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Dans le cadre de l’enquête sur l’agression de Lina, la police dressa une liste des plaques d’immatriculation des véhicules garés aux environs de son domicile. On espérait que l’agresseur s’était rendu chez elle en voiture, la chose semblait d’ailleurs probable. En effet, il y avait peu de chance pour qu’il ait emprunté les transports publics, une batte de base-ball dissimulée sous ses vêtements. Une simple vérification avait permis d’exclure qu’il ait pris un taxi. Il était également possible qu’il soit venu à pied parce qu’il habitait à proximité, à une distance d’un ou deux kilomètres. On pouvait également imaginer que quelqu’un était venu le déposer, qu’il l’avait attendu, mais que, voyant Sigurdur Oli entrer dans la maison, il s’était enfui. Toutefois, Sigurdur Oli n’avait rien remarqué qui aille dans ce sens. Restait encore l’hypothèse selon laquelle l’homme était venu au volant d’une voiture et s’était garé dans une rue adjacente. Ensuite, poursuivi par Sigurdur Oli, il avait dû abandonner le véhicule.
La plupart des voitures dont les plaques avaient été relevées par la police – il y en avait plusieurs dizaines – appartenaient aux habitants du quartier, à des familles et à des salariés qui n’auraient pas fait de mal à une mouche et ne connaissaient pratiquement pas Ebbi et Lina. Il restait toutefois un petit nombre de véhicules dont les propriétaires vivaient dans d’autres quartiers ou même à l’extérieur de la capitale. Aucun d’entre eux n’était connu des services de police pour violences.
Sigurdur Oli, qui avait, à tout le moins, pu juger des aptitudes de sprinter de l’agresseur, se chargea d’aller interroger certains propriétaires de ces voitures. L’état de Lina était stationnaire. Ebbi ne quittait pas son chevet. Les médecins considéraient toujours que le pronostic vital était engagé. La soirée avec Bergthora s’était mal terminée. Les reproches avaient fusé de part et d’autre jusqu’à ce que, excédée, elle se lève en disant qu’elle en avait assez. Puis, elle était partie.
Sigurdur Oli se jugeait parfaitement apte à participer aux investigations au même titre que ses collègues, en dépit de son implication personnelle. Après avoir mûri la question, il était parvenu à la conclusion qu’aucune des informations qu’il détenait ne risquait de nuire aux fameux intérêts de l’enquête. Il n’avait pas l’intention de protéger Hermann ou son épouse, quant à Patrekur, il n’avait tout simplement rien à voir avec cette histoire. Sigurdur Oli n’avait commis aucun impair susceptible de le contraindre à abandonner l’affaire. Le seul élément gênant, mais il l’avait vite balayé, c’était sa conversation avec Ebbi à l’hôpital à propos des photos. Il ne connaissait ni Lina ