- En tout cas, je suis contente !

- Bien... Levons notre verre à ça.

- Non, non, interrompit Mona en regardant le verre levé de la logeuse. Pas avant que je ne découvre ce que "ça" signifie.

Mme Madrigal haussa les épaules :

- qu'est-ce que tu veux que ce soit d'autre, mon petit coeur ? Un chez-soi.

Mary Ann était déjà rentrée, récupérant de sa soirée passée à

S.O.S. Ecoute.

Elle recouvrit ses étagères d'un nouveau papier auto-adhésif couleur noix, nettoya derrière la gazinière une bonne couche de graisse, et remplaça dans les toilettes le bidule qui faisait de l'eau bleue.

quand Mona passa lui dire bonsoir, elle était penchée sur la table de la cuisine.

- Je peux te demander ce que tu fous ?

- Je classe mes petits pots d'épices par ordre alphabétique.

- Oh, mon Dieu...

- C'est thérapeutique.

- Je croyais que S.O.S. E…coute te servait de thérapie.

- Ne me parle surtout pas de ça.

- Pourquoi ? qu'est-ce qui s'est passé ?

- Je préfère ne pas en parler.

- Bien. Refoule-le. Garde toute cette névrose de reine du bal enfouie en toi ; comme ça...

- Je n'ai jamais été la reine du bal, Mona.

- Ca n'a pas d'importance. C'était ton genre.

- Et qu'est-ce que tu en sais ? Comment est-ce que toi tu pourrais savoir quel genre...

- Hé, ho ! Du calme, les filles, du calme !

Michael se tenait dans l'embrasure de la porte. Ses jambes de Pan velues étaient ébouriffées et tachées de vin.

- Mouse ! ... T'es de retour ?

- Si tu crois que c'est facile de se faire draguer dans cette tenue !

Se retenant de rire, Mona s'approcha de lui et effleura ses poils en faux chinchilla.

- Beurk !

- D'accord, concéda Michael. La fourrure ne va pas à tout le monde.

Au bonheur des grosses.

La sauge et les avocatiers brillaient dans la chaleur de l'après-midi, tandis que l'immense limousine filait vers le nord à travers les collines d'Escondido.

DeDe s'adossa contre le siège et ferma les yeux.

Elle allait à la Porte d'Or !

La Porte d'Or ! Le centre d'amaigrissement le plus somptueux et le plus exclusif de toute l'Amérique ! Une scintillante oasis de saunas et de soins du visage, de pédicures et manucures, de leçons de danse, de compresses aux herbes et de haute cuisine !

Il était plus que temps.

DeDe en avait assez de la ville, assez de Beauchamp et de ses tromperies, assez de la culpabilité qui l'avait rongée au sujet de Lionel.

qui plus est, elle ne parvenait plus à faire face à cette horrible chose joufflue qui la dévisageait tristement dans les miroirs ou les vitrines de magasins.

Elle voulait revenir à l'ancienne DeDe, la DeDe d'Aspen et de Tahoe, la tentatrice à la crinière d'or qui subjuguait les célibataires et avait tourneboulé Splinter Riley il y a quelques années à peine.

Elle y était parvenue une fois.

Elle pouvait le faire à nouveau.

Le chauffeur l'observa dans le rétroviseur.

- C'est votre première fois, madame ?

DeDe rit nerveusement.

- J'ai l'air en si mauvais état que ça ?

- Oh, non ! C'est juste que votre visage est nouveau.

- Je suppose que vous devez en voir, des têtes connues.

Il fit signe que oui, apparemment satisfait qu'elle aborde le sujet.

- Tenez, rien que la semaine dernière : Esther Williams.

- Ah bon ?

- Les Gabor sont venus le mois passé. Trois d'entre eux, pour être précis. J'ai aussi conduit Rhonda Fleming, Jeanne Crain, Dyan Cannon, Barbara Howar... Il marqua un temps d'arrêt, probablement pour faire de l'effet. DeDe était convaincue qu'il avait appris la liste par coeur.

- Et puis aussi Mme Mellon et Mme Gimbel, Roberta Flack, Liz Carpenter... L'énumération serait trop longue, madame Day.

Elle tressaillit en entendant son propre nom, mais tenta de ne pas le montrer.

Les Gabor ne l'auraient jamais montré.

Une rangée majestueuse de pins de Monterey s'élevait le long de la route, des deux côtés des grilles de sécurité. Le chauffeur marmonna quelques mots dans un interphone et les grilles s'écartèrent.

Au-delà, la route descendait en une grande courbe, d'un côté

flanquée de l'orangeraie privée de l'établissement, de l'autre d'un fourré

de pins et de chênes.

C'est alors qu'apparut la Porte, reluisant au soleil comme les grilles de Xanadu.

DeDe se sentait comme Sally Kellerman au bord de Shangri-La !

Son T-shirt Calvin Klein était déjà deux tons plus foncé sous les bras.

Le chauffeur gara la voiture à côté de la Porte devant un corps de garde, prit ses valises et passa avant elle le seuil des grilles mythiques.

De l'autre côté, sur un délicat pont japonais, DeDe traversa un ruisseau bordé de saules blancs. Puis elle franchit des écrans coulissants en papier de riz, et, enfin, une porte en bois massif.

Avec ses meubles en bambou et ses peintures japonaises sur soie, le hall était élégamment désert. Après un échange bref mais plaisant avec une directrice d'environ quarante ans, DeDe Halcyon Day apposa sa signature sur l'un des registres les plus exclusifs du monde.

Sa transformation à 2.500 dollars venait de commencer !

Sa chambre, comme il avait été arrangé, donnait sur la cour Camélia. ("Ne les laisse surtout pas t'installer dans la cour Campanule ou la cour Azalée, avait prévenu Binky. Elles sont supportables, mais très Piedmont, si tu vois ce que je veux dire.") DeDe examina ses splendeurs orientales privées : un tokonoma, niche abritant un bouddha en bronze, et une terrasse "clair de lune" avec vue sur le jardin. Sur la table de nuit, on avait déposé un exemplaire de l'Art d'aimer d'Erich Fromm, qu'elle lut paresseusement, totalement éloignée des angoisses de San Francisco.

Puis, le téléphone sonna.

Aurait-elle l'obligeance de bien vouloir se rendre dans la salle de musculation dès que ça lui conviendrait ?

La salle de musculation !

Elle empoigna un de ses bourrelets de graisse, prononça une courte prière, et rassembla ses forces pour affronter la froide réalité des haltères en acier.

La grande nouvelle de Michael.

Le déjeuner au Noble Frankfurter, sur Polk Street, de Mona et de Michael se composait de deux cheesedogs et d'une portion de frites.

- J'aurais d˚ changer de vernis à ongles, dit Mona.

- Je te demande pardon ?

- Du vernis à ongles vert devant un stand de hot-dogs, ce n'est pas de la Divine Décadence, c'est carrément vulgaire.

Michael rit :

- Moi, je trouve que ça te donne un air pauvre mais digne.

- Ouais, ben, tu n'as pas tout à fait tort. On est au bord de l'humiliation financière, Mouse. Mon allocation de chômage ne nous permettra pas de garder le train de vie auquel, toi et moi, on s'est habitués.

Elle ne plaisantait qu'à moitié, et Michael le savait.

- Mona, dit-il, je me suis inscrit dans une agence, cette semaine.

Ils peuvent me trouver un job de serveur très rapidement. Je ne veux pas que tu croies que je me tourne les pouces...

- Michael, je sais. Vraiment. Je disais ça comme ça. Y a seulement qu'on a déjà un mois de retard sur le loyer, et ça me gêne un peu vis-à-vis de Mme Madrigal. Elle ne nous le réclamera pas, mais elle a des taxes à

payer, tout ça, et...

- Hé, hé ! fit Michael, brandissant une frite en point d'exclamation. Je ne t'ai pas encore parlé de mon plan cash instantané !

- Oh, mon Dieu ! Je ne suis pas s˚re de vouloir entendre ça.

- Cent dollars, Babycakes ! En une seule nuit !

Il dévora la frite.

- Tu te sens prête à encaisser ça ? conclut-il.

- Tu ne crains pas d'avoir froid, à arpenter le trottoir au coin de Powell et Geary ?

- Très drôle, Wonder Woman. Tu veux entendre mon plan, oui ou merde ?

- Je t'écoute.

- Moi, Michael Mouse Tolliver, je vais participer au concours de danse en slip du Endup.

- Oh, c'est pas vrai !

- Je suis très sérieux, Mona.

Et il l'était réellement.

De l'autre côté de la ville, chez Halcyon Communications, Edgar Halcyon appela Beauchamp Day dans son bureau.

- Assieds-toi, dit-il.

Beauchamp sourit d'un air narquois :

- Merci.

En effet, il était déjà assis.

- Nous avons à parler.

- Bien.

- Je sais que tu me prends pour un vieux con, mais il faut bien qu'on se supporte. On n'a pas le choix.

Le sourire de Beauchamp devint embarrassé :

- Je n'irais pas jusqu'à...

- Beauchamp, est-ce que cette entreprise c'est du sérieux, pour toi ?

- Pardon ?

- Est-ce que tu en as quelque chose à foutre de la publicité ?

C'est ça que tu as envie de faire dans la vie?

- Eh bien, je pense avoir amplement démontré...

- Oublie ce que tu as démontré, bordel ! qu'est-ce que tu ressens ?

Est-ce que tu peux sincèrement digérer l'idée de passer le reste de ton existence à vendre des panties ?

Le concept était loin d'enthousiasmer Beauchamp, mais il savait ce qu'il devait répondre.

- Ceci est ma carrière, répliqua-t-il avec conviction.

Edgar semblait las :

- Ca l'est bel et bien, n'est-ce pas ?

- Oui.

- Tu veux ma place, hein ?

- Je...

- Je n'engage pas d'hommes qui ne veulent pas ma place, Beauchamp.

Beauchamp décroisa les jambes, à présent complètement déstabilisé.

- Oui, dit-il. Je peux comprendre ça.

- Je veux te parler tant que DeDe est absente. Est-ce que tu es libre ce soir pour prendre un verre au club ?

- Ca serait avec plaisir.

- Ce que j'ai à te dire doit rester strictement entre nous. Est-ce que c'est clair ?

- Oui.

Le mythe familial.

Anna l'attendait à l'auberge du Seal Rock.

- Est-ce que le réceptionniste t'a regardé bizarrement ? demanda-t-elle.

- Non, dit Edgar. Tu te rends compte ? Jamais je n'ai été aussi offensé.

Elle lui sourit.

- Mon amour-propre aussi en a pris un léger coup. J'ai cru que tu avais peut-être changé d'avis, et que tu t'étais enfui avec une strip-teaseuse.

- Désolé, fit-il en embrassant son front. J'ai bu un verre ou deux avec Beauchamp au Bohemian Club. Ca a pris plus longtemps que je ne pensais.

- que se passe-t-il ?

- Rien. Rien d'important. Le boulot... Tu es magnifique !

- Allons... c'est un effet de lumière.

Elle le prit par le bras et l'entraîna vers la fenêtre.

- Et voilà le meilleur exemple que je connaisse, ajouta-t-elle.

Au-delà des arbres noirs, Seal Rock luisait étrangement face à

l'océan, aussi blanc qu'un iceberg au clair de lune.

- C'est magique, dit-elle, lui serrant le bras.

Edgar hocha la tête.

- C'est ce que je voulais dire, reprit-elle en lui adressant un clin d'oeil. Sous la bonne lumière, même la merde de phoque a l'air attrayant.

- Anna...

- Mmm ?

- Merci.

- De rien.

- Je me sens...

- Je sais.

- Laisse-moi finir.

- Je croyais que tu avais fini.

- Est-ce qu'on peut être sérieux ?

- Pas une seule seconde.

- Je t'aime, Anna.

- Alors, on est ex aequo, O.K. ?

- O.K..

Elle s'appuya sur son coude, et étudia le visage d'Edgar.

- Je parie que tu ne sais même pas d'o˘ vient ton nom, lui dit-elle.

- Ca a quelque chose à voir avec les oiseaux, je crois.

- Tu connais la légende ?

- Je l'ai entendue une fois, mais je l'ai déjà oubliée. Raconte-la-moi, tu veux bien ?

- Très bien. Il était une fois un roi juste et paisible appelé

Céyx, qui régnait sur le royaume de Thessalie. Céyx était marié à Alcyoné, fille d'Eole, le gardien des vents...

- O˘ as-tu appris tout ça ?

- Margaret me lisait des histoires dans un livre sur la mythologie.

- Margaret ?

- Au Blue Moon Lodge. La dame qui t'a eu en premier. Cesse de m'interrompre.

- Excuse-moi.

- Donc, Céyx est parti en voyage sur les mers, pour consulter un oracle, car son frère était mort, et il était convaincu que les dieux lui en voulaient. Alcyoné, quant à elle, avait le terrible pressentiment que Céyx périrait au cours du voyage, et le supplia de ne pas partir.

- Mais il est parti quand même, évidemment.

- Evidemment. C'était un cadre à hautes responsabilités, et elle une femme hystérique. Naturellement, il y eut une abominable tempête, et Céyx mourut. Alcyoné retrouva son cadavre plusieurs jours après, flottant à

l'endroit exact o˘ il s'était embarqué.

- Charmant.

Anna posa ses doigts sur la bouche d'Edgar.

- C'est maintenant que ça devient beau. Soudain, Alcyoné fut transformée en un magnifique oiseau. Elle vola vers le cadavre de son bien-aimé, et lui aussi se transforma instantanément en oiseau. Eole décréta que chaque hiver, pendant une semaine, les mers seraient calmes, pour permettre aux alcyons de construire leur nid sur un radeau de brindilles, de laisser éclore leurs petits, et de vivre heureux pour toujours.

- C'est une belle histoire, dit Edgar en levant les yeux vers elle.

Mon père avait plus d'imagination que je ne pensais.

- Je ne suis pas s˚re de comprendre.

- Il a inventé le nom. Le vrai, c'était Halstein.

- Pourquoi ça ?

Edgar sourit et l'embrassa.

- Il voulait se sentir un peu bohémien, je suppose.

DeDe triomphe.

Immergée dans un mètre d'eau tiède, DeDe Halcyon Day coinça maladroitement un ballon de volley entre ses jambes.

- Reste là, grommela-t-elle en serrant les dents.

Elle venait, pour la deuxième fois en dix minutes, de torpiller la star de cinéma qui faisait ses exercices à côté d'elle.

La star avait répondu par un sourire complice, montrant ainsi qu'elle ne lui en voulait pas.

- quelle galère, hein ? J'ai l'impression d'avoir le Hindenburg coincé entre les jambes.

Parvenant malgré tout à immobiliser la balle, DeDe reprit ses rotations, balançant frénétiquement ses bras par-dessus sa tête. Chaque muscle de son corps hurlait de douleur.

- Etirez-le ! cria la monitrice au bord de la piscine. Etirrrrrrez-moi ce corps magnifique.

- Magnifique ? grogna la star de cinéma. Mon cul est si imprégné

d'eau qu'il a l'air d'un pruneau.

DeDe sourit à sa compagne, ravie par le côté terre à terre d'une femme qui lui avait toujours paru plus grande que nature au cinéma. Vue de près, la cicatrice de trachéotomie qu'elle avait à la base du cou confirmait sa condition de mortelle.

Mais ses yeux étaient réellement violets.

Sa deuxième semaine à la Porte d'Or commençait. Pendant six rigoureuses journées, elle avait poussé son corps jusqu'à ses limites. Elle s'était levée à six heures quarante-cinq pour gambader dans la campagne en survêtement rose p‚le, le visage privé de tout maquillage, les cheveux ternes et poisseux sous une épaisse couche de gel. D'accord, elle agonisait, mais elle progressait à grands pas.

A grands pas ?

En tout cas, elle se sentait mieux. Le petit déjeuner au lit lui paraissait d'autant plus attrayant qu'elle anticipait avec joie sa séance d'exercices Léonard de Vinci de neuf heures. Et puis il y avait la session

"Bonds dans la bonne humeur" et les soins du visage matinaux et le yoga et les compresses aux herbes et... Et puis merde, quoi, quelque chose allait bien finir par se passer !

A la tombée du jour, elle se plongeait dans un bain tourbillonnant en forme d'éventail, pouffant allégrement de rire avec la star de cinéma et une demi-douzaine d'autres membres de l'élite féminine. Elle se sentait redevenir petite fille, placide, simple et entière. Elle avait recouvré sa fierté, et, par miracle, son self-control. A deux reprises, elle réussit à

convaincre la star de cinéma d'abandonner ses projets de razzia sur l'orangeraie.

Désormais, le plus dur était fait.

L'ancienne DeDe, la DeDe d'avant Beauchamp, dirigeait à nouveau sa vie comme elle l'entendait, et cela faisait un bien fou !

- Mon Dieu, je n'arrive pas à le croire !

- Si c'est bon, dit d'un air renfrogné la star de cinéma, je ne veux surtout pas l'entendre.

DeDe descendit de la balance, puis remonta, tripotant les poids.

- Mais tu as vu ça ? Tu te rends compte ? Neuf kilos ! J'ai perdu neuf kilos en deux semaines !

- C'est anormal. Tu devrais consulter un médecin.

- C'est un miracle.

- qu'est-ce que tu espérais pour 3.000 dollars ?

La star de cinéma abandonna son sérieux de façade et gratifia DeDe d'un sourire radieux, l'étreignant de ses bras toujours flasques.

- Oh, j'espère que ça te rend heureuse, DeDe !

Pendant un moment, DeDe crut qu'elle allait pleurer. Son idole, une déesse, était là, devant elle, jalouse de DeDe ! Personne à la maison ne la croirait ! Après tout, ils n'avaient qu'à croire ce qu'ils verraient de leurs propres yeux.

Dans l'avion de San Diego à San Francisco, elle se sentait une femme nouvelle. Son teint h‚lé respirait la santé, ses yeux brillaient de confiance en soi. Son T-shirt couleur pêche lui serrait la taille, oui, la taille ! comme si elle n'avait rien à cacher.

Sur le siège à côté d'elle, un marin agressif avait commencé une conversation inepte à propos de "Frisco". Il ne lui épargna aucun détail ennuyeux sur ses patrouilles à Treasure Island.

