PROLOGUE
Rukbat était une étoile dorée de type G, dans le secteur du Sagittaire. Elle avait cinq planètes, deux ceintures d'astéroïdes et une planète errante qu'elle avait captée et retenait depuis de récents millénaires. Des hommes s'établirent sur le troisième monde de Rukbat et le nommèrent Pern, prêtant d'abord peu d'attention au planétoïde errant, qui décrivait autour de son soleil d'adoption une orbite elliptique terriblement excentrique — jusqu'au jour où la course de l'errant le ramena près de sa sœur adoptive au périhélie.
Quand les circonstances étaient favorables et qu'une conjonction le plaçait assez près de sa planète-sœur, la vie indigène du planétoïde errant tentait de franchir le gouffre de l'espace pour rejoindre la planète plus tempérée et plus hospitalière. Alors des Fils argentés tombaient en pluie dans le ciel de Pern, détruisant tout ce qu'ils touchaient. Les premiers colons essuyèrent des pertes terribles. Une lutte s'engagea pour survivre et combattre ce danger et les derniers liens qui subsistaient avec la planète-mère furent rompus.
Les Pernais, dès leur arrivée, avaient démembré leurs vaisseaux spatiaux et renoncé aux technologies sophistiquées qui n'avaient pas leur place sur cette planète pastorale. Pour maîtriser les incursions des Fils redoutés, les plus ingénieux établirent un plan à long terme. La première phase consista à développer une variété hautement spécialisée de lézards de feu, forme de vie indigène de leur nouveau monde. Les hommes et les femmes doués d'une forte empathie et de capacités télépathiques innées furent entraînés à les utiliser et à préserver ces étranges animaux. Les dragons — ainsi nommés pour leur ressemblance avec la bête mythique des légendes terriennes — avaient deux caractéristiques précieuses. Ils pouvaient se téléporter instantanément d'un endroit à un autre, et, après avoir mâché une roche riche en phosphine, émettaient un gaz enflammé. Et parce que les dragons pouvaient voler, ils pouvaient aussi intercepter et calciner les Fils en plein ciel, avant qu'ils n'atteignent la surface de la planète.
Il fallut des générations avant que le potentiel des dragons atteignît son plein développement. La seconde phase du plan de défense allait prendre encore plus longtemps. Car les Fils, spores mycorrhizoïdes capables de traverser l'espace, dévoraient toute matière organique avec une aveugle voracité et, dès qu'ils avaient touché le sol, s'y enfonçaient et proliféraient à une vitesse terrifiante. On développa donc une forme de vie capable de vivre en symbiose avec eux, et la larve qui en résulta fut introduite dans le sol du Continent Méridional. Ainsi les dragons constitueraient la protection visible, calcinant les Fils en plein ciel et protégeant l'habitat et les troupeaux, tandis que la larve protégerait la végétation en dévorant les Fils qui auraient échappé aux flammes des dragons.
Les initiateurs de cette défense à deux étages n'avaient pas tenu compte de changements possibles ou de bouleversements géologiques. Le Continent Méridional, quoique apparemment plus attrayant que les terres plus froides du Nord, se révéla instable, et toute la colonie fut obligée de chercher refuge sur les rocs stériles du Continent Septentrional.
Sur le Continent Septentrional, le premier Fort, nommé Fort de Fort, construit sur la face orientale de la Grande Chaîne Occidentale, fut bientôt trop petit, et ses cavernes pourtant vastes incapables d'abriter le nombre croissant des dragons. Une autre colonie s'établit un peu au nord, où un grand lac s'était formé près d'une falaise trouée de grottes. Mais ce nouveau Fort, baptisé Fort de Ruatha, devint lui aussi trop petit au bout de quelques générations.
Comme l'Etoile Rouge se levait à l'est, le peuple de Pern décida de fonder une colonie dans les montagnes orientales, là où l'on pourrait trouver des cavernes convenant à ce dessein. Car seuls le roc et le métal étaient insensibles aux brûlures des Fils.
Les dragons ailés crachant le feu avaient maintenant atteint une taille requérant des cavités plus vastes que les modestes grottes où s'étaient établis les premiers Forts. Certains volcans éteints, l'un un peu au nord du premier Fort, l'autre dans les Monts de Benden, avaient des cratères troués de cavernes ; ils n'exigèrent que quelques modifications pour devenir habitables. Toutefois les excavatrices, prévues pour des opérations minières normales et non pour l'excavation de falaises entières, consommèrent le reste du combustible apporté de la Terre. L'excavation des Forts et Weyrs ultérieurs fut faite à la main.
Les dragons et leurs maîtres dans leurs forteresses volcaniques, et le peuple dans les grottes des Forts, vaquaient à leurs tâches respectives, et développèrent chacun de leur côté des habitudes qui devinrent des coutumes, lesquelles se pétrifièrent en une tradition, aussi intangible qu'une loi. Quand s'annonçait une Chute de Fils — quand l'Etoile Rouge était visible à l'aube entre les Pierres de l'Etoile, érigées sur la Couronne de chaque Weyr, — les dragons et leurs maîtres se mobilisaient pour protéger le peuple de Pern.
Puis venait un Intervalle — deux cents Révolutions de la planète Pern autour de son soleil — où l'Etoile Rouge était à l'autre extrémité de son orbite erratique, captive solitaire et glacée. Aucun Fil ne tombait sur Pern. Les habitants effaçaient tous les signes des déprédations, ensemençaient les champs, plantaient des vergers, pensaient même à reboiser les pentes dénudées par les Fils. Ils parvenaient même à oublier qu'ils avaient frôlé de près l'extinction totale. Puis la planète errante reparaissait, les Fils recommençaient à tomber pour une autre période — ou Passage — de cinquante ans. De nouveau, les Pernais remerciaient leurs ancêtres, morts depuis des générations, de leur avoir légué les dragons, dont l'haleine embrasée calcinait les Fils en plein ciel.
Les dragons, eux aussi, avaient prospéré pendant l'Intervalle, et s'étaient installés dans quatre autres sites, selon le plan de défense initial.
A chaque génération, les souvenirs de la Terre s'effaçaient de plus en plus de l'histoire pernaise, et finirent par dégénérer en légendes et en mythes. L'importance du Continent Méridional — et des Instructions formulées par les créateurs des dragons et des larves — s'estompa et s'oublia dans la lutte pour la survie immédiate.
Au début du Sixième Passage, une culture socio-politico-économique complexe s'était développée pour affronter le mal récurrent. Les six Weyrs, ainsi qu'on avait baptisé les habitations volcaniques des chevaliers-dragons et de leurs bêtes, s'étaient engagés à protéger Pern, chaque Weyr ayant une section du Continent Septentrional littéralement sous ses ailes. Le reste de la population avait accepté de payer une dîme pour faire vivre les Weyrs, car les chevaliers-dragons n'avaient pas de terres arables dans leurs régions volcaniques, n'avaient pas le temps d'apprendre d'autres métiers en temps de paix compte tenu des soins qu'exigeaient leurs dragons, et n'avaient pas de temps à distraire de la protection de la planète durant les Passages.
Des colonies, appelées Forts, s'étaient développées partout où se trouvaient des grottes naturelles — certaines plus importantes ou stratégiquement mieux placées que d'autres. Il fallait un homme énergique pour contrôler le peuple terrifié pendant les Chutes de Fils ; il fallait une sage administration pour conserver les vivres quand on ne pouvait rien cultiver sans danger ; il fallait des mesures extraordinaires pour gouverner la population et la maintenir active et en bonne santé jusqu'à la fin du Passage.
Les artisans pratiquant les arts et métiers utiles à la communauté — métallurgie, tissage, élevage, culture, pêche, exploitation minière — avaient formé des ateliers dans tous les Forts importants, dirigés par l'Atelier Maître qui enseignait les préceptes du métier et conservait et transmettait les techniques d'une génération à l'autre. Le Seigneur Régnant d'un Fort ne pouvait pas refuser aux autres Forts le produit des ateliers situés sur son territoire, car les ateliers étaient indépendants des Forts. Chaque Maître, dans sa spécialité, prêtait allégeance au Maître Artisan de Pern — office électif basé sur la compétence professionnelle et les capacités administratives. Le Maître Artisan était responsable de la production de ses ateliers et de la distribution juste et objective de tous les produits relevant de sa spécialité sur une base planétaire et non pas régionale.
Les Seigneurs des Forts et les Maîtres Artisans jouissaient de certains droits et privilèges, de même que les chevaliers-dragons, dont toute la population dépendait pour sa défense pendant les Chutes de Fils.
C'est à l'intérieur des Weyrs que la plus grande révolution avait eu lieu, car les besoins des dragons avaient priorité sur toutes autres considérations.
Parmi les dragons, les dorés et les verts étaient des femelles, les bronze, les bruns et les bleus étaient des mâles.
Chez les dragons femelles, ou dragonnes, seules les dorées étaient fertiles ; les vertes étaient rendues stériles par la pierre de feu — une chance, car dans le cas contraire leur vie sexuelle très active aurait surpeuplé les Weyrs. C'étaient toutefois les plus agiles, auxiliaires inappréciables dans la lutte contre les Fils par l'intrépidité et l'agressivité. En contrepartie de leur fertilité, les reines dorées ne crachaient pas le feu, et leurs maîtresses étaient armées de lance-flammes dans les combats. Les mâles bleus étaient plus robustes que leurs sœurs plus petites, tandis que les bruns et les bronze avaient la résistance indispensable dans les longues et difficiles batailles. En théorie, les grandes reines dorées pouvaient s'accoupler à n'importe quel dragon capable de les rattraper pendant leurs acrobatiques vols nuptiaux. Mais en pratique, cet honneur revenait toujours aux bronze. Lorsqu'un dragon bronze couvrait la doyenne des reines, son maître devenait le Chef du Weyr et commandait les escadrilles de combat pendant toute la durée du Passage. Toutefois, c'est la maîtresse de la reine doyenne qui avait le plus de responsabilités dans le Weyr, pendant et après un Passage ; elle devait veiller à l'instruction et à la conservation des dragons, comme au bien-être et à la prospérité du Weyr. Une Dame du Weyr forte et énergique était aussi essentielle à la survie du Weyr que les dragons l'étaient à la survie de Pern.
A elle incombait la tâche de ravitailler le Weyr, de mettre ses enfants en tutelle, d'organiser les Quêtes dans les Forts et les ateliers pour y trouver des candidats et candidates à présenter aux dragonets nouveau-nés le jour de l'Eclosion. Comme la vie dans les Weyrs était non seulement plus prestigieuse mais également plus facile pour les hommes et les femmes, Forts et ateliers considéraient comme un honneur le choix de leurs fils et de leurs filles pendant une Quête, et s'enorgueillissaient des membres de leur lignée devenus chevaliers-dragons. Notre histoire commence vers la fin du Sixième Passage de l'Etoile Rouge, quelque mille quatre cents Révolutions après l'arrivée des hommes sur Pern...
1.
11.3.1553 Intervalle
Je ne suis pas harpiste, n'attendez pas de moi un savant récit. Ce qui suit est mon histoire personnelle, aussi exacte que peut la raconter le souvenir, mais forcément partiale. Personne ne peut nier que j'ai vécu l'une des époques les plus importantes de Pern, qui fut aussi une époque tragique. J'ai survécu à la Grande Peste, mais mon cœur pleure encore et pleurera toujours tous ceux qu'elle a emportés.
Je me suis finalement réconciliée avec l'idée de la mort, du moins je le crois. Car les remords, si virulents soient-ils, ne pourront jamais rendre assez longtemps la vie aux morts pour qu'ils puissent absoudre les vivants. Comme bien d'autres, ce que je regrette, c'est ce que je n'ai pas fait ou pas dit à mes sœurs, qui maintenant ne peuvent plus me voir ni m'entendre ni recevoir mes adieux en ce jour qui fut le dernier où je les vis.
En ce doux matin embaumé, quand mon père, le Seigneur Tolocamp, ma mère, Dame Pendra, et quatre de mes jeunes sœurs se mirent en route pour le Fort de Ruatha et la Fête qui devait s'y dérouler quatre jours plus tard, je ne leur dis pas au revoir et ne leur souhaitai pas bon voyage. Jusqu'à ce que la raison et le bon sens reprennent leurs droits, je craignis, je l'avoue, que ma mauvaise humeur en cette circonstance n'eût causé leur perte. Mais ils ne manquaient pas d'amis pour leur dire au revoir en ce matin, et il est certain que les déclarations de mon frère Campen devaient constituer des adieux plus réconfortants que ne l'auraient été mes paroles dites du bout des lèvres. Car, finalement, il devait gouverner le Fort de Fort pendant l'absence de mon père, et il entendait mettre cette occasion à profit. Campen est un jeune homme accompli, malgré son peu de sensibilité et une absence totale d'humour. Il n'y a absolument rien de tortueux en lui. Comme tout son plan consistait à étonner mon père par son industrie et son efficacité dans le gouvernement du Fort, ce plan exigeait par là même que les voyageurs reviennent sains et saufs. J'aurais pu dire au pauvre Campen qu'il n'obtiendrait sans doute pas d'autre compliment qu'un grognement de mon père, lequel trouverait normal que son fils et héritier fasse preuve d'industrie et d'efficacité. La garde au grand complet, tous les vassaux et les apprentis Harpistes étant venus saluer le départ avec exubérance, les voyageurs n'étaient certes pas partis dans l'indifférence. Personne n'aurait remarqué ma défection. Sauf, peut-être, ma sœur Amilla, dont les yeux perçants enregistraient toujours ce qu'elle pouvait utiliser plus tard à son avantage.
En vérité, sans leur souhaiter aucun mal, car une Chute de la veille s'était terminée sans infestations ni ravages dans les cultures, je n'avais pas non plus le cœur à leur souhaiter du bien. Car on me laissait à Fort à dessein, et j'avais bien souffert d'entendre mes sœurs jacasser sur leurs chances de conquêtes à la Fête de Ruatha, sachant que je n'y assisterais pas.
En être ainsi exclue péremptoirement, par le bon plaisir de mon père qui m'avait rayée de sa liste, c'était typique de son insensibilité coutumière. Typique de son attitude à l'égard des sentiments humains — du moins, typique de ses attitudes et de ses jugements jusqu'à son retour de Ruatha, après quoi il se mura dans ses appartements pendant des semaines.
Il n'y avait aucune bonne raison de m'exclure. Une voyageuse de plus n'aurait pas obligé mon père à changer les dispositions prises pour le voyage, et n'aurait pas gêné l'expédition. Et quand j'en avais parlé à ma mère, la suppliant d'intervenir et lui rappelant toutes les tâches rebutantes que j'avais exécutées dans l'espoir d'assister à la première Fête d'Alessan, elle avait fait la sourde oreille. En proie à cette déception cruelle, je sais que je perdis ma cause en balbutiant tout à trac que j'avais été mise en tutelle avec Suriana — l'épouse d'Alessan morte à la suite d'une chute malheureuse lorsque son coureur s'était emballé — et que j'étais donc sa sœur adoptive.
