je ne fus pas capable de la moindre réflexion : il faut un minimum de vide en soi pour parvenir à déménager les idées et à trouver leur bon emplacement. Jétais trop plein. Jignore combien dheures jai englouties dans cet enlisement intérieur.

Ainsi, lécriture ne servait pas uniquement à me mettre en présence dEthel, mais aussi à me mettre en présence de moi-même. Je rédigeai un nouveau fax.


Avion, le 10/1/1997.

Chère Ethel,

Jai achevé Critique de la raison pure. Un bon bouquin, je te le recommande. Ne tétonne pas de ma calligraphie bizarre, je ne regarde pas ce que jécris : jai les yeux collés au hublot. Nous survolons la Sibérie depuis plus dune heure et je nai toujours rien vu. Comprenons-nous bien : cela na rien de commun avec le néant polonais. Ici, ce nest pas le néant : il y a un monde en dessous de lavion, mais on jurerait que lhomme ny est jamais passé. On chercherait en vain quoi que ce soit qui ressemble à une route, une maison ou même un sentier. Rien que ces collines boisées et enneigées, à perte de vue.

Pourtant, si jen crois Soljenitsyne et compagnie, il y a eu des êtres humains dans le coin. Les goulags étaient-ils souterrains ? Ou alors cest la neige qui cache la trace de lhomme. Non, cest impossible : jai survolé la Pologne et la Russie, tout aussi enneigées, et les chemins et les habitations ne sen distinguaient que mieux. Dautant que nous sommes le 10 janvier : le blanc manteau nest pas tombé dhier. Or, ici, il a bel et bien lair vierge. Cest étourdissant.

Je regarde la localisation de lappareil sur lécran : nous venons à peine dentamer cette énorme Sibérie, nous en avons encore pour cinq heures, au moins, à la survoler. Dès que japerçois un signe de civilisation, je recommence à técrire.

Une heure plus tard : toujours rien. Il me semble que jaurais dû au moins voir des rails : où est-il, ce fameux Transsibérien ? Au fond, je suis enchanté de cette situation ; les littérateurs ont traité le jeune Cendrars de blagueur : La Prose du Transsibérien serait un pur fantasme dadolescent, puisque cette fugue vers lest naurait jamais eu lieu. Et moi de leur rétorquer : évidemment, bananes à lunettes, que Cendrars na pas emprunté le Transsibérien ! Et pour cause : ce train nexiste pas. Plutôt que de traiter le poète de menteur, ny a-t-il pas lieu de ladmirer, pour avoir écrit lun des plus beaux textes du monde, consacré à une ligne de chemin de fer inexistante ?

A force de regarder par la fenêtre, je finis par me prendre pour Cendrars, fuyant lEurope avec une fille en tête, lui avec une putain syphilitique quil appelle la petite Jehanne de France, moi avec toi. Au début du poème, on a limpression quelle laccompagne pour de vrai. Peu à peu, on comprend quelle est une idée. Toi aussi, qui nas rien dune putain syphilitique, tu maccompagnes par la pensée  et cette évocation est si forte que, parfois, tu es là pour de bon.

Une heure plus tard : toujours rien. Combien de milliers de kilomètres ai-je survolés sans voir même un vestige humain ? Moi qui ai langoisse de la surpopulation planétaire, je ne puis que me réjouir dun tel spectacle. Le paysage est dune monotonie admirable ; ces collines perpétuellement dépeuplées sont la vision la plus réconfortante qui soit. Il y a de quoi retrouver sa foi en lApocalypse : comme la Terre se passe bien de nous ! Comme elle sera noble et calme quand nous aurons disparu !

Une heure plus tard : toujours rien. Je vais gagner mon pari. Si mes souvenirs scolaires sont exacts, le fleuve Amour devrait être dans le secteur. Tout ceci est plein de sens : lAmour na pas choisi pour lit une région surpeuplée comme le Bangladesh ou la Belgique ; il a élu le territoire le moins fréquenté. LAmour na pas choisi pour lit une zone chaude ou tempérée ; il se complaît où les glaces ont rendu la vie sinon impossible, au moins dure et pénible. Parmi les pays froids, il a opté pour le moins hospitalier, de sorte que sa neige reste vierge. Quand on dit « Sibérie », personne na envie de sourire : cest un mot qui charrie la prison et la mort. Les gens normaux nont pas envie dexplorer la Sibérie : il faut être fou pour vouloir aller voir où coule le fleuve Amour.

Et puis, nest-il pas significatif que lAmour soit un fleuve, et non une montagne, un marécage, une plaine ou un plateau ? Le fleuve nest-il pas, par excellence, ce qui coule, ce qui ne cesse de fluctuer ? Lamour nest-il pas le sentiment Je plus héraclitéen qui soit ? On ne se baigne jamais deux fois dans le même amour. Le fleuve, cest ce qui relie la terre à la mer, le stable à linstable, le connu à linconnu. Le fleuve, cest ce qui draine les moindres ruisseaux des environs, comme lamour relie entre elles les inclinations de débit inférieur pour former un flot torrentiel.

Le fleuve, cest ce qui tour à tour est calme et navigable puis précipité jusquà la cascade ou, mieux, la chute.

Lanalogie la plus frappante, cest que le fleuve est intarissable. En période de sécheresse, il samenuise et donne parfois limpression quil a disparu : pourtant, il est toujours là. Je comprends que les anciens aient déifié les fleuves : quand jétais petit, je restais pantois devant leur faculté de se ressourcer à linfini. Je me demandais doù venait toute cette eau et où elle avait lintention de se rendre : la mer nallait-elle pas finir par déborder ? Jai été très déçu lorsque jai appris la condensation, la nappe phréatique et autres explications de ce mystère. Il y a aussi des gens qui vous expliquent lamour à coups dhormones et dinstinct de reproduction.

