À la fin de l’après-midi, comme il était six heures et que nous longions les côtes de Trinidad, quittant le pont supérieur, je descendis par l’échelle des troisièmes et, à travers la pouillerie ambulante des fonds de paquebots, je gagnai le bout du Biskra.
Les onze forçats étaient là, durement secoués par ce mélange de roulis et de tangage baptisé casserole.
– Eh bien ! leur dis-je, pas de veine !
– On recommencera !
Sur les onze, deux seulement présentaient des signes extérieurs d’intelligence. Les autres, quoique maigres, semblaient de lourds abrutis. Trois d’entre eux ayant découvert un morceau de graisse de bœuf s’en frottaient leurs pieds affreux répétant : « Ah ! ces vaches d’araignées crabes ! » Mais tous réveillaient en vous le sentiment de la pitié.
On aurait voulu qu’ils eussent réussi.
– D’où venez-vous ? De Cayenne ?
– Mais non ! de Marienbourg, en Guyane hollandaise.
« Nous nous étions évadés du bagne depuis dix-huit mois. On travaillait chez les Hollandais. On gagnait bien sa vie…
– Alors pourquoi avez-vous pris la mer ?
– Parce que le travail allait cesser et que les Hollandais nous auraient renvoyés à Saint-Laurent. Tant que les Hollandais ont besoin de nous, tout va bien. Ils nous gardent. Ils viennent même nous débaucher du bagne quand ils créent de nouvelles usines, nous envoyant des canots pour traverser le Maroni, nous donnant des avances. C’est qu’ils trouvent chez nous des ouvriers spécialistes et que ce n’est pas les nègres qui peuvent faire marcher leurs machines.
« Mais, depuis quelques années, ils sont sans cœur. Dès qu’un homme est inutile, ils le livrent. C’est la faute de quelques-uns d’entre nous, qui ont assassiné chez eux, à Paramaribo. Les bons payent pour les mauvais.
– T’as raison, Tintin, dit un rouquin qui graissait les plaies de ses pieds.
– Alors… mais, s’avisa Tintin, à qui ai-je l’honneur de parler ?
– Je vais au bagne voir ce qui s’y passe, pour les journaux.
– Ah ! dit Tintin, moi j’étais typo avant de rouler dans la misère.
– Alors ?
– Alors, pour gagner la liberté, nous nous sommes cotisés, les onze. Nous avons acheté une barque et fabriqué les voiles avec de la toile à sac, et voilà treize jours…
– Quatorze ! fit un homme sans lever la tête qu’il tenait dans ses mains.
– …Nous quittions Surinam. C’est au Vénézuela que nous voulions aller. Au Vénézuela on est sauvé. On nous garde. On peut se refaire une vie par de la conduite.
« Il nous fallut neuf heures pour sortir de la rivière. Quand, au matin, nous arrivâmes devant la mer, on vit bien qu’elle était mauvaise – mais elle est toujours mauvaise sur ces côtes de malheur – on entra dedans quand même. On vira à gauche, pour le chemin. Le vent nous prit. La boussole marquait nord-est. C’était bon.
« Deux jours après nous devions voir la terre. Le Vénézuela ! On ne vit rien. La boussole marquait toujours nord-est. Le lendemain on ne vit rien non plus, mais le soir ! Nous avons eu juste le temps de ramasser les voiles, c’était la tempête.
« D’une main nous nous accrochions au canot et de l’autre nous le vidions de l’eau qui embarquait.
« Nous n’avions pas peur. Entre la liberté et le bagne il peut y avoir la mort, il n’y a pas la peur. Ce ne fut pas la plus mauvaise nuit. Le quatrième jour apparut. À mesure qu’il se levait, nous interrogions l’horizon. On ne vit pas encore de terre ! Ni le cinquième jour, ni le sixième.
– Aviez-vous des vivres ?
– Cela n’a pas d’importance. On peut rester une semaine sans manger. Nous avions à boire. La dernière nuit, la septième, ce fut le déluge et le cyclone. Eau dessus et eau dessous. Sans être chrétiens, nous avons tous fait plusieurs fois le signe de croix.
Les onze hommes à ce moment me regardèrent comme pour me dire : « mais oui. »
– La barque volait sur la mer, tel un pélican. Au matin, on vit la terre. On se jeta dessus. Des noirs étaient tout près.
« – Vénézuela ou Trinidad ? crions-nous.
« – Trinidad.
« C’était raté. Nous voulûmes repousser le canot, mais sur ces côtes les rouleaux sont terribles. Après huit jours de lutte, nous n’en avons pas eu la force. Le reste n’a pas duré cinq minutes. Des policemen fondirent sur nous. Dans Trinidad, Monsieur, il n’y a que policiers et voleurs. Un grand noir frappa sur l’épaule du rouquin et dit : « Au nom du roi, je vous arrête ! » Il n’avait même pas le bâton du roi, ce macaque-là ! mais un morceau de canne à sucre dans la main. Ces noirs touchent trois dollars par forçat qu’ils ramènent. Vendre la liberté de onze hommes pour trente-trois dollars, on ne peut voir cela que dans ce pays de pouilleux.
Alors j’entendis une voix qui sortait du deuxième forçat : « Moi, j’ai tué pour moins. »
– Ce n’est pas de chance ! dit Tintin. Quarante camarades nous avaient précédés depuis deux mois, tous sont arrivés. L’un est même marié à la Guayra.
Le garçon de cambuse surgissait sur l’arrière. Je lui commandai une bouteille de tafia.
– On n’est pas des ivrognes, dit l’ancien typo. Les ivrognes ne s’évadent pas. Ils sont vieux à trente ans et n’ont pas de courage ; mais après tout ça, on veut bien ! ça nous retapera le cœur.
– Et les foies ! dit le rouquin.
– Voyons ! reprit Tintin, où donc, est-il le Venezuela ? et, tendant son bras à tribord : c’est bien par là ?
– C’est par là.
– On l’a raté de rien ! Moi j’aurai une peine légère : six mois de prison, je suis relégué, mais Pierrot, qui est à perpète, en a pour cinq ans de Saint-Joseph.
– Oui, fit Pierrot, mille cinq cents jours pour avoir risqué la mort pendant sept jours et connu la septième nuit ! Un marin qui aurait passé par là serait décoré, moi on me souque ! Si vous allez là-bas pour les journaux, ce sera peut-être intéressant, rapport à la clientèle, mais non pour nous. Quand on est dans l’enfer, c’est pour l’éternité.
Une voile blanche apparaissait à plusieurs milles du Biskra.
Tous la regardèrent et le rouquin dit :
– C’est peut-être la bande à Dédé ?
– Peut-être. C’est la date.
– Eux sont dans la bonne direction.
La nuit tropicale tombait tout d’un coup comme une pierre. Les onze forçats qu’on n’avait pas menottés s’arrangèrent un coin pour le sommeil. Comme l’un d’eux se couchait sur son pain :
« Ne brouille pas le pain, dit Tintin, donne-le pour la réserve. » Des premières, arrivait un vieux chant fêlé de piano-annexe. C’était un air de France vieilli aux Antilles, et plusieurs, mélancoliquement, le fredonnèrent. On entendait aussi les coups de piston de la machinerie. À onze nœuds cinq – et à des titres différents –le Biskra nous emmenait au bagne.