Aucune importance. Elle éprouvait du plaisir quand sa jambe touchait la sienne. Elle se sentait délicieusement célibataire, libérée des intrigues mesquines de Beauchamp et du bourbier de son mariage.

Et pourquoi pas, d'ailleurs ? Elle n'avait pas manqué à Beauchamp.

Ca, elle en était s˚re. Et Beauchamp ne lui avait certainement pas manqué

non plus.

C'est alors qu'elle y pensa soudainement.

Bon Dieu, elle n'avait toujours pas eu ses règles !

Boris entre en scène.

Un chaud samedi d'automne à Barbary Lane, Mary Ann s'étira paresseusement au lit, savourant le parfum de l'eucalyptus qui se trouvait juste devant sa fenêtre.

Un gros chat tigré apparut d'un pas pesant sur le rebord de la fenêtre, et se gratta le dos contre le ch‚ssis. Lassé de cet exercice, il décocha quelques coups de patte distraits au papillon en verre teinté qui pendait au rideau.

Mary Ann sourit et lança un coussin en direction du chat.

- Arrête, Boris !

Boris perçut le geste comme une invitation au jeu. Il atterrit avec un bruit sourd sur la moquette synthétique de Mary Ann, et s'approcha du lit d'un pas nonchalant.

- Tu en as de la chance, Boris ! dit Mary Ann en grattant le chat derrière l'oreille.

Elle ne pouvait pas s'empêcher de penser que Boris était beau, indépendant et aimé. Il n'appartenait à personne en particulier (du moins, personne au 28 Barbary Lane), mais il circulait librement parmi un vaste cercle de bienfaiteurs et d'amis.

Pourquoi n'était-elle pas capable de faire la même chose ?

Elle en avait assez de se retrouver sans cesse larguée, dans ses amours, dans ses émotions, et dans n'importe quel autre domaine. Le temps n'était-il pas venu de reprendre le contrôle de sa vie ? De faire face à

ses problèmes et de vivre chaque instant intensément ?

Si ! Elle bondit hors du lit, surprenant Boris, et virevolta dans la pièce sur la pointe des pieds. quelle belle journée ! Ici, dans cette ville magique, ici, dans cette ruelle de conte de fées ! O˘ des petits tramways escaladent les cimes et o˘ les chats se faufilent par votre fenêtre et o˘ le boucher parle français et...

Boris déguerpit à toute vitesse, bien décidé à éviter cette cinglée.

Il fonça à travers le salon, pour se trouver face à une porte d'entrée fermée.

- Tu veux sortir, Boris ? C'est ça que tu veux, mon bébé ?

Mary Ann lui ouvrit la porte, et se rendit immédiatement compte de la gaffe qu'elle avait commise. Boris s'élança dans le couloir et chercha la protection des hauteurs en gravissant l'escalier qui menait au toit.

La maison sur le toit.

En bas, au premier étage, Michael apportait à Mona son petit déjeuner au lit : des oeufs pochés, des toasts au pain complet, un café

italien fraîchement moulu et des saucisses françaises de chez Marcel et Henri.

Lorsqu'il déposa le plateau sur le lit, il sifflotait What I Did for Love.

- Eh bien, lança Mona avec un large sourire, un petit c‚lin a l'air de te faire beaucoup de bien.

- Tu l'as dit, Babycakes !

- O˘ est Jon ? Fais-le entrer. On peut prendre notre petit déjeuner tous ensemble.

- Il est resté chez lui. J'ai passé la nuit là-bas.

- Coquin ! Et tu es revenu exprès pour me préparer le petit déjeuner ?

- J'ai aussi apporté mon linge sale.

- Ton linge sale ? Va te faire foutre !

- Désolé, mais M. Lee ne fait que les draps et les chemises.

Il se pencha et l'embrassa sur le front.

- Bon, d'accord... reprit-il, tu me manquais un peu.

La soirée de Michael avait débuté avec un cocktail donné par le magazine After Dark au Stanford Court.

- qu'est-ce que tu veux que je te dise, Mona ? De l'élégance prout-ma-chère du meilleur cru !

Avec "amourette", "élégance prout-ma-chère" était l'expression favorite de Michael.

- En fait, c'est Jon qui a reçu l'invitation. Moi, je ne connaissais personne... sauf Tab Hunter, bien s˚r.

- Bien s˚r.

- Il avait l'air drôlement sexy, pour ses quarante-cinq ans, et j'avais assez envie de lui parler, mais il était constamment entouré. Et puis, qu'est-ce que j'aurais pu dire à Tab Hunter ? "Bonjour, je m'appelle Michael Tolliver, et je vous ai toujours préféré à Sandra Dee" ?

- Ca sonne faux, t'as raison.

- Bref... Je me suis empiffré de petits canapés pizzas, et j'ai fait mon possible pour éviter le type d'une agence qui m'avait un jour dit que j'étais trop ordinaire pour devenir mannequin.

- Pauvre Mouse !

- Il avait raison ! Mona, si tu avais vu ces beautés, dans la salle ! Il y avait tellement de laque qu'ils ont certainement d˚ remplir un Rapport d'impact environnemental avant d'organiser la soirée !

- Ton projet est toujours sur les rails ? demanda Mona après le petit déjeuner.

- quel projet ?

- Le concours de danse en slip.

- Je m'entraîne depuis une semaine. Tu viendras, hein ? C'est demain à dix-sept heures trente.

- Pourquoi est-ce que tu veux que je vienne ?

- Je ne sais pas... Pour me soutenir moralement.

- Tu n'as qu'à inviter Jon.

- Non. Je préférerais que Jon n'apprenne rien de tout ça.

- O.K., dit-elle doucement. Je viendrai.

Rabibochage.

Beauchamp l'attendait aux Arrivées, entouré d'hôtesses en minijupes orange et roses. Lorsqu'il aperçut DeDe, son sourire devint phosphorescent, et il traversa la foule pour aller à sa rencontre.

Il était très bronzé, et ses yeux scintillaient d'une surprise sincère.

- Tu es en pleine forme ! fit-il, radieux. C'est inouÔ, on dirait quelqu'un d'autre !

"Il se peut même, pensa-t-elle, qu'il y ait deux "quelqu'un d'autre"." Mais même cette idée ne pouvait amoindrir son sentiment de triomphe face à la réaction de Beauchamp.

Elle avait prévu d'être glaciale à son égard, mais un seul coup d'oeil à son visage avait suffi à faire fondre sa froideur deneuvienne.

- Ca n'a pas été facile, dit-elle enfin.

Il la serra très fort dans ses bras et l'embrassa passionnément sur la bouche.

- Tu ne peux pas savoir comme tu m'as manqué ! dit-il en enfonçant son visage dans la chevelure de DeDe.

Cela devenait presque insupportable. Etait-ce donc cela dont il avait eu besoin ? Rester seul à San Francisco pendant deux semaines ? Assez longtemps pour remettre les choses au clair, pour découvrir à quel point elle comptait pour lui ?

Ou était-il simplement intrigué par son nouveau corps ?

Sur le chemin du retour vers Telegraph Hill, il mit DeDe au courant de ce qu'elle avait raté durant ces deux dernières semaines.

La famille allait bien. Maman avait passé plusieurs jours dans la maison de Saint Helena à écrire des lettres, pendant que Faust se faisait soigner chez le vétérinaire de famille. Papa semblait de bonne humeur. Lui et Beauchamp avaient bu un verre et discuté cordialement. Plusieurs fois.

DeDe sourit en entendant cela.

- Il t'aime bien, Beauchamp.

- Je sais.

- Je suis heureuse que vous ayez eu l'occasion de parler. Je veux dire : d'homme à homme.

- Moi aussi. Euh... DeDe ?

- Oui ?

- Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour te prouver que je t'aime toujours ?

Elle tourna la tête pour étudier son profil, comme si elle doutait que ces paroles émanaient de lui. Ses cheveux étaient repoussés en arrière par le vent, et ses yeux fixés sur l'autoroute droit devant. Seule sa bouche, une bouche vulnérable de petit garçon, trahissait son désarroi.

DeDe s'approcha et déposa sa main doucement sur la cuisse de Beauchamp.

Il continua.

- Tu sais à quel moment tu m'as manqué le plus ?

- Beauchamp, tu ne dois pas... A quel moment ?

- Le matin. Ces quelques instants terribles entre le sommeil et l'éveil o˘ tu ne sais pas o˘ tu te trouves, ni même pourquoi tu existes.

C'est à ce moment-là que tu m'as manqué. J'avais besoin de toi, DeDe.

Elle serra sa cuisse.

- Ca me fait plaisir.

- Je voudrais que les choses s'améliorent entre nous.

- On verra.

- Vraiment, DeDe. J'essaierai. Je te le promets. Je sais.

- Tu ne me crois pas, hein ?

- Je voudrais bien, Beauchamp.

- Je peux le comprendre. Je suis un imbécile.

- Beauchamp...

- C'est vrai. Je suis un imbécile. Mais je vais changer. C'est une promesse.

- Un jour à la fois, O.K. ?

- O.K.. Un jour à la fois.

A Halcyon Hill, le soleil couchant se dissimulait derrière les arbres, tandis que Frannie fl‚nait dans le jardin avec son unique confident.

- Je ne sais pas ce qui est arrivé à Edgar, dit-elle, inconsolable, en sirotant son Mai Tai. Avant, il se préoccupait des choses... de nous...

Tu sais, c'est drôle, mais quand Edgar était en France pendant la guerre, il me manquait énormément. Il n'était pas auprès de moi, mais il était, comment dire... Maintenant, il est auprès de moi, mais il n'est pas... et je crois que je préférais son absence pendant la guerre !

Ses yeux débordaient de larmes, mais elle ne les frotta pas. Elle était perdue dans une autre époque, o˘ la solitude était belle et non aride, o˘ les photos et les lettres d'amour et la voix mielleuse de Bing Crosby lui avaient permis de franchir l'hiver le plus rude de sa vie.

A présent, c'était l'été, et Bing habitait juste de l'autre côté de la colline. Pourquoi les choses avaient-elles si mal tourné ?

- I'm... dreammminnngg... of a... whiiite... Chrissssmasss... fuss like the ones I usssse to know...

Ses larmes l'empêchèrent de terminer.

- Je suis désolée, gémit-elle en s'adressant à son compagnon. Je ne devrais pas t'accabler avec tout ça, mon bébé. Tu es si patient... si bon... Si tu n'existais pas, je serais comme Helen... Oui, je ... Déjeuner avec son décorateur, tu te rends compte ! Allez, viens. Il reste encore un fond de Mai Tai dans la carafe.

Sur la terrasse, elle versa un peu de Mai Tai dans une large écuelle en plastique.

Faust, son chien danois, le but avec délectation.

L'homme sur le toit.

La queue de Boris battait la mesure comme un métronome, alors qu'il s'élançait dans le couloir et grimpait les escaliers vers le toit.

Mary Ann enfila sa robe de chambre et se lança à la poursuite du locataire clandestin, craignant de le voir piégé dans le b‚timent.

Les marches qui menaient au toit n'étaient pas recouvertes de moquette. Elles étaient peintes en émail vert foncé. Au sommet, à côté

d'une fenêtre encerclée de lierre, une porte orange vif bloquait la fuite du félin. Boris était indigné.

- Viens, petit... Viens, Boris... Gentil Boris...

Boris ne voulait rien entendre. Il resta imperturbable, et lui répondit d'un coup de queue laconique.

Mary Ann continua à gravir les marches. Elle se trouvait maintenant à moins d'un mètre de la porte.

- Boris, tu es franchement pénible ! Tu le sais, ça ?

La porte s'ouvrit brutalement, frôlant le ventre de Boris, ce qui fit bondir le chat jusqu'au bas de l'escalier avec un cri de stupeur. Mary Ann se raidit.

Devant elle se tenait un homme massif, d'‚ge moyen.

- Désolé, dit-il, mal à l'aise. Je ne vous avais pas entendue.

J'espère que je n'ai pas fait mal à votre chat. Elle tenta avec difficulté

de recouvrer son calme.

- Non... Je ne crois pas...

- C'est un très joli chat.

- Oh... Il n'est pas à moi. Il appartient un peu à tout le monde.

Je crois qu'il habite au bout de la ruelle.

- Pardon... Je ne voulais pas faire intrusion.

L'homme paraissait inquiet.

- Je vous ai fait peur, n'est-ce pas ?

- Ca va.

Il sourit, et tendit la main.

- Je m'appelle Norman Neal Williams.

- Bonjour.

Elle lui serra la main, et constata qu'elle était énorme ; étrangement, pourtant, sa taille lui donnait un aspect particulièrement vulnérable.

Il portait un large pantalon gris et une chemise à manches courtes.

Une petite touffe de poils très bruns débordait par-dessus le noeud de sa cravate à clip.

- Vous habitez juste au-dessous, n'est-ce pas ?

- Oui... Excusez-moi... Je m'appelle Mary Ann Singleton.

- Trois noms.

- Je vous demande pardon ?

- Mary Ann Singleton. Trois noms ! Comme Norman Neal Williams.

- Ah... Votre prénom, c'est Norman Neal ?

- Non. Juste Norman.

- Je vois.

- Je me présente toujours comme Norman Neal Williams, d'entrée de jeu, parce que ça sonne bien.

- Oui, en effet.

- Vous voulez un peu de café ?

- Oh, merci, mais j'ai beaucoup de choses à...

- La vue est très jolie.

C'est ce qui la fit changer d'avis. Elle voulait découvrir la vue, ainsi que la manière dont il avait arrangé sa maison lilliputienne sur le toit.

- O.K., dit-elle en souriant. Avec plaisir.

La vue était étourdissante. Des voiles blanches sur une étendue d'un bleu de Delft. Angel Island, enveloppée dans le brouillard, aussi lointaine et mystique que Bali. Des mouettes tournoyant au-dessus de toits en tuiles rouges.

- C'est pour ça que je paie, dit-il, s'excusant visiblement pour l'étroitesse de l'appartement.

Il n'y avait aucun endroit pour s'asseoir mis à part le lit et une chaise de cuisine à côté de la fenêtre, face à la baie. Le veston de son costume pendait au dos de la chaise.

Mary Ann soupira devant le panorama.

- quel plaisir ça doit être de se réveiller ici le matin !

- Oui. Sauf que je ne suis pas ici très souvent.

- Ah.

- Je suis représentant de commerce.

- Ah bon.

- En vitamines.

Il désigna une petite valise dans un coin de la pièce. Mary Ann reconnut le logo de la compagnie :

- Ah, Nutri-Vim ! Je les connais, celles-là.

- Entièrement naturelles.

Son enthousiasme était strictement professionnel ; elle en était convaincue. Car rien dans la personne de Norman Neal Williams ne lui parut naturel.

Dans le bon vieux giron du bon Dieu.

Dimanche matin, Mona décida d'aller à l'église.

Dans le temps, en période post-Woodstock et pré-Watergate, elle allait très souvent à l'église. Mais pas n'importe quelle église, précisait-elle rapidement, une église du Peuple, c'est-à-dire une église digne de ce nom.

C'était il y a bien longtemps déjà. Elle en avait eu assez de ces préoccupations-là. Et pourtant, elle éprouva un petit pincement au coeur nostalgique et réconfortant en retournant au Glibb Memorial.

Peut-être qu'il s'agissait du show lumineux ou du groupe de rock...

ou des délires afro-aphrodisiaques du révérend Willy Sessums ?

A moins qu'il ne s'agisse du quaalude qu'elle avait avalé au petit déjeuner.

Soit.

Aujourd'hui, elle se sentait bien. Détendue. Un rouage karmique dans le gigantesque mécanisme oscillatoire du Glibb Memorial. Elle chanta avec une ferveur toute baptiste, flanquée d'un b˚cheron de Noe Valley et d'un travelo du Tenderloin affublé d'une robe de bal lavande.

Il a l'Union des travailleurs agricoles

Entre Ses mains!

Il a l'Union des travailleurs agricoles

Entre Ses mains!

- C'est cela ! s'écria le révérend Sessums, zigzaguant entre les fidèles avec un petit sac en cuir rempli de poussière juju noire.

- Jésus Président t'aime, mon frère ! Et il t'aime aussi, ma soeur !

Il s'adressait à Mona. Directement à elle. Il lui sourit d'un air radieux et l'étreignit, avant de la saupoudrer de poussière juju.

Même avec le quaalude, Mona se raidit. Elle s'en voulut de ce cynisme, qui chez elle enrobait sa honte de tout contact personnel. Elle avait envie qu'il s'en aille.

Mais il ne s'en allait pas.

- Tu entends, ma soeur ?

Elle confirma avec un sourire faiblard.

- Jésus Président t'aime ! Il nous aime tous ! Les Noirs et les Bruns et les Jaunes et les Blancs... sans oublier les Lavandes !

Cette dernière pensée était adressée à l'homme du Tenderloin qui portait une robe de bal.

Mona regarda le travelo, priant Dieu que le révérend se soit retourné vers lui.

Raté.

- Si tu crois Willy, dit le prêtre... Si tu crois que Jésus Président t'aime plus que les compagnies pétrolières, plus que les multinationales et les misogynes et la commission sénatoriale de Défense, si tu crois en cela, ma soeur, je veux t'entendre crier : "Okaaay !" Mona avala sa salive :

- Okay.

- quoi, ma soeur ?

- Okay.

- Plus fort, ma soeur, pour que Jésus Président puisse t'entendre !

- Okaaay !

- Ouiiii ! Tu es magnifique, ma soeur !

Il se remit à se balancer et à frapper dans ses mains au rythme de la musique, adressant un clin d'oeil à Mona, tel un comique qui aurait fait rire le public à ses dépens.

Le groupe entonna Love Will Keep Us Together, et Sessums continua.

- Oh, génial ! s'exclama le travelo en reconnaissant la chanson.

Captain and Tennille, ils sont absolument divins, non ?

Mona, recouvrant ses esprits, fit signe que oui. Son compagnon d'église fouilla dans son sac à main et en sortit un petit flacon. Il le tendit à Mona.

- Tiens, ma cocotte, prends du poppers.

Après la messe, elle rentra à Barbary Lane et sombra dans une humeur noire et contemplative.