Je devrais arrêter de te parler damour : dans ton état, ce nest peut-être pas ce quil te faut. Dailleurs, si ça se trouve, la Sibérie, tu nen as rien à foutre.

Une heure plus tard : Thalassa ! Thalassa ! Japerçois la mer du Japon. Mais ce qui me paraît cent fois plus extraordinaire, cest que jai vu une route : une bête route droite conduisant à un genre de hangar près de la côte. Cest la première trace dêtre humain que je vois depuis des milliers et des milliers de kilomètres. Tu nas pas idée de leffet que ça fait.

Quarante minutes plus tard : terre ! Voici lEmpire du Soleil levant. Si cest la première fois de ma vie que jai limpression de voyager, cest sans doute à cause du prestige de cette destination : dans mon imaginaire, il ny a pas plus lointain, plus « hors du monde », comme dirait Baudelaire, que le Japon. Cest irrationnel, je sais. Je dois être la victime dinnombrables lieux communs, pour avoir de ce pays une telle mythologie. Je nai dailleurs aucun désir de les reconsidérer : jai au contraire lintention de les confirmer par mon observation, quitte à la fausser. Aujourdhui, tout le monde veut détruire les mythes : je trouve ça vulgaire et bête. Il est tellement plus facile de détruire une légende que den construire une  et quand on la détruite, je me demande bien ce quon y a gagné. En revanche, je sais ce quon y perd. Cest toujours mon côté Eugénie Grandet.

Comme pour me donner raison, voici que le mont Fuji surgit à ma fenêtre. Quelle vision ! Il surplombe les nuages, il est blanc et parfait : il correspond trait pour trait à lidée que je me faisais de lui. Vive les lieux communs !

Avion Tokyo-Kanazawa, le même jour.

Je suis allé de laéroport international de Narita à laéroport national de Haneda, où jai fait un esclandre pour tenvoyer mes fax. Ça na pas marché. Je métais fait passer pour un chef dEtat mais ils mont reconnu : je ne savais pas que ma tronche était si célèbre. Voulant mappeler Quasimodo, ils me nommaient « Kajimoto ». Nous avions des problèmes de communication : je ne comprenais pas leur anglais et je ne sais pas sils comprenaient le mien. De nos échanges, il ressortait que seul le personnel de laéroport avait accès aux fax.

A part ça, le Japon que jai vu entre les deux aéroports ne correspondait pas à mon imagerie naïve : je décide donc que je nai rien vu. En compensation, depuis que lavion a décollé, japerçois à nouveau des choses qui me conviennent : montagnes enneigées et désertes, nuages harmonieux, et toujours ce mont Fuji qui est décidément une belle invention, car on laperçoit de partout dans ce pays. Cest peut-être un hologramme.

Kanazawa est la ville nippone la plus enneigée : un courant la relie à Vladivostok dont elle subit les vents et le climat. Comme quoi ce voyage me ramène sans cesse à la Sibérie. Pas de chance, ma belle, on en revient au fleuve Amour : ça fait très « carte du Tendre ». On atterrit. A bientôt.

Bien à toi,

Epiphane.


Un taxi me conduisit au luxueux hôtel du jury de lélection de Miss International. Mon premier souci fut denvoyer les fax : jexigeai que lon me remît les accusés de réception. Il était essentiel que mon bombardement parvînt à destination.

Dès que je fus installé dans ma chambre, je recommençai à écrire : il fallait que mon feu fût nourri.


Hôtel de Kanazawa, le même jour.

Chère Ethel,

Je viens de tenvoyer une nuée de fax. Ne te crois pas quitte de moi pour autant. Les organisateurs nous laissent quartier libre jusquà demain : je suppose que les autres jurés en profitent pour dormir ou pour visiter la ville. Moi, jai décidé de te harceler.

Tu dois penser que je suis idiot, que je serais mieux avisé daller voir Kanazawa. Sache que je visite, à ma manière : pour moi, rester enfermé dans sa chambre dhôtel en écrivant des pages et des pages à son amie de cœur, ce nest pas la plus mauvaise façon de connaître une ville. Quoi quil en soit, je crois avoir déjà vu lessentiel de ce lieu pendant le trajet de laéroport à ici : la neige. Je nen avais jamais vu autant : des mètres, des paquets de neige. On ne mavait pas menti.

Voir tant de neige au bord de la mer nest déjà pas banal. Mais le plus extraordinaire, ce sont les arbres : de simples pins maritimes, plutôt frêles, qui ne seraient jamais capables de supporter le poids Se cette masse blanche. Les Japonais, qui aiment torturer la nature quand elle est en bonne santé, aiment aussi la secourir quand elle va mal : ils munissent chaque arbre dun gigantesque mât en guise de tuteur, du sommet duquel part un réseau de cordages qui viennent chacun à la rescousse dune seule branche et lempêchent de seffondrer. Ainsi, la charge de neige est supportée par le mât. Le résultat est singulier : les pins gréés de la sorte ressemblent à des voiliers. Cest joli. Il paraît que cest lemblème de Kanazawa.

Je commence à me sentir crevé. Je nai plus dormi depuis lEurope. Sais-tu pourquoi je nose céder à cette fatigue ? Parce que je me tiens pour responsable de ta conduite. Aussi longtemps que je serai éveillé et que je técrirai, tu ne pourras pas commettre de bêtises. Je me prends pour la Shéhérazade du fax.

Ma chambre est formidable. Surtout la salle de bains qui est hermétique comme un poème de Mallarmé. Quand on sassied sur le cabinet, la lunette tiédit ; quand on tire la chasse, on reçoit un jet deau dans le rectum. La baignoire est si vaste que je pourrais y inviter mes amis, si jen avais. Il y a au moins quarante interrupteurs sous-titrés didéogrammes : je voudrais les allumer pour comprendre à quoi ils servent et pourtant je nose pas, de peur que ce soit le siège éjectable ou le hara-kiri automatique.

Ça y est, je te raconte des conneries : je suis épuisé. Je vais à la réception tenvoyer ce fax puis je remonte dormir un peu. Sois sage.

Bien à toi,

Epiphane.


Hôtel de Kanazawa, le 11/1/97.

Chère Ethel,

« Dormir un peu » : tu parles ! Ma « petite sieste » a duré jusquà minuit. Je me suis réveillé hagard. Que de temps perdu ! Je me suis habillé comme un mur et je suis allé me promener : les folles nuits de Kanazawa, cest quelque chose. Pas un chat dans les rues, le silence le plus profond. On croirait que tout le monde est mort. Les mètres de neige renforcent cette impression.

Jai marché jusquau bord de la mer : la nuit était si noire que je ne voyais pas leau. Au loin, quelques lumières de bateaux voguant vers Vladivostok : cette idée ma bouleversé. Cest fou, le pouvoir évocateur dun mot : là où jétais, il ny avait rien à voir. Or il suffisait que je contemple le néant de lhorizon en murmurant « Sibérie » et je tremblais démotion.

Je nai pas pu rester longtemps : le froid était intenable. Je suis rentré en passant par les vieux quartiers de la ville : il ny a pas plus beau que ces toits nippons ensevelis sous la neige, laquelle amortissait le bruit de mes pas au point de me convaincre de mon absence. Ne serait-ce que pour cette promenade nocturne, jai eu raison de venir au Japon.

Je suis si fatigué que je ne tiens plus assis. Il faudrait me soutenir avec un mât et des cordages, comme le pin local. Ce fax attendra demain matin pour partir. Je dors.

Bien à toi,

Epiphane.


Chambre d’hôtel, le 11/1/97.

Chère Ethel,

Il est vingt-trois heures. Tu as eu droit à un long répit de mes fax. Quant à moi, jai passé la journée la plus irritante de ma vie.

A dix heures du matin, jai rencontré les onze autres jurés, chacun de nationalité différente. Pas grand-chose à dire sur eux, à part que je me suis lié damitié avec une sympathique ambassadrice européenne. Elle et moi nous demandions comment nous avions été choisis pour ce jury où figuraient aussi un dentiste péruvien, un restaurateur togolais et le nonce du Pape : les organisateurs semblaient avoir détranges critères de sélection.

Cest surtout pour le choix des jeunes filles que leurs critères de sélection étaient difficiles à comprendre : il y avait trente-cinq miss, âgées de dix-sept à vingt-trois ans. La plupart étaient franchement hideuses. Je mattendais à ce que ces demoiselles soient fades et insignifiantes, non à ce quelles soient repoussantes. Si au moins elles avaient été dune laideur intéressante ! Etais-je tombé sur lélection de miss repoussoir  ?

Jaurais cru à une opération de dérision sil ny avait eu, parmi le troupeau, quelques jolies créatures. Cinq filles environ méritaient leur titre : elles étaient, sinon belles, au moins très agréables à regarder. Leur présence achevait de brouiller les cartes.

Javais jeté mon dévolu sur Miss Liban, qui correspondait à lidée que je me faisais de Shéhérazade. Lambassadrice européenne partageait mon opinion.

Pendant la journée entière, nous eûmes droit à des discours interminables sur « la Vraie Beauté qui est celle de lâme » : discours pour le moins comique dans la bouche de ces gens qui sélectionnaient les miss en fonction de leurs mensurations.

Les demoiselles nous furent présentées en groupe puis une à une : on précisait, pour chacune, son plat préféré, son talent particulier et son ambition. Je fus bouleversé dapprendre que Miss Uruguay adorait les lasagnes, que Miss Ukraine avait un don pour les danses folkloriques et que Miss Papouasie-Nouvelle-Guinée aspirait à (je cite) « réussir dans la vie ».

Le pire était le ton bienveillant de dames patronnesses avec lequel les organisateurs commentaient le pedigree de ces jeunesses. Cela dit, les donzelles semblaient enchantées que lon parle delles avec ces voix de sucre dorge. En vérité, à part lambassadrice et moi, tout le monde paraissait comblé, en particulier le nonce du Pape qui frôlait la pâmoison.

Parmi les jurés, il y avait aussi une dame âgée au faciès grimaçant. Je navais pas très bien saisi son identité. Jai fini par comprendre quil sagissait de Miss International 1960. Je calculai quelle avait soixante ans au grand maximum : elle en faisait vingt de plus. On eût cru la fée Carabosse. Chaque fois quune candidate était qualifiée de jolie, elle clamait : « Jétais mieux quand jétais jeune. » Cétait aussi drôle que sinistre.

Lune des concurrentes, Miss Brésil, me consternait encore plus que les autres. Dune vulgarité écœurante, non pas gouailleuse et pleine desprit à la manière dune putain de la porte Saint-Martin, non, la vulgarité mièvre dune girl guide se rendant à son premier bal.

— Cest la plus moche, ai-je murmuré à loreille de mon amie ambassadrice.

Elle ma approuvé sans réserve.

Je ne vais pas te parler pendant trois heures du côté obscène de cette élection : quand on va à un concours de beauté, on sait à quoi lon sattend. Je ne vais pas jouer à létonné. Mais cétait mille fois plus dégueulasse que ce à quoi je métais préparé. Sils avaient affiché sans hypocrisie leur cynisme, je naurais pas été choqué : quand on vend de la viande, autant ne pas cacher quon est boucher. Il me semble que jai assisté à de la prostitution déguisée en vente de charité.