— Alors, le Seigneur Alessan ne souhaitera pas te voir, car ton visage lui rappellerait sa perte.
— Il n'a jamais vu mon visage, avais-je protesté. Mais Suriana était mon amie. Tu sais qu'elle m'écrivait souvent de Ruatha. Si elle avait vécu assez longtemps pour devenir la Dame de Ruatha, elle m'aurait invitée. Je le sais.
— Voilà une Révolution bien comptée qu'elle repose dans sa tombe, Nerilka, m'avait-elle rappelé avec froideur. Le Seigneur Alessan doit choisir une autre épouse.
— Tu ne penses quand même pas que mes sœurs ont la moindre chance d'attirer l'attention d'Alessan... commençai-je.
— Sois donc un peu plus fière, Nerilka. Sinon pour toi, du moins pour ta Lignée, avait répliqué ma mère avec colère. Fort est le plus ancien de tous les Forts, et il n'est pas une famille sur Pern qui...
— Qui veuille s'allier à aucune de tes laideronnes. Dommage que vous ayez marié Silma si précipitamment. C'était la seule d'entre nous qui fût jolie.
— Nerilka ! C'est scandaleux ! Si tu étais plus jeune, je...
Même redressée de toute sa taille dans la colère, ma mère devait lever la tête pour me regarder, ce qui aggravait encore mon cas à ses yeux.
— Puisque ce n'est pas le cas, je vais sans doute être obligée de surveiller une fois de plus le bain des servantes.
Je tirai une amère satisfaction de son expression, car, à l'évidence, telle était la punition qu'elle voulait m'imposer.
— Par ce temps froid, se sabler dans l'eau chaude leur fait toujours du bien. Et cela fait, tu nettoieras les fosses à serpents du niveau inférieur !
Puis, me brandissant l'index sous le nez d'un air menaçant, elle avait ajouté :
— Dernièrement, je trouve que ton attitude laisse beaucoup à désirer, Nerilka. Essaye d'adopter de meilleures manières d'ici mon retour, sinon, je t'avertis que tes privilèges seront diminués et tes tâches augmentées. Si tu ne respectes pas mon autorité, je n'aurai d'autre choix que de m'en remettre à ton père pour une action disciplinaire.
Puis elle me congédia, le visage rouge de colère contenue devant tant d'impertinence.
Je quittai ses appartements la tête haute, mais la menace de s'en remettre à mon père n'était pas à prendre à la légère. Il avait la main lourde avec nous, aussi bien pour les aînés que pour les plus jeunes.
J'ordonnai durement aux servantes d'aller au bain, et, tout en sablant sans ménagement le dos de celles qui ne le faisaient pas avec assez d'énergie pour mon goût, je repassai mentalement ma conversation avec ma mère, et je regrettai mes paroles inconsidérées pour plusieurs raisons. J'avais sans doute compromis mes chances d'assister à une autre Fête pour toute la Révolution, et j'avais inutilement blessé ma mère.
Ce n'était pas sa faute si ses filles n'étaient pas très jolies. Elle était elle-même assez belle, même actuellement dans sa cinquantième Révolution, et après des grossesses presque ininterrompues dont il restait dix-neuf enfants vivants. Le Seigneur Tolocamp était bel homme, lui aussi, grand, vigoureux, et sans conteste très viril, car la Horde de Fort, ainsi que nous avaient baptisés les apprentis harpistes, n'étaient pas ses seuls rejetons. Ce que je trouvais rageant, c'est que presque toutes mes demi-sœurs étaient beaucoup plus jolies que les filles légitimes, à l'exception de Silma, qui venait juste avant moi.
Mais, légitimes ou bâtardes, nous étions toutes grandes et vigoureuses, adjectifs plus flatteurs pour des garçons que pour des filles, mais on n'y pouvait rien. Jugement peut-être un peu hâtif, car ma plus jeune sœur, Lilla, avait, à dix Révolutions, les traits plus fins que nous autres et embellirait sans doute encore. Quel gâchis que Campen, Mostar, Doral, Theskin, Gallen et Jess eussent des cils longs et fournis alors que les nôtres étaient clairsemés, d'immenses yeux noirs alors que les nôtres étaient clairs, presque blancs, de beaux nez fins et aristocratiques alors que le mien ne pouvait se comparer qu'à un bec. Ils avaient d'épaisses chevelures bouclées. Les filles avaient aussi les cheveux épais, et les miens, dénoués, me tombaient jusqu'à la taille, mais ils étaient si noirs qu'ils faisaient paraître mon teint olivâtre. Encore plus infortunées que moi, mes sœurs avaient des cheveux queue de vache, qu'aucune décoction n'arrivait à embellir. C'était d'une injustice criante, car des mâles laids trouveraient toujours des épouses maintenant que le Passage se terminait et que les Seigneurs pensaient à étendre et multiplier les exploitations. Mais il n'y aurait pas de maris pour les filles sans beauté.
J'avais depuis longtemps renoncé aux idées romanesques de toutes les jeunes filles, et même à l'espoir que la situation de mon père puisse m'acquérir ce que mon apparence ne me permettait pas d'espérer, mais j'aimais voyager. J'aurais tant aimé assister à la première Fête que donnait Alessan en tant que Seigneur de Ruatha. J'aurais voulu voir, ne fût-ce qu'à distance, l'homme qui avait inspiré de l'amour à Suriana — Suriana dont les parents m'avaient prise en tutelle, Suriana ma meilleure amie, qui était sans effort tout ce que je n'étais pas, et qui m'avait prodigué son amitié sans réserve. Alessan ne pouvait pas l'avoir pleurée plus que moi, car cette mort m'avait enlevé une vie que je chérissais plus que la mienne. Dire qu'une partie de moi-même était morte avec Suriana n'était pas une exagération. Nous nous comprenions sans effort comme un dragon et son maître, nous riions souvent d'un seul cœur, faisions les mêmes remarques ensemble, sentions toujours l'humeur de l'autre, et nos cycles concordaient toujours quelle que fût la distance qui nous séparait.
En ces heureuses Révolutions, je paraissais même plus jolie tant était grand mon bonheur en la radieuse compagnie de Suriana. Et j'étais certainement plus brave avec elle, éperonnant mon coureur après le sien sur les sentiers les plus dangereux. Je naviguais aussi par les vents les plus forts dans le petit sloop que nous prenions pour descendre la rivière jusqu'à la mer. Et Suriana avait bien d'autres dons. Elle avait un ravissant soprano auquel mon alto faisait un parfait contrepoint. A Fort, j'ai la voix plate. Elle avait un très bon coup de crayon ; elle brodait à ravir, de sorte que sa mère n'hésitait jamais à lui confier les tissus les plus arachnéens, et, grâce à ses conseils, je fis moi aussi de tels progrès en couture que, plus tard, ma mère ne put faire autrement que me complimenter, quoiqu'à regret. Je ne surpassais Suriana que dans un seul domaine, mais même mes talents de guérisseuse ne seraient pas parvenus à guérir son dos brisé dans sa chute. Malheureusement, en tant que fille de Fort, je ne pouvais pas entrer comme apprentie à l'Atelier des Guérisseurs. Et d'autant moins que mes talents pouvaient être utilisés gratuitement dans les sombres laboratoires du Fort.
Aujourd'hui, je suis atterrée de m'être montrée si peu charitable et si légère, incapable d'avaler ma déception et ma fierté pour souhaiter bon voyage à mes sœurs plus favorisées. Car il se trouve justement que la chance les avait abandonnées lorsqu'on les avait choisies pour aller à la Fête de Ruatha. Mais qui aurait pu prévoir cela, et encore moins la peste, en ce beau matin ensoleillé d'hiver ?
Nous connaissions tous l'existence de l'étrange bête recueillie par les marins, car mon père avait voulu que tous ses enfants connaissent les codes tambourinés. Vivant si près de l'Atelier des Harpistes, peu de nouvelles concernant le Continent Septentrional nous échappaient. Curieusement, nous ne devions pas en parler, de peur que les informations que nous ne pouvions faire autrement que comprendre ne soient indiscrètement répétées. Ainsi, nous savions tous qu'un étrange félin avait été découvert à Keroon. Il n'est donc pas surprenant que je n'aie pas fait le rapport entre ce message et un message ultérieur, demandant à Maître Capiam de venir diagnostiquer l'étrange maladie affectant les gens d'Igen. Mais j'anticipe sur les événements.
Ainsi, mes parents et mes quatre sœurs — Amilla, Mercia, Merin et Kista — commencèrent leur voyage par la traversée de la partie occidentale de nos terres, où mon père voulait visiter quelques vassaux, pour se rendre à cette fatale Fête. Et moi, qui pensais avoir mérité d'y aller, je restai à la maison.
Heureusement, je m'arrangeai aussi pour échapper à l'attention de Campen, car j'étais certaine qu'il m'aurait trouvé des tâches à accomplir pour s'attirer l'approbation de notre père. Campen adorait déléguer l'autorité, évitant ainsi l'ennuyeuse monotonie du travail, et réservant son énergie pour critiquer les résultats, et donner gravement des conseils. Il ressemble beaucoup à notre père. En fait, quand Papa mourra, tout continuera sans doute comme avant, et il y aura peu de changement dans mes devoirs, à moi, Nerilka.
Mes sœurs et moi, nous allions souvent ramasser des herbes, des racines et autres plantes médicinales, et ce devoir avait priorité sur tout autre que Campen ait pu m'imposer ce jour-là. Ce que Campen ne semblait pas savoir, c'est qu'on ne ramasse pas de plantes médicinales pendant la saison froide, mais personne n'allait se risquer à m'en faire la remarque. J'emmenai Lilla, Nia, Mara et Gaby pour cette prétendue expédition. Nous rentrâmes avec du cresson précoce et des oignons sauvages, et Gaby se surprit lui-même en tuant un wherry sauvage d'un javelot bien lancé. Nos résultats de l'après-midi forcèrent les louanges de Campen, qui par ailleurs passa le repas du soir à se plaindre de l'incompétence des servantes qui ne travaillaient bien que sous surveillance. Plainte si fréquente chez mon père que je levai les yeux de l'os que je rongeais pour m'assurer que c'était bien Campen qui parlait.
Je ne me rappelle pas à quoi je m'occupai les jours suivants. Il ne se passa rien de mémorable — si l'on excepte les messages demandant Maître Capiam, que j'entendis et ignorai totalement. Mais savoir n'aurait rien changé. Le cinquième jour se leva, clair et ensoleillé, et je m'étais suffisamment remise de ma déception pour espérer qu'il fît aussi beau à Ruatha. Je savais que mes sœurs n'avaient aucune chance de séduire Alessan, mais, avec une assistance si nombreuse, peut-être se trouverait-il d'autres familles qui répondraient aux exigences de mon père et constitueraient pour ses filles des alliances acceptables. Surtout maintenant que le Passage se terminait et que les vassaux voudraient étendre leurs cultures. Le Seigneur Tolocamp n'était pas le seul à vouloir accroître ses terres. Si seulement notre père n'avait pas été aussi exigeant pour nos mariages.
Je suis contente de pouvoir dire qu'on avait déjà demandé ma main. J'aurais volontiers participé à la fondation d'un nouveau fort, même si j'avais dû creuser moi-même ma demeure dans la falaise, car j'aurais été ma propre maîtresse, Garben appartenait à la Lignée de Tillek, très respectable en ligne collatérale. De plus, il me plaisait, mais sa personne et ses espérances n'avaient pas convenu à mon père. J'avais été flattée qu'il revienne présenter sa demande pendant deux Révolutions successives — annonçant chaque fois qu'il avait ajouté une autre salle à son modeste fort — mais mon père l'avait refusé. Si l'on m'avait demandé mon avis, j'aurais accepté. Amilla avait méchamment observé que j'aurais accepté n'importe qui à ce stade. Elle avait raison, mais seulement parce que Garben me plaisait. Il avait une demi-tête de plus que moi. Cela remontait à cinq Révolutions.
Suriana, ignorant ma situation et mes déceptions, avait souvent exprimé l'espoir de convaincre le Seigneur Leef de m'inviter à lui faire une visite prolongée à Ruatha. Dès qu'elle serait enceinte, il accéderait à sa demande, elle en était certaine. Mais Suriana était morte, et même cette faible lueur d'espoir s'était éteinte, comme elle s'était éteinte elle-même après être tombée du coureur sur lequel elle chevauchait. Galopait, plus probablement, pensais-je souvent avec amertume. Elle m'avait confié qu'Alessan était parvenu à créer une race de coureurs étonnamment rapides alors que son père lui avait ordonné de sélectionner une variété passe-partout. Je ne connaissais que les détails rendus publics : Suriana s'était cassé la colonne vertébrale en montant un coureur, et était morte sans avoir repris connaissance, malgré les soins du Maître Guérisseur convoqué à la hâte. Maître Capiam, qui discutait volontiers de problèmes médicaux avec moi, car il me savait aussi compétente que me le permettait mon rang, avait gardé un silence obstiné sur la tragédie.
2.
11.3.43 - 1541
La tour des tambours de l'Atelier des Harpistes vibrait encore de l'ordre de quarantaine imposé par Capiam, m'apprenant la nouvelle tragédie ruathienne exactement à la même heure que j'avais appris la mort de Suriana, ce qui me déchira le cœur. Je mesurais les épices pour le chef cuisinier, et je dus faire effort pour empêcher ma main de trembler et de renverser les coûteuses épices. Continuant à me contrôler strictement, car le cuisinier ne comprenait pas les codes tambourinés et je désirais un dîner mangeable pour le soir, je finis de doser les ingrédients qu'il demandait, refermai soigneusement le bocal, le remis à sa place habituelle et fermai le placard. Quand je fus remontée au niveau supérieur, dans le Fort proprement dit, les tambours répétaient le message, mais la deuxième version différait peu de la première. Quand je sortis du Fort, Campen demandait des explications d'une voix tonitruante.
Heureusement, tant de gens couraient vers l'Atelier des Harpistes que ma hâte inconvenante passa inaperçue. La cour de l'Atelier était pleine d'apprentis et compagnons harpistes et guérisseurs. Une excellente discipline avait toujours régné dans ces deux Ateliers, il n'y avait donc pas de panique, malgré l'angoisse évidente et les nombreuses questions qui circulaient.
Oui, la présence de Maître Capiam n'avait pas été requise uniquement à l'Atelier des Eleveurs de Keroon et au Fort Maritime d'Igen. Telgar sollicitait sa présence et ses conseils ; on disait qu'il avait été amené à la Fête d'Ista à dos de dragon, et de là à Boll Sud sur l'ordre exprès du Seigneur Ratoshigan, transmis par Sh'gall en personne, Chef du Weyr de Fort, sur son bronze Kadith.
Maître Fortine, accompagné de la Compagnonne Desdra, tous deux de l'Atelier des Guérisseurs, et les Maîtres Harpistes Brace et Dunegrine apparurent en haut de l'escalier, et tout le monde se tut.
— Il est bien naturel que les messages tambourinés aient suscité votre inquiétude, commença Maître Fortine, s'éclaircissant la gorge avec ostentation.