Elle avait trente et un ans. Il lui fallait un boulot. Elle vivait avec un homme qui risquait de la quitter à tout moment pour un autre homme.

Sa mère à Minneapolis avait semble-t-il perdu toute faculté de communiquer avec elle.

Sa seule véritable protectrice restait Anna Madrigal, mais les attentions de la logeuse avaient récemment atteint un niveau d'intensité

qui la rendait nerveuse.

Le téléphone sonna.

- Allô ?...

- Mona ?

- Oui.

- C'est D'orothea.

- Mon Dieu, D'orothea ! O˘ es-tu ?

- Ici. En ville. Ca te fait plaisir ?

- Bien s˚r, je... Tu es en vacances ?

- Non. Ca y est. Je suis passée à l'acte. Je suis ici pour de bon.

Je peux te voir ?

- Je... Oui, bien s˚r.

- Eh bien, dis donc, ma vieille, tu sais retenir ta joie, toi !

- Ecoute, D'or, je suis juste un peu étonnée. On déjeune demain ?

- J'espérais un dîner ce soir !

- Je ne peux pas, D'or. Je vais... à un concours de danse.

- C'est une bonne raison.

- Je te raconterai demain.

- A quelle heure ?

- A midi, ici.

- Au 28 Barbary Lane?

- Oui... Ca te va ?

- Mona. Tu m'as manqué, tu sais.

- Toi aussi, D'or, tu m'as manqué.

Jeu d'enfant.

Mary Ann fit un saut chez Mona juste avant midi. Elle portait ce que Michael appelait son "déguisement Lauren Hutton". Un Levi's et un chemisier rose du rayon homme de chez Brooks Brothers, avec un pull à col roulé bleu p‚le noué négligemment autour des épaules.

- Salut, lança-t-elle comme un trille. Un brunch chez Mama, ça vous tente ?

Mona secoua la tête :

- Michael ne mange plus. Le grand concours est pour ce soir, et il se trouve trop gros.

- O˘ est-il ?

- En bas, dans la cour, en train de bronzer ses kilos superflus.

Mary Ann rit :

- Et toi, tu ne viens pas ?

- Non merci, je ne crois pas.

- «a va, Mona ?

- quoi, j'ai pas l'air d'aller ?

- Si, si... Enfin, tu as l'air... distraite, c'est tout.

Mona haussa les épaules et regarda par la fenêtre :

- J'espère que ce n'est pas incurable.

Chez Mama, la file d'attente serpentait hors de l'édifice, tout au long de Stockton Street. Mary Ann était sur le point d'opter pour un autre restaurant, quand une silhouette familière lui fit un signe timide.

- Oh, Norman... Bonjour !

- Bonjour. J'ai gardé votre place.

Il lui adressa un clin d'oeil fort peu discret. Tout le monde avait compris la supercherie. Mary Ann se faufila dans la file juste derrière lui.

Une petite fille tira sur le pantalon de Norman.

- C'est qui ? demanda-t-elle.

Norman sourit.

- C'est une amie, Lexy.

- Eh bien, fit Mary Ann en regardant l'enfant, d'o˘ est-ce que tu viens, toi ?

- De ma maman.

Mary Ann pouffa de rire.

- Elle est mignonne comme tout, Norman. Elle est à vous ?

Avant qu'il n'ait eu le temps de répondre, l'enfant tendit son bras et tira sur le pull de Mary Ann.

- Tu as doublé tout le monde ?

- Eh bien, euh...

Norman rit.

- Alexandra, je te présente Mary Ann Singleton. Nous habitons dans le même b‚timent. Tout là-haut, sur cette grande colline.

Il adressa un clin d'oeil à Mary Ann.

- Elle est la fille d'amis à San Leandro, reprit-il. Il m'arrive de les dépanner, le dimanche.

- C'est gentil de votre part.

Norman haussa les épaules

- «a ne me dérange pas. Comme ça je profite des joies de la paternité, sans en avoir les inconvénients.

Il tira d'un coup espiègle sur une des nattes de l'enfant :

- Pas vrai, Lexy ?

- quoi ?

- Rien. Je te le dirai après.

- Norman, est-ce que je peux donner à manger aux pigeons ?

- Après le déjeuner, d'accord ?

Mary Ann s'agenouilla à hauteur de l'enfant :

- Mais dis-moi, Alexandra, c'est une superbe robe que tu portes là !

L'enfant la regarda, étonnée, puis se mit à rire.

- Tu sais comment ça s'appelle ? demanda Mary Ann.

- quoi ?

- Ta robe. «a s'appelle une robe d'Heidi. Tu sais le dire ?

Alexandra eut l'air vaguement contrariée.

- C'est un dirndl, répliqua-t-elle sèchement.

- Ah, bien...

Mary Ann se releva et sourit à Norman :

- Je l'ai cherché, n'est-ce pas ?

Chez Mama, ils commandèrent tous les trois une omelette. Alexandra mangea en silence, étudiant Mary Ann.

Après le repas, sur Washington Square, les adultes discutèrent, pendant qu'Alexandra poursuivait les pigeons au soleil.

- Elle est très intelligente.

Norman approuva :

- Elle me donne des complexes, parfois.

- Vous connaissez ses parents depuis longtemps ?

- Depuis... oh, cinq ans. J'ai fait le Vietnam avec son père.

- Ah... je suis désolée.

- Pourquoi ?

- Eh bien... le Vietnam... «'a d˚ être terrible.

Il sourit, et tendit les deux bras

- Comme vous voyez, aucune blessure. Je faisais du travail administratif à SaÔgon. Dans les services de renseignements de la Navy.

- Et d'o˘ vous est venu cet intérêt pour les vitamines ?

Il haussa les épaules :

- De mon intérêt pour gagner ma vie.

- Je comprends.

- Je regrette, Mary Ann, mais je n'ai rien d'intéressant à dire à

mon sujet.

- Oh, ne croyez pas ça... Je vous trouve très...

- Il y a un film que j'aimerais vous emmener voir ce soir, si vous n'avez pas déjà...

- Lequel ?

- Un vieux film. Histoire de détective. Kirk Douglas et Eleanor Parker.

- Avec plaisir, dit-elle.

Les amis sont là pour ça.

Beauchamp et DeDe passèrent un dimanche matin tranquille à

Sausalito, dégustant un brunch à l'Altamira.

Ils étaient à nouveau un couple, parfaitement assortis, beaux, bronzés, et de bonne famille. Les gens leur lançaient des regards envieux, chuchotant des spéculations à la terrasse ensoleillée de l'hôtel.

DeDe en savourait chaque instant.

- Beauchamp...

- Mmm ?

Ses yeux étaient exactement de la même couleur que la baie.

- La nuit dernière était... meilleure que notre nuit de noces.

- Je sais.

- Est-ce que... c'est moi qui ai changé, ou c'est toi ?

- quelle importance ?

- «a en a pour moi. Un peu.

Beauchamp haussa les épaules

- Je suppose que j'ai... remis de l'ordre dans mes priorités.

- «a me perturbe un peu, tu sais.

- Pourquoi ?

- Je ne sais pas. Le fait que tout aille tellement mieux... Je voudrais savoir ce que je fais de bien, comme ça je pourrais continuer à le faire.

Il frotta son genou contre le sien.

- Sois toi-même, d'accord ?

- D'accord, répondit-elle en souriant.

De retour à Montgomery Street, Beauchamp attacha une laisse au cou du corgi.

- J'emmène César faire sa promenade. Tu as envie de venir ?

- Non, merci, fit DeDe. Je crois que je vais trier mon courrier.

Dès qu'il eut quitté la maison, elle appela Binky Gruen.

- Bink ?

- DeDe ?

- Je suis de retour.

- Alors ?

- Alors quoi ?

- Alors combien, idiote ? Combien tu as perdu ?

- Oh... neuf kilos.

Binky émit un sifflement.

- Dis donc, tu frises l'anorexie !

- Binky, j'ai besoin...

- A ce propos, je suis convaincue que Shugie Sussman est anorexique. Aucun doute là-dessus. Elle est en train de fondre à vue d'oeil, et personne n'arrive à la persuader qu'elle n'est pas obèse. C'est absolument tragique, DeDe. On pourra bientôt envoyer cette pauvre fille à

l'hôpital dans une enveloppe !

- Binky, malgré tout l'intérêt que je porte au sort de Shugie Sussman...

- Désolée, ma chérie. Tu t'es bien amusée ? Enfin, je veux dire, mis à part ces monstrueuses séances d'exer...

- J'ai besoin de ton aide, Binky.

- Oui.

- Il me faut... un docteur.

- Oh, mon Dieu ! Alors tu es malade. Oh, je suis si...

- Non, je ne suis pas malade. Il me faut juste un docteur.

- Ah.

- Je pensais à celui que tu avais consulté au printemps dernier.

- Oh, oh.

- Rien d'officiel. Je ne suis pas s˚re. Je me sentirais mieux si...

- «a pourrait être d˚ à tous ces exercices. Parfois, un tel changement physique peut foutre en l'air ton cycle.

- J'y ai pensé.

- qui sait, ça pourrait même être de l'anorexie.

- Tu vas arrêter avec ça ? «a pourrait être à peu près n'importe quoi. Je veux juste...

- A peu près n'importe quoi, mais malheureusement pas Beauchamp, c'est ça ?

Silence.

- Il te faut un gynéco qui ne connaisse pas la famille, n'est-ce pas ?

- Voilà.

- OK. J'ai ce qu'il te faut. Une merveille. Il est doux, discret, et très agréable à regarder. Tu as de quoi écrire ?

- Vas-y.

- Jon Fielding. Pas de h à Jon. 450 Sutter. Tu peux lui dire que c'est moi qui t'envoie.

Les beach boys.

Les locataires de Mme Madrigal avaient surnommé ce coin de la cour

"Barbary Beach".

"D'accord, pensa Michael en étalant sa serviette de bain sur les briques, ça ne vaut pas les dimanches au lac Temescal, mais ça devra faire l'affaire."

Dans moins de sept heures, il serait sur la scène du Endup.

Il lui fallait absorber un maximum de rayons.

- Salut ! dit une voix quelque part entre lui et le soleil.

Il leva la tête, protégeant ses yeux. C'était le type du deuxième étage. Brian quelque chose. Il tenait une serviette à l'emblème d'une marque de bière.

- Salut. Bienvenue. L'eau est délicieuse.

Brian opina du bonnet et jeta sa serviette à terre. Un mètre et demi, remarqua Michael : proche, mais pas trop. Le parfait S.M.C. : Sexy Mais Coincé.

- Tu crois que ça vaut la peine ? demanda Brian.

- Probablement pas, mais tant pis. Pourquoi décevoir tous ces autres corps roses dans les bars ?

Brian se mit à rire. Il avait compris l'ironie de la remarque. "OK, pensa Michael, il sait que nous ne fréquentons pas les mêmes bars. Et encore moins les mêmes corps. Bref, il sait, et il sait que je sais qu'il sait. Tout va bien."

- Tu es Brian, et je suis Michael. C'est ça ?

- Exact.

Ils se serrèrent la main, toujours couchés sur le ventre, levant le bras dans le vide pour se toucher.

Michael rit.

- On dirait une scène du plafond de la chapelle Sixtine !

quinze minutes plus tard, Michael avait de nouveau envie de parler.

- T'es célibataire, non ?

- Ouais.

- «a doit être une ville formidable pour un célibataire. Je veux dire... un hétéro.

- Ah ?

- Enfin... Il y a tellement d'homos que les femmes doivent s'arracher les hétéros, si tu vois ce que je veux dire.

Brian grogna. Il était allongé sur le dos à présent, les mains derrière la tête.

- La nuit dernière, j'ai passé quatre heures dans un bar à draguer une gonzesse sur laquelle je ne me serais même pas retourné à l'université.

- Oui, fit Michael, un rien surpris par la remarque. «a devient comme un jeu. Plus drôle de défaire le paquet que de découvrir le contenu.

Enfin, parfois...

Il jeta un coup d'oeil à Brian, et se demanda s'ils se comprenaient un peu...

- Tu connais Mary Ann Singleton ? s'enquit Michael.

- Oui.

- Eh bien, on a eu une longue conversation, Mary Ann et moi, et elle m'a avoué qu'elle voulait rentrer à Cleveland. Je lui ai fait la morale sur la nécessité de se prendre en charge et tout ça... Mais le plus effrayant, c'est que j'ai parfois l'impression qu'elle a raison. Peut-être qu'on devrait tous rentrer à Cleveland.

- Ouais. Ou bien aller se réfugier dans une ferme de l'Utah.

Retourner aux choses vraies.

- J'ai aussi mon endroit. Un village au Colorado, sans aucun confort. Juste un bon restaurant français et un décorateur design.

Ils éclatèrent tous les deux de rire. Michael se sentit instantanément plus à l'aise avec lui.

- Ce qui me fait vraiment chier, expliqua Brian, c'est qu'on ne sait jamais ce que les femmes ont derrière la tête... Pas pour longtemps, en tout cas. Elles ne montrent que ce qu'elles veulent bien montrer.

Michael approuva.

- Et donc tu t'imagines toutes sortes de choses fausses.

- Exactement.

Brian se mit à arracher des touffes d'herbe entre les briques.

- «a m'arrive tout le temps, dit Michael. Je rencontre-quelqu'un du type viril, dans un bar ou un sauna, et il ressemble vraiment à ce que je cherche. Une belle moustache, un jean, une chemise militaire kaki...

Costaud... quelqu'un que tu peux ramener à Orlando sans que les gens s'aperçoivent de la différence... Puis tu l'accompagnes dans son appartement à Upper Market, et tu évites la salle de bains à tout prix parce que c'est dans la salle de bains que le rêve s'évanouit, que le mythe du m‚le tombe en poussière...

Brian parut désorienté.

- C'est l'armoire de la salle de bains, expliqua Michael. Toute une panoplie de shampooings et de crèmes de beauté. Et au-dessus des toilettes, ils ont tous un de ces foutus petits récipients dorés remplis de boules de savon multicolores !

Idole d'ébène.

Chez Perry, la femme black mangeait son dîner du dimanche toute seule, dans la salle du fond.

Elle personnifiait la gr‚ce et la sophistication, noire et pure.

Brian remarqua qu'elle ne touchait pas à ses frites, et que ses yeux quittaient rarement son assiette.

- Encore un peu de café ?

Elle leva les yeux et sourit. Avec une tristesse rêveuse, pensa-t-il. Elle secoua la tête et dit "Merci." Irrésistible.

- Un dessert, peut-être ?

Un autre refus.

OK, pensa-t-il, assez de stratagèmes de conversation standard.

C'est le moment de sortir la grosse artillerie du baratin :

- Vous n'aimez pas les frites, hein ?

Elle tapota sa taille de guêpe.

- J'y suis allergique. Mais elles ont l'air délicieuses.

- Une ou deux ne vous feront pas de mal.

- Je n'en ai jamais vu de rondes comme celles-ci. On dirait des chips malades de la thyroÔde.

II partit d'un éclat de rire viril. Voilà, c'est en route, mon pote. Mais surtout, ne rien précipiter. Prendre son temps...

Elle replia sa serviette. Merde ! Elle allait demander l'addition.

Elle sourit à nouveau.

- Pourrais-je... ?

- Vous savez que vous ressemblez exactement à Lola Falana ?

Super subtil, bravo. Si ça ne la faisait pas fuir, rien ne le ferait.

Pourtant, son expression ne changea pas. Elle souriait toujours.

- Vous voulez m'offrir un verre, n'est-ce pas ?

- Euh... oui, justement.

- A quelle heure finissez-vous le service ?

- A vingt-deux heures.

- Rendez-vous à vingt-deux heures ?

- Pile. Je m'appelle Brian.

- D'orothea.

A l'autre bout de la ville, au Endup, Michael Tolliver se frayait un chemin à travers une forêt de mecs en chemises Lacoste. Mona l'accompagnait.

- Bon, maintenant, Mouse, c'est certain.

- quoi ?

- Je suis une fille à pédés.

- Oh, c'est pas vrai !

- Mais regarde un peu autour de toi. Je suis la seule femme, ici !

Michael la prit par l'épaule, et la fit pivoter en direction du bar. Une femme robuste en jean et en chemise de travail tenait le bar.

- Tu te sens mieux, maintenant ?

- Beaucoup mieux. Bon, tu pars te changer ou quoi ?

- Je crois que je suis censé m'inscrire. «a va, si je te laisse seule ici ?

- Mais oui, tu parles !

Elle lui adressa un clin d'oeil et lui claqua le derrière.

La barmaid dirigea Michael vers le responsable des inscriptions.

L'homme prit le nom et les mensurations de Michael, et lui délivra un numéro en papier accroché à une cordelette.

Il portait le numéro 7.

- Euh... O˘ puis-je me changer ?

- Dans les toilettes pour dames.

- Logique.

Il y avait déjà trois mecs dans les toilettes pour dames. Deux d'entre eux étaient en slip, et fourraient leurs vêtements dans un sac en plastique fourni par la direction. Le troisième fumait un joint, toujours habillé de son treillis recyclé du Vietnam.

- Salut, lança Michael à ses collègues gladiateurs.

Ils lui renvoyèrent son sourire, certains avec plus d'hypocrisie que d'autres. Ils lui rappelaient ses concurrents au Concours des sciences du lycée d'Orlando en 66. Faussement désinvoltes. Et assoiffés de victoire.

"Après tout, pensa Michael, cent dollars, c'est cent dollars."

- Est-ce qu'on... On est censés rester ici et attendre notre tour ?

Un blondinet en slip Mark Spitz sourit de la naÔveté de Michael.

- Fais ce que tu veux, mon chou, mais moi je vais me mêler à la foule. Il se peut qu'ils élisent aussi une Miss Convivialité.

Michael se glissa donc dans la foule, vêtu uniquement de son numéro en papier et du slip qu'il avait acheté la veille chez Macy's.

Mona leva les yeux au ciel en le voyant arriver.

- Je vais payer le loyer, dit-il.

- N'en sois pas si s˚r. Je crois que je viens de voir Arnold Schwarzenegger sortir des toilettes pour dames.

- Merci pour ce réconfort, Mona.

Elle tira l'élastique de son slip.