En fin daprès-midi, nous avons voté. Je navais pas changé davis quant à la petite Libanaise. A la question : « Quelle est votre ambition dans la vie ? », elle avait répondu : « Gagner un concours de beauté. » Javais trouvé ça très bien.

Les organisateurs ont procédé au dépouillement puis sont venus annoncer le résultat en grande pompe. Ils avaient un sourire dune oreille à lautre. Ils ont commencé par dire quils approuvaient à cent pour cent le choix du jury et là, jai commencé à redouter le pire. Javais raison : cest la Brésilienne qui la emporté.

Lambassadrice et moi, nous étions révoltés. Nous avons essayé de sonder les jurés : figure-toi quils avaient tous voté pour Miss Brésil. Nous avons demandé pourquoi et on nous a répondu : « Parce que cest une gentille fille saine et qui a un bon sourire. »

— On aurait dû nous prévenir quil sagissait de lélection de Miss Baden-Powell, ai-je dit à mon amie.

Après fanfares et applaudissements, Miss International 1960 a été invitée à prononcer un discours. Elle sen est acquittée avec un plaisir évident. Elle en a profité pour préciser quelle avait elle-même voté pour Miss Brésil : après avoir motivé son choix, elle a néanmoins remarqué quelle était mieux quand elle était jeune. Ce fut le meilleur moment de la soirée.

Sensuivit un banquet présidé par Miss International 1997 encore rose de surprise. A sa droite, lorganisateur en chef. A sa gauche, le nonce du Pape. Je préfère ignorer ce qui se passait sous la table. Je suis parti avant la fin, je nen pouvais plus. Jaimerais savoir en vertu de quelle dérision le pays le plus raffiné de la planète sert de théâtre à lévénement mondain le plus vulgaire de lannée.

Je rentre demain soir. Je vais te faxer ceci à la réception et puis je dors.

Bien à toi,

Epiphane.


Je ne dormis pas : le destin voulut que je passe la nuit la plus grotesque de mon existence.

Je me couchai en pensant à Ethel. Peu à peu, je me rendis compte quil régnait dans la chambre une chaleur terrible. Je me levai pour régler la climatisation mais je ne trouvai pas linterrupteur adéquat. Je téléphonai à la réception pour que lon vienne maider : on mexpliqua avec politesse que les chambres ne disposaient pas de chauffages autonomes et quil était donc impossible de baisser la température de la mienne. Je proposai alors que lon diminue le thermostat pour lhôtel entier. On me répondit, toujours avec une courtoisie extrême, que malheureusement les autres clients étaient très contents de cette tiédeur.

— Comment peuvent-ils être contents dans cette étuve ?

— La nuit dernière, monsieur, la température était identique et elle vous convenait.

— Jétais épuisé. La fatigue donne froid.

— Monsieur devrait peut-être prendre un somnifère.

— Jai essayé douvrir une fenêtre mais ça na pas marché. Pourriez-vous menvoyer quelquun pour le faire ?

— Cest impossible, monsieur. Les fenêtres sont bloquées. Kanazawa est une ville balayée par les vents de la Sibérie et...

— Je sais, je sais. Enfin, il doit bien y avoir une solution ! Je crève de chaud.

 Nous sommes désolés, monsieur.

Nous frisions lincident diplomatique : plus je ménervais, plus le réceptionniste avait une voix consternée. Jeus soudain lidée que, si je continuais, la tradition allait contraindre ce malheureux à commettre le seppuku devant moi, pour laver lhonneur de son hôtel. Jabandonnai la partie et raccrochai le combiné.

Je me couchai à nouveau en pensant que si cent clients supportaient cette chaleur, jen serais capable aussi. Dix minutes plus tard, je suffoquais. Jallai prendre une douche glacée, qui eut pour seul effet de porter mon sang à lébullition. Jessayai alors la méthode mentale : je me concentrai sur des concepts froids, sorbets, pôle Nord, neiges éternelles, blizzard, les films de Bresson, etc. Efficacité nulle.

Fou de rage, je me jetai sur la fenêtre. Je tirai sur la poignée comme un demeuré. Aucun résultat. Ma fureur augmentait de seconde en seconde. Je finis par jucher mes deux pieds sur le rebord, de manière à multiplier lénergie de la traction par le poids de mon corps. Je hurlai des mots qui évoquaient le viol conjugal.

La colère avait dû décupler mes forces car la fenêtre souvrit dun coup, me jetant sur le tapis. Jétais éberlué.

Lhaleine de la Sibérie ne mit quun instant à contaminer la chambre entière. Mon extase face à ce souffle de pureté décrut plus vite encore. Je courus me réfugier dans le lit : jy frissonnai sans rémission. Je tentai de refermer la fenêtre : cétait impossible. Le vent qui sengouffrait mempêchait même de bouger la vitre.

Je revêtis des pull-overs, mon manteau, mes gants, mon écharpe et des chaussettes de laine. Je malitai derechef, cachant ma tête sous les couvertures. Je nen avais pas moins limpression dêtre au cœur dun frigidaire.

La salle de bains eût pu être une solution si je nen avais pas laissé la porte ouverte : il y faisait aussi froid que dans la chambre. Je songeai à remplir la baignoire deau bouillante et à y passer la nuit, mais je risquais de me noyer si je my endormais : on mavait raconté plusieurs accidents de ce genre. Or je ne pouvais pas mourir sans avoir revu ma bien-aimée.

Jessayai à nouveau la méthode psychologique en pensant à léquateur, au métro à lheure de pointe, au coin du feu, à léruption du Vésuve et à des films pornographiques. Cela ne donna rien, si ce nest que je rêvai au plaisir solitaire : peut-être aurais-je pu me réchauffer en faisant de ma main une femme. Hélas, javais observé que ce genre de pratique avait un effet identique à celui dun verre de vodka : très chaud pendant dix minutes et ensuite encore plus froid.

Sy ajoutait un phénomène sottement romantique : depuis que jétais amoureux, cette sorte de jouissance autonome me déprimait.

Jamais je naurais osé téléphoner à la réception et demander une autre chambre : cela meût contraint à avouer mon viol de la fenêtre, dont je nétais pas fier. Il ny a pas que les Asiatiques qui ont peur de perdre la face. Je comptais quitter lhôtel le lendemain sans un mot dexplication et laisser le personnel constater les dégâts.

Non, il ny avait aucune solution. Jétais condamné à me transformer en bloc de glace. La souffrance ne tarda pas à devenir intenable. De guerre lasse, je renonçai à dormir : je revêtis un habillement normal et descendis au bar du rez-de-chaussée.

Quand je passai devant le réceptionniste, il me regarda dun air confus :

— Monsieur ne peut pas dormir ? Monsieur a toujours trop chaud ?

— Ce nest pas grave, je nai pas sommeil, répondis-je pour quil ne se suicide pas.

En vérité, jétais mort de fatigue. Je commandai au barman un espresso pour me réveiller. Comme je ne me sentais pas plus vaillant, jen demandai un deuxième, puis un troisième et ainsi de suite. Au huitième, je commençai à sortir de ma torpeur. Cinq minutes plus tard, je délirais.

Saoulé à la caféine, mon cerveau me tenait des discours en comparaison desquels LHymne à la joie évoquait une marche funèbre. Jétais lhomme le plus heureux de la terre : « Le Monde mappartient. Ma laideur le domine pour léternité et mon amour est à la hauteur de leffroi quelle suscite. Ethel ! Je taime ! Ça me fait jouir de taimer ! La beauté, cest fragile, ça ne dure pas. Ma hideur, elle, est solide et fiable. Pauvre Ethel, je dois te protéger ! Je vais te dire que je taime : tu vas en pleurer de bonheur !  »

Je remontai en quatrième vitesse dans ma chambre polaire pour y chercher de quoi écrire. Je redescendis au bar et rédigeai un fax à la démesure de mon ivresse. La victoire était au bout de mon stylo.


Kanazawa, le 12/1/97.

Ethel,

Je pensais ne plus técrire avant nos retrouvailles de ce soir. Je me trompais.

Mon état mental, en cette seconde, pourrait être qualifié de bizarre ; il me semble pourtant que, pour la première fois de ma vie, je suis normal. Il est trois heures du matin, je nai pas dormi un instant malgré ma fatigue.

Ethel, te rappelles-tu ce jour de fin décembre où tu étais venue chez moi, désespérée, et où je tavais parlé de la passion que Xavier avait pour toi ? Je tavais prise dans mes bras et je te disais des phrases consolatrices : « Il taime, il ne vit que pour toi, etc. » Tu nas pas pu oublier ça, et moi encore moins : cest la seule fois où je tai dit la vérité.

Puisque tu as enfin cessé dêtre aveugle au sujet de ce type qui ne te mérite pas, ne peux-tu pas pousser la clairvoyance jusquà discerner qui était  qui est  ce « il » qui te déclarait sa flamme ?

Nas-tu pas toutes les cartes en main ? Que penses-tu dun homme qui ne peut pas te quitter trois jours sans te bombarder de fax ? Si je navais pas été si laid, tu aurais compris depuis longtemps, et moi je naurais pas tant tardé à te le dire. Mais jétais atteint du syndrome de Cyrano de Bergerac  même si ce dernier, comparé à moi, était beau comme un astre.

Vois-tu, cette nuit, jai compris une grande chose : ma sale gueule est un don du ciel. Personne na été aussi favorisé que moi. Si je navais pas été si hideux, je naurais pas éprouvé pour toi un amour si magnifique. Le mot est lâché : je tai aimée, dès le premier instant, au dernier degré.

Tu es la plus belle et moi le plus horrible au monde : cest la preuve que nous sommes destinés lun à lautre. Personne autant que moi na besoin de la rédemption de ta beauté, personne autant que toi na besoin de lignominie de ma laideur. Sans toi je suis une ordure torturée par sa propre fange, sans moi tu es un ange victime de sa pureté même.

Tu es la grâce et, en tant que telle, tu es à la merci du premier venu. Je suis la disgrâce et, à ce titre, personne nest disposé à me désaltérer. Cela tombe bien : je nai jamais eu soif que de toi.

La Terre nest peuplée que de Xavier, plus ou moins agréables à regarder mais qui ont ce point commun dêtre païens : ils ne croient pas en toi, ô unique religion révélée. Moi jai foi en toi et je puise en ton culte une force inconnue des mortels.

Tu nas pas idée, mon amour, de la puissance qui me vient de toi ! Marx nétait pas marxiste, Jésus nétait pas chrétien et Ethel nest pas éthélique : cest dans lordre des choses. Moi, je suis éthélique, juste fusion déthylique et déthéré : il ny à là aucun jeu de mots, rien que de la dévotion.

La dévotion na pas de rapport avec le dévouement : je ne te suis pas dévoué, je suis dévot de toi. A son insu, ta divinité a jeté son dévolu sur moi et tu mes vouée comme la Vierge est vouée au bleu, comme Dieu appartient à celui qui croit en Lui.

Enfin, trêve de théologie, je taime au point de nêtre plus que toi. Tu disais que jétais ton frère : tu navais pas tort, car ta beauté et ma laideur sont consanguines, car ta grâce est sœur de ma disgrâce.

Nous sommes jumeaux, mon amour. Nous nous ressemblons comme le bien ressemble au mal, comme lange ressemble à la bête. Si mon corps sunissait au tien, nous ne pourrions plus jamais nous dessouder. Et cest ce que je veux.

Je vais tenvoyer ce fax aussitôt. Tu remarqueras que je ne lai plus commencé par « Chère Ethel » : tu sais, désormais, que tu es tellement plus.

Tu remarqueras aussi que je ne conclurai plus par « Bien à toi », car mon amour pour toi ne sembarrasse daucun adverbe.

A toi,

Epiphane.


Jordonnai que ce fax fût envoyé sur-le-champ. Le réceptionniste me regardait comme si jétais un forcené : il avait raison. Il était six heures du matin au Japon et donc quatorze heures chez Ethel : dans quelques secondes, elle allait savoir. A cette idée, la tête me tournait. Je rutilais dun orgueil incompréhensible.

Je remontai dans la chambre préparer mes bagages. Jeus un choc en ouvrant la porte : la neige avait envahi lintérieur de la pièce et en tapissait les murs et les meubles dune couche givrée, comme dans le film Docteur Jivago. Il me sembla que cétait le comble du romantisme. Dans la salle de bains mattendait une surprise plus singulière encore : leau des chiottes avait gelé. Il fallait casser la glace pour faire ses besoins.

Je bouclai ma valise réfrigérée et redescendis. Le réceptionniste me tendit les petits papiers qui me confirmaient que mon ultime fax était bien arrivé. Soudain, je me sentis beaucoup moins fier.

Un taxi me conduisit à laéroport de Kanazawa. Le soleil se leva et ce lieu commun me rappela que jétais au Japon et que je nen avais pour ainsi dire rien vu. Et en même temps je pensais que cétait le contraire : jamais pays navait exercé sur moi une influence aussi déterminante. Cétait ici que, pour la première fois de ma vie, je métais cru autorisé à clamer mon secret. Je commençais à me demander si cette initiative avait été si admirable : ma déclaration damour navait-elle pas été tout simplement kamikaze ? Et passé le triomphe de ce qui mavait semblé du courage, me restait-il autre chose que la consternation davoir trahi le plus précieux de mes silences  ?

Mon cerveau dessaoulait. Les effets de la caféine sinversaient : je ressentais un torpide mélange dangoisse et de fatigue. Quand lavion décolla, mon estomac descendit de plusieurs étages. Je neus même pas la force de regarder par le hublot.

A Tokyo, il fallut changer daéroport, ce qui prit un temps fou. Ces formalités achevèrent de me démolir le moral. Je montai dans le Boeing en souhaitant quil explose et quil ny ait pas de survivant.

Le vol de retour fut une torture interminable. La rotation de la Terre ne travaillait pas pour nous cette fois-ci, de sorte que le voyage dura deux heures de plus. Cétait bien ma veine. Mon état desprit était aussi bas quil avait été élevé en sens inverse. Plus nous nous rapprochions de lEurope, plus jétais horrifié de mon aveu.

Nous devions survoler lOural quand je commis la sottise de relire le fameux fax : mon but était de me convaincre que mes déclarations navaient pas été si graves. Hélas, à la relecture je dus admettre lévidence : mon texte était encore pire que dans mon souvenir. Cétait épouvantable.

Si seulement javais été capable de dormir. La nuit blanche mavait épuisé, mais, chaque fois que le sommeil allait semparer de moi, la conviction davoir perdu Ethel pour toujours me rattrapait.

De guerre lasse, je finis par demander à lhôtesse deux aspirines : lacide acétylsalicylique a sur moi un effet hypnotique. Je mendormis. Une heure avant larrivée, je fus réveillé par des bruits caverneux ; cétait ma voisine qui rotait. Cette aimable dame mexpliqua sans la moindre gêne que son plus grand plaisir était de boire de leau gazeuse en avion : la pression, différente de celle du plancher des vaches, y déclenchait des renvois ahurissants.

Consterné, je compris que jétais le genre dhomme à qui les femmes rotent à la gueule. Ma bien-aimée avait dû se tordre de rire à la lecture de mon fax.

La malchance voulut que le Boeing ne sécrasât pas.

De retour chez moi, il fallut remettre ma montre à lheure, dans tous les sens du terme. Nous étions le dimanche 12 janvier, dix-neuf heures, jétais le type le plus moche de la Terre et il allait falloir assumer les conséquences de mes écrits.

Je composai le numéro de téléphone dEthel comme on presse sur la détente dun revolver posé sur sa propre tempe.

— Cest moi.

— Bonsoir, me répondit une voix atone.

— Tu as reçu mon fax de ce matin ? demandai- je stupidement.

— Oui.

Silence.

— Je nai pas envie de ten parler, Epiphane.

 Pas au téléphone, en tout cas. Je viens chez toi ?

— Je nai pas envie de te voir.

— Ce nest pas possible ! Nous devons en parler.

— Je ne suis pas de cet avis.

— Alors quoi ? Je suis censé te parler comme si je ne tavais jamais écrit ce fax ?

— Je ne sais pas.

Elle avait une voix monocorde et éteinte comme celle dun zombie. Je profitai de ce que je pris pour de la faiblesse :

— Jarrive. Une demi-heure plus tard, jétais chez elle.

Elle ouvrit la porte sans me regarder. Elle était vêtue avec une élégance extrême : ce ne devait pas être pour moi.

— Cest pour Xavier que tu te fais si belle ?

— Je nai pas envie de ten parler.

— De quoi as-tu envie de me parler ?

— De rien.

— Tu nas rien à me dire ?

— Voilà.

— Menteuse. Tu es furieuse contre moi. Tu as des explosions de colère à me jeter à la figure.

— Tu es vaniteux.

— Je ne suis plus ton meilleur ami ?

— Comment pourrais-tu lêtre encore ?