Il avait de vastes connaissances théoriques, mais il lui manquait la pratique et l'aisance caractéristiques de Capiam, Maître Guérisseur de Pern. Maître Fortine éleva inutilement la voix dans un aigu strident.
— Vous devez réaliser que Maître Capiam n'invoquerait pas cette procédure d'urgence sans raison impérative. Que tous les harpistes et guérisseurs ici présents ayant assisté à l'une ou l'autre Fête se présentent immédiatement à la Compagnonne Desdra dans le Petit Hall. Je parlerai moi-même à tous les guérisseurs dans le Grand Hall si vous voulez bien avoir l'obligeance de vous y rendre. Maître Brace...
Maître Brace s'avança, ajustant sa ceinture et s'éclaircissant la gorge lui aussi.
— Maître Tirone est actuellement absent, car il sert de médiateur dans un conflit survenu aux mines. Selon la tradition, et en ma qualité de Maître Senior, j'exercerai son autorité dans cette crise jusqu'à son retour à l'Atelier.
— En espérant que Maître Tirone soit bloqué par la quarantaine ou meure de la maladie... entendis-je quelqu'un grommeler non loin de moi.
Ses voisins le firent taire, de sorte que je n'eus aucune raison de me retourner pour surprendre le mécontent, même si la question m'avait concernée de plus près.
Avant d'accéder au rang de Maître Harpiste de Pern, Tirone avait été autrefois précepteur des enfants du Seigneur Tolocamp, de sorte que je le connaissais bien. Il avait ses défauts, mais écouter sa voix vibrante et mélodieuse avait toujours été un plaisir, quelles que fussent les connaissances qu'il désirait implanter dans des esprits endormis ou indifférents. Mais un homme n'était jamais élu Maître de son Atelier sur la seule foi de sa belle voix de baryton. J'ai entendu dire par des esprits chagrins que la seule fois où Tirone ait eu le dessous dans une négociation, c'est qu'il souffrait d'une laryngite ; sinon, il avait un don de persuasion lui permettant de convaincre ses opposants à l'usure.
En bon diplomate, le Maître Harpiste prenait grand soin de ne pas offenser le Seigneur Régnant de Fort, malgré l'autonomie des Ateliers, de sorte que je n'avais jamais été témoin de son obstination dans la discussion.
Sur le moment, je trouvai bizarre que Maître Brace fasse cette déclaration à ce moment — et que Desdra et Fortine représentent les guérisseurs. Où était Maître Capiam ? Cela ne lui ressemblait pas de déléguer à d'autres une tâche désagréable. Comme les harpistes et les guérisseurs commençaient à se rendre aux deux lieux assignés, je m'esquivai, guère plus avancée et beaucoup plus inquiète.
Ma mère, mes quatre sœurs et mon père étaient maintenant bloqués à Ruatha. Cela aurait dû être une raison de plus pour m'emmener, pensai-je mesquinement. Ma mort n'aurait été une perte pour personne. J'aurais rendu de grands services comme infirmière, mon seul talent, largement inutilisé en dehors de la famille. Me reprochant ces réflexions, je tournai mes pas vers les niveaux inférieurs du Fort, où se trouvaient les magasins et les laboratoires.
Si cette maladie justifiait une quarantaine, je pouvais me rendre utile en vérifiant les remèdes disponibles. Bien que l'Atelier des Guérisseurs disposât de stocks importants de la plupart des herbes et des médicaments, les Forts et les Ateliers devaient suffire à leurs propres besoins. Toutefois, en la circonstance, il faudrait peut-être faire appel à des herbes qu'on ne stockait pas en grandes quantités en temps normal. Mais Campen me repéra, et arriva au pas de charge, ahanant et soufflant comme à son habitude quand il était agité.
— Rill, qu'est-ce qui se passe ? J'ai bien entendu « quarantaine » ? Est-ce que ça signifie que Père est bloqué à Ruatha ? Qu'allons-nous faire ?
Il se rappela alors que s'il remplissait temporairement la charge de Seigneur Régnant, il n'aurait pas dû demander conseil à un inférieur, et surtout pas à sa sœur. Il s'éclaircit bruyamment la gorge et bomba le torse, affectant une gravité que je trouvai ridicule.
— Avons-nous suffisamment d'herbes pour tous les gens du Fort ?
— Nous en avons assez, effectivement.
— Ne sois pas si désinvolte, Rill. Surtout en un moment pareil.
— Je descendais évaluer la situation, mon frère, mais je peux dire sans crainte de me tromper que nos réserves se révéleront adéquates en cette urgence.
— Parfait. Et n'oublie pas de me communiquer un rapport écrit sur les stocks disponibles.
Il me tapota l'épaule comme il aurait flatté son chien préféré, et s'éloigna en hâte, toujours ahanant et soufflant. A mes yeux prévenus, il parut hésiter sur la conduite à adopter devant cette catastrophe.
Parfois, je suis atterrée en constatant le gaspillage régnant dans nos réserves. Au printemps, en été et en automne, nous ramassons, conservons, salons, séchons, marinons et entreposons plus de vivres que n'en consommera jamais le Fort. A chaque Révolution, malgré les efforts persévérants de ma mère, les produits les plus anciens ne sont pas consommés en priorité, de sorte que leur quantité s'accroît sans cesse. Les serpents de tunnel et les insectes s'y attaquent dans les sombres profondeurs de nos caves. Nous autres filles, nous en prélevions judicieusement une partie au bénéfice des familles dans le besoin, vu que ni mon Père ni ma Mère ne favorisait la charité, même quand les récoltes étaient insuffisantes sans qu'il y ait faute des fermiers. Mon Père et ma Mère répètent sans se lasser que c'est leur devoir ancestral de ravitailler toute la population du Fort en temps de crise, mais ils ne sont jamais parvenus à définir le mot « crise ». Et ainsi, nos réserves inutilisées et inutilisables ne cessent d'augmenter.
Naturellement, les herbes, correctement séchées et conservées, gardent leur efficacité pendant de nombreuses Révolutions. Les étagères croulaient sous les sacs et les bottes de tiges, les pots de graines et de baumes. Racine sudorigène, fougère plumeuse et tous les fébrifuges étaient des remèdes traditionnels depuis le début des Archives. Consoude, aconit, thym, hysope : je touchai chaque plante à son tour, sachant que nous en possédions des quantités suffisantes pour traiter chacun des dix mille habitants du Fort si nécessaire. Cette Révolution avait vu une récolte de fellis exceptionnelle. La terre avait-elle prévu nos besoins futurs ? Nous avions aussi d'amples provisions d'aconit.
Soulagée par ces constatations, j'allais quitter la dépense quand j'avisai les étagères où l’on conservait les Archives médicinales du Fort — recettes de mixtures et préparations, aussi bien que nom des personnes ayant distribué herbes, drogues et toniques.
J'ouvris le panier de brandons au-dessus de la table de lecture, et me battis avec les gros registres pour prendre celui tout au-dessous de la pile. Cette maladie avait peut-être déjà frappé au cours des innombrables Révolutions écoulées depuis la Traversée. Il était poussiéreux, et la couverture s'écailla sous ma main. Mais si les soins ménagers assidus de ma mère ne l'avaient pas dépoussiéré, il était peu probable qu'elle remarque les dommages. Le livre laissa échapper une mauvaise odeur de moisi quand je l'ouvris, avec soin, ne voulant pas l'abîmer plus qu'il n'était absolument nécessaire. J'aurais pu m'épargner ce souci. L'encre avait pâli, ne laissant sur le parchemin que des traces linéaires ressemblant à des taches de rousseur. Je me demandai pourquoi on prenait la peine de les conserver. Mais j'imaginais la réaction si j'avais suggéré à ma Mère de se débarrasser de ces antiques reliques.
Je fis un compromis en prenant le volume encore lisiblement intitulé Cinquième Passage.
Quels écrivains ennuyeux que mes ancêtres ! Je fus sincèrement soulagée quand Sim vint me prévenir que le chef cuisinier désirait ardemment ma présence. En l'absence de ma Mère, il était normal qu'il se tournât vers moi. Je retins Sim, qui d'ailleurs n'était pas pressée d'aller reprendre son travail à l'office, et je rédigeai rapidement un mot à l'intention de la Compagnonne Desdra, l'informant que les réserves pharmaceutiques du Fort étaient à sa disposition. Je lui en enverrais dès que possible, car je doutais qu'une telle générosité me fût permise après le retour de ma Mère.
En cet instant, et pour la première fois, il me vint à l'idée que Dame Pendra pouvait contracter cette maladie aussi bien que n'importe qui. Un accès de peur ou d'angoisse paralysa ma main sur le parchemin jusqu'à ce que Sim, s'éclaircissant la gorge, me tire de ma stupeur. Je lui adressai un sourire rassurant. Inutile de l'accabler de mes craintes stupides.
— Porte cela à l'Atelier des Guérisseurs, et remets-le uniquement à la Compagnonne Desdra ! Compris ? Ne le laisse pas au premier garçon aux couleurs des guérisseurs que tu rencontreras.
Sim hocha plusieurs fois la tête, m'assurant de son obéissance avec son sourire niais.
Puis j'allai rejoindre le cuisinier, à qui mon frère venait de commander un repas pour un nombre non spécifié d'invités. Il ne savait pas quoi faire, vu que le dîner était déjà prêt.
— De la soupe, naturellement — une de tes bonnes soupes de viande fortifiantes, Felim, et environ une douzaine de wherries de la dernière chasse. La viande est maintenant assez rassise pour être consommée. Et grâce à tes assaisonnements elle est excellente à consommer froide. Des racines également, car elles supportent bien d'être réchauffées. Et du fromage. Nous avons du fromage en quantité.
— Pour combien de personnes ?
Felim était trop consciencieux pour son bien. Ma Mère lui avait si souvent reproché son « gaspillage » que sa seule défense était de lui montrer les registres où il consignait le nombre des convives pour tel ou tel repas, et ce qu'il leur avait servi.
— Je vais me renseigner, Felim.
Campen, semblait-il, était convaincu que tous les petits vassaux et fermiers du voisinage viendraient lui demander des conseils en cette urgence, et, en conséquence, se préparait à nourrir cette multitude. Mais le message tambouriné imposait sans équivoque une quarantaine stricte, et je lui fis remarquer que la population, quelles que soient ses inquiétudes, respecterait sans doute cette consigne. Les fermiers proches viendraient peut-être, car ils se considéraient comme partie intégrante du Fort. Je m'abstins de mentionner que la plupart d'entre eux sauraient mieux que Campen, ce qu'il fallait faire. Je ne voulais pas le décourager.
Je retournai près de Felim et lui dis de prévoir seulement un quart de convives de plus que d'ordinaire, mais de préparer beaucoup de klah, et de sortir du fromage et des biscuits. Passant au cellier, je vis qu'il restait assez de vin dans les tonneaux déjà en perce.
Quand je remontai dans les appartements du premier étage, les tantes et autres parentes étaient déjà au courant du message et très agitées. Je proposai de transformer en infirmeries les chambres inoccupées, et j'organisai le travail. Remplir des housses avec de la paille pour en faire des grabats de fortune ne serait pas un travail trop fatigant, et cela leur ferait du bien de s'occuper. Je saisis le regard d'Oncle Munchaun, et on parvint à sortir dans le couloir sans être suivis.
Munchaun était le plus âgé des frères survivants de mon Père, et c'était mon pensionnaire préféré. Avant de se blesser au cours d'une escalade, il prenait la tête de toutes les chasses. Il avait tant de compréhension pour les faiblesses humaines, tant d'humour et tant d'humilité que je me demandais souvent pourquoi c'était mon père qui avait été choisi pour gouverner, alors que Munchaun lui était humainement très supérieur.
— Je t'ai vu revenir de l'Atelier. Quel est le verdict ?
— Capiam est tombé victime de la maladie, et Desdra apprend aux guérisseurs à traiter les symptômes.
Il haussa ses sourcils finement dessinés avec un sourire ironique.
— Ainsi, ils ne savent pas à quoi ils ont affaire ?
Je fis « non » de la tête, et il branla du chef.
— Je vais commencer à chercher dans les Archives. Il faut bien qu'elles servent à quelque chose à part occuper les vieillards en surnombre comme moi.
J'avais envie de le gronder de se rabaisser ainsi, mais à son sourire entendu, je compris qu'il aurait fait la sourde oreille à mes protestations.
Le soir, il vint davantage de petits vassaux que je n'avais prévu, de même que beaucoup de Maîtres Artisans, à l'exception, bien entendu, des Maîtres Harpistes et Guérisseurs. Nous avions amplement de quoi les nourrir, et ils parlèrent bien avant dans la nuit, discutant de la situation et de la façon de distribuer les vivres sans rompre la quarantaine. Je versai une dernière tournée de klah, quoique seul Campen y fît honneur, je crois, puis je me retirai dans ma chambre où je lus le vieux registre d'Archives tant que je pus garder les yeux ouverts.
3.
12.3.43
Quand j'entendis les tambours, je sautai du lit et courus dans le couloir où je pouvais mieux les entendre. Le message était terrifiant. Avant que ses échos se soient tus, un autre arriva du sud : Ratoshigan demandait assistance à l'Atelier des Guérisseurs. Il était pourtant bien tôt pour des messages tambourinés. Laissant ma porte ouverte, j'enfilai à la hâte un pantalon et une tunique de travail, et accrochai mon lourd trousseau de clés à ma ceinture. Je mis des bottes, car les minces chaussures d'intérieur ne protégeaient pas suffisamment du froid des dalles du niveau inférieur ni des pierres des routes.
Les tambours transmirent encore l'annonce de nouvelles morts à Telgar, Ista, Igen et Boll Sud, et des demandes de nouvelles de Forts et d'Ateliers lointains. Il y avait des volontaires, ce qui était réconfortant, et des offres d'assistance de Benden, Lemos, Bitra, Tillek et des Hautes Terres, lieux jusque-là épargnés par la catastrophe. Je trouvai cela encourageant et digne de Pern.
J'étais au milieu du Champ quand les premiers rapports codés arrivèrent du Weyr de Telgar : on déplorait la mort de plusieurs chevaliers-dragons, et le suicide consécutif de leurs dragons. Croisant des palefreniers en route pour les écuries, je dissimulai soigneusement mon agitation, les saluant de la tête en souriant, mais pressant le pas pour que personne n'ait l'audace de m'arrêter. Ou peut-être n'avaient-ils pas envie d'entendre d'autres mauvaises nouvelles après celles de la veille. A peine le sinistre rapport de Telgar était-il terminé, que celui d'Ista commença.
Pourquoi avais-je cru que les chevaliers-dragons résisteraient à la maladie, je ne le sais pas. Peut-être parce qu'ils semblaient invulnérables sur le dos de leurs immenses montures, apparemment intouchés par les ravages des Fils — et pourtant, je savais bien que les dragons et leurs maîtres souffraient souvent de graves brûlures — et inaccessibles aux maux bénins et angoisses diverses affectant le commun des mortels. Puis je me rappelai que les chevaliers-dragons volaient souvent d'une Fête à une autre, et qu'il y en avait deux le même jour, celle d'Ista et celle de Ruatha, pour les attirer hors de leurs cavernes. Deux Fêtes et deux endroits où la peste faisait rage ! Pourtant, Ista était à un demi-continent vers l’est. Comment la maladie avait-elle pu frapper en même temps deux endroits si éloignés l'un de l'autre ?