- «a va marcher, petit.

La plainte de D'orothea.

Comme prévu, Brian la retrouva au Washington Square Bar and Grill.

Elle était appuyée élégamment contre le bar, ses yeux marron pétillants de curiosité, en pleine conversation avec Charles McCabe. Le chroniqueur semblait tout aussi fasciné.

- Vous le connaissez ? s'enquit Brian quand elle vint le rejoindre.

- Je viens de le rencontrer.

- Vous êtes une rapide, dites donc.

Elle le bouscula d'un geste espiègle :

- C'est maintenant que vous découvrez ça ?

Il apprit que D'orothea était mannequin. Elle avait travaillé à New York pendant cinq ans, colportant ses traits d'onyx poli chez Vogue et Harper's, Clovis Ruffin et Stephen Burrows et "n'importe qui d'autre désireux de suivre le courant de mode afro".

Elle avait gagné de l'argent, avoua-t-elle, beaucoup d'argent.

- Pas trop mal pour une fille qui, avant l'apostrophe, a grandi à

Oakland.

- Avant quoi ?

Elle sourit.

- L'apostrophe. Avant, je m'appelais Dorothy Wilson. Jusqu'au jour o˘ Eileen Ford l'a transformé en Dorothea et a collé une apostrophe entre le D et le o.

Elle leva un sourcil de manière thé‚trale :

- Très chic, vous ne trouvez pas ?

- Dorothy, c'était déjà bien.

- Moi aussi, je trouvais ! Mais c'était soit l'apostrophe, soit un de ces noms africains hideux comme Simbu ou Tamara ou Bozo, et là, plutôt crever que de me montrer dans toute la ville avec le nom du chimpanzé de Ronald Reagan !

Brian rit, et remarqua que le visage de D'orothea était plus joli encore lorsqu'il s'animait. Il resta silencieux pendant plusieurs secondes, puis demanda posément :

- Et c'était dur de grandir à Oakland ?

Elle réfléchit un moment, le fixant sous des paupières lourdes.

- Ah, je comprends tout ! Un li-bé-ral !

Il rougit.

- Non, pas vraim...

- Alors, laissez-moi deviner : un travailleur bénévole pour les bonnes causes, peut-être ? Un avocat des droits civils ?

Sa précision l'agaça prodigieusement.

- J'ai travaillé pour la Ligue urbaine, à Chicago, mais je ne vois pas ce que...

- Et toute cette culpabilité vous a tellement épuisé que vous avez tout envoyé en l'air pour prendre un job de serveur. Je te reçois cinq sur cinq, mon bonhomme.

Il termina son verre.

- Je ne crois pas, dit-il, que vous soyez capable de recevoir autre chose que votre propre voix.

Elle déposa son verre de Dubonnet et le regarda, sans expression.

- Pardon, fit-elle doucement. Revenir ici m'a rendue nerveuse.

- Ce n'est rien.

- Tu as une bonne bouille, Brian. J'ai besoin de parler à

quelqu'un.

- A un psy.

- Comme tu voudras. «a te dérange ?

- J'espérais quelque chose de plus primaire. Elle ignora le sous-entendu.

- Parfois, c'est plus facile de se confier à un inconnu.

Il commanda un autre verre au barman.

- Vas-y, dit-il à D'orothea. Le docteur est tout ouÔe.

Elle raconta son histoire, sans l'enjoliver, ne croisant que très rarement le regard de Brian :

- Il y a quatre ans, juste quand les choses ont commencé à marcher pour moi à New York, j'ai rencontré quelqu'un qui travaillait sur une campagne de maillots pour J. Walter Thompson. Nous passions pratiquement tout notre temps ensemble, sur des lieux de tournage, partout sur la Côte Est. «a nous a pris environ trois semaines pour en arriver à filer le parfait amour.

Brian hocha la tête, abandonnant tous ses espoirs.

- Bref, on a emménagé ensemble, dans un loft fantastique à SoHo, et j'ai vécu les six plus beaux mois de ma vie. Et puis quelque chose s'est passé, je ne sais pas quoi... et ma moitié a accepté un travail à San Francisco. On s'est écrit pendant un temps, sans jamais vraiment perdre contact, et moi... j'ai continué à gagner du fric.

Elle sirota un peu de Dubonnet et le regarda pour la première fois.

- Et maintenant, Brian, je suis de retour, et tout ce que je veux, c'est que cette personne revienne dans ma vie. Mais, bien s˚r, ça dépend complètement...

- D'elle ?

Elle sourit chaleureusement :

- Tu es rapide.

- Merci.

- C'est moi qui paie les verres, OK ?

A qui perd gagne.

Le maître de cérémonie du concours de danse en slip s'appelait Lorelei Lascive. Sa perruque blond platine dominait sa silhouette rondelette, comme un champignon atomique au-dessus d'un atoll.

Michael gémit et réajusta son slip.

- Mais qu'est-ce que je fous ici, putain ! Mona, j'ai été membre des Futurs Fermiers d'Amérique, dans le temps !

- Souviens-toi, tu paies le loyer.

- Oui. Je paie le loyer, je paie le loyer. Ceci est un enregistrement...

- Détends-toi.

- Et si je perdais ? Et s'ils se mettent à rire ? Oh, bordel !

qu'est-ce que je fais s'ils ne me remarquent même pas ?

- Mouse, tu ne vas pas perdre. Ce tas de ringards ne sait pas danser, et tu es le plus mignon d'entre tous. Tu dois avoir confiance en toi !

- Comme je suis rassuré !

- Reste cool, Mouse.

- Je crois que je vais vomir.

- Garde ça pour le finale.

Cinq candidats étaient déjà passés sur scène. Un sixième s'y trouvait en ce moment même, en train de battre des bras sur la piste de danse en plastique, vêtu d'un slip en peau de léopard.

La foule hurlait son approbation.

- …coute ça, Mona. Tout est foutu.

Michael s'en voulait d'avoir choisi un slip blanc, tout ce qu'il y avait de plus classique. Cette foule aimait visiblement les trucs voyants.

- Allez, dit Mona, le traînant à travers la foule jusqu'au bord de la piste de danse. T'es le prochain, Mouse.

Elle resta à ses côtés. Ils attendirent ensemble, sous les néons d'un drapeau américain lumineux.

Lorelei Lascive s'approcha du micro lorsque les applaudissements pour le candidat numéro 6 décroissèrent.

- qu'est-ce que vous dites de ça, les garçons ? Visez-moi les pectos de ce joli numéro ! J'en suis toute retournée !

II empoigna les contours de sa poitrine à paillettes :

- Jamais des sacs de riz n'auront eu l'air aussi appétissants.

Michael se sentit blêmir.

- Appelle Mary Ann, chuchota-t-il à Mona. Je rentre à Cleveland avec elle.

Mona le rassura d'une petite tape sur le derrière.

- OK, s'écria Lorelei. Notre prochain candidat est... le candidat numéro 7 ! Il nous vient d'Orlando, en Floride, o˘ le soleil brille sans arrêt et o˘ poussent toutes ces MA-GNI-FIqUES choses de la nature. Il s'appelle Michael... Michael quelque chose... Mon chou, je ne peux pas lire ton écriture. Si tu es ici quelque part, viens dire ton nom à Lorelei.

Michael leva la main à contrecoeur et dit :

- Tolliver.

- Pardon, mon chou ?

- Michael Tolliver.

- OKAAY ! On applaudit très fort Michael Oliver !

Rouge écarlate, Michael grimpa sur la plate-forme tandis que Lorelei replongeait dans l'ombre. Les joyeux lurons du bar se retournèrent à l'unisson pour juger de la valeur du nouveau. La musique démarra. Il s'agissait de Dr Buzzard's Original Savannah Band avec Cherchez la femme.

Michael enclencha la vitesse supérieure, et fit le vide dans sa tête. Il bougea avec la musique, se laissant porter par le rythme frénétique. Il revivait tout simplement son vieux cauchemar d'adolescence, o˘ il apparaissait sur la scène du spectacle de fin d'année au lycée... en slip !

Pendant un bref instant, il regarda le public. Les visages luisants et bronzés. Les cous musclés. Le regard mauvais d'une centaine de petits crocodiles verts sur une centaine de poitrines...

Et puis son sang se glaça.

Car là, dans la foule, l'air sombre au-dessus d'une chemise en soie et d'un blazer Brioni, se trouvait le visage qu'il ne voulait pas voir.

Leurs regards se croisèrent, pendant un bref instant seulement. Ensuite, le visage se plissa dédaigneusement et se détourna.

Jon.

La musique cessa. Michael bondit dans la foule, insensible aux mains qui flattaient son corps en signe de félicitations. Il se fraya un chemin à travers des effluves de nitrite d'amyle, jusqu'aux portes battantes dans le coin de la pièce.

Jon s'en allait.

Michael resta devant l'entrée, et regarda la silhouette svelte s'éloigner dans la 6me Rue. Trois hommes l'accompagnaient, tous en costume comme lui. Un bref éclat de rire émana du quatuor, juste avant qu'il ne monte à bord d'une BMW beige et ne disparaisse pour de bon.

Une heure plus tard, il apprit la nouvelle : il avait gagné. Cent dollars et un pendentif en or en forme de slip. La Victoire.

Mona l'embrassa sur la joue à sa descente du podium.

- Et quelle importance s'il y a un docteur dans la salle ? dit Michael.

Il sourit faiblement et s'agrippa à son bras, s'abandonnant à la musique. Puis il se mit à pleurer.

Fiasco à Chinatown.

quittant le cinéma Gateway, Mary Ann et Norman se dirigèrent vers l'ouest en direction de Chinatown. quand ils atteignirent la station-service en forme de pagode sur le coin de Columbus Avenue, une épaisse poche de brouillard noyait les néons dans un flou artistique.

- Lors de nuits comme celle-ci, dit Norman, j'ai l'impression d'être dans un roman de Hammett.

- Hammond ?

- Hammett. Dashiell Hammett. Vous savez ?... Le Faucon maltais.

Elle connaissait le nom, mais pas grand-chose d'autre. Aucune importance.

Le seul faucon dans la vie de Norman était sa Falcon garée au coin de Jackson et Kearny.

- Vous devez rentrer tout de suite ?

Il posa la question prudemment, comme un enfant qui demande la permission de veiller tard.

- Eh bien, c'est-à-dire que... non. Pas tout de suite.

- Vous aimez manger chinois ?

- Bien s˚r.

Elle sourit, réalisant soudain à quel point elle appréciait ce nounours empoté et gentil avec sa cravate à clip. Il ne l'attirait pas particulièrement, mais elle l'aimait beaucoup.

Il l'emmena chez Sam Woh, sur Washington Street, o˘ ils se faufilèrent à travers une minuscule cuisine, puis un escalier, pour aboutir enfin dans un box au premier étage.

- Tenez-vous prête, dit Norman.

- A quoi ?

- Vous verrez.

Trois minutes plus tard, elle s'éclipsa discrètement aux toilettes.

Il n'y avait pas de lavabo dans l'étroit cabinet, et elle était déjà à mi-distance de la table quand elle découvrit o˘ le lavabo était placé.

- Hé, madame ! Allez vo' laver les mains !

Stupéfaite, elle se tourna en direction de la voix. Un serveur chinois indigné déchargeait des assiettes de nouilles d'un monte-plat. Elle s'arrêta net, dévisagea son accusateur, puis jeta un coup d'oeil en arrière vers la porte des toilettes.

Le lavabo se trouvait à côté de la porte, à l'extérieur.

Dans la salle à manger.

Une douzaine de clients la regardaient avec un sourire narquois, amusés par son embarras. Le serveur insista :

- Laver, madame. Vo' ne lavez pas, vo' ne mangez pas !

Elle se lava les mains, et retourna à table, rouge de honte.

Norman sourit d'un air penaud.

- J'aurais d˚ vous prévenir.

- Vous saviez qu'il allait faire ça ?

- Il se spécialise dans la grossièreté. C'était une plaisanterie.

Un ancien seigneur de guerre devenu serveur. Les gens viennent ici pour ça.

- Oui, eh bien, pas moi !

- Je regrette, vraiment.

- On s'en va ?

- La nourriture est...

- S'il vous plaît, dit-elle.

Ils s'en allèrent.

De retour dans le sombre canyon de Barbary Lane, il lui prit le bras d'un geste protecteur.

- Je suis désolé, pour Edsel.

- qui ça ?

- C'est comme ça qu'il s'appelle. Le serveur. Edsel Ford Fong.

Elle pouffa de rire malgré elle :

- Vraiment ?

- Je pensais que ce serait drôle, Mary Ann.

- Je sais.

- J'ai vraiment tout g‚ché. Pardon.

Elle s'arrêta dans la cour et fit volte-face :

- Vous êtes très vieux jeu, j'aime ça ! dit-elle.

Il baissa les yeux.

- Je suis très vieux tout court, répondit-il.

- Bien s˚r que non. Ne dites pas ça. quel ‚ge avez-vous ?

- quarante-quatre ans.

- «a n'est pas vieux. Paul Newman est plus ‚gé que vous.

Il gloussa :

- Je ne ressemble pas tout à fait à Paul Newman.

- Vous êtes très bien, Norman.

Il resta figé maladroitement, pendant que la paume de Mary Ann glissait doucement le long de son menton. Elle pressa sa joue contre la sienne.

- Très bien, répéta-t-elle. Ils s'embrassèrent.

Les doigts de Mary Ann descendirent le long de sa poitrine et, à la recherche d'un soutien, s'agrippèrent au bout de sa cravate. Celle-ci lui resta dans la main.

Le Dernier Hippie.

Certains petits matins, Vincent se sentait comme le dernier hippie au monde.

Le Dernier Hippie. L'expression prenait une sorte de grandeur tragique, à Oak Street, dans la salle de bains de son appartement, alors qu'il ébouriffait sa chevelure ambrée afin de cacher son oreille manquante.

Si on ne pouvait pas être le premier, il restait la douce et noble satisfaction d'être le dernier. Le Dernier des Mohicans. Le Dernier Repas.

Le Dernier Hippie !

Il avait un jour mentionné le concept à sa Vieille, quelques heures à peine avant qu'elle ne le quitte pour s'engager dans l'armée israélienne ; mais Laurel avait répliqué par un ricanement méprisant.

- C'est trop tard, avait-elle lancé, lui soulevant une touffe de cheveux du côté gauche. Tu n'es plus que neuf dixièmes du Dernier Hippie.

Elle n'avait pas toujours été ainsi.

Pendant la guerre, elle avait été tout à fait différente. Ses intransigeances de grande constipée de l'intellect avaient pu trouver un exutoire dans des trips positifs voyages astraux, bougies de sable, macramé...

Mais post bellum, les choses s'étaient dégradées. Elle s'était inscrite dans un cours d'autodéfense pour femmes, et s'entraînait sur lui pendant qu'il récitait ses mantras. Plus tard, malgré les efforts de ses instructeurs lors d'un stage intensif de méditation Arica de quarante jours, elle développa, du jour au lendemain, une obsession pour le massage Rolfing.

Non pas comme patiente. Comme praticienne.

Cette carrière naissante connut une fin brutale quand un dentiste de Marin County menaça de la faire arrêter pour coups et blessures.

- Il était paranoÔaque, affirma Laurel plus tard.

- Selon lui, tu y prenais plaisir, répondit calmement Vincent.

- …videmment que j'y prenais plaisir ! C'est mon boulot d'y prendre plaisir !

- Et tu racontais des trucs pendant ton massage.

- quel genre de trucs ?

- Laisse tomber.

- Non. Dis-moi !

- Comme... "Sale porc de bourgeois !" et "Les mains en l'air !".

- Tu racontes n'importe quoi !

- Et il a ajouté...

- …coute, Vincent ! qui crois-tu : moi, ou cette espèce de sale porc bourgeois parano ?

Elle était partie, à présent. Loin de l'Amérike.

C'est comme ça qu'elle l'épelait. Avec un k.

La seule pensée de cette excentricité lui fit venir les larmes aux yeux, alors qu'il en était à s'accrocher désespérément aux derniers vestiges de leur vie commune.

Il traîna les pieds jusqu'à la cuisine, et fixa d'un oeil torve le poster fluo PERDS PAS LE NORD.

Laurel l'avait affiché là, il y avait une centaine d'années. Le papier avait été froissé et jauni par le temps, et son message paraissait cruellement anachronique.

Vincent avait perdu le nord depuis longtemps.

Avec sa main à cinq doigts, il se jeta sur le poster et en fit une boule qu'il propulsa à travers la pièce avec un cri d'angoisse bestial.

Puis il se précipita dans la chambre à coucher et réserva le même sort à

Che Guevara et Tania Hearst.

L'heure était venue de se casser.

La permanence de S.O.S. …coute, décida-t-il, était le meilleur endroit pour ça. Un terrain neutre, en quelque sorte. Du domaine public.

Rien à voir avec Laurel et lui.

Il arriva à dix-neuf heures trente, et se prépara une tasse de café

soluble avec l'eau chaude de la salle de bains. Il rangea le bureau, vida les corbeilles à papier et nettoya son scalpel avec du détergent.

Mary Ann arriverait à vingt heures.

Il avait tout le temps pour ne pas se rater.

Il inscrivit une dernière fois son nom sur le registre, et éprouva un certain remords pour les ‚mes torturées qui appelleraient ce soir, cherchant son réconfort.

que pourrait bien leur dire Mary Ann ?

Et que ferait-elle quand elle le découvrirait ?

Le scalpel est trop sanglant, décida-t-il, en manipulant pour la dernière fois son collier antistress. Il doit y avoir un moyen plus propre, un procédé moins éprouvant pour Mary Ann.

L'idée lui en vint soudainement.

Des nouvelles de la famille

Avant de se mettre en route pour la permanence de S.O.S. …coute, Mary Ann passa chez Mona et Michael. Michael, les yeux rougis, lui ouvrit la porte.

- Salut, dit-il faiblement. Bienvenue à l'Hôtel du Coeur-Brisé.

- T'es avec quelqu'un ?

Dans la chambre à coucher, la chaîne stéréo fonctionnait.

- Non, mais j'aimerais bien.

- Michael, il y a quelque chose qui ne va pas ?

Il secoua la tête et s'obligea à sourire.

- Entre. Je voudrais te faire écouter quelque chose.

Il l'emmena dans sa chambre et lui proposa une chaise.

- Assieds-toi et pleure un bon coup, dit-il. Cette femme est un don du ciel pour les romantiques.

Il lui montra la pochette d'un album : First Night de Jane Olivor.

Mary Ann appuya sa tête contre sa main et écouta.

La chanteuse roucoulait Some Enchanted Evening, arrachant quelques larmes supplémentaires à Michael.

- Tous les pédés de la ville l'adorent, dit Michael. C'est de la bonne musique pour les ablutions.

- Les ablutions ?

- Tu sais. A la fin d'une partie de crac-crac. Tu la passes après, pendant que le mec allume une cigarette et qu'il... fait sa toilette.

Mary Ann rougit

- Et pourquoi pas avant ?

- Euh... Excellente question. Je dirais qu'avant... c'est risqué.

Après, il n'y a plus de danger.

- Ah.

Elle rit nerveusement.

Michael s'effondra sur le lit et fixa le plafond.

- J'espère que je ne vais pas devenir cynique, s'inquiéta-t-il.

- Mais non !

- Est-ce que tu crois au mariage, Mary Ann ?

Elle hocha la tête :

- La plupart du temps.

- Moi aussi. J'y pense à chaque fois que je repère quelqu'un. Rien qu'aujourd'hui, je me suis marié quatre fois dans le bus 41.

Il y avait une pointe de gêne dans le rire de Mary Ann.

- Je sais, reprit Michael. Tu penses à ces tantes en caftan, qui déambulent dans Golden Gate Park avec leurs demoiselles d'honneur travelos... Ce n'est pas de ça que je parle.

- Je sais.

- Ce serait comme... un ami. quelqu'un avec qui acheter un sapin de NoÎl.

- Je vois.

Elle essaya en vain de s'imaginer en train de choisir un sapin avec Norman.

Mona avait disparu pour toute la journée. Son absence commença à

peser à Michael dès l'instant o˘ Mary Ann s'en fut allée. Mona n'était pas très joyeuse, ces derniers temps, mais au moins elle lui faisait de la compagnie.

Elle l'empêchait de couler à pic.

A quoi bon, pensa-t-il, en baissant le son de la chaîne stéréo. Il rôda jusqu'à la cuisine. "Toute ta vie est en train de couler à pic. Tu n'appartiens à personne, et personne ne t'appartient. Ta sainte chasteté, c'est de la merde."

Il fouilla le frigo à la recherche d'un en-cas, et en sortit un demi-pamplemousse et une canette de limonade entamée. A côté du compartiment à glace, un flacon de poppers se tenait stoÔquement isolé, dans l'attente d'une prochaine fois. Il lança un regard assassin à la petite bouteille brune et claqua la porte du frigo, en disant :

- Gèle-toi le cul, petite chieuse !

- Allô, Mikey ?

- Maman ?

- Comment vas-tu, Mikey ?

- Bien, maman. Il n'y a pas eu d'... Tout va bien, n'est-ce pas ?

- Oh ! Comme ci, comme ça. Ton père et moi, on a une surprise pour toi.

Du bout de ses doigts, il suivit les plis de son front : "Mon Dieu, je vous en supplie, tout mais pas ça !"

- quoi, maman ?

- Eh bien, tu sais que ça fait des années que ton père essaie de décrocher un de ces voyages avec la Coopérative des agrumes de Floride...

"Oh non, mon Dieu ! J'irai à l'église, n'importe laquelle ! Je n'aurai plus jamais de pensées impures !"

- ... Et devine ce qui s'est passé cet après-midi.

- Vous avez eu le voyage.

- Oui. Et devine o˘ ?

- A Mykonos.

- quoi ?

- Rien, maman. Je dis des bêtises. Vous venez à San Francisco, c'est ça ?

- N'est-ce pas formidable ? On aura quatre jours entiers ! Et les réservations d'hôtel sont déjà faites !

Elle lui apprit que les réservations avaient été effectuées au HoliDay Inn de Van Ness Avenue, du 29 octobre au 1er novembre.

L'horrible signification de ces dates n'effleura pas Michael.

Jusqu'au moment o˘ il consulta le calendrier.

M. et Mme Herbert L. Tolliver abandonnaient la Floride et ses orangeraies pour passer quatre délirantes journées à San Francisco...

pendant le week-end d'Halloween.

Il eut envie d'hurler : "Au secours !"

Un refuge pour chats errants.

La chambre à coucher d'Anna avait été soigneusement préparée pour l'arrivée d'Edgar.

Les draps avaient été changés, les fougères humectées, et la photo qui trônait habituellement sur le buffet enfouie dans le tiroir à lingerie.

- quoi, pas de matelas à eau ?

Edgar la gratifia d'un sourire rusé, inspectant la pièce pour la première fois.

- Désolée, dit-elle.

Puis elle haussa les épaules :

- Il est en réfection. Un homme est venu dormir ici la nuit dernière, et nous avons failli noyer le chat.

- quel chat ?

Elle lui lança un oreiller :

- Tu es censé demander "quel homme ?", espèce de malotru !

- OK. quel homme ?

- Oh, je ne sais plus ! Il y en a eu tellement !

Il l'enlaça et la serra pendant une demi-minute, puis il se courba et embrassa délicatement ses paupières.

quand il eut terminé, Anna ouvrit les yeux et dit :

- Fitzgerald.

- Pardon ?

- Je pense à Gatsby le Magnifique: "Elle était de ces femmes qu'on embrasse sur les yeux." Enfin, un truc comme ça... Tu veux boire quelque chose, ou tu es déjà ivre ?

- Anna !

Elle lui donna un léger coup de coude.

- Tu sens le bon scotch.

- J'étais invité à un cocktail au Summit.

- Avec Frannie ?

Edgar hocha la tête. Anna reprit :

- Et comment tu as fait pour... ?

- DeDe l'a raccompagnée à la maison.

- Edgar... Elle doit s˚rement se rendre compte de quelque chose.

- Elle était à peine consciente, Anna.

Anna appuya sa tête contre le torse d'Edgar et pointa un index long et délicat vers la fenêtre.

- Regarde, fit-elle, réajustant l'oreiller sous sa tête. Il se tourna vers la fenêtre et aperçut un chat tigré dodu sur le rebord.

L'animal s'arrêta un bref instant, miaula en direction d'Anna, et continua sa route.

- Il s'appelle Boris, dit Anna.

- Tu ne le laisses pas entrer ?

- Il ne m'appartient pas.

- Ah... Alors ça ne compte pas.

- Je l'aime, lui renvoya-t-elle simplement. «a compte pour quelque chose, non ?

Anna lui tendit une tasse de thé et se glissa à nouveau dans le lit.

- Il y a une théorie, commença-t-elle, qui dit que nous sommes tous des habitants de l'Atlantide.

- qui ?

- Nous. A San Francisco.

Edgar lui sourit avec indulgence, se préparant à une autre longue histoire.

Anna reçut le message.

- Tu veux l'entendre... ou bien tu te ramollis ?

- Vas-y. Raconte-moi une histoire.

- Eh bien... Dans une de nos dernières incarnations, nous étions tous des citoyens de l'Atlantide. Tous. Toi, moi, Frannie, DeDe, Mary Ann...

- Tu es s˚re qu'elle n'est pas chez elle ?

- Elle est partie à sa permanence. Détends-toi.

- OK. Je suis détendu.

- Très bien. Nous vivions tous dans ce fabuleux royaume englouti par les eaux il y a très longtemps. Maintenant, nous sommes revenus sur cette péninsule très spéciale, au bord du continent, car nous savons, dans les tréfonds secrets de notre mémoire, que nous devons retourner ensemble à

la mer.

- Ah ! Le tremblement de terre.

Anna acquiesça :

- Tu vois. Tu as dit le tremblement de terre, pas un tremblement de terre. Tu l'attends. Nous l'attendons tous.

- Et qu'est-ce que ç'a à voir avec l'Atlantide ?

- Eh bien, pour commencer, notre fameux gratte-ciel en forme de pyramide : la Transamerica.

- Hein ?

- Tu ne savais donc pas ce qui se détachait dans le ciel de l'Atlantide, Edgar ? L'édifice qui dominait toute la cité ?

Il fit signe que non.

- Une pyramide ! Une énorme pyramide, avec un signal lumineux au sommet !

quand Edgar s'engouffra dans la ruelle une heure plus tard, Anna l'observait par la fenêtre. Elle frappa un coup sec sur la vitre, mais il ne l'entendit pas.

quelqu'un d'autre, dissimulé dans les buissons au bout de la cour, observait également la scène.

Norman Neal Williams.

Par une belle nuit étoilée.

Mary Ann était en retard, mais elle remarqua pourtant la Mercedes garée au pied des marches de Barbary Lane. La plaque personnalisée disait : FRANNI. Elle reconnut immédiatement la voiture d'Edgar Halcyon.

"quelle petite ville !" pensa-t-elle. Plus petite, à bien des égards, que Cleveland. Elle se demanda à quelle soirée mondaine sur Russian Hill les Halcyon étaient invités ce soir.

- Alors, encore en train de courir ?

C'était Brian, qui la croisa dans la rue avec un sourire indubitablement moqueur.

- Je vais à la permanence, dit-elle sèchement. Je suis en retard.

- Ah oui... le rendez-vous des suicidaires !

Elle fronça les sourcils :

- Ce n'est qu'un aspect du travail, ça.

- A quelle heure finis-tu ?

- Assez tard.

- Je vois. OK... Bon, si ça te dit après, passe chez moi fumer un joint.

- Après, je suis en général assez fatiguée.

Avant de gravir les premières marches de l'escalier, il la frôla.

- C'est ça, dit-il. Au moins tu as le mérite d'être claire.

Comme d'habitude, le tramway de J-Church ressemblait à un zoo.

Après avoir essuyé la mauvaise humeur du contrôleur, Mary Ann se fraya un passage, dans les miasmes d'eaux de toilette bon marché, jusqu'à

une place libre, à l'arrière. Elle s'assit à côté d'une vieille dame qui portait un manteau en étoffe rose et une affreuse perruque marron.

- «a se réchauffe, dit la dame.

- Pardon ? fit Mary Ann.

- On dirait que le temps se réchauffe !

"Une vraie pie, pensa Mary Ann. «a ne rate jamais."

- Oui, concéda-t-elle, on dirait.

- Vous êtes d'o˘ ?

- De Cleveland.

- Ma soeur a été à Akron, une fois.

- Ah... C'est très joli, Akron.

- Moi, je suis née et j'ai grandi ici. A Castro Street. Avant l'arrivée de tous ces vous-savez-quoi.

- Oui.

- Avez-vous déjà trouvé Jésus ?

- Pardon ?

- Avez-vous accepté Jésus comme votre Sauveur ?

- Euh... Ben... J'ai reçu une éducation presbytérienne.

- La Bible dit que tant que vous n'aurez pas accepté Jésus, vous n'entrerez pas au Royaume de Dieu.

"S'il y a un Dieu, pensa Mary Ann, il doit éprouver un malin plaisir à me faire rencontrer de pareils pots-de-colle. De vieilles biques fondamentalistes. Des Hare Krishna colporteurs de fleurs. Des scientologues qui me proposent des "tests de personnalité"."

Lorsque le tramway stoppa à la 24e Rue, Mary Ann se leva sans perdre une seconde.

La vieille dame la retint et dit : "que Jésus soit loué !" en lui offrant une brochure écornée. Mary Ann rougit, et l'accepta avec un petit signe de la tête en remerciement.

Le tramway s'éloigna, et elle resta sur le trottoir à lire le titre de sa brochure : VOTEZ POUR JIMMY CARTER, en gros caractères.

Le monde était en train de changer. Même avec son regard de péquenaude du Midwest, elle pouvait s'en rendre compte. La 24e Rue semblait étrangement anachronique. Ici, les hommes portaient toujours des queues-de-cheval, les femmes des robes de grand-mère.

"Et après ?" se demanda-t-elle.

Par quoi allaient être remplacés les cliniques gratuites et les centrales d'appel pour personnes en détresse et les journaux alternatifs et tous ces commerces macrobiotiques ?

Le hall d'entrée de la permanence baignait dans l'obscurité. Guidée par un filet de lumière filtrant de la pièce du fond, ses pas l'entraînèrent jusqu'à la sonnerie du téléphone.

- Vincent, je suis là. Excuse-moi, hein. J'ai complètement perdu la notion du temps. Je sais que tu dois être... Non !... Oh, mon Dieu, Vincent, non !... Oh, ce n'est pas vrai !

Le pire, c'était la langue. Elle sortait de sa bouche comme une épaisse saucisse noire.

Il pendait tout doucement du plafond en se balançant, la nuque enserrée par un hideux enchevêtrement de corde, de coquillages et de plumes. Le macramé de Laurel avait fini par servir à quelque chose.

Le joint du soir.

Le policier qui la déposa à Barbary Lane était si jeune qu'il avait des boutons d'acné. Mais il était gentil et semblait réellement se faire du souci pour elle.

- Vous êtes s˚re que ça ira ?

- Oui. Merci.

Elle avait été à deux doigts de l'inviter en haut à boire une crème de menthe... N'importe quoi pour ne pas rester seule ce soir.

Gravissant à vive allure les marches de la sombre ruelle, elle se mit à prier pour que Mona et Michael soient à la maison. Mais personne ne répondit à la sonnerie.

Devant chez elle, elle fouilla dans son sac à la recherche de ses clés, quand elle remarqua la lumière sous la porte de Brian. Elle fit demi-tour sans l'ombre d'une hésitation.

Lorsqu'il ouvrit la porte, il portait un caleçon et un sweat-shirt.

Son visage reluisait de sueur.

- Mes abdos, fit-il en souriant.

Il désigna d'un geste la planche inclinée.

- Je m'excuse de...

- Ce n'est rien.

- Je... La proposition du joint tient toujours ?

Il écouta sa description de l'horreur avec un visage quasi impassible. quand elle eut terminé, il siffla doucement.

- Vous étiez de bons amis ?

Elle secoua la tête.

- Pas du tout.

- Et c'est ce qui fait le plus mal, n'est-ce pas ?

- Oh, Brian, si seulement je lui avais parlé un peu plus...

- «a n'aurait rien changé.

Il secoua la tête, et sourit tristement.

- Bref, reprit-il, on a tous les deux passé une très bonne journée.

- qu'est-ce qui t'est arrivé, à toi ?

- Pas grand-chose. J'étais invité à une soirée privée à Stinson Beach.

- Ce n'était pas bien ?

Il tira une bouffée du joint.

- Imagine la scène : cinq jeunes couples mariés et moi. Enfin...

encore jeunes. Trente à trente-cinq ans. Ils conduisent une Audi, envoient leurs deux mouflets à l'école franco-américaine et échangent leurs impressions sur leurs robots de cuisine...

Il lui tendit le joint.

- Séquence suivante : une plage remplie de gens roses, les femmes d'un côté, discutant de bains chauds, de cellulite et du meilleur endroit pour trouver un brie coulant... Et les hommes de l'autre, autour du filet de volley-ball, s'essoufflant dans des bermudas vieux de douze ans, élargis par madame au moins deux fois... Sans oublier tous ces chiards aux cheveux jaunes qui se disputent sans arrêt pour savoir qui va jouer avec quel jouet...

Mary Ann sourit pour la première fois.

- Je vois le tableau.

- Et donc, voici notre héros au milieu de tout ça, en train de se demander s'il peut obtenir des indemnités, en cas de démission... d'espérer que la chaude-pisse ne fera pas parler d'elle cette semaine...

Il s'interrompit en apercevant le regard de Mary Ann.

- C'est une blague, Mary Ann... Et puis l'un des maris sort de la maison en courant, une guitare autour du cou, comme une espèce de hippie sauf qu'il est avocat... Il s'assied dans le sable et se met à chanter Rien à foutre des petits billets verts... et on frappe dans ses mains, on chante, on fait rebondir les gosses sur ses genoux...

Elle opina, embarrassée par son ton cynique : à elle, la scène semblait plutôt attendrissante.

- Bordel ! quand ils se sont tous mis à chanter, je suis retourné

dans la maison, et je me suis assis dans une chambre à coucher vide pour fumer un joint et remercier ma putain de bonne étoile de m'avoir épargné

cette pitoyable prison bourgeoise.

- Je comprends.

- Et puis une gosse, elle devait avoir six ans, a déboulé dans la chambre. Elle m'a demandé pourquoi je ne chantais pas, et je lui ai dit que c'était parceque je chantais faux. Elle m'a répondu : "C'est rien, ça, moi aussi je chante faux !"

- C'est mignon.

- Ouais. Elle, ça pouvait aller...

- Elle est restée avec toi ?

- Elle m'a demandé de lui lire une histoire.

- Et tu l'as fait ?

- Oui, pendant un moment. J'étais pété, faut pas oublier.

- Finalement, ça n'était pas si terrible que ça.

- Son père et moi, on était à George Washington ensemble.

- O˘ ça ?

- Une école de droit. C'était celui qui n'avait rien à foutre des petits billets verts.

- Tu étais avocat ?

Le mégot devenait si court qu'il se br˚la les doigts.

Il le jeta à terre et l'écrasa.

- Eh oui, soupira-t-il, sauf que moi, je n'en avais réellement rien à foutre des petits billets verts. J'étais l'avocat gratos préféré de tout le monde.

- Tu ne te faisais pas payer ?

- Non. Pas si le client était noir à Chicago ou déserteur à Toronto ou indien en Arizona... ou chicano à Los Angeles.

- Mais tu aurais pu...

- Je détestais le droit. Ce que j'aimais, c'étaient les causes. Et puis... je me suis senti largué par toutes ces causes.

Il observa fixement ses deux mains qui pendaient mollement entre ses genoux :

- Ton Vincent et moi, on se serait entendus à merveille.

- Brian...

- Oui ?

- Merci de m'avoir écoutée.

- Allez... Faut que je termine ma séance d'abdos.

Paroles réconfortantes.

M. Halcyon fut beaucoup plus gentil que prévu quand elle demanda un jour de congé.

- Je suis désolé pour votre ami, Mary Ann.

- Ce n'était pas exactement mon ami...

- Tout de même.

- Merci beaucoup.

- Ce n'est pas facile de vivre dans l'Atlantide, n'est-ce pas ?

- Pardon ?

- Rien. Prenez votre temps. Je peux toujours faire appel à une intérimaire.

Elle était plus déprimée que jamais. Elle resta assise sur son sofa en osier, à grignoter et à regarder la baie. L'eau était si bleue, mais le prix à payer n'était-il pas trop élevé ?

Combien de fois n'avait-elle pas déjà menacé de rentrer à

Cleveland ?

Combien de fois n'avait-elle pas senti l'appel du service familial en porcelaine et de la maison à deux étages ? Loin des pentes de ce beau volcan qu'était San Francisco ?

Cette impression d'être un colon sur la lune finirait-elle par cesser ?

Ou bien se réveillerait-elle un jour vieille dame, chancelant sur Russian Hill avec ses gants légèrement souillés, vêtue d'un manteau en tissu démodé, prolongeant son choix d'une unique côte d'agneau chez Marcel et Henri, expliquant au boucher ou au portier ou au contrôleur du tramway que d'un moment à l'autre, dès qu'elle aurait encaissé sa pension, dès que le temps s'améliorerait, dès qu'elle aurait trouvé une maison pour son chat, elle rentrerait à Cleveland ?

Sa sonnerie retentit.

Elle ouvrit la porte, mais le visage de son visiteur était dissimulé derrière un énorme pot de chrysanthèmes jaunes.

- Bonjour, Mary Ann.

- Norman ?

- Je ne t'ai pas réveillée, au moins ?

- Non. Entre.

Il déposa les fleurs sur une des petites tables en teck.

- Elles sont pour moi ? demanda-t-elle.

Il fit signe que oui.

- J'ai entendu ce qui était arrivé la nuit dernière.

- C'est gentil... qui te l'a dit ?

- Le type de l'autre côté du couloir. Je l'ai croisé dans la cour, ce matin.

- Brian ?

- Oui. Tu es s˚re que je ne te...

- «a me fait très plaisir de te voir, Norman. Vraiment.

Elle l'embrassa sur la joue.

- Vraiment, répéta-t-elle.

Norman rougit.

- J'ai pensé que les jaunes te plairaient mieux que les blanches.

- Tu as eu raison.

Elle effleura les pétales pour signifier son plaisir :

- Les jaunes sont mes préférées. Dis, tu veux un peu de café ?

- Si ça ne te cause pas trop de dérangement.

- Bien s˚r que non. J'arrive.

Elle courut à la cuisine et se mit à tripoter sa cafetière française Melior en inox et en verre de chez Thomas Cara. Elle l'avait achetée pour trente-cinq dollars il y avait un mois, et s'en était servie exactement deux fois.

Elle était presque s˚re que Norman ne lui en aurait pas tenu rigueur si elle avait servi du café soluble, mais pourquoi prendre le risque ?

Norman sembla apprécier le café.

- Bigre ! lança-t-il en souriant. Brian m'a montré ce que la logeuse cultivait dans le jardin.

- Ah... tu veux parler de l'herbe ?

Elle s'étonna de sa propre décontraction. Ses facultés d'adaptation la surprenaient chaque jour davantage.

- Oui. Je suppose que c'est plutôt fréquent, ici ?

Elle haussa les épaules :

- Elle la cultive seulement pour nous... et pour elle. Et puis, de toute façon, tu en as reçu un au moment d'emménager, non ?

- Un quoi ?

- Un joint. Scotché contre ta porte.

Norman sembla perplexe :

- Non.

- Ah, bon...

- Elle t'a scotché un joint à ta porte à toi, quand tu as emménagé ?

- Oui. C'est une coutume de la maison. Je suppose qu'elle a d˚

oublier.

Norman sourit.

- «a ne me vexe pas, dit-il.

- Tu ne fumes pas, hein ?

- Non.

- C'est possible qu'elle l'ait senti. Elle a énormément d'intuition.

- Oui... peut-être. Brian m'a dit qu'elle avait travaillé dans une librairie à North Beach.

Mary Ann ne voyait pas le rapport.

- Oui, fit-elle. Il m'a dit la même chose, mais je ne lui ai jamais demandé.

- Elle n'est pas d'ici, n'est-ce pas ?

- Tu plaisantes ? lui renvoya Mary Ann. Personne n'est d'ici !

Elle était tout heureuse d'avoir pu replacer l'expression.

- Je trouve qu'elle a un accent du Midwest, remarqua-t-il.

- Oui... Mona et elle parlent de la même façon.

- Mona ?

- La femme aux cheveux roux du premier étage.

- Ah.

"Il a l'air un peu perdu, constata Mary Ann. Le pauvre !" Elle espérait qu'un jour il aurait lui aussi l'impression de faire partie de la famille.

Enquête dans la librairie.

Norman quitta l'appartement de Mary Ann peu avant midi.

Il passa trois heures à explorer des librairies, sans succès.

Finalement, sur Upper Grant, il découvrit une minuscule boutique, coincée entre un sex-shop et un marchand de glaces biologiques.

Il examina les livres pendant quelques minutes, avant d'approcher le vieil homme dans le fond du magasin.

- Vous avez quelque chose sur le sky-diving ?

- Hum ?

- Le sky-diving. Le parachutisme.

- Le sport ?

- Oui. Le sport.

Le vieil homme souleva son cardigan pour se gratter le flanc, puis il montra du doigt une étagère à portée de main.

- C'est tout ce que nous avons au rayon sport.

Il esquissa une expression de dégo˚t, comme si Norman lui avait demandé le rayon porno.

- «a n'a pas d'importance. Je voulais juste jeter un coup d'oeil à

ce vieil endroit. Je suis déjà venu il y a très longtemps. Vous l'avez très joliment arrangé.

- Vous trouvez ?

- Oui. Avec beaucoup de go˚t. On ne voit plus beaucoup d'endroits comme ça, de nos jours. C'est bon de voir que certaines personnes respectent toujours le passé.

Le vieil homme ricana.

- C'est vrai que j'ai un sacré passé derrière moi... Je suppose que cela me donne droit au respect.

- Oui, mais vous êtes resté jeune dans l'‚me, non ? C'est ce qui compte. Vous êtes bien plus aimable que la dame qui dirigeait cette librairie avant vous.

Le vieil homme le mesura du regard :

- Vous la connaissiez ?

- Pas très bien. Elle m'avait paru franchement désagréable.

- C'est la première fois que j'entends dire cela à son sujet. Un peu excentrique, peut-être.

- Très excentrique. C'est à elle que vous avez racheté l'endroit ?

Le vieil homme acquiesça :

- Il y a environ dix ans. Je suis resté ici depuis.

- «a fait plaisir à entendre. Un endroit pareil a besoin d'un minimum... de stabilité. Je suppose que cette madame, Mme je-ne-sais-plus-quoi, a d˚ retourner dans l'Est. Ou ailleurs ?

- Non. Elle est toujours ici. Je la vois de temps en temps.

- Tiens, je n'aurais pas cru ça. Elle ne semblait pas très heureuse ici. Elle radotait sans cesse à propos de... zut, un coin dans l'Est, je crois. D'o˘ venait-elle déjà ?

- Appelons ça l'Est, si vous voulez. Elle venait de Norvège.

- De Norvège ?

- Ou bien, attendez... du Danemark. Oui, c'est ça, du Danemark.

- J'ai d˚ la confondre avec quelqu'un d'autre.

- Est-ce qu'elle s'appelait Madrigal ?

- Oui. C'est ça.

- Elle venait du Danemark, j'en suis certain. Née ici, aux …tats-Unis, je veux dire, mais elle a vécu au Danemark avant d'acheter le magasin. Je suppose que c'est là qu'elle a pris toutes ses drôles d'habitudes.

- «a, on peut dire qu'elle en avait.

Le vieil homme sourit :

- Vous voyez cette vieille caisse enregistreuse ?

- Oui ?

- Eh bien, le jour o˘ j'ai pris le relais, le jour o˘ je me suis installé, j'ai trouvé une note, collée là, qui disait : "Bonne chance, et que Dieu te bénisse." Et vous savez quoi d'autre ?

Norman secoua la tête.

- Une cigarette. Une cigarette roulée à la main. Collée juste là

avec un morceau de ruban adhésif.

- Etrange.

- Très étrange, reprit le vieil homme.

A l'instant précis o˘ Mona et D'orothea allaient entrer au Malvina, Norman descendait Union Street en direction de Washington Square.

Mona le salua de la tête, mais il ne remarqua pas le geste.

- Il habite dans notre immeuble, précisa-t-elle à D'orothea. Il a peur de son ombre.

- «a se voit.

- Et pourtant il m'a surveillée. Il ne parle pas beaucoup, mais il me surveille.

Au premier étage du Malvina, elles sirotaient un cappuccino, et recomposaient le puzzle de leurs années manquantes.

- Là, je suis paumée, avoua Mona. qu'est-ce qui est arrivé à Curt ?

- Plein de trucs... D'abord il a joué dans Sleuth pendant un an.

Après, quelques nouveaux soaps. Et puis un des premiers rôles dans Absurd Person Singular. Il s'en est pas trop mal tiré.

- Et toi ?

- Moi non plus, je m'en suis pas trop mal tirée.

- Moi, j'ai perdu mon boulot.

- Je sais.

- Ah ! Comment... ?

- Je travaille comme modèle pour Halcyon. Beauchamp Day me l'a dit.

- Bordel, le monde est petit !

- Mona, New York, c'est fini pour moi. Je voudrais me réinstaller ici.

- La grande voyageuse rentre au bercail ?

- Allons... Ce que tu parais cynique maintenant.

- Pardon.

- J'ai besoin de toi, Mona.

- D'or...

- J'aimerais qu'on recommence, toutes les deux.

Mona lève le camp.

La matinée était claire et venteuse. Michael lança un caillou dans la baie et glissa un bras autour des épaules de Mona.

- J'aime tellement le parc de la Marina, dit-il.

Mona grimaça et s'arrêta net, raclant sa vieille chaussure de marche contre le trottoir.

- Sans parler des crottes de la Marina.

- T'es d'un romantisme, toi, quand tu t'y mets !

- Le romantisme, je m'en tape ! Regarde o˘ ça t'a mené.

- Merci, c'est juste la réflexion dont j'avais besoin.

- Pardon. Je ne voulais pas être méchante.

- Bah !... En fait, t'as raison.

- Non, je n'ai pas raison. Je suis veule à chier dans mon froc. Un jour, Mouse, il t'arrivera un truc formidable. Et ce jour-là, tu l'auras vraiment mérité parce que tu ne t'es jamais découragé. Moi, ça fait trop longtemps que j'ai décroché.

Michael s'assit sur un banc et nettoya la place à côté de lui.

- qu'est-ce qui te chiffonne, Mona ?

- Rien en particulier.

- Vas-y, essaie de me faire croire ça !

- Tu n'as pas besoin d'une nouvelle déprimante de plus.

- Laisse-moi rire ! Je carbure aux nouvelles déprimantes.

Elle s'assit à côté de lui, fixant son regard vitreux sur la baie :

- Je crois que je vais peut-être déménager, Mouse.

Le visage de Michael ne changea pas d'expression :

- Ah ?

- Une amie voudrait que j'emménage avec elle.

- D'accord...

- «a n'a rien à voir avec toi, Mouse. Sincèrement. Il y a seulement que quelque chose doit changer dans ma vie. C'est ça ou craquer... J'espère que tu...

- C'est qui ?

- Tu ne la connais pas. Elle est mannequin. Je l'ai connue à New York.

- Alors, tu me fais ça comme ça ?

- Mouse, c'est vraiment quelqu'un de bien. Elle vient d'acheter une magnifique maison victorienne rénovée à Pacific Heights.

- Friquée à ce point ?

- Ouais. Je suppose.

Il la fixa sans dire un mot.

- J'ai besoin... d'un sentiment de sécurité, Mouse. Merde, j'ai trente et un ans !

- Et alors ?

- Et alors, j'en ai marre d'acheter des fringues d'occase en me convainquant qu'elles sont géniales. Je veux une salle de bains nettoyable et un micro-ondes et un endroit o˘ planter des roses et un putain de klebs qui me reconnaisse quand je rentre à la maison !

Michael se mordilla le petit doigt et lui lança un regard oblique.

- Ouaf, fit-il faiblement.

Ils marchèrent un moment le long du quai.

- Mona, vous étiez ensemble, toi et elle ?

- Oui.

- Pourquoi ne me l'as-tu jamais dit ?

- «a ne m'a jamais vraiment paru important. Je ne faisais pas exactement... partie de ce milieu. Comme gouine, j'étais nulle.

- Et maintenant tu ne l'es plus ?

- «a n'a pas d'importance.

- Tu parles !

- Elle est gentille, et...

- Elle prendra bien soin de toi, et tu pourras rester à la maison et bouffer des chocolats et lire des magazines jusqu'à l'écoeurement...

- Mouse, arrête.

- Mais putain !... Peut-être que ça fait longtemps que tu as décroché, mais je ne vais pas te laisser foutre ta vie en l'air. Tu n'es même pas juste envers elle, Mona ! qu'est-ce qu'elle va foutre d'une partenaire à la noix qui flashe sur les salles de bains en marbre ?

- …coute, tu n'as pas...

- Rien n'est gratuit, Mona ! Rien !

- Ah, ouais ? Et ton loyer, alors ?

Ces mots firent plus de mal qu'elle ne l'avait prévu. Michael se tut.

- Mouse, je ne voulais pas dire ça.

- T'excuse pas. C'est la vérité.

- Mouse... J'en ai rien à cirer de ça.

Il pleurait, à présent. Elle s'arrêta de marcher et serra sa main.

- …coute, Mouse. Tu auras tout l'appartement pour toi tout seul, et Mme Madrigal va certainement l‚cher du lest pour le loyer jusqu'à ce que tu trouves un job.

Il se frotta les yeux avec le dos de la main.

- On se croirait à la fin d'une romance de série B, dit-il.

Elle l'embrassa sur la joue :

- C'est vrai, hein ?

- Tu parles d'une romance ! Tu ne seras même pas restée assez longtemps pour rencontrer mes parents.

Chez le gynéco.

Les murs verts de la salle d'attente rappelaient à DeDe le ton oppressant des murs du couvent du Sacré-Coeur. Des posters de clowns ornaient la salle, des clowns tristes, et il n'y avait rien à lire sauf un numéro du Ladies' Home Journal daté de juillet 74.

Elle aurait pu tout aussi bien attendre pour se faire enlever une dent.

La réceptionniste l'ignorait. Elle se goinfrait de chips barbecue en lisant le San Francisco Chronicle.

- Ce sera encore long ? s'enquit DeDe.

Elle s'en voulut immédiatement d'avoir usé d'intonations suppliantes.

- quoi ?

La secrétaire sans menton était visiblement agacée de devoir interrompre sa lecture.

- Euh... Le docteur sera à vous dans un instant.

Son visage s'éclaircit un peu, et elle leva le journal en indiquant le feuilleton en dernière page :

- Vous avez déjà lu celui d'aujourd'hui ?

DeDe se raidit :

- Je ne le lis jamais.

- Oh ! C'est pas vrai ?

- Si. C'est parfaitement ordurier. Un ami à moi a failli lui coller un procès.

- C'est dingue, ça ! Vous avez déjà...

Elle s'arrêta en pleine phrase et cacha le journal, juste au moment o˘ la porte s'ouvrit à côté d'elle. DeDe découvrit un homme blond et élancé, vêtu d'une chemise bleue Oxford, d'un pantalon kaki et d'une veste blanche en coton. Elle pensa immédiatement à Ashley Wilkes.

- Mademoiselle Day ?

Déjà un point en sa faveur. Elle ne lui avait pas expliqué son statut de femme mariée au téléphone. Elle avait simplement dit qu'elle était "une amie de Binky", d'un air furtif, telle une jeune fille délurée s'approchant d'un bar clandestin pendant la Prohibition.

- Oui, répondit-elle platement, avant de lui serrer la main.

Sentant son malaise évident, il l'entraîna hors de la salle d'attente, dans la pièce aux étriers.

- Avez-vous ressenti des nausées, récemment ? demanda-t-il doucement, tout en continuant son travail.

- Un peu. Pas souvent. Parfois, quand je sens une odeur de cigarette.

- Certains aliments vous dégo˚tent-ils ?

- quelques-uns.

- Par exemple ?

- Le porc aigre-doux.

Il rit gentiment.

- Et une demi-heure plus tard ça va mieux.

Ce n'était pas drôle. Elle lui lança un regard glacial... pour autant que ce soit possible dans cette position.

- Vous vous sentez fatiguée, en ce moment ?

Elle fit signe que non.

- Comment va Binky ?

- quoi ?

- Binky. Je ne l'ai plus vue depuis le festival du film.

- Elle... elle va bien.

Elle enrageait que quelqu'un ose lui parler de Binky Gruen dans un moment pareil.

quand il eut terminé, il s'éloigna du lavabo avec un sourire aux lèvres.

- Il est à vous, si vous le voulez.

- quoi ?

- Le bébé. Pas besoin d'attendre l'analyse d'urines. Vous allez être maman, madame Day.

Elle se demanda ultérieurement si un mécanisme automatique de défense n'avait pas atténué sa réaction à cette annonce. Après tout, la plupart des femmes n'auraient pas choisi ce moment précis pour s'attarder sur le bleu lumineux des yeux de leur docteur.

Ensuite, elle se mit à l'apprécier de plus en plus, débarrassée de toute gêne par la gr‚ce de ses gestes détendus et de son sourire éclatant.

Elle sentait qu'elle pouvait lui faire confiance. Bébé ou pas. Elle était s˚re qu'il percevait la délicatesse de la situation.

- quand vous aurez pris une décision, dit-il, appelez-moi. En attendant, prenez ces comprimés.

Il lui adressa un clin d'oeil, et ajouta :

- Ils sont roses et bleus. C'est une subtile campagne de propagande.

Il lui dit au revoir dans la salle d'attente, puis se tourna vers la réceptionniste, tandis que DeDe se dirigeait vers la porte.

- Vous avez fini le journal ?

Elle acquiesça, et lui tendit le San Francisco Chronicle.

Il ouvrit le journal à la même page que la réceptionniste un peu plus tôt. Un sourire jouissif se dessina sur ses lèvres, et il se mit à

secouer la tête :

- …coeurant, fit-il. Proprement écoeurant.

Le diagnostic.

Stupéfaite, Frannie dévisageait sa fille.

- Mon Dieu, DeDe, tu es s˚re ?

DeDe confirma, tentant de retenir ses larmes :

- Je lui ai parlé ce matin.

- Et... il est certain ?

- Oui.

- Oh, mon Dieu !

Elle s'agrippa au treillage de la pièce, comme pour s'empêcher de tomber.

- Et pourquoi n'en avons-nous... rien su avant ? continua-t-elle.

Pourquoi ne nous a-t-il rien dit ?

- Il n'était pas s˚r, maman.

La voix de Frannie devint stridente :

- Pas s˚r ? De quel droit ose-t-il jouer à être Dieu ? Nous n'avons pas le droit de savoir ?

- Maman...

Frannie se détourna de sa fille, cachant son visage. Elle tripota un pot de chrysanthèmes "araignée" jaunes.

- Est-ce que le docteur a dit... combien de temps il lui restait ?

- Six mois, répondit délicatement DeDe.

- Va-t-il... souffrir ?

- Non. En tout cas pas avant la fin.

Sa voix se cassa. Sa mère s'était mise à pleurer.

- Non, maman, je t'en prie. Il est très vieux. Le vétérinaire a dit que son heure avait sonné.

- Et o˘ est-il en ce moment ?

- Sur la terrasse.

Frannie quitta la pièce, frottant ses yeux rougis. Dehors, sur la terrasse, elle s'accroupit devant la chaise longue o˘ Faust gisait, endormi.

- Pauvre bébé, dit-elle en caressant le museau grisonnant du chien.

Mon pauvre bébé.

Plus tard dans la journée, Frannie picorait son soufflé au fromage d'un air maussade au Cow Hollow Inn. Elle éleva la voix :

- J'ai dit... Pourvu que je sache m'y préparer.

- Bien s˚r que oui.

Helen Stonecypher s'affairait avec une serviette humectée, pour retirer un morceau de rouge à lèvres sur l'une de ses incisives.

- Je ne suis pas trop pénible ?

- Pas du tout.

- J'ai pensé à faire couler son écuelle dans du bronze, en souvenir.

- Comme c'est touchant !

- Tu sais à quel point je hais les femmes qui deviennent hystériques à propos de leur chien... Mais Faust était... mais Faust est...

Sa voix faiblit.

Helen lui tapota le dos de la main, faisant cliqueter ses bracelets à l'unisson.

- Fais tout ce qui pourra te consoler, ma chérie. Tu te souviens de Choy, n'est-ce pas ? Le cuisinier de ma grand-mère, dans notre grande maison de Pacific Heights ?

Frannie fit signe que oui, retenant ses larmes.

- Eh bien, ce bon vieux Choy était le meilleur compagnon de mamie... et quand il est mort...

- Je m'en souviens. Ce n'est pas lui qui la promenait en chaise roulante à la fête de Treasure Island ?

Helen confirma.

- quand il est mort, poursuivit-elle, mamie a fait couper sa queue-de-cheval pour la monter en collier.

- En quoi ?

- Tu as bien entendu, ma chérie : en collier... Avec trois ou quatre perles en ivoire, très discrètes, enfilées aux mèches. C'était tout à fait ravissant, et mamie l'adorait. D'ailleurs, elle le portait quand elle est morte dans notre loge à l'Opéra en 1947.

- Je m'en souviens, dit Frannie en souriant courageusement. Pendant Le Crépuscule des dieux.

Helen remit le poudrier dans son sac à main.

- Viens, ma chérie, dit-elle. Allons prendre un petit remontant chez Jean.

- Helen... Pas maintenant, il est trop tôt.

- Ma chérie, mais tu es vraiment déprimée !

- «a ira mieux dans un...

- Frannie, c'était un très, très vieux chien.

- C'est.

- C'est... Frannie, tu dois voir les choses ainsi : il a eu une vie riche et pleine, aucun chien n'a jamais eu une aussi belle vie.

- «a, c'est vrai, lui renvoya Frannie, retrouvant un peu de courage. C'est tout à fait vrai.

L'invasion des Tolliver.

Tout compte fait, le week-end d'Halloween s'était relativement bien passé.

Jusqu'à présent.

Les parents de Michael avaient loué une Dodge dès leur arrivée dans la ville, ce qui permettait de remplir facilement leur emploi du temps en les emmenant à Muir Woods et à Sausalito, dans Lombard Street, la fameuse rue en lacets, et sur Fisherman's Wharf.

Mais aujourd'hui, c'était dimanche. Le Sabbat des sorcières s'était abattu sur eux.

S'il était prudent, très prudent, il parviendrait à franchir le cap en douceur, à protéger leur susceptibilité Reader's Digest des horreurs de l'Amour Interdit.

Peut-être.

"Car dans cette ville, pensa-t-il, l'Amour Interdit ne se gêne pas pour apparaître au grand jour."

Son père gloussa quand il vit l'appartement pour la première fois :

- Tu as passé tout ton week-end à nettoyer, hein ?

- Je suis plus ordonné qu'avant, lança Michael avec le sourire.

- Si tu veux mon avis, il y a une femme là-dessous.

Il lui adressa un clin d'oeil.

La mère de Michael fronça les sourcils :

- Herb, je t'avais dit de ne pas...

- Oh, ça va, Alice ! Bon Dieu, nous ne sommes pas un couple de vieux chnoques ! Je me rappelle comment j'étais à l'‚ge de Mike... Dis-moi, fiston, j'espère que tu ne l'as pas obligée à déménager à cause de notre arrivée ?

- Herb !

- Ta mère est si vieux jeu, Mike. Va fouiner dans la cuisine, Alice. Je m'étonne que tu aies pu te retenir si longtemps.

La mère de Michael fit la moue et quitta la pièce en traînant des pieds.

- Et maintenant, dit son père, tu vas m'expliquer ce qui se passe.

Ta mère et moi nous pensions être présentés à... comment s'appelle-t-elle, déjà ?

- Mona. Mais papa, c'est seulement une...

- Je ne cherche pas à en savoir plus, Mike. Franchement, je suis un peu déçu que tu te sois senti obligé de la cacher. La pauvre ! J'ai vu L'Arnaqueur, fiston. Même en 76, je suis encore dans le coup.

- Papa... Elle a déménagé parce qu'elle en avait envie.

- A cause de nous ?

- Non. Elle en avait envie, c'est tout. Elle s'est trouvé un autre colocataire. On s'est quittés sans rancune.

- Alors tu es un vrai ballot ! Elle te quitte sans raison, et toi tu ne lui en veux pas. "Sans rancune." Bon sang, Mike...

Il s'interrompit quand il entendit sa femme revenir. Elle se tenait dans l'embrasure de la porte de la cuisine avec un petit flacon brun entre les doigts.

- Michael, qu'est-ce que c'est que ça ? demandat-elle.

Michael blêmit.

- Euh... C'est quelque chose... que ma colocataire a oublié, bafouilla-t-il.

- Dans le réfrigérateur.

- Elle s'en servait pour nettoyer les pinceaux.

- Ah.

Elle jeta un autre coup d'oeil au flacon et le replaça dans le réfrigérateur.

- Ton casier à légumes a besoin d'être nettoyé.

- Je sais.

- O˘ est-ce que tu ranges l'Ajax ?

- Maman, on ne pourrait pas...

- Michael, il est dégo˚tant. «a ne prendra pas une minute.

- Alice, pour l'amour du ciel ! Laisse donc le gamin tranquille !

On n'a pas fait cinq mille kilomètres pour venir récurer son casier à

légumes ! …coute-moi, fiston, ta mère et moi, nous voulons t'inviter à

dîner, ce soir. Pourquoi ne nous montres-tu pas un de tes endroits préférés ?

"Oh, chic alors ! pensa Michael. Fonçons au Palms : on pourra siroter des Blue Moons près de la fenêtre, et observer la folle …quipée de la Grosse-Cylindrée en train d'agiter ses godes en cuir au nez des agents de la paix !"

Ils garèrent la voiture au sommet de Leavensworth. Le temps d'atteindre Union Street, et la mère de Michael était totalement essoufflée.

- Mikey, c'est la première fois de ma vie que je vois une rue pareille ! fit-elle.

Il lui serra le bras, prenant soudainement plaisir à son innocence.

- C'est une ville extraordinaire, maman.

Comme par enchantement, les soeurs apparurent juste à ce moment-là.

- Herb, regarde !

- Alice, je t'en prie ! Ne montre pas du doigt !

- Elles sont en patins à roulettes !

- Bon sang, tu as raison ! Mike, qu'est-ce que c'est que cette... ?

Mais avant que leur fils ait eu le temps de répondre, les six apparitions en cornette avaient franchi le virage en choeur, et patinaient à toute allure vers les festivités de Polk Street.

- Hé, Tolliver ! se mit à beugler l'un d'entre eux à l'adresse de Michael.

Michael, à contrecoeur, répondit par un signe de la main.

La soeur fit un ample geste de salut, lui dédia un baiser, puis s'exclama :

- J'ai A-D-O-R-… ton slip !

Halloween en banlieue.

Mary Ann tira sur le bras de son chauffeur.

- Oh ! Norman, tu veux bien klaxonner ?

- qui est-ce ?

- Michael et ses parents. Le colocataire de Mona.

Norman appuya sur le klaxon. Michael regarda vers eux au moment o˘

Mary Ann lui envoyait un baiser par la fenêtre de la voiture. Il sourit piteusement, et fit semblant de s'arracher une touffe de cheveux en signe de désespoir. Ses parents continuaient à foncer droit devant, sans se rendre compte de rien.

- Le pauvre ! fit Mary Ann.

- que se passe-t-il ?

- Oh... c'est compliqué.

- C'est un inverti, n'est-ce pas ?

- Un gay, Norman.

Lexy passa la tête par-dessus le siège :

- C'est quoi, un inverti ?

- Assieds-toi, dit Norman.

Mary Ann se retourna et remit en place la cape Wonder Woman de Lexy.

- Comme tu es jolie, Lexy !

La fillette se laissa rebondir sur le siège arrière.

- Pourquoi t'as pas de costume ? demanda-t-elle.

- Eh bien... parce que je suis une grande personne.

La fillette secoua la tête avec véhémence et, par la fenêtre, montra du doigt trois hommes déguisés en majorette.

- Ces grandes personnes-là, elles ont des costumes.

Norman pouffa de rire en secouant lentement la tête. Mary Ann soupira :

- quel ‚ge a-t-elle, déjà, cette petite ?

Lorsqu'ils atteignirent San Leandro, la nuit était presque tombée.

Norman gara la voiture et ouvrit la porte pour Lexy.

La petite s'élança sur le trottoir en bondissant, équipée d'un gigantesque sachet en plastique pour recueillir les sucreries d'Halloween.

- Tu es s˚r qu'elle ne risque rien ? demanda Mary Ann.

Norman hocha la tête.

- Ses parents habitent juste au coin. Je leur ai promis que je la laisserai se défouler.

- J'espère qu'ils te sont reconnaissants.

- Je ne le ferais pas si ça ne me plaisait pas, confia-t-il avec un sourire penaud. Tu sais, c'est un peu comme une enfant à louer.

- Oui. C'est assez agréable.

- «a ne t'ennuie pas trop ?

- Pas le moins du monde.

Il la regarda avec un air solennel pendant quelques instants, puis il lui prit la main.

- Norman ?

- Oui ?

- As-tu déjà été marié ?

Silence.

- Excuse-moi, dit Mary Ann. C'est juste que tu t'y prends si bien avec les enfants que...

- Roxane et moi, nous devions avoir des enfants. En tout cas, c'est ce qui était prévu.

- Ah... Elle est décédée ?

Norman fit signe que non :

- Elle m'a quitté pour un représentant en carrelage de Daly City.

Pendant que j'étais au Vietnam.

- Je suis désolée.

Il haussa les épaules.

- C'était il y a longtemps. Aux alentours de la naissance de Lexy, en fait. Je m'en suis remis.

Elle regarda par la fenêtre, embarrassée par ce nouvel aperçu de la personnalité de Norman. Lexy représentait-elle son seul lien avec ses rêves évanouis ? Avait-il abandonné tout espoir de fonder à nouveau une famille ?

- Norman... Je ne vois pas comment quelqu'un peut vouloir te quitter.

- «a n'a pas d'importance.

- Bien s˚r que si, ça en a ! Tu es un homme doux, gentil et attentionné, et personne n'a le droit... Norman, tu as tellement d'amour à

donner !

Il se tripota les mains, et baissa les yeux.

- Oui, d'amour à donner... répéta-t-il d'un air absent.

Il avait besoin d'un signe de sa part. Des yeux, il la supplia de lui faire un signe.

Elle levait la main pour toucher son grand visage triste quand un tapotement sur l'épaule la fit sursauter. Lexy était de retour.

- Oh, Lexy... fit Mary Ann.

Elle rit, légèrement soulagée :

- Alors, comment ça a marché ?

- Seulement une pomme.

- Et alors ? C'est bon, les pommes ! Je la mangerai, moi, si tu n'en veux pas.

La fillette la dévisagea pendant quelques secondes, puis elle sortit la pomme et, en signe de défi, la croqua à pleines dents.

Horrifié, Norman s'écria :

- Lexy... Non !

Lexy lui sourit, le menton dégoulinant de jus.

- «a va, dit-elle. J'ai déjà vérifié, pour les lames de rasoir.

Le fils de son père.

Michael finit par emmener ses parents au Cliff House, l'endroit le plus hétéro qui lui f˚t venu à l'esprit.

Le restaurant se trouvait par ailleurs assez loin de la folie de Polk Street pour que des soeurs à roulettes ne viennent plus agresser la cellule familiale.

Les soeurs, avait-il expliqué de manière aussi désinvolte que possible, étaient des "amis un peu fous de Mona". Et, oui, des hommes !

- Des tantouzes ?

- Herb !

La mère de Michael déposa sa fourchette et lança un regard furieux à son mari.

- quoi, comment voudrais-tu que je les appelle ?

- Ce n'est pas très poli, Herb.

- Pourquoi devrais-je me gêner ? Ils n'oseraient pas venir me casser la gueule, tout de même ?

Il éclata d'un rire rauque.

- On ne parle pas comme ça de gens qui n'y peuvent rien, dit Alice.

- qui n'y peuvent rien!... On ne les oblige pas à se pavaner en patins à roulettes au beau milieu de la rue déguisés en nonne !

- Herb, ne parle pas si fort ! Il pourrait y avoir des catholiques dans la salle.

Michael détacha son regard de son assiette, et parla en se forçant à la décontraction :

- C'est un peu comme le Mardi gras, papa. Il se passe plein de choses un peu folles. Des tas de gens participent.

- Des tas de tantouzes.

- Pas seulement... eux, papa. Tout le monde.

Son père renifla et réattaqua son steak.

- On ne te voit pas là-bas en train de te couvrir de ridicule, toi !

- Herb, Michael est avec nous. Peut-être qu'il aimerait être là, dehors... aller à une fête. Moi, ça m'a l'air plutôt amusant, tout ça.

- C'est ça, allez-y, tous les deux. Moi je resterai ici pour finir mon steak en compagnie des gens normaux.

Un serveur, qui remplissait d'eau le verre d'Herbert Tolliver, entendit la remarque, et d'exaspération leva les yeux au ciel.

Puis il fit un clin d'oeil à Michael.

De retour au 28 Barbary Lane, Alice Tolliver récapitulait tous les potins d'Orlando depuis six mois.

On avait construit un nouveau centre commercial. La fille des Henley, Iris, fumait de la marijuana et vivait avec un professeur à

Atlanta. Une famille de couleur avait racheté la maison des McKinney au bout de la rue. Tante Myriam se portait bien, malgré son opération. Et tout le monde en Floride centrale était d'accord pour dire qu'Earl Butz n'aurait pas été renvoyé s'il avait fait cette remarque à propos d'un Irlandais.

Ils ne s'attendaient pas à des gelées précoces. Herbert Tolliver resta calmement assis pendant la narration de cette saga, n'ajoutant qu'occasionnellement un petit rire ou un signe d'approbation. Il était plus détendu, adouci par le vin du repas. Il rayonnait d'une affection ouverte pour son fils.

- Est-ce que... tout va bien pour toi, fiston ? demanda-t-il.

- Pas trop mal.

- Ne te fais pas de soucis à propos de ton amie.

- Je ne me ferai pas de soucis, papa.

- Tu nous manqueras à NoÎl.

- …coute, Herb, il est adulte, maintenant, et il a ses propres amis...

- Mais je le sais, ça, bon sang ! Tout ce que j'ai dit, c'est qu'il allait nous manquer !

- Vous aussi, vous allez me manquer, dit Michael. Mais le billet d'avion co˚te vraiment trop cher...

- Je sais, Mikey. Ne t'en fais pas.

- Mike... Si on peut te dépanner jusqu'à ce que tu aies trouvé un travail...

- Merci, papa. Je crois que je m'en sortirai tout seul. J'ai économisé ici et là.

- En cas de pépin, tu nous préviens, d'accord ?

- D'accord.

- On est très fiers de toi, fiston.

Michael haussa les épaules :

- Il n'y a pas beaucoup de raisons d'être fier, pourtant.

- Ne sois pas ridicule ! Tu sais ce que tu vaux ! Parfois, les choses prennent un peu de temps. Tu es jeune et célibataire, et tu vis dans une ville magnifique remplie de jolies filles. Tu n'as aucun souci à te faire, fiston !

- Tu as peut-être raison.

- Bien s˚r que j'ai raison. Tu as toute la vie devant toi.

Il rit affectueusement et effleura la joue de son fils d'un poing enjoué :

- Mais méfie-toi de ces tantouzes !

Michael sourit d'un air viril.

- De toute façon, je ne suis pas leur type.

- Sacré gamin, va ! dit Herbert Tolliver, ébouriffant les cheveux de son rejeton.