— Ça tombe bien. Je nai jamais eu envie dêtre ton meilleur ami.

— Il fallait me le dire dès le premier jour.

— Cest ça que tu me reproches ? Peux-tu en vouloir à quelquun davoir été secret ?

 Secret ? Tu veux dire faux, menteur, traître ?

— Tu vois, javais raison : tu es en colère contre moi.

— Non. La colère est proche de lamour. Ce que tu minspires, cest du dégoût.

— Il ny a rien de dégoûtant dans mon attitude. Je taime et tu ne maimes pas. Ce nest la faute de personne. Je tai caché mon amour pendant très longtemps parce que je le savais sans espoir. Jai commis la bêtise de te lavouer. Il est clair que jai eu tort. Ne crois-tu pas que ta réaction est un châtiment suffisant ?

— Non.

— Et moi qui te prenais pour lêtre le plus gentil du monde.

— Cest ça. Dis tout de suite que cest ma faute.

— Je viens de te dire que ce nest la faute de personne. Cest une histoire triste. Pourquoi faudrait-il en accuser quelquun ?

Le téléphone sonna. Cétait Xavier. Pour le peu que jentendis, il annulait leur rendez-vous de ce soir. Jen fus content. Ma bien-aimée avait le visage décomposé.

— Toujours aussi délicat, ce garçon !

— Il a beaucoup de défauts. Il nempêche que, comparé à toi, cest un saint.

— Nexagérons pas. Crois-tu que ce soit une raison suffisante pour ne pas le larguer ?

— Ça ne te regarde pas.

— Pendant des semaines, tu mas raconté à son sujet les détails les plus intimes et maintenant ça ne me regarde plus ?

— Si tu savais combien je le regrette !

— Et moi, tu ne crois pas que jai souffert en écoutant tes confidences interminables ?

— Tu ne peux ten prendre quà toi-même. Si tu mavais dit la vérité dentrée de jeu, je ne taurais jamais rien raconté.

— Si tu avais eu un rien de finesse, tu aurais pu comprendre cette vérité sans que jaie à te la révéler. Tu disposais de trois milliards de signes pour me percer à jour.

— Cest à nouveau ma faute, sourit-elle, narquoise. Cette expression me mit en rage.

— Tu nes quune idiote. Tu gâches ta vie avec cet imbécile qui te torture à longueur de temps et moi, dont le seul crime est de taimer, tu me traites comme un chien.

Elle se leva et alla chercher un miroir quelle me tendit.

— Crois-tu que jignore combien je suis laid ?

— On dirait.

— Tu es ignoble. Elle rit.

— Bien sûr. Cest moi qui suis ignoble.

— Peux-tu imaginer ce que jai pu souffrir, ce que je souffre encore...

— Allons donc. Dans ton fax, tu écris que ta sale gueule est un don du ciel.

— La nuit dernière, jétais fou à lier. Si tu savais comme je regrette...

— Pauvre martyr.

— Comment, toi, peux-tu te moquer dun pauvre hère de mon espèce ? Je ne comprends plus rien. Tu as le cœur le plus dur et le plus insensible qui soit.

Elle éclata de rire.

— Sans aucun doute. Je vais te résumer la situation. Epiphane est lhomme le plus laid de la Terre. Il est né comme ça et il est clair que ce nest pas sa faute : il ny a pas moyen de larranger. Epiphane grandit et tombe amoureux. De qui ? Dune fille qui, daprès lui, est la plus belle de la planète. Pas de chance : cette fille, qui se nomme Ethel, ne lui rend pas son amour. Pourquoi ? Parce que cest une créature superficielle, incapable de voir les sublimes qualités dâme du garçon. Quel être borné que cette Ethel ! Elle devrait savoir quil ne faut pas sarrêter aux apparences ! On ne voit bien quavec le cœur, bla bla bla. Pauvre Epiphane bafoué dans son amour pur ! Ah, si seulement il était tombé sur une fille à lâme élevée, qui aurait vu sa beauté à travers sa laideur. Rien de nouveau sous le soleil : cétait déjà arrivé à ce malheureux Quasimodo. Ce pitoyable monstre, cette victime-née, qui néprouve que les sentiments les plus nobles.

Elle parlait avec des éclairs dans les yeux. Je ne lavais jamais vue comme ça. Elle continua :

— Mais comme par hasard, quand notre Quasimodo-Epiphane tombe amoureux, ce nest pas dune fille laide à lâme admirable dont il découvrirait les trésors cachés et qui serait ravie de leur conjonction spirituelle. Non, notre héros ne cherche pas de ce côté, dédaigne même les filles au physique peu avantageux.

— A tentendre, je serais un criminel.

— Cest mon avis. La tartuferie, cest un crime. Monsieur-la-belle-âme qui se déclare le champion de la beauté intérieure, qui joue au martyr de son apparence, qui met en accusation notre société superficielle, ce monsieur voudrait quon laime pour ses qualités invisibles. Et moi, cest pour quelles qualités invisibles que tu maimes ?

— Tu nen manques pas.

— Jose le croire. Mais ce nest pas pour ces vertus que tu tes pâmé à mes pieds.

— Quest-ce que tu en sais ?

— Quelle mauvaise foi ! Tu nas pas arrêté de me parler de ma beauté.

— Ça nexclut pas que je te trouve mille autres grâces.

— Je ten prie. Lhypocrisie a ses limites. Avant moi, as-tu aimé ?

— Jamais.

— Alors cest encore plus grave. Un premier amour, cest crucial. Comment veux-tu être crédible avec tous tes beaux discours sur le combat contre les apparences quand tu as attendu de rencontrer celle que tu trouves la plus belle du monde pour tomber amoureux ? Le pire, cest que tu me fais passer, moi, pour une salope. Mais le salaud, cest toi ! Tu exiges de moi une grandeur dâme dont tu serais incapable. Tu attends de moi que je sois aveugle à ton physique et tu joues à la victime parce que je ny consens pas. Alors que, si javais été moche comme toi, tu ne maurais jamais regardée !