Pressant le pas, j'entrai dans la Cour de l'Atelier des Harpistes. Tout le monde était levé, et la moitié des assistants tenaient des coureurs par la bride, sellés et harnachés pour un long voyage, avec leur chargement aux couleurs des guérisseurs. Au-dessus de nous, les tambours continuaient à battre sinistrement. Issus de l'Atelier des Guérisseurs à l'intention des Weyrs et des Forts, les messages étaient signés de Maître Fortine. Où donc était Maître Capiam ?
Desdra descendit en courant les marches de l'Atelier, des fontes sur chaque épaule et dans les mains. Derrière elle, deux apprentis, tout aussi chargés, la suivaient. Elle semblait ne pas avoir dormi, et son visage, généralement impassible, était hâve et tiré par l'impatience, la fatigue et l'angoisse. Je contournai la cour, espérant couper sa route quand elle se mit à distribuer les fontes aux cavaliers et cavalières.
— Non, pas de changement, l'entendis-je dire à un compagnon. Il faut attendre que la virulence de la maladie s'atténue d'elle-même, chez Capiam comme chez n'importe qui. Utilisez ces remèdes contre les symptômes. C'est le seul conseil que j'aie à vous donner. Ecoutez les tambours. Nous emploierons les codes d'urgence. N'envoyez aucun message non codé sous aucun prétexte.
Elle recula pour laisser la voie libre aux cavaliers quittant la cour, et je pus alors l'approcher.
— Compagnonne Desdra.
Elle pivota vers moi, ne me reconnaissant même pas pour un membre de la Horde de Fort.
— Je suis Nerilka. Si les demandes finissent par épuiser les réserves de l'Atelier, je vous en prie, n'hésitez pas à venir me trouver...
Je soulignai ce point en mettant la main sur mon cœur.
— ...car nous avons de quoi soigner la moitié de la planète.
— Il n'y a pas encore lieu de s'inquiéter, Dame Nerilka, commença-t-elle, prenant un air rassurant.
— Sottises, dis-je, plus sèchement que je n'en avais l'intention. Je connais tous les codes tambourinés à l'exception de celui du Maître Harpiste, et encore, j'arrive à le comprendre par recoupements.
Maintenant, j'avais son attention sans partage.
— Quand vous aurez besoin de remèdes, venez me demander au Fort, ou s'il vous faut une autre infirmière…
Quelqu'un l'appela d'un ton pressant, et, s'excusant rapidement de la tête, elle me quitta. Puis les tambours orientaux se mirent à transmettre une nouvelle tournée de mauvaises nouvelles de Keroon. Je rentrai, sachant maintenant que des centaines de personnes étaient en train de mourir dans ce Fort martyr, et que plusieurs petits vassaux ne répondaient plus à l'appel des tambours.
J'étais au milieu du Champ quand j'entendis un dragon claironner. L'angoisse me noua les entrailles. Que venait faire un dragon au Fort de Fort — en ce moment ? Retroussant mes jupes, je rentrai au Hall en courant. Les massives portes du Fort étaient ouvertes à deux battants, et Campen, debout en haut des marches, levait les bras, en un geste d'étonnement incrédule. Un groupe de Maîtres Artisans angoissés et deux petits vassaux étaient groupés au-dessous de lui sur les marches. Tous se détournèrent de Campen et regardèrent le dragon bleu dominant la cour de sa stature. Je me rappelle avoir pensé que son bleu était un peu pâlot, puis j'oubliai tout et, incrédule, je regardai mon père monter vers les portes écartant vassaux et Maîtres sur son passage.
— Il y a une quarantaine ! La mort ravage le pays. Vous n'avez pas entendu le message ? Etes-vous tous sourds pour vous rassembler ainsi en grand nombre ? Partez ! Partez ! Rentrez dans vos foyers ! Et ne les quittez sous aucun prétexte ! Partez ! Partez !
Il poussa le vassal le plus proche au bas de l'escalier, vers les coureurs que les servantes conduisaient aux écuries. Deux Maîtres Artisans se bousculèrent pour esquiver les moulinets de ses bras.
En quelques instants, la cour se vida de ses visiteurs, la poussière de leur départ précipité retombant déjà sur la route.
De nouveau, le dragon bleu claironna, ajoutant au tintamarre de la retraite précipitée des vassaux et des Maîtres, puis il s'élança vers le ciel et plongea dans l'Interstice avant même d'atteindre l'altitude de la tour de l'Atelier des Harpistes.
Mon Père se retourna vers tous ses enfants, car mes frères étaient sortis s'enquérir de l'arrivée inattendue d'un dragon.
— Es-tu devenu fou que tu rassembles des gens ? Vous méprisez donc tous les avertissements de Capiam ? Ils meurent comme des mouches à Ruatha !
— Alors, que faites-vous là, Seigneur ? eut le courage de demander cet imbécile de Campen.
— Qu'as-tu dit ?
Mon père se redressa comme un dragon prêt à cracher les flammes, et même Campen recula devant la fureur contenue qu'exprimait toute son attitude. Je ne comprends encore pas comment Campen échappa à une claque.
— Mais... mais... mais Capiam a dit « quarantaine »...
Père redressa sa belle tête, et ouvrit les bras, paumes ouvertes pour décourager des élans peu probables chez aucun d'entre nous.
— A partir de cet instant, je suis en quarantaine pour vous tous. Je vais me murer dans mes appartements, et aucun d'entre vous, dit-il, brandissant l'index à notre intention, ne doit m'approcher jusqu'à ce que...
Il fit une pause pour ménager son effet.
— ...jusqu'à ce que l'alerte soit passée et que je me sache indemne.
— La maladie est-elle infectieuse ? Est-elle très contagieuse ? m'entendis-je demander, car il était important pour nous de l'établir.
— Infectieuse ou contagieuse, je ne mettrai pas ma famille en danger, dit-il, l'air si noble que je faillis éclater de rire.
Aucun de mes frères n'osa demander des nouvelles de notre mère et de nos sœurs.
— Tous les messages seront glissés sous ma porte. On me laissera mes repas dans le couloir. Ce sera tout.
Sur quoi, il nous fit signe de nous écarter et entra dans le Fort. On suivit sa progression dans le Hall et les escaliers au claquement rageur de ses bottes sur les dalles.
— Et Maman ? demanda Mostar, les yeux dilatés d'anxiété.
— Et Maman, en effet ! dis-je. Bon, ne restons pas là, à nous donner en spectacle.
Je montrai de la tête la route où de petits groupes de paysans s'étaient assemblés, attirés d'abord par l'arrivée du dragon, puis par notre présence sur les marches du Fort.
D'un commun accord, on rentra tous dans le Hall. Je ne fus pas la seule à lever les yeux vers la porte maintenant close du niveau supérieur.
— Ce n'est pas juste, commença Campen, s'asseyant lourdement sur le premier siège qu'il rencontra.
Je savais qu'il parlait du retour de Père.
— Elle saurait nous soigner, dit Gallen, les yeux apeurés.
— Moi aussi, car c'est elle qui m'a formée, dis-je sèchement, car je crois que je savais déjà que Mère ne reviendrait pas.
Et il était important pour la famille que personne ne panique ni ne manifeste aucune appréhension.
— Nous sommes tous vigoureux, Gallen. Tu le sais. Tu n'as jamais été malade de ta vie.
— J'ai eu la méningite cérébro-spinale.
— Nous l'avons tous eue, dit Mostar avec dérision, tandis que les autres se détendaient.
— Il n'aurait quand même pas dû rompre la quarantaine, dit pensivement Theskin. Ce n'est pas un bon exemple. Alessan aurait dû le garder à Ruatha.
Je pensai qu'il avait raison, mais Père peut se montrer si odieux que même des Seigneurs plus vieux lui cèdent souvent pour avoir la paix. Il me déplaisait de penser qu'Alessan fût accessible à la faiblesse, même s'il avait déféré aux souhaits de Père par courtoisie. Une quarantaine était une quarantaine !
Le soir, épuisée, je m'endormis immédiatement, mais d'un sommeil trop agité pour qu'il fût réparateur, et je me réveillai de bonne heure. Si tôt, en fait, que les domestiques de jour n'avaient pas encore pris leur service, et je pris moi-même la note passée sous la porte de mon Père. Je faillis la déchirer après l'avoir lue. Oh, il voulait des fébrifuges, du vin et des vivres, et c'était bien compréhensible, mais il ordonnait aussi à Campen d'aller chercher Anella et « sa famille », comme il disait, pour les abriter dans le Fort. Ainsi, il laissait ma mère et mes sœurs en danger à Ruatha, et demandait à son aîné et héritier de ramener sa maîtresse pour la mettre en sûreté ? Elle, et les deux enfants qu'elle lui avait donnés.
Oh, ce n'était pas vraiment un scandale. Ma Mère avait toujours ignoré ses infidélités, qui n'avaient pas manqué au cours des Révolutions, et un jour, je l'avais par hasard entendue dire à une tante quel soulagement c'était pour elle que d'être débarrassée de ses attentions de temps en temps. Mais je n'aimais pas Anella. Elle était importune et minaudière, et si mon Père n'avait pas le temps de s'occuper d'elle, elle se consolait au bras de Mostar. En fait, je crois qu'elle espérait épouser mon frère. J'avais une envie folle de lui dire que Mostar avait d'autres projets. Quand même, je me demandais si son dernier fils était de mon Père ou de Mostar.
Je me grondai d'entretenir des pensées si mesquines. Au moins, l’enfant ressemblait beaucoup à notre famille. A l'aide de mon couteau de ceinture, je séparai le parchemin en deux parties et glissai celle de Campen sous sa porte. J'emportai l'autre moitié à la cuisine où les servantes mal réveillées rangeaient leurs paillasses avant d'attaquer les besognes de la journée. Ma présence suscita des sourires d'appréhension, alors je leur souris d'un air rassurant et dis à la moins bête du lot ce qu'il fallait mettre sur le plateau matinal du Seigneur Tolocamp.
Campen me retrouva dans le Hall, agitant distraitement sa moitié des ordres paternels.
— Qu'est-ce que je vais faire, Rill ? Je ne peux guère sortir du Fort et y revenir avec elle en plein jour.
— Ramène-la en passant par les crêtes de feu. Personne ne regardera de ce côté aujourd'hui.
— Ça ne me plaît pas, Rill. Pas du tout.
— Et depuis quand s'occupe-t-on de ce qui nous plaît ou non, Campen ?
Pour échapper à ses doléances confuses, je montai inspecter les Nurseries, au sud du même niveau. Là, au moins, je trouverais un îlot de sérénité — enfin, aussi serein qu'il pouvait l'être avec vingt-neuf bébés assemblés. Les servantes vaquaient à leur travail sous les yeux vigilants de Tante Lucil et de ses assistantes. Avec tous les cris et pleurs des bébés, elles ne devaient pas avoir entendu les tambours assez clairement pour s'inquiéter. Comme la Nurserie avait sa propre cuisine, il faudrait que je leur rappelle d'isoler leur section si la maladie s'attaquait au Fort. Et il ne fallait pas oublier non plus de leur faire apporter des provisions supplémentaires — juste en cas.
Puis j'allai à la lingerie et à la blanchisserie, suggérant à la Tante-Lessive que, la journée étant ensoleillée et pas trop froide, le moment serait peut-être bien choisi pour tout laver. C'était une bonne personne, mais elle avait tendance à lanterner, dans l'idée fausse que les servantes étaient épouvantablement surmenées. Je savais que Maman devait toujours la bousculer un peu pour qu'elle se mette au travail. Je ne voulais pas penser que j'usurpais la place de ma Mère, même temporairement, mais nous aurions sans toute bientôt besoin de tout le linge propre que nous pourrions trouver.
Les tisserands, quand j'arrivai chez eux, maniaient diligemment la navette. Justement, on coupait la trame d'un rouleau terminé du solide tissu dont s'enorgueillissait ma Mère. Tante Sira m'accueillit avec sa froideur et sa réserve coutumières. Elle devait bien avoir entendu les messages tambourinés par-dessus le fracas des métiers, mais elle n'en laissa rien paraître et ne fit pas de commentaires.
Je pris un petit déjeuner tardif dans la petite salle du premier sous-niveau, que ma Mère appelait son « bureau », aussi contente qu'elle d'y trouver un peu de calme. Mais je continuai à y entendre les tambours, qui annonçaient les mauvaises nouvelles et demandaient qu'on les relaye. Ainsi, on n'entendait pas les malheurs une seule fois, mais plusieurs. Je grimaçai la quatrième fois que j'entendis le code de Keroon, et me mis à fredonner tout haut pour que le dernier message ne vienne pas encore ajouter à mon accablement. Ruatha était proche. Pourquoi n'avions-nous pas de message de ma Mère et de mes sœurs, aucune nouvelle rassurante ?
Un coup frappé à la porte interrompit cette triste rêverie, et je fus presque contente d'apprendre que Campen m'attendait au premier. Au milieu de l'escalier, je réalisai qu'il avait dû revenir avec Anella et que, s'il était au premier, c'est qu'elle s'attendait à occuper les appartements des visiteurs de marque. Personnellement, je lui aurais donné une chambre au cinquième. Mais l'appartement d'apparat du premier était plus à son goût. Pas question que je la loge dans la suite de ma Mère, avec accès commode à la chambre de mon Père. Après tout, mon Père était en quarantaine, et ma Mère toujours vivante à Ruatha.
Anella avait obéi à la lettre aux instructions de Tolocamp. Elle avait amené avec elle non seulement ses deux bébés, mais son père, sa mère, trois jeunes frères et six membres de sa famille parmi les plus fragiles. Je ne demandai pas comment ils étaient parvenus à grimper sur les crêtes de feu, mais deux d'entre eux semblaient sur le point de défaillir. Ils pouvaient loger dans les étages, en compagnie de nos propres vieillards. Anella bouda un peu en apprenant qu'elle aurait un appartement si éloigné de Tolocamp, mais ni Campen ni moi n'accordâmes la moindre attention à ses remarques ni à celles de sa mégère de mère. J'étais quand même soulagée de ne pas avoir sa famille entière sur le dos. Je soupçonnai ses deux frères aînés d'avoir hésité à jouer toute leur carrière sur les charmes de leur sœur. Tout en trouvant qu'Anella pouvait bien s'occuper de ses enfants, je lui assignai deux servantes, dont l'une prise à la Nurserie. Je ne voulais pas que mon Père puisse se plaindre de mon accueil ou de mes dispositions. J'aurais manifesté la même courtoisie à n'importe quel hôte. Mais ça ne m'en déplaisait pas moins pour ça.
Puis je descendis vivement à la cuisine pour discuter des repas du jour avec Felim. Il fallait simplement lui dire qu'il était extraordinaire. Généralement, rumeurs et commérages vont bon train dans les cuisines. Heureusement, personne ne comprenait les messages codés, mais ils avaient bien dû remarquer qu'il régnait une activité inusitée dans la tour des tambours. Parfois, on sait instinctivement que les tambours transmettent de bonnes et joyeuses nouvelles. Les roulements sont plus éclatants, plus aigus, comme si les peaux chantaient de plaisir. Alors, qui pourra me blâmer si j'avais l'impression que les tambours pleuraient aujourd'hui ?
Vers le soir, il y eut des erreurs dans la transmission des messages, les bras épuisés des tambourineurs se trompant parfois de cadence. Je fus forcée d'endurer des répétitions — demandes de Keroon et Telgar qui suppliaient qu'on leur envoie des guérisseurs pour remplacer ceux morts de la maladie qu'ils avaient essayé de guérir. Je me mis des boulettes dans les oreilles pour pouvoir dormir. Même ainsi, mes tympans semblaient faire écho aux vibrations apportant les mauvaises nouvelles du jour.
4.
Une boulette sortit de mon oreille pendant mon sommeil agité. A l'aube, je n'entendis donc que trop bien les tambours annoncer la mort de ma mère, puis celle de mes sœurs. Je m'habillai aussitôt et allai consoler Lilla, Nia et Mara. Gabin vint nous rejoindre, le visage cramoisi tant il faisait d'efforts pour ne pas pleurer en public. Mais il sanglota sans retenue sur mon épaule. Et moi aussi, je pleurai. Sur mes sœurs et sur moi qui ne leur avais pas souhaité bon voyage.
Tous mes frères, sauf Campen, se joignirent à nous au cours de la matinée, et, à l'abri des regards, chacun put donner libre cours à son chagrin. Je me demandai si l'un d'entre nous espérait que Tolocamp eût contracté la maladie dont ma mère et mes sœurs étaient mortes.
Puis un messager de Desdra m'apporta une demande de fournitures, et je fus soulagée d'avoir un prétexte pour quitter cette chambre endeuillée. J'aurais pu prendre l'escalier de service pour descendre dans les réserves, mais j'empruntai le corridor principal. J'entendis clairement la voix vigoureuse de mon père crier par la fenêtre, et je vis Anella qui rôdait juste au détour du couloir. Elle disparut aussitôt, rapide comme un serpent, mais son sourire méchant et suffisant transforma mon indifférence en solide aversion.
L'apprenti guérisseur eut du mal à me suivre dans l'escalier en spirale descendant au niveau inférieur. Quand j'eus fini d'empiler les sacs d'herbes et de racines demandés par Desdra, il protesta qu'il ne pourrait jamais tout porter jusqu'à l'Atelier des Guérisseurs. J'appelai un serviteur, d'une voix presque stridente, et Sim parut, l'air terrifié à l'idée qu'il avait peut-être involontairement oublié une tâche importante.
Me ressaisissant, je m'excusai auprès de l'apprenti guérisseur de le surcharger ainsi. J'aurais pu simplement appeler une autre servante, mais, comme j'entrais dans le couloir de la cuisine, j'aperçus Anella qui descendait, faisant un signe impérieux à Felim. Je savais que si je trouvais à la cuisine cette petite tramée prétentieuse en train de jouer la Dame du Fort, je regretterais les conséquences. Je sortis donc par la porte latérale avec le guérisseur et Sim. Je partis d'un bon pas, mais l'air frais me calma quand même.
Quand j'y arrivai, l'Atelier des Guérisseurs était en révolution, tout résonnant de cris joyeux. Je n'imaginais pas ce qui pouvait susciter une telle allégresse, mais elle était contagieuse et je souris sans savoir pourquoi, soulagée par cette exubérance. Puis les voix redevinrent distinctes, et je perçus le son d'un baryton impossible à confondre avec tout autre.
— Le brouillard m'a surpris entre deux forts, mes amis, claironnait Maître Tirone. Le brouillard et un coureur éclopé. J'ai pris une monture fraîche dans un pré, et j'allais continuer quand j'ai entendu le premier message. Je suis rentré d'une traite sans boire ni manger. Je m'excuserai plus tard d'avoir emprunté des coureurs, quand les tambours auront moins de messages importants à transmettre.
L'ironie légère de sa voix provoqua quelques rires étouffés dans l'assistance.
— A ce moment-là, la route de derrière était plus courte, alors, comment aurais-je pu savoir que le Seigneur Tolocamp avait posté des gardes pour empêcher quiconque d'entrer ou de sortir ?
C'était la première fois que j'entendais parler de cette décision de mon père. Maître Tirone baissa la voix, prenant un ton plus confidentiel.
— Maintenant, qu'est-ce que c'est que cette rumeur selon laquelle tout harpiste ou guérisseur cherchant à contacter son Fort serait consigné dans un camp d'internement ? Comment pourrons-nous travailler si l'on impose des restrictions si stupides à nos déplacements ?
L'apprenti guérisseur me lorgna avec consternation, car ces paroles semblaient critiquer le Seigneur Régnant. En conscience, je ne pouvais pas manifester publiquement la déception, la méfiance et le dégoût croissants que m'inspirait mon père. Et, à l'évidence, je n'aurais pas dû entendre les paroles de Tirone.
Puis Desdra apparut de l'autre côté de la Cour de l'Atelier, et son visage s'éclaira à la vue de nos fardeaux.
— Dame Nerilka, il ne me fallait que quelques suppléments temporaires.
— Je vous conseille de prendre le plus possible tant que je suis en situation de vous aider.
Elle n'insista pas, et je vis à ses yeux qu'elle comprenait le sous-entendu.
— Je vous renouvelle ma proposition de soigner les malades, qui qu'ils soient et où qu'ils soient, dis-je d'une voix ferme pendant qu'elle me débarrassait de mes sacs.
— Vous devez prendre la place de votre mère en cette urgence, Dame Nerilka, dit-elle avec bonté, m'exprimant d'un regard compatissant sa sympathie et ses condoléances.
Autrefois, il m'était arrivé de penser qu'elle était une praticienne trop impassible, trop détachée, mais je l'avais mal jugée. Pourtant, comment pouvais-je lui dire en cet instant qu'elle se méprenait totalement sur ma situation et mon autorité ? La nouvelle de l'arrivée d'Anella n'était-elle donc pas encore parvenue aux deux Ateliers ?
— Comment va Maître Capiam ? demandai-je avant qu'elle ne s'éloigne.
— La maladie semble arriver chez lui au bout de sa course, dit Desdra, avec un humour pince sans rire et une lueur malicieuse dans les yeux. Il est trop mal embouché pour mourir et aussi trop résolu à découvrir un remède à cette peste. Merci, Dame Nerilka.
Toutes les conversations de l'Atelier des Guérisseurs s'étaient terminées pendant que nous échangions ces quelques mots. Il ne me restait donc plus qu'à retourner au Fort, Sim trottinant derrière moi. Pauvre Sim, j'oublie toujours qu'il a de courtes jambes et arrive difficilement à me suivre.
— Sim, où se trouve le camp d'internement du Seigneur Tolocamp ?
Je cherchais un prétexte pour ne pas rentrer au Fort tout de suite. Ma colère était trop violente, ma douleur trop récente et mon autodiscipline inexistante.
Sim tendit le bras sur sa droite, où la grand-route s'enfonce dans une petite vallée à travers un petit bois. Je suivis la route jusqu'à ce que la vue se dégage, et je vis des gardes qui faisaient les cent pas devant une clôture.
— Ils sont beaucoup dans ce camp ?
Sim acquiesça de la tête, les yeux effarouchés.
— Des harpistes et des guérisseurs, qui tentaient de regagner leurs Forts. Et certains sans-forts. Et il en vient toujours. Mais il y aura bientôt des malades. Qui auront besoin des Guérisseurs. Qu'est-ce qu'ils vont faire ? Ils ont le droit d'être soignés.
En effet. Même ma mère était — avait été — généreuse envers les sans-forts.
— Les gardes laissent-ils entrer les gens dans la vallée ?
Sim hocha la tête.
— Oui, mais ils ne les laissent pas en ressortir.
— Qui est le chef des gardes ?
— Theng, je crois.
Mais même Theng pouvait être circonvenu en s'y prenant bien. Il aimait le vin, et, pendant qu'il buvait, il pouvait faire semblant de ne pas voir plus loin que le bout de sa bouteille. Des harpistes et des guérisseurs à qui l'on refusait l'accès à leur Atelier ? Mon père était non seulement terrorisé, mais stupide. Et hypocrite, en plus, car lui-même, revenant d'un Fort ravagé par la maladie, mettait tout son peuple en danger par sa seule présence. Mais cela ne signifiait pas que je devais être aussi stupide que lui. Je connaissais mes devoirs envers les Ateliers — mon père ne me les avait-il pas inculqués dès l'enfance ? Et j'aurais peut-être besoin de leur charité avant la fin de cette terrible crise. Je parlerais à Felim, puis à Theng.
Revenant vers le Fort, j'aperçus une silhouette derrière une fenêtre du premier. Mon père ? Oui, c'était bien sa fenêtre, et il nous observait, Sim et moi. Sans doute ne distinguerait-il pas Sim de tout autre serviteur vêtu de la livrée du Fort, mais peut-être voyait-il très bien à distance ? Et quelle importance s'il me reconnaissait ? Ce serait sans doute la première fois qu'il ferait attention à moi. Je continuai, fière et désinvolte. Mais j'entrai quand même par les cuisines. Je devais parler à Felim, non ?
— Qu'est-ce que je vais faire, Dame Nerilka ? commença le cuisinier avant que j'aie eu le temps de lui demander de garder les restes pour les internés. Elle est venue commander toutes sortes de plats que Dame Pendra n'aurait jamais autorisés...
De nouveau, il éclata en sanglots et s'épongea les yeux et le visage avec le chiffon toujours passé à la ceinture de son tablier.
— Elle était sévère, Dame Pendra, mais elle était juste. Je savais que je n'avais qu'à suivre ses instructions et qu'elle ne me ferait aucun reproche.
— Que voulait donc Anella ?
— Elle a dit que, maintenant, c'était elle qui commandait au Fort. Que je devais préparer des bouillons pour ses enfants qui ont l'estomac délicat ; et qu'il devait y avoir des sucreries à chaque repas car ses parents aiment les desserts ; et des rôtis à midi et le soir.
Il haussa les épaules et ses larmes se remirent à couler.
— Alors maintenant, c'est d'elle que je recevrai mes ordres ?
— Je vais me renseigner, Felim. En attendant, tenez-vous-en à ce que nous avons décidé ce matin. Nous ne pouvons pas changer toute notre organisation en un jour, même pour Anella.
Puis je lui demandai de garder les restes du dîner et de les faire porter à Theng.
— J'ai déjà pris la liberté de lui faire porter les restes hier soir, Dame Nerilka. Comme l'aurait fait notre Dame, votre mère. Oh, oh, elle était juste, elle était juste...
Il enfouit son visage dans son chiffon.
Felim était juste lui aussi, me dis-je, essayant de ne pas penser à ma mère. La pensée d'Anella me facilitait les choses. Cette petite traînée, qui pensait pouvoir prendre le commandement d'un Fort de l'importance du nôtre, et le diriger comme le petit fort dont elle sortait ! J'éprouvai une satisfaction perverse à l'idée du chaos qui résulterait bientôt de son inexpérience. Anella ne connaissait pas grand-chose à la gestion, et si elle voulait s'attirer les bonnes grâces de mon père, il faudrait qu'elle apprenne rapidement. Qu'est-ce qui pouvait bien lui faire croire que, simplement parce que Dame Pendra était morte, elle allait prendre sa suite, comme elle lui avait pris son mari ? A moins que... Une fois de plus, je rencontrai un Campen désemparé dans le Grand Hall, le visage congestionné et grimaçant de consternation. Dorai, Mostar et Theskin, en grande conversation avec lui, étaient tout aussi agités.
— Mais nous ne pouvons donc rien faire ? demandait Theskin, ouvrant et refermant la main sur la garde du poignard pendu à sa ceinture.
Dorai claquait un poing dans la paume de son autre main.
— Nerilka, où étais-tu ? Tu sais ce qui se passe ?
— Anella emménage.
— Père vient de la transférer dans les appartements de Mère. Déjà !
Leur indignation était évidente.
— Il te cherche, Rill, et il voudrait savoir ce que tu as fait toute la journée, ce que tu faisais au camp d'internement et pourquoi tu y es allée.
— Pour m'assurer de son existence, répondis-je avec amertume, ignorant les autres questions. Quand ?
— Ce fut notre tâche du matin, répondit Theskin, montrant Dorai. D'installer des gardes et d'organiser leur roulement. Et maintenant, ça ! Il ne pouvait pas laisser passer un intervalle décent !
— Si la maladie le frappait, il aurait perdu sa dernière occasion de jouir de la vie !
— Nerilka ! s'écria Campen, consterné de mon irrévérence, mais Theskin et Dorai s'esclaffèrent.
— Elle a sans doute raison, tu sais, mon vieux Campen, dit Theskin. Notre cher Père a toujours aimé ses plaisirs.
— Theskin, ça suffit !
Campen avait baissé la voix, mais l'intensité de sa réprimande compensait son manque de volume. Theskin haussa les épaules.
— Je m'en vais. Surveiller les gardes ! Je serai de retour pour le dîner. Je ne le manquerais pas pour un empire !
Il me fit un clin d'œil, saisit Dorai par le bras, et ils sortirent, me laissant seule avec Campen.
Mais je n'étais pas d'humeur à écouter un sermon sur mes imperfections.
— Attention, Campen. Elle a deux fils, ne l'oublie pas, et nous pourrions tous nous retrouver relégués aux étages supérieurs !
A l'évidence, cette pensée n'était pas venue à mon frère aîné. Le laissant ruminer cette possibilité, je me retirai dans ma chambre.
Je ne me souviens pas d'avoir mangé à cette soirée, et encore moins de m'y être amusée. La courtoisie que nous avait inculquée notre défunte mère était chez nous devenue instinctive, au point qu'il nous fut impossible de nous montrer impolis, malgré la provocation que constituaient la présence et l'attitude d'Anella. J'avais retardé mon arrivée dans le Grand Hall, et je fus donc plutôt surprise d'y trouver tant de nos parents du deuxième étage. Les grandes tables étaient dressées, et même le fauteuil de mon père était en place sous son dais. Anella n'avait pas chômé.
— On t'a invité ? demandai-je à Oncle Munchaun qui s'approchait nonchalamment de moi.
— Non, mais elle ne connaît pas nos habitudes, n'est-ce pas ?
On pouvait faire confiance à l'Oncle Munchaun pour flairer tout changement de situation et venir l'observer en personne.
— Jusqu'à présent, je n'ai rien trouvé d'utile dans les Archives, continua mon Oncle avec naturel. J'en ai attelé d'autres à cette tâche. Des nouvelles des Ateliers ? Il paraît que tu y es allée aujourd'hui.
J'ignorai l'ironie.
— Maître Tirone est rentré, sa médiation terminée. Par le sentier de montagne.