Le dilemme de DeDe.

quand DeDe appela Beauchamp au bureau, il était en train d'expliquer au plus sensationnel des nouveaux mannequins de Halcyon les détails de la campagne Adorable pour NoÎl.

- …coute, je suis en plein...

- Pardon, mon chéri. C'est juste... Je craignais que tu oublies le vernissage de Pinkie et Herbert ce soir.

- Merde !

- Tu avais oublié.

- A quelle heure doit-on y être ?

- Je peux passer te prendre au bureau. On doit juste faire une apparition.

- A dix-huit heures ?

- Parfait... Je t'aime, Beauchamp.

- Moi aussi. Dix-huit heures, alors ?

- Oui. Sois sage.

- Toujours.

Il raccrocha et adressa un clin d'oeil à D'orothea.

- Ma femme. Parfois, j'ai le sentiment que le bon Dieu a mis les femmes sur cette terre pour rappeler aux hommes l'heure des cocktails.

D'orothea émit tout juste un grognement.

- Ah, fit Beauchamp avec un large sourire. «a me fait passer pour un misogyne, je suppose.

- Non, lui renvoya-t-elle froidement. C'est l'impression que vous vouliez donner ?

La galerie Hoover débordait de mécènes. Les femmes étaient habillées à la manière de Lilly Pulitzer, mais en plus discret, tandis que leurs maris en blazer bleu essayaient en vain de se distinguer avec leur pantalon de patchwork de madras.

Beauchamp et DeDe se dirigèrent immédiatement vers le bar. Ils affichaient des sourires identiques et étalaient leur bonheur conjugal recouvré comme on exhibe un bronzage.

DeDe était toujours agrippée au bras de Beauchamp quand Binky Gruen les intercepta.

- Oh, Dieu merci, dit-elle, vous êtes là tous les deux ! Beauchamp, vite, embrasse-moi ! Il faut que j'aie l'air occupée !

Beauchamp l'embrassa sur la joue.

- J'ai déjà entendu de meilleures excuses, mademoiselle Gruen.

- Surtout ne t'arrête pas de parler !

Il regarde par ici.

- qui ça ?

- Carson Callas. «a fait un quart d'heure qu'il m'empeste avec son haleine de fumeur de pipe, à m'expliquer à quel point il est sexy ! Tu parles : beurk !

Beauchamp recula en un mouvement de surprise feinte.

- Tu ne trouves pas Carson Callas sexy ?

- Oh si, il l'est ! A condition d'être attirée par les nabots.

- Vilaine fille. Il ne te mettra rien dans sa rubrique, Binky.

- C'est s˚r ! II ne me mettra quelque chose ni de cette façon-là ni d'une autre, si j'ai mon mot à dire. Sois un ange et va me remplir ce verre de scotch. Je sens l'ennui menacer. D'ailleurs, ta petite femme maigrichonne a l'air aussi d'avoir soif.

Beauchamp prit le verre de Binky, et se tourna vers DeDe :

- Un peu de champagne, Femme Maigrichonne ?

- Oui, merci.

Son ton était délibérément glacial. Elle détestait voir Binky et Beauchamp jouer à Carole Lombard et Clark Gable.

Le temps que Beauchamp disparaisse dans la foule, et Binky était prête à bondir :

- Alors ?

- Alors quoi ?

- Tu as vu le docteur Fielding ?

- Binky, ce n'est pas l'endroit idéal...

- Oui ou non ?

- Oui.

Binky siffla.

- Je connais un type formidable pour les avortements, si tu en as besoin.

- Binky... tu pourrais la fermer une seconde !

- Oh, pardonnez-moi, mad‚me ! J'ai cru que dans un moment pareil tu aurais besoin d'une amie. Je vois que je me suis trompée.

- Binky... Non, je suis désolée... Mais tu en parles avec tellement de... Un type formidable pour les avortements, bon sang ! Il ne fait pas non plus traiteur, par hasard ?

Binky s'esclaffa.

- Pas à ma connaissance. Mais pour l'entretien des intérieurs, alors : un vrai champion !

- Ce n'est pas drôle.

- Moi, je crois que tu prends tout cela bien trop à coeur.

Elle tapota le ventre de DeDe.

- …coute, reprit-elle. Si cette inf‚me culpabilité judéo-chrétienne te ronge à ce point, pourquoi est-ce que tu ne le gardes pas, ce petit morveux ?

- Je croyais que tu avais déjà compris depuis longtemps.

- O˘ est le problème ? Beauchamp jouera le jeu. Il a besoin d'un héritier, non ? qui verra la différence ?

- Binky... Tu ne sais pas de quoi tu parles...

- Ne me dis pas que ça pourrait se voir ?

DeDe lui lança un regard noir pendant quelques secondes. Puis elle confirma d'un signe de tête.

- Les cheveux ? demanda Binky, les yeux pétillants d'excitation.

Une autre couleur de cheveux ?

- Non.

- Pas la peau ?

Une autre confirmation.

- Oh, ma. pauvre chérie ! Oh, DeDe, je ne voulais pas être si...

quelle couleur ?

DeDe désigna son chemisier couleur jonquille et fondit en larmes.

Après avoir réparé les dég‚ts de son mascara, elle rejoignit la foule. Beauchamp l'attendait avec un verre de champagne tiède.

- Je suis avec Peter et Shugie, dit-il. Tu te joins à nous ?

Elle hocha la tête avec un sourire vaseux :

- Pas tout de suite, non. Je papote avec Binky.

A nouveau seule, elle figea son sourire et se dirigea vers Binky et ses courtisans. Une main la stoppa net, cramponnée à son avant-bras.

- Mme Day n'a-t-elle pas l'air à croquer aujourd'hui.

Si son bras avait été libre, elle aurait peut-être fait un signe de croix. C'était le chroniqueur mondain du magazine Western Gentry, Carson Callas.

Mme Madrigal et Mouse.

Michael transférait la moitié de ses vêtements dans le placard de Mona quand Mme Madrigal téléphona.

- Michael, mon p'tit. Pourrais-tu descendre un instant ?

- Bien s˚r. Dans trois minutes, ça ira ?

- Prends ton temps, mon chéri.

"Bon, pensa-t-il en raccrochant le téléphone. Voilà. L'heure de l'expulsion a sonné. Elle a été plus qu'indulgente pour le loyer jusqu'à

présent, mais la coupe est pleine."

Il enfila un pantalon en velours côtelé et une chemise blanche, se brossa les dents, se coiffa, et passa une serviette humide sur ses chaussures.

Rien ne servait d'avoir l'air d'un pouilleux.

Le visage anguleux de la logeuse, généralement si animé, s'était figé dans un sourire de réceptionniste. Ses gestes paraissaient si artificiels et elle se déplaçait avec une dignité si contrôlée que même son kimono, ce soir-là, ne lui allait plus.

- Mona est partie, n'est-ce pas ?

Il confirma :

- Hier.

- Pour de bon ?

- C'est ce qu'elle dit. Mais vous connaissez Mona.

- Oui.

Son sourire semblait décalé.

- Moi, je vais rester, madame Madrigal. Enfin... j'aimerais rester.

Mona paiera le reste du loyer pour ce mois-ci, et je me suis inscrit dans une agence d'intérim ; donc si vous vous inquiétez...

- Michael, o˘ est-elle allée ?

- Ah... euh... Chez une amie. Dans une maison à Pacific Heights.

Mme Madrigal s'avança jusqu'à la fenêtre, devant laquelle elle resta sans bouger, le dos tourné à Michael.

- Pacific Heights, répéta-t-elle.

- Madame Madrigal ? Elle ne vous a... rien dit ?

- Non.

- Je suis s˚r qu'elle allait le faire. Les choses se sont précipitées pour elle, récemment. Et puis, moi je suis toujours là. Ce n'est pas une rupture de contrat.

- Michael ? Tu connais cette personne ?

- qui ?... Ah... Non, je ne l'ai jamais rencontrée.

- C'est une femme ?

Il fit signe que oui.

- quelqu'un qu'elle a connu à New York.

- Ah.

- Mona dit qu'elle est très gentille.

- J'en suis convaincue. Michael... Bien s˚r, tu n'es pas, obligé de répondre si tu n'en as pas envie, mais...

- Oui ?

- Cette femme... elle et Mona sont-elles des amies très proches ?

- Euh...

- Tu m'as comprise, chéri ?

- Oui, madame Madrigal. Je ne sais pas. Elles l'étaient, avant... à

New York. Je crois que maintenant... ce sont seulement de bonnes amies.

- Bon... Mais alors pourquoi diable... ? Michael, est-ce que Mona t'a jamais raconté quelque chose sur moi ? quelque chose... qui aurait pu te faire penser qu'elle était malheureuse ici ?

- Non, madame, répondit-il avec grand sérieux, retrouvant des attitudes de Floride centrale. Elle était folle de Barbary Lane... et elle vous aimait beaucoup.

Mme Madrigal fit volte-face.

- Elle m'aimait beaucoup.

- Non. Vous aime beaucoup. Elle tient énormément à vous. Je suis s˚r qu'elle va appeler. Vraiment.

La logeuse retrouva ses airs de maîtresse femme :

- Bien. Mais toi tu restes. C'est déjà ça.

- J'essaierai de faire un effort pour le loyer.

- Je sais, mon p'tit. Je viens de rentrer une nouvelle récolte, et il n'est pas encore très tard. Te joindrais-tu à moi ?

Ses doigts, en essayant de rouler le joint, tremblaient de façon très frappante. Elle marqua une pause, inspira profondément, et, des deux mains, se massa le front.

- Excuse-moi, Mouse. Je suis complètement ridicule.

- Non, ne vous... O˘ avez-vous entendu ce surnom ?

Elle se mordilla la lèvre inférieure pendant quelques secondes, les yeux rivés sur lui.

- Je ne suis pas la seule personne à qui Mona tenait énormément, tu sais...

- Ah, oui.

- Mes pauvres doigts me jouent des tours. Pourrais-tu ... ?

Il lui prit le joint, évitant de croiser son regard parce qu'il le savait embué de larmes.

- Madame Madrigal, je ne sais pas quoi dire...

Elle ne se rapprocha pas, mais sa main longue et fine vint s'échouer sur son genou. Elle porta un mouchoir à son visage.

- Je déteste les femmes larmoyantes, fit-elle.

Un secret éventé.

L'homme en costume safari à la face de rongeur s'approcha si près de DeDe qu'elle pouvait sentir son haleine de cendrier.

- Vous avez perdu du poids, lança-t-il avec un sourire narquois, révélant une rangée irrégulière de dents couleur Vuitton.

DeDe acquiesça :

- Comment allez-vous, Carson ?

- En ce qui me concerne, tout va. Et vous ? Une cure d'amaigrissement, hein ?

- La Porte d'Or.

Elle sourit et ne dit plus rien. Il essayait de lui soutirer des informations, elle le savait, et l'idée de voir figurer ses problèmes de poids dans Western Gentry ne l'enthousiasmait guère.

- «a vous a réussi.

- Merci, Carson.

- que pensez-vous de l'artiste ?

Pendant quelques secondes, elle fut décontenancée.

Les tableaux étaient bien la dernière chose qu'elle remarquait au cours d'un vernissage.

- Oh... Un style très personnel. Beaucoup de sensibilité, je trouve...

- Vous et Beauchamp êtes acheteurs ?

- Oh... non, Carson, je ne crois pas. Beauchamp et moi ne collectionnons que l'art occidental.

Il tira sur sa pipe, ses petits yeux rivés sur elle en permanence.

- Cet artiste est occidental, lui décocha-t-il finalement.

- Je voulais dire... Les choses plus anciennes.

- Oui, les choses plus anciennes. Les choses plus anciennes sont parfois les meilleures.

Il lui adressa un clin d'ceil, m‚chouillant méthodiquement sa pipe jusqu'à ce qu'elle réponde à sa plaisanterie par un sourire forcé.

- Carson, vous m'excusez ? Je crois que Beauchamp...

- J'espérais que vous pourriez m'en dire un peu plus sur le gala de charité de cette année.

- Oh... bien s˚r.

Elle s'égaya immédiatement. Voilà un coup qui rendrait Shugie Sussman folle de rage !

Callas sortit un crayon et un calepin de la poche de son costume safari.

- Vous êtes membre du comité, non ?

- C'est exact. Moi et quelques autres.

- Et qui verra-t-on à l'affiche cette année ?

- Oh, ce sera fabuleux, Carson ! Le thème est "Le vin, les femmes et le chant", et nous avons Domingo, Troyanos et Wixell...

- Prénoms ?

- Plàcido Domingo...

- Ah, oui...

- Tatiana Troyanos et Ingvar Wixell.

Elle évita de les épeler, se souvenant de la vanité de Callas. Il n'aurait qu'à vérifier l'orthographe au bureau.

Le chroniqueur glissa à nouveau son calepin et son crayon dans sa poche.

- Une belle soirée, alors ?

- S˚rement.

- Mais pas aussi joyeuse que la plupart des vôtres ?

- Euh... pardon ?

Elle sentait peser sur elle son regard concupiscent. Il dit :

- Vous m'avez très bien entendu, cocotte.

Dans la galerie, la foule était devenue plus dense et plus bruyante, mais le vacarme paraissait désormais étrangement lointain. DeDe avala, et se força à prendre un air blasé.

- Oh, Carson, vraiment ! Il y a des jours o˘ vous êtes too much !

- Je crois que nous avons beaucoup de choses en commun.

- Carson, je ne vois pas du tout de quoi...

- …coutez, nous sommes tous les deux adultes. Personne ne m'a jamais accusé d'être un néophyte en matière d'orgies... et je sais reconnaître une ‚me soeur quand j'en vois une.

Oh, mon Dieu, pensa-t-elle, combien de fois n'avait-il pas d˚ la sortir, celle-là ?

Toute la ville connaissait la rumeur selon laquelle Callas aurait un jour fait des propositions à tous les acteurs d'une comédie musicale de la région, en commençant par les femmes pour aboutir aux hommes les moins séduisants.

- Carson, ça m'a fait très plaisir de vous parler, mais je crois que j'ai besoin de me désaltérer.

- Une dernière question à propos du gala de charité...

- Oui ?

- L'avortement, c'est pour avant ou pour après ?

Son verre glissa des mains de DeDe presque instantanément, ponctuant de son éclatement en mille morceaux l'épouvantable question.

Callas s'accroupit et l'aida à ramasser les tessons dans sa serviette de cocktail.

- Allez, quoi ! Ce n'est pas si grave, DeDe. Je suis s˚r qu'on peut s'arranger... si vous voulez bien en discuter un de ces soirs.

Il glissa sa carte de visite dans la ceinture de sa robe et se redressa.

- Vos amis se font du souci pour vous, ajouta-t-il. Il n'y a rien de mal à cela, que je sache ?

Elle ne leva pas les yeux, et continua de ramasser les morceaux en silence.

Un peu de discrétion, c'était décidément trop demander à Binky Gruen.

Un remède pour les petits creux.

Après un service éreintant chez Perry, à minuit, Brian s'écroula dans son lit. Cinq heures plus tard, il se réveilla complètement affamé.

Titubant en caleçon jusqu'à la cuisine, il farfouilla dans le frigo, à la recherche d'un petit en-cas pour apaiser ses gargouillements d'estomac.

Ketchup. Mayonnaise. Deux saucisses de Francfort. Et un bocal de petits oignons.

S'il avait été stone, il y serait peut-être arrivé. (Un jour, après avoir fumé un demi-joint de Maui Wowie, il en avait été réduit à tremper ses crackers dans du concentré de légumes.)

Mais pas ce soir.

Ce soir, si l'on peut encore dire "ce soir" à cinq heures du mat' !, il avait envie d'un Zim-burger et d'une portion de frites bien grasses, et peut-être d'un milk-shake au chocolat ou d'un...

Il entreprit une fouille de son sac de linge sale jusqu'à ce qu'il ait trouvé un T-shirt qui puisse passer le test de l'odeur. Ensuite, il enfila son Levi's et ses Adidas et puis piqua un sprint hors de la maison, dans Barbary Lane.

Hyde Street paraissait étrangement calme. La nuit, les vieux tramways semblaient plus présents que jamais. Vus du sommet de Russian Hill, les quais baignaient dans une lumière incolore, un paysage noir et blanc sur une carte postale des années quarante.

Même les Porsche garées sur Francisco suggéraient l'idée d'abandon.

On se serait cru dans la dernière scène du Dernier Rivage.

Zim, par contraste, était d'une gaieté discordante. Le café-restaurant, ouvert toute la nuit, bourdonnait de serveuses efficaces, d'insomniaques harassés et de vieilles épaves fêtardes impossibles à

arrêter.

La serveuse de Brian était habillée dans un style country commercial. Fichu à carreaux, blouse et pullover orange. Son badge disait :

"Candi Colma."

- Tiens, "la Cité des morts", dit Brian en souriant, tandis qu'elle déposait une serviette et une fourchette devant lui.

- Eh ben quoi ?

- Vous êtes de Colma, le pays des cimetières ?

- En fait, j'habite à South San Francisco. Juste à la frontière.

Mais il n'y avait pas la place sur le badge pour mettre "South San Francisco".

- De toute façon, Candi Colma, c'est beaucoup plus joli.

- Ah bon ?

Elle avait un beau sourire, qui éveillait l'idée d'une fausse intimité. "Elle doit approcher de la quarantaine", pensa Brian, mais cela ne se voyait réellement qu'autour des yeux. Sa taille était mince et ferme, et ses jambes bigrement longues.

"Tant pis pour les cheveux blonds ébouriffés, pensa-t-il. On ne va pas faire le difficile à cinq heures du matin."

Après qu'elle eut pris sa commande, il la regarda traverser la salle. Elle marchait comme une femme consciente de son public.

- Le Zim-burger vous a plu ?

- II était parfait.

- Désirez-vous autre chose ? Un dessert ?

- qu'avez-vous à me proposer ?

- C'est écrit là, sur le menu.

Il referma celui-ci et adressa à la fille son plus beau sourire Huck Finn.

- Je parie que ça n'y figure pas.

S'approchant de lui, elle tapota son crayon contre sa lèvre inférieure, jeta un coup d'oeil à gauche puis à droite, et murmura :

- Je n'ai pas fini avant sept heures.