— Cest irréfutable. Il y a une faille dans mon comportement. Je suis incohérent, ce nest pas un crime.

— Cest un crime, en loccurrence. Cest affreux de recevoir une si belle lettre damour de quelquun quon ne peut pas aimer.

— Enfin un mot gentil !

— Ce nest pas un mot gentil, cest un mot de dégoût. Jaurais vendu mon âme pour recevoir une telle lettre, mais pas de toi.

— Ton Xavier serait bien incapable de te lécrire, si cest à lui que tu penses.

— Je le sais. Et je sais aussi que tu es le seul à être capable dun amour pareil.

— Je ne comprends pas. Il y a deux secondes, tu minsultais, tu disais que je taimais pour les pires motifs, et maintenant tu dis que mon amour est inégalable.

— Ce nest hélas pas contradictoire. Ton amour a ses racines dans le fumier : cest peut-être pour ça que ses fleurs sont si belles. Et cest pour ça quil me répugne. Si ta déclaration damour ne mavait pas bouleversée, je laurais trouvée pitoyable ; or je ne lai pas trouvée pitoyable, je lai trouvée dégoûtante. Comment ne pas être dégoûtée en découvrant que lunique homme qui pourrait maimer comme je rêve de lêtre est un monstre au faciès repoussant ?

— Tes mots me comblent et me désespèrent.

— Il ny a pas lieu dêtre comblé, Epiphane.

— Savoir que ces mots tont touchée, cest déjà magnifique.

— Touchée ? Tu nas rien compris. Ils mont révulsée. A la fin de ton fax, tu parles de faire lamour avec moi. Mais pour être capable de coucher avec toi, il faudrait que je sois cinglée.

— On peut être pur et cinglé en même temps. Cest mon cas.

— Il ny a rien de pur en toi.

— Bon. Admettons, il ny a rien de pur en moi. Ne puis-je rien espérer cependant ?

— Rien ! Rien !

— Mais puisque mes mots te plaisent, nous pourrions vivre un amour par écrit.

— Tu es fou. Rien nest plus physique que les mots. Ninsiste pas, Epiphane. Rien nest possible entre toi et moi. Jaurais voulu ne jamais te rencontrer.

Silence. Je tentai le tout pour le tout :

— Si. Il demeure entre toi et moi un lien que tu ignores.

— Lequel ?

— Les cornes. As-tu conservé le diadème du film?

— Mon déguisement de taureau ? Oui.

— Peux-tu me loffrir ? Tu nas pas idée de la valeur quil a pour moi.

— A condition quensuite tu disparaisses de mon existence.

— Je te le jure.

Elle alla me les chercher puis elle me les donna.

— Je ne te savais pas si fétichiste.

— Tu nas jamais été aussi belle quavec ces cornes sur la tête. Jeffleurai leur extrémité avec un doigt qui sensanglanta.

— Attention. Elles sont dangereuses. Quand je jouais le rôle du taureau, jai failli mille fois éventrer le matador pour de vrai.

Elle naurait pas dû me dire cela. Cétait de la provocation.

— Néprouves-tu même plus de tendresse pour moi, Ethel ?

Elle me regarda avec tristesse.

— Jaimerais éprouver de la tendresse pour toi, Epiphane. Jaimerais être assez perverse ou folle pour être capable de te rendre ton amour. Si je tavais aimé, je crois que jaurais été follement heureuse. Jen suis au point où je me maudis de ne pas être capable de taimer. Et toi, je te maudis de mavoir fait miroiter un amour aussi beau. Rien ne sera jamais possible entre toi et moi.

— Si.

— Quoi donc ? demanda-t-elle avec un soupir désabusé.

— Un baiser dadieu.

— La belle affaire ! sourit-elle.

— Ce sera le plus grand moment de ma vie.

Elle avait retrouvé sa douceur. Elle sapprocha de moi. Jouvris mes bras et je les refermai sur elle. Je me sentis plein comme je ne lavais jamais été. Elle ferma les yeux pour ne pas voir ma bouche baiser la sienne.

Elle ne vit pas non plus mes mains semparer du diadème de taureau et lui enfoncer les cornes dans les reins. Elle poussa un cri. Je murmurai, de la voix la plus amoureuse du monde :

— Tu vois : tout est possible entre toi et moi. Et pour léternité.

A présent, je suis en réclusion pour assassinat. Vu les lenteurs de la justice, le procès naura lieu que dans un an. Je plaiderai coupable et ils feront de moi ce quils voudront. Cela mest égal.

Jai tout mon temps pour écrire et me relire. Jai surtout du temps pour penser à Ethel. Je nai pas honte de lavoir tuée.

La chance est avec moi : on ma décrété si nuisible que je suis tenu à lécart dans une cellule individuelle.

Cest au cachot que Julien découvre la plénitude de lamour avec Madame de Rênal, cest dans une geôle que Fabrice finit par posséder Clélia. Stendhal a raison : pourvu que lon y soit isolé des importuns, la prison est un lieu érotique.

Ici, ma laideur a cessé dêtre un problème : il ny a personne pour la voir, personne pour me la refléter. Et il mest donné dêtre enfin seul avec ma bien-aimée. Je lui suis devenu indispensable : elle nest vraiment rien sans moi. Qui dautre que moi peut lui rendre la vie par le souvenir ? Qui dautre que moi, maintenant, peut assouvir son besoin dexister ? Si Orphée avait été lassassin dEurydice, peut-être aurait-il réussi à la ramener des Enfers.

Il ny a pas damour impossible.