— Alors, il n'a pas vu les récentes additions à notre Fort ?
— Sans doute. En tout cas, il n'a pas vu les gardes.
— Je le regrette presque, murmura Oncle Munchaun, une lueur malicieuse dans l'œil.
Puis il me toucha le bras, d'un air entendu, et, me retournant, je vis Anella entrer noblement dans le Grand Hall, suivie de ses parents.
La majesté de son entrée fut un peu gâchée par la rougeur de son visage et les trébuchements de son père. Il n'était pas saoul, m'apprit-on plus tard, il avait une jambe estropiée. Mais je n'étais pas d'humeur à me montrer charitable ou compatissante. Pourtant, lui au moins, eut la décence de paraître gêné pendant quelques minutes.
Anella, vêtue d'une lourde robe de brocart, totalement déplacée en ce soir de deuil et pour un dîner familial, monta les trois marches du dais et se dirigea d'un pas ferme vers le fauteuil de ma mère. Oncle Munchaun me retint de la main.
— Le Seigneur Tolocamp m'a chargée de vous lire ce message, dit-elle d'une voix stridente, tant elle faisait d'efforts pour être entendue de tous et affirmer sa nouvelle autorité.
Elle déroula un parchemin qu'elle leva devant ses yeux, vilainement exorbités, tandis qu'elle s'égosillait.
— « Moi, Seigneur Tolocamp, empêché par la quarantaine de participer activement au gouvernement du Fort en ces circonstances malheureuses, désigne et délègue Dame Anella pour remplir les fonctions de Dame du Fort jusqu'au moment où notre union pourra être célébrée publiquement. Mon fils, Campen, remplira sous mes ordres tous les devoirs de Seigneur Régnant jusqu'au moment où mon isolement prendra fin. Je vous ordonne solennellement, sous peine de disgrâce et d'exil, d'observer la quarantaine de ce Fort, et d'éviter tous contacts avec d'autres jusqu'à ce que Maître Capiam ou son délégué rapporte la quarantaine. J'exige qu'on obéisse à toutes les restrictions que j'ordonne en vue d'assurer la sécurité et la santé du Fort, le premier et le plus grand de Pern. Obéissez et nous prospérerons. Désobéissez et nous irons à notre perte. »
Elle tourna la feuille vers l'assistance, le doigt pointé sur la fin du message.
— Vous pouvez vérifier sa signature et son sceau.
Puis elle se remit à nous insulter.
— Il m'a chargée de découvrir lequel d'entre vous s'est dangereusement approché du camp d'internement aujourd'hui.
Ses yeux exorbités parcoururent l'assistance.
Je m'avançai d'un pas, mais Peth, Jess, Nia et Gabin m'imitèrent.
— Ne provoquez pas ma colère, s'écria Anella. Le Seigneur Tolocamp ne m'a parlé que d'un seul.
— Nous avons tous dû aller y jeter un coup d'œil à un moment ou à un autre, dit Jess, prenant la parole avant que j'aie eu le temps de me ressaisir. Je n'ai jamais vu un camp d'internement,
— Mais vous ne comprenez donc pas ? Il est plein de malades ! dit Anella, pâlissant de peur. Si vous attrapez la peste, vous nous contaminerez tous avant de mourir.
— Exactement comme l'a fait notre Seigneur, cria quelqu'un dans l'assistance.
— Qui a dit ça ? Qui a prononcé ces paroles infâmes ?
Seul un bruit de bottes sur les dalles lui répondit. Même moi, je n'arrivai pas à identifier celui qui avait parlé, pour le — ou la — congratuler. Personnellement j'aurais parié sur Theskin.
— Je saurai qui a parlé !
Anella continua un moment à récriminer, mais elle n'aurait jamais sa réponse, ayant gâché ce soir-là toutes ses chances de gagner la confiance des assistants.
— Le Seigneur Tolocamp saura qu'il abrite un serpent dans son sein !
Elle foudroya l'assistance une dernière fois, puis elle tira sur le lourd fauteuil sculpté que ma mère occupait avec tant de dignité. Elle n'était pas assez forte pour le bouger, et quelques ricanements saluèrent ses efforts. Sa mère fit impérieusement signe à une servante d'aider sa fille. Quand Anella fut enfin assise, sa mère prit place près d'elle, son mari à sa gauche. Ceux d'entre nous qui avaient leur place sous le dais refusèrent de la prendre, et, avec un peu de bonne volonté, trouvèrent un siège autour des tables montées sur tréteaux.
— Où sont les enfants du Seigneur Tolocamp ? dit Anella quand tout le monde fut installé. Campen !
Elle pointa le doigt sur lui, car elle le connaissait de vue.
— Theskin, Dorai, Gallen. Prenez vos places.
Elle se tut un instant, et je la vis battre des paupières et pincer les lèvres.
— Nalka ? N'est-ce pas l'aînée des filles survivantes ?
Oncle Munchaun me poussa du coude.
— Il vaut mieux y aller, Rill, même si elle estropie ton nom, car ton père ne te pardonnerait pas de l'insulter si publiquement.
Je savais qu'il avait raison. En me levant, je vis la mère d'Anella lui murmurer quelque chose.
— Et il y a bien un harpiste dans ce Fort, n'est-ce pas ? Nous honorerons le harpiste.
Casmodian se leva, s'inclina, et parvint à sourire.
— Pourquoi vous êtes-vous assis dans la salle ? dit-elle à Campen et Theskin qui montaient les marches du dais.
— Avec tout le respect qui vous est dû, Dame Anella, dit Theskin avec un sourire ironique, nous pensions que votre famille occuperait tous les sièges disponibles.
Bien que prononcées avec courtoisie, les paroles de Theskin n'en étaient pas moins railleuses, et elle le sentit, sans être assez intelligente pour trouver une réplique adéquate. Personne ne mentionna qu'elle n'avait pas nommé tous les enfants survivants de Tolocamp, de sorte que Peth, Jess et Gabin passèrent une soirée plus joyeuse que nous.
Bravement, Casmodian s'assit près du père. Je crois qu'ils furent les seuls à converser à la table d'honneur. Je sais que, personnellement, je ne remarquai pas le goût du peu de nourriture que je me forçai à avaler. Malheureusement, j'avais maintenant le temps de penser à tout ce que je n'avais pas fait pour ma mère, à mon absence malveillante pendant les derniers instants que mes sœurs avaient passés au Fort. Je bouillais de rage à la pensée de l'usurpatrice, et je fis serment de ne pas lever le petit doigt pour l'aider dans son nouveau rôle. Et si je jugeais correctement de l'humeur des assistants, personne ne l'aiderait non plus, même pour un détail aussi insignifiant que la liste correcte des enfants du Seigneur Tolocamp.
Ce soir-là, je bus plus de vin que d'habitude — ou peut-être est-ce que je n'avais pas assez mangé, mais j'eus tout juste la force d'attendre la fin du repas et de m'esquiver dans les cuisines, pour m'assurer que la nouvelle Dame du Fort n'avait pas annulé mes ordres concernant les restes. Puis, par l'escalier de service, je remontai dans ma chambre chercher le réconfort du sommeil.
5.
15.3.43
Les tambours m'éveillèrent à l'aube, car, dans mon ivresse, j'avais oublié de me boucher les oreilles. Puis leur message me réveilla complètement — douze escadrilles avaient combattu les Fils à Igen, avec succès.
Comment le Weyr d'Igen avait-il pu aligner douze escadrilles, alors que la moitié des chevaliers-dragons avaient contracté la peste, et que beaucoup étaient morts ?
Ils ne pouvaient pas avoir constitué plus de neuf escadrilles, si le nombre des pertes communiqué était exact, et ils n'auraient eu aucun avantage à farder la vérité en ces terribles circonstances.
Je me levai, m'habillai, et descendis aux cuisines, surprenant les servantes qui faisaient infuser les premières urnes de klah. Son odeur aromatique était reconstituante en elle-même, et la première tasse de la journée, toujours la meilleure, me redonna du courage malgré mon abattement et ma douleur. Je remuais le porridge quand Felim entra, son visage s'éclairant à ma vue, puis s'assombrissant à mesure qu'il approchait.
— J'ai envoyé au camp des paniers entiers de nourritures auxquelles personne n'avait touché, Dame Nerilka. Le dîner n'était pas bon ?
— Peu d'entre nous avaient le cœur à manger, Felim. Tu n'es pas en cause.
— Elle s'est plainte que je n'aie pas servi un assez grand choix de sucreries, dit-il, l'air outragé. Est-ce qu'elle sait dans quelles conditions je travaille ? Je ne peux pas faire des miracles. Aucun apprenti ou compagnon n'est capable de confectionner tant de confiseries avec une heure seulement de préavis, et dans les quantités exigées ces temps-ci.
Je lui murmurai des paroles conciliantes, plus pour apaiser sa dignité offensée que pour excuser Anella à ses yeux. Un cuisinier mécontent pouvait causer de réels problèmes dans un Fort de la taille du nôtre. Qu'Anella apprenne par ses propres fautes, et découvre à ses dépens, quel dur travail incombait à la Dame du Fort.
C'est alors seulement que je réalisai ce que signifiait la proclamation de mon père : elle était Dame du Fort, avec tous les privilèges et honneurs attachés à cette charge, et qui avaient été l'apanage de ma mère. Mais certains biens personnels de ma mère ne pouvaient pas tomber entre ses mains. Après quelques paroles apaisantes à Felim, pour nous assurer un dîner acceptable, je me ruai dans le bureau de ma mère, au niveau supérieur.
Là, je pris ses journaux intimes, et les notes qu'elle rédigeait sur telle personnalité ou tel serviteur — ses filles connaissaient depuis toujours l'existence de ces écrits, et faisaient de leur mieux pour ne pas y figurer trop souvent. Ils constitueraient une lecture inappréciable pour Anella, et horriblement embarrassante pour nous, non seulement parce qu'ils révélaient nos peccadilles d'enfants, mais aussi les problèmes de nos parents du deuxième. Maman avait quelques bijoux et pierres précieuses qui étaient sa propriété personnelle et non celle du Fort, et qui devaient revenir de droit à ses filles survivantes. Je doutais qu'Anella ait la probité de les distribuer, et c'est pourquoi je m'en chargeai à sa place.
Si Anella pensait que ces choses avaient été enlevées, elle les chercherait sans doute, c'est pourquoi je me rendis dans les dépenses et cachai les deux sacs de journaux et le petit paquet de bijoux tout en haut d'une étagère poussiéreuse. Anella était plus petite que moi.
J'allais sortir quand Sim m'intercepta.
— Dame Nerilka, elle demande une Dame Nalka.
— Vraiment ? Eh bien, il n'y a personne de ce nom au Fort, n'est-ce pas ?
Sim battit des paupières, troublé.
— Ce n'est pas de vous qu'elle veut parler, Dame Nerilka ?
— Peut-être, mais tant qu'elle n'aura pas appris mon nom correctement, je ne suis pas obligée de répondre, n'est-ce pas, Sim ?
— Pas si vous le dites, Dame Nerilka.
— Retourne donc près d'elle et dis-lui que tu n'as pas trouvé Dame Nalka dans le Fort.
— C'est ce que je dois faire ?
— C'est ce que tu vas faire.
Il s'éloigna d'un pas lourd, grommelant qu'il n'avait pas trouvé Dame Nalka — pas de Dame Nalka — dans le Fort. C'est ce qu'il allait dire. Pas de Dame Nalka dans le Fort.
Je traversai la cour et me rendis à l'Atelier des Harpistes. Anella avait peut-être en tête des choses plus importantes que les réserves pharmaceutiques, mais quelqu'un finirait bien par l'informer que c'était Dame Nerilka qu'elle cherchait. Elle avertirait mon père de mon insolence, sans aucun doute. Et j'étais certaine qu'une fois sorti de son isolement, il ne manquerait pas de m'infliger un sévère châtiment. Alors, autant le mériter. En attendant, j'avais le droit de disposer des remèdes à ma guise, et j'étais bien résolue à en faire bénéficier les guérisseurs.
Un jeune et joyeux apprenti m'orienta vers les cuisines, et j'y dirigeai mes pas, me disant que ces temps-ci je passais vraiment beaucoup de temps dans les cuisines.
— J'ai besoin de bocaux stérilisés, et cela signifie qu'on doit les faire bouillir pendant quinze minutes et ne pas lésiner sur le sable, disait Desdra à un compagnon. Maintenant, je... Dame Nerilka !
Il y avait dans toute sa personne une allégresse totalement absente la veille.
— Maître Capiam va mieux ?
— Il est redevenu lui-même. Tous les malades atteints de cette peste n'en meurent pas. Vous avez des malades au Fort ?
— Si vous parlez de mon père, il reste dans ses appartements mais il est suffisamment en forme pour donner des ordres.
— Il paraît.
A son sourire ironique, je compris qu'elle trouvait inconvenant le changement imposé.
— Tant que je suis en charge de la pharmacie, avez-vous besoin de quelque chose ?
Desdra se retourna pour surveiller le compagnon, manifestement occupée de problèmes plus pressants. Puis elle revint à moi avec un sourire.
— Savez-vous faire les décoctions, les infusions, les mélanges ?
— Je fournis à tous nos besoins pharmaceutiques.
— Alors, préparez un sirop pour la toux, du tussilage de préférence. Attendez, je vais vous donner la recette que je trouve la plus efficace.
Un morceau de parchemin dans une main, un fusain dans l'autre, elle me griffonna hâtivement mais lisiblement la liste des ingrédients, assortie des quantités.
— N'ayez pas peur d'ajouter de l'herbe analgésique — c'est la seule chose qui calme les terribles quintes de toux.
Distraite par ma présence, elle dut consulter une autre liste qu'elle avait à la main.
— Votre mère a-t-elle... oh, je vous demande pardon.
Elle me toucha la main pour s'excuser, les yeux désolés de m'avoir causé de la peine.
— Avez-vous une soupe reconstituante ? Il nous en faudra des bassines.
Je pensai à la réaction de Felim à cette nouvelle et bizarre exigence, puis je me dis qu'on pouvait se servir de la petite cuisine de nuit, et que toutes sortes de restes pouvaient entrer dans la composition d'une bonne soupe. La petite cuisine intérieure surchauffée, c'était bien le dernier endroit où Anella viendrait me chercher.
— Faites bouillir la soupe jusqu'à ce qu'elle se transforme en gelée. C'est plus facile à transporter.
Elle gardait un œil sur les sabliers, indiquant la fin proche des quinze minutes d'ébullition.
Je la laissai à sa tâche, espérant qu'elle était de bon augure. Je sentais chez Desdra une exaltation contenue qui ne devait pas venir seulement de la guérison de maître Capiam. Est-ce qu'elle concoctait un remède ?
Heureusement, il me fallut toute la journée pour préparer le sirop et la soupe de Desdra. Le tussilage adoucissait effectivement la muqueuse de la gorge. J'améliorai le goût avec un parfum inoffensif et j'emplis deux grandes bonbonnes de ma mixture, en en réservant une grande bouteille pour l'usage du Fort, au cas où. J'écrivis une note sur le sirop dans les Archives.
Quand, avec Sim, j'apportai à l'atelier le produit de mes efforts de la journée, il y régnait la même excitation contenue remarquée le matin chez Desdra, mais je ne pus rien tirer du compagnon qui me prit des mains mes bonbonnes de sirop et de soupe. Il me remercia avec effusion, mais il avait manifestement d'autres tâches plus urgentes.
Avoir envie d'aider, être capable d'aider et ne pas trouver preneur, c'était bien dur, me dis-je, revenant vers le Fort dans la nuit. Il y avait de la lumière dans les appartements de mon père, et dans ceux qui avaient été occupés par ma mère, mais personne à la fenêtre pour épier les moindres manquements à des règles stupides.
Par-dessus mon épaule, je jetai un regard vers l'infamant camp d'internement, et vis les gardes faire leur ronde entre les poteaux des paniers de brandons. Etait-ce les internés qui profiteraient de mon sirop et de ma soupe ? Dans ce cas, je n'avais pas perdu ma journée. Réconfortée à cette idée, je rentrai au Fort.
6.
16.3.43
Le lendemain matin, Campen me trouva en train de préparer de nouvelles bassines de soupe.
— Ah, te voilà ! Anella te cherche.
— Elle cherche une certaine Dame Nalka, et il n'y a personne de ce nom au Fort. Campen poussa un grognement réprobateur.
— Tu sais parfaitement qu'il s'agit de toi.
— Alors, elle doit me demander par mon nom. Sinon, je n'irai pas la voir.
— En attendant, elle rend la vie impossible à tes sœurs, et leur mère leur manque assez sans y ajouter ses récriminations.
Je me repentis immédiatement. Dans ma rancœur et mon chagrin, j'avais oublié que Lilla et Nia avaient besoin de ma présence et de mon soutien.
— Il lui faut de nouvelles robes convenant à sa nouvelle situation. C'est toi qui couds le mieux.
— Kista est la meilleure brodeuse de nous toutes, dis-je avec colère. Et Merin fait les coutures les plus droites ; mais enfin, j'irai.
L'entrevue ne fut pas agréable, et je sais que mon attitude pouvait être critiquée sur plusieurs points. Ajoutant l'insulte à l'affront, Anella avait plusieurs Révolutions de moins que moi, et en avait une conscience aiguë, de même que de ma plus grande taille. Mais, sachant que j'avais délibérément négligé ses ordres, je supportai sa colère en silence, pas mécontente de la voir obligée de lever la tête pour s'adresser à moi. On aurait dit un wherry femelle, se pavanant dans une lourde robe d'intérieur beaucoup trop ornée pour son corps frêle, et qui glissait sur ses épaules tombantes, de sorte qu'elle devait souvent la remettre en place d'une secousse. Elle manquait de dignité, d'expérience, de bon sens et d'humour.
— Comment expliquez-vous votre absence de ces deux derniers jours ? Où étiez-vous ? Car si vous êtes sortie en fraude pour aller voir quelque vassal.
A cette accusation, je décidai que j'en avais assez supporté.
— J'ai préparé des soupes fortifiantes, du sirop pour la toux, et j'ai vérifié nos réserves pharmaceutiques pour le cas où nous en aurions besoin.
Elle rougit à ce rappel de la crise.
— La pharmacie a toujours été ma responsabilité dans ce Fort.
— Pourquoi ne m'a-t-on pas dit que vous étiez à la pharmacie ? Votre père... Elle referma brusquement la bouche.
— Mon père ne sait pas que c'est ma tâche personnelle. C'était ma mère qui s'occupait des affaires domestiques.
Elle me scruta d'un œil incisif, mais j'avais parlé d'une voix neutre et choisi soigneusement mes mots.
— Personne ne me dit ce que j'ai besoin de savoir, geignit-elle. Si votre nom n'est pas Nalka, qu'est-ce que c'est ?
— Nerilka.
— Assez proche. Pourquoi n'êtes-vous pas venue quand je vous ai demandée ? Elle se remettait en colère.
— On ne me l'a pas dit.
— Mais ils savaient que c'était vous que je voulais voir ?
— Le Fort tout entier est encore sous le coup de l'angoisse et du chagrin.
Elle pinça les lèvres, mais ce qu'elle voulait dire étincelait dans ses yeux, qui s'exorbitèrent de nouveau dans ses efforts pour contenir son agitation. Elle partit vers la fenêtre dans le frou-frou de ses jupes et regarda dehors, remontant plusieurs fois son corsage sur ses épaules. Brusquement, elle pivota vers moi.
— Votre mère avait tout si bien organisé que je suis sûre qu'elle avait des magasins de tissu et des patrons. Venez avec moi choisir ce qui convient à ma nouvelle garde-robe.
— Tante Sira est chargée de l'atelier de Tissage.
— Je n'ai que faire de la Tante-Tisserande. J'ai besoin de vos talents de couturière. Vous savez coudre, n'est-ce pas ?
Je hochai la tête, et elle reprit :
— Où sont les clés ?
Je montrai le petit placard au-dessus de la presse à repasser. Avec un cri exaspéré, elle se rua dessus, manquant faire tomber le tiroir dans sa hâte à s'emparer des clés, emblèmes de sa nouvelle dignité. Elle dut tenir le lourd anneau à deux mains.
— Mais laquelle ? Et laquelle ouvre le coffre aux bijoux ? Et le placard aux épices ?
— Chaque étage a sa couleur. Les clés des magasins sont les plus petites, les clés des chambres sont plus grandes, et celles du Hall encore plus grandes, et couleur or. Toutes les réserves alimentaires sont vertes.
Je passai le reste de la matinée à piloter ma belle-mère d'étage en étage. Je répondis complètement et de bonne grâce à toutes ses questions, mais je ne lui donnai aucun renseignement volontairement sans avoir l'air de lui en cacher aucun. Après quoi, je ne sais pas si j'étais plus dégoûtée de moi-même ou de son ignorance de la gestion générale d'un Fort. Etant la seule fille de la famille, sa mère n'avait-elle jamais rien exigé d'elle ? J'espérais seulement que mon père regretterait le jour où il avait laissé sa toquade prendre le pas sur sa raison. Et qu'il reconnaîtrait son illogisme à me refuser mon unique prétendant, Garben, issu d'une famille d'un rang plus ou moins égal à celle d'Anella. Je compris soudain, également, et avec une totale certitude, que je ne serais plus au Fort de Fort quand il reviendrait à la réalité.
Anella exigea ma présence pour couper et commencer à assembler plusieurs robes pour elle-même. Elle n'était pas tout à fait dénuée de bon sens, car elle proposa à Lilla et Nia de se confectionner des tuniques dans les tombées du tissu, s'assurant par là leur concours sans partage. Je m'excusai dès que le travail fut bien en train, sous prétexte que mes devoirs de pharmacienne m'appelaient.
Et c'est ainsi qu'à l'Atelier des Guérisseurs, j'entendis parler pour la première fois des injections de sérum sanguin faites la veille, et que j'appris, de façon assez confuse, comment Maître Capiam s'était souvenu de cette ancienne méthode, consistant à injecter la maladie sous forme atténuée pour en prévenir les formes plus virulentes. Maître Fortine avait contracté la peste, avait reçu une injection, et ne souffrait plus que de troubles légers. Bientôt, très bientôt, il y aurait assez de ce liquide miracle pour empêcher que les individus en bonne santé ne contractent la peste. Pern était sauvée !
Je pris congé, doutant de ce rapport enthousiaste, mais il est certain que toute l'atmosphère de l'Atelier vibrait de soulagement et d'espérance. Je rentrai immédiatement au Fort, soulagée de n'avoir plus à redouter la mort d'autres parents. Je remontai en hâte à la salle de couture pour annoncer la bonne nouvelle à mes sœurs. Anella était là, naturellement pour superviser le travail. Elle me soumit à un interrogatoire approfondi, me faisant répéter plusieurs fois avant de se ruer dehors. Peut-être que la santé de mon père lui importait davantage que son Fort.
Que se passa-t-il ensuite, je ne le sais pas, mais le soir même trois guérisseurs se présentèrent au Fort et furent immédiatement conduits aux appartements de mon père, Je suppose qu'il fut inoculé le premier, Anella venant ensuite, puis ses bébés. A ma grande surprise, la famille proche reçut aussi une injection, mes plus jeunes sœurs endurant sans broncher la piqûre de l'épine creuse.
— Il en reste assez pour quinze personnes, Dame Nerilka. A votre avis, qui dois-je inoculer ? me demanda le compagnon guérisseur. Desdra a dit que vous sauriez.
Il m'avait parlé en particulier en me faisant ma piqûre.
Je lui dis d'immuniser tous les adultes de la Nursery, nos trois harpistes, Felim et son principal assistant, Oncle Munchaun et Sira, car elle seule connaissait les broderies qui étaient la fierté de notre Fort. Et le régisseur en chef, Barndy, et son fils. Mon père étant toujours muré dans ses appartements, Barndy était indispensable, et son fils presque autant. Munchaun pourrait les remplacer si cela devenait nécessaire, et il était le seul à pouvoir crier plus fort que Tolocamp pour le faire taire sans encourir de représailles.
17.3.43
Je fus forcée de passer le plus clair de la matinée à coudre en présence d'Anella qui nous surveillait, mes sœurs et moi, critiquant nos points, et nous faisant défaire et recommencer — et souvent ne s'apercevant pas de nos erreurs — jusqu'au moment où je ne pus plus le supporter. Lilla, Nia et Mara étaient plus portées à la patience car elles pouvaient espérer, pensais-je, avoir des tuniques neuves pour leur peine.
Anella eut aussi le mauvais goût de nous rapporter les ordres de Tolocamp à son régisseur et à mes frères, selon lesquels on ne devait plus rien prendre sur les réserves du Fort pour nourrir les indigents. Tout devait être réservé aux besoins de sa famille et de ses gens. On vivait une époque critique, et le Fort devait rester ferme, et donner l'exemple à tout le continent. Par exemple, raconta Anella avec délice, il était certain que les Ateliers des Harpistes et des Guérisseurs lui demanderaient une aide substantielle en nourriture et en remèdes. Il avait reçu une demande d'audience officielle émanant de Maître Capiam et de Maître Tirone pour le lendemain matin.
Pour moi, ce fut la goutte qui fit déborder le vase. J'étais arrivée au bout de ma patience, de ma courtoisie, de ma loyauté filiale. Je ne pouvais plus supporter la présence de cette femme, ou demeurer dépendante d'un homme dont la lâcheté et la parcimonie étaient une honte pour notre Lignée. Je ne voulais pas demeurer plus longtemps dans un Fort déshonoré.
Sous prétexte de confectionner un dessert pour le repas du soir je m'excusai. Je descendis aux cuisines d'où je continuai jusqu'à la pharmacie. J'y distillai du fellis dans le plus grand alambic et je concoctai de grandes bassines de sirop de tussilage. Pendant que tout cela mijotait, je passai les étagères en revue, sélectionnant à foison herbes, racines, tiges, feuilles, fleurs et tubercules qui pouvaient être utiles à l'Atelier des Guérisseurs. Je les empaquetai et les attachai solidement, puis je les entreposai dans un coin sombre, pour le cas peu probable où Anella viendrait inspecter les lieux. Je décantai le fellis et le sirop dans les bonbonnes, puis j'ajoutai à ces larcins un sac contenant quelques affaires personnelles. Enfin j'allai confectionner un dessert poisseux pour le repas du soir, en quantité suffisante pour qu'Anella et ses parents puissent s'en gorger.
Le soir, j'allai trouver Oncle Munchaun et lui remis les bijoux de ma mère pour qu'il les distribue à mes sœurs.
— Comme ça, hein ? dit-il, soupesant le petit sac de cuir où je les avais mis. Tu n'en a pas gardé pour toi ?
— Quelques-uns. Mais je doute que j'aie besoin de bijoux là où je vais.
— Donne-moi des nouvelles quand tu pourras, Rill. Tu me manqueras.
— Toi aussi, mon Oncle. Veilleras-tu sur mes sœurs ?
— Ne l'ai-je pas toujours fait ?
— Mieux que personne.
Je ne pouvais pas en dire plus sans affaiblir ma résolution, et je m'enfuis, descendant l'escalier en courant.
18.3.43
Le matin j'avais mis sur le feu une nouvelle bassine de soupe dans la petite cuisine, quand je vis le Maître Harpiste et le Maître Guérisseur traverser la Grande Cour pour se rendre à leur audience avec Tolocamp. J'appelai Sim et lui dis de choisir deux autres serviteurs et d'aller avec eux m'attendre à la porte de la pharmacie. Moi, j'avais une tâche à accomplir.
Je remplaçai ma robe par une tenue convenant mieux à ce que j'espérais pouvoir faire et fourrai quelques dernières babioles dans mon aumônière. Je jetai un coup d'œil dans le petit miroir. Mes cheveux avaient été mon unique fierté. Saisissant les ciseaux, je coupai sans pitié mes longues tresses avant que ma résolution ne faiblisse, et les fourrai dans le coin le plus sombre de la pièce. Il se passerait quelque temps avant qu'on ne fouille ma chambre. Mes cheveux courts convenaient mieux à mon nouveau rôle dans la vie.
A l'aide d'une mince lanière de cuir, j'attachai ce qui restait de mes épais cheveux noirs. Puis je quittai la chambre qui avait été mon refuge depuis mon dix-huitième anniversaire et descendis l'escalier en spirale jusqu'au premier où se trouvaient les appartements de mon père.
Juste après sa porte, il y avait une alcôve commode dans l'épaisseur du mur. A peine m'y étais-je cachée que les tambours annoncèrent une heureuse nouvelle : Orlith avait pondu vingt-cinq œufs, dont un œuf de reine. Je supposai que tout le monde devait se réjouir au Weyr de Fort. Et c'était effectivement une nouvelle réconfortante. Pourtant, au même instant, j'entendis la voix de mon père, parlant d'un ton lugubre. N'était-il donc pas satisfait de vingt-cinq œufs, dont un de reine ? En temps ordinaire, il aurait demandé du vin pour fêter l'événement.
Il n'y avait personne dans le Hall ; à cette heure de la matinée, tout le monde devait vaquer à ses devoirs dedans et dehors. Je m'approchai de la porte, et, appliquant mon oreille au panneau, je pus entendre pratiquement tout ce qui se disait. Capiam et Tirone avaient la voix nette et claire, et de plus en plus forte à mesure que leur contrariété s'accrut. C'était mon père qui marmonnait.
— Vingt-cinq œufs dont un de reine, c'est une ponte superbe aussi tard dans le Passage, dit Capiam.
— Moreta... (Marmonnements)... Kadith... Sh'gall... si malade.
— Cela ne nous regarde pas, dit Maître Tirone. Et la maladie du maître n'affecte pas les performances du dragon. D'ailleurs, Sh'gall combat aujourd'hui les Fils à Nerat. A l'évidence, il est donc complètement rétabli.
Je savais que les deux Chefs du Weyr avaient été malades et avaient guéri, car l'Atelier des Guérisseurs leur avait envoyé Jallora en toute hâte quand le guérisseur du Weyr était mort. Mais je ne savais pas pourquoi Sh'gall combattait à Nerat.
— Je souhaiterais qu'ils nous informent de l'état de chaque Weyr, dit mon père. Je m'inquiète tellement.
— Les Weyrs, dit Tirone, appuyant lourdement sur le mot, ont rempli leurs devoirs traditionnels envers leurs Forts !
— Est-ce que c'est moi qui ai amené la maladie dans les Weyrs ? demanda mon père, plus fort et d'un ton assez agressif.
« Ou dans les Forts », ajoutai-je mentalement.
— Si les chevaliers-dragons n'avaient pas volé de-ci, de-là, de Fête en Fête... reprit-il.
— Et si les Seigneurs Régnants n'avaient pas été si impatients de..., commença Capiam avec colère.
— L'heure n'est pas aux récriminations, les interrompit vivement Tirone. Vous savez aussi bien que personne, sinon mieux, Tolocamp, que ce sont les marins qui ont introduit cette abomination sur le continent ! ajouta le Maître Harpiste, d'un ton lourd de désapprobation.
J'espérai que mon père s'en était aperçu.
— Reprenons la discussion interrompue par cette bonne nouvelle. J'ai des hommes grièvement malades dans votre camp d'internement. Il n'y a pas assez de vaccin pour enrayer la maladie, mais ils pourraient au moins avoir des locaux et des soins décents.
J'avais donc vu juste en supposant que la parcimonie de mon père s'étendait aux deux Ateliers que le Fort ravitaillait généreusement chaque fois que nécessaire.
— Il y a des guérisseurs parmi eux, rétorqua mon père d'un ton morne. Du moins, d'après ce que vous dites.
— Les guérisseurs ne sont pas immunisés contre cet agent viral, et ils ne peuvent pas travailler sans médicaments, dit Capiam d'un ton pressant. Vous avez d'abondantes réserves médicinales...
— Rassemblées et préparées par ma défunte Dame...
Comment osait-il parler de ma mère de ce ton larmoyant ?
— Seigneur Tolocamp, dit Capiam avec irritation, nous avons besoin de ces remèdes...
— Pour Ruatha, hein ?
Mon père ne pouvait pourtant pas blâmer Ruatha pour la tragédie qui le frappait ?
— Bien d'autres forts en ont besoin outre Ruatha ! répliqua Capiam, comme si Ruatha figurait en dernier sur sa liste.
— Les produits pharmaceutiques sont la responsabilité de chaque vassal. Pas la mienne. Je ne peux pas me démunir de ressources dont je peux avoir besoin pour mes gens.
Tirone reprit la discussion, d'une voix vibrante et persuasive.
— Si les Weyrs, éprouvés durement, peuvent élargir leurs responsabilités pour protéger des terres ne faisant pas partie de leurs territoires assignés, comme ils le font magnifiquement, comment pouvez-vous refuser ?
J'étais stupéfaite de l'insensibilité de mon père.
— Très facilement. En disant non. Personne ne peut pénétrer dans le périmètre du Fort venant de l'extérieur. Car même s'ils ne sont pas atteints de la peste, ils sont porteurs d'autres maladies, tout aussi infectieuses. Je ne veux pas risquer la vie de mes gens. Je ne ferai pas d'autres contributions prises sur mes réserves.
Mon père n'avait-il pas entendu un seul des messages annonçant les milliers de morts à Keroon, Ista, Igen, Telgar et Ruatha ? Ma mère et mes quatre sœurs étaient mortes, et très vraisemblablement les gardes et les serviteurs qui les accompagnaient, mais ils n'étaient qu'une quarantaine, pas quatre cents, ni quatre mille ou quarante mille.
— Dans ce cas, je vais rappeler les guérisseurs postés dans votre Fort. Je faillis applaudir à cette décision.
— Mais... mais... vous ne pouvez pas faire une chose pareille !
— Mais si, il peut. Nous pouvons, rétorqua Maître Tirone.
Tirone dut repousser son siège pour se lever, car j'entendis les pieds crisser sur les dalles. Je portai mes deux mains à ma bouche pour m'empêcher d'émettre un son.
— Les Artisans sont sous l'unique juridiction de leur Atelier. Vous l'aviez oublié, n'est-ce pas ?
Je n'eus que le temps de retourner dans l'ombre de l'alcôve ; la porte s'ouvrit brusquement et Capiam sortit en coup de vent. La lumière entrant par la fenêtre de mon père me permit de voir son visage en fureur. Maître Tirone claqua la porte derrière lui.
— Je vais tous les rappeler ! Puis je vous rejoindrai au camp !
— Je n'aurais jamais cru qu'il faudrait en venir là, dit Capiam d'un air sombre.
Je pris une profonde inspiration, craignant qu'ils ne rapportent leur décision — cette opposition ramènerait peut-être Tolocamp à la raison.
— Tolocamp a présumé une fois de trop de la générosité des Ateliers. J'espère que cet exemple rappellera nos prérogatives à tous les autres.
—- Rappelez vos harpistes, mais ne venez pas au camp avec moi, Tirone. Vous devez rester à l'Atelier avec vos gens et guider les miens.
— Mes gens, dit Tirone avec un rire amer, à quelques exceptions près, languissent tous dans ce maudit camp. C'est vous qui devez commander dans nos Ateliers.
Je sus alors où j'irais en quittant le Fort, et je sus ce que je devais faire pour réparer l'intransigeance de mon père.
— Maître Capiam, dis-je en m'avançant. J'ai les clés de la pharmacie.
Je lui montrai les doubles que ma mère m'avait donnés pour mon seizième anniversaire.
— Comment... ? commença Tirone, se penchant pour mieux voir mon visage.
Il ne savait pas plus que Capiam qui j'étais, mais ils savaient que je faisais partie de la Horde de Fort.
— Le Seigneur Tolocamp a clairement indiqué sa position en vous refusant des médicaments. J'ai aidé à les récolter et à les conserver...
— Dame...?
Capiam attendit que je décline mon nom, mais il parlait avec bonté et ses manières étaient courtoises.
— Nerilka, dis-je vivement, car je ne pouvais pas exiger qu'un homme si haut placé connût mon nom. J'ai le droit de vous offrir les fruits de mon propre travail.
Tirone réalisait que j'avais écouté à la porte, mais peu m'importait.
— A une seule condition, dis-je, balançant le trousseau de clés dans ma main.
— S'il est en mon pouvoir d'y accéder, répliqua Capiam avec tact.
— A condition que je puisse quitter ce Fort en votre compagnie pour aller soigner les malades de cet horrible camp. J'ai été vaccinée. Le Seigneur Tolocamp était d'humeur généreuse ce jour-là. Mais dans la situation présente, je ne resterai pas dans un Fort pour me faire maltraiter par une fille plus jeune que moi. Tolocamp leur a permis, à elle et sa famille, de pénétrer dans son cher Fort par les crêtes de feu, tandis qu'il laisse mourir les guérisseurs et les harpistes sans soins dans son camp maudit !
Je faillis ajouter : « comme il a laissé ma mère et mes sœurs mourir à Ruatha ». A la place, je tirai Capiam par la manche et dis :
— Par ici, vite.
Tolocamp allait bientôt se remettre du choc de leur ultimatum et appeler à grands cris Barndy ou l'un de mes frères.
— Je rappellerai nos Artisans en partant, dit Tirone, s'éloignant dans la direction opposée.
— Mon petit, réalisez-vous qu'après avoir quitté le Fort sans l'assentiment de votre père, surtout dans son état d'esprit actuel...
— Maître Capiam, je doute qu'il s'aperçoive de mon départ.
C'était peut-être lui qui avait dit à Anella que je m'appelais Nalka.
— Attention, cet escalier est très raide, l'avertis-je, me rappelant soudain que le Maître Guérisseur n'avait pas l'habitude de passer par l'escalier de service.
J'allumai un brandon portatif.
Capiam trébucha une ou deux fois dans l'escalier en spirale, et je l'entendis soupirer de soulagement quand nous eûmes tourné le large couloir menant à la pharmacie. Sim m'attendait sur un banc avec les deux autres.
— Je vois que tu es exact.
Je rassurai de la tête Sim et les deux autres qui ne s'attendaient pas à voir ici le Maître Guérisseur.
— Mon Père apprécie l'exactitude, ajoutai-je en ouvrant la porte.
J'entrai la première, ouvrant les paniers de brandons, et Capiam s'écria qu'il reconnaissait maintenant la salle où il avait souvent soigné les malades du Fort avec ma mère. J'entrai dans la réserve principale.
— Maître Capiam, admirez les fruits de mon travail depuis que je suis assez grande pour cueillir feuilles et fleurs ou déterrer bulbes et racines. Je ne dirais pas que j'ai rempli à moi seule toutes ces étagères, mais mes sœurs décédées avant moi ne me refuseraient pas leur part. Si seulement toutes ces réserves étaient utilisables ! Mais même les herbes et les racines perdent leurs propriétés avec le temps. Et la plus grande partie ne vaut plus rien, tout juste bonne à engraisser les serpents de tunnel.
J'avais entendu en entrant le frôlement furtif des reptiles fuyant la lumière.
— Il y a des harnais de portage dans ce coin, Sim, dis-je, élevant la voix, car mes autres remarques n'étaient destinées qu'aux oreilles de Capiam, afin qu'il sache bien que ce que j'allais lui donner aujourd'hui ne dégarnirait guère les précieuses réserves que Tolocamp devait garder pour les siens. Toi et les autres, chargez ces balles.
Ils commencèrent à charger, et je me tournai vers Maître Capiam.
— Maître Capiam, si vous voulez bien — voilà du jus de fellis. Moi, je vais prendre ça.
Je soulevai l'autre bonbonne par sa lanière et me la passai sur l'épaule.
— J'ai fait du sirop de tussilage hier soir, Maître Capiam. Très bien, Sim. Maintenant, allons-y. Nous sortirons par la cuisine. Le Seigneur Tolocamp se plaint de l'usure des tapis du Grand Hall, dis-je avec malice. Autant respecter ses instructions, même si cela oblige à faire un détour.
Je couvris les paniers de brandons et posai la bonbonne pour fermer à clé la pharmacie, ignorant l'expression de Capiam. Je me souciais peu de ce qu'il pensait pourvu que je puisse quitter le Fort sans être vue.
— J'aimerais en emporter plus, mais quatre domestiques se perdront dans la presse de midi et personne ne les remarquera.
C'est alors qu'il remarqua ma tenue.
— Personne ne fera attention si une servante continue jusqu'au camp. Et à la cuisine, personne ne trouvera bizarre que le Maître Guérisseur s'en aille avec des fournitures.
J'avais habitué le Fort à ces échanges avec l'Atelier.
— En fait, c'est si vous partiez les mains vides qu'ils s'étonneraient.
J'avais fini de fermer, et je balançai les clés devant moi, indécise. Je ne pouvais quand même pas les laisser sur la porte.
— On ne sait jamais, n'est-ce pas ? dis-je en les mettant dans mon aumônière. Ma belle-mère en a un autre trousseau. Elle croit que c'est le seul. Mais ma mère trouvait que la pharmacie était pour moi une très bonne occupation. Par ici, Maître Capiam.
Il me suivit, et je m'attendais à ses exhortations ou conseils d'une minute à l'autre.
— Dame Nerilka, si vous partez maintenant...
— Je pars.
—... et de cette façon, le Seigneur Tolocamp...
Je m'arrêtai et me tournai vers lui. Il n'aurait pas fallu qu'on m'entende le contredire en traversant la cuisine.
—... ne regrettera ni moi ni ma dot.
Soulevant la bonbonne, je vis Sim sortir par la porte latérale, et pensai qu'il valait mieux sortir sur ses talons pour lui éviter de flancher.
— Je peux me rendre très utile au camp d'internement, car je sais faire les préparations médicales, les décoctions et les infusions. Je ferai quelque chose de constructif au lieu de rester confortablement assise dans un coin.
Je n'ajoutai pas « en train de faire des robes pour parer ma belle-mère ».
— Je sais que vos guérisseurs sont surmenés. On a besoin de tous les bras en ce moment. De plus, ajoutai-je en palpant les clés dans mon aumônière, je pourrai revenir ici en secret si c'est nécessaire. N'ayez pas l'air étonné. Les servantes le font tout le temps. Pourquoi pas moi ?
Surtout quand je suis déguisée en servante, pensai-je avec ironie.
Je dus presser le pas pour rejoindre Sim et les deux autres, afin de ne pas perdre ma couverture. Je me forçai aussi à adopter la démarche d'une servante. Passant la porte de la cuisine, je courbai les épaules, baissai la tête, pliai les genoux pour me donner une démarche maladroite, et, feignant de ployer sous mon fardeau, je me mis à traîner les pieds.
Maître Capiam regardait sur notre gauche, vers l'avant-cour où Maître Tirone descendait les marches avec les guérisseurs qui soignaient nos vieillards et les trois harpistes.
— C'est eux qu'il va surveiller, pas nous ! dis-je à Maître Capiam, car moi aussi j'avais aperçu la silhouette de mon père par sa fenêtre ouverte. Essayez de marcher moins fièrement, Maître Capiam. Pour le moment, vous n'êtes qu'un domestique, lourdement chargé et vous dirigeant à contrecœur vers le périmètre, terrifié d'attraper la maladie et de mourir comme tous ceux du camp.
— Tous ceux du camp ne meurent pas.
— Non, bien sûr, repris-je vivement, percevant son irritation. Mais c'est ce que pense le Seigneur Tolocamp. Il n'arrête pas de nous le répéter. Ah, un effort tardif de sa part pour prévenir l'exode !
J'aperçus les pointes des casques dépassant la balustrade.
— Ne vous arrêtez pas !
Le Maître Guérisseur avait fait une courte pause, et je ne voulais pas attirer l'attention sur nous de quelque manière que ce fût. Le départ des guérisseurs et des harpistes constituait une diversion bienvenue.
— Vous pouvez marcher aussi lentement que vous voulez, ça fait partie du personnage, mais ne vous arrêtez pas.
Je gardai la tête tournée vers la gauche, mais les domestiques essayaient toujours de ne pas penser à ce qu'ils faisaient pour se concentrer sur des activités leur paraissant plus intéressantes. Et des gardes qui poursuivaient des guérisseurs et des harpistes, c'était vraiment très intéressant. Surtout des gardes qui n'avaient pas tellement envie d'exécuter ces ordres. J'imaginais la consternation de Barndy.
— Arrêter le Maître Guérisseur, Seigneur Tolocamp ? Comment faire une chose pareille ? Les guérisseurs aussi ? N'a-t-on pas davantage besoin d'eux dans leur Atelier qu'ici même ?
Il y eut une brève échauffourée quand Tirone franchit le barrage des gardes qui essayèrent à contrecœur de l'arrêter. Je suppose que des propos assez vifs s'échangèrent, mais personne n'interféra sérieusement avec les harpistes et, Maître Tirone à leur tête, ils s'engagèrent d'un bon pas sur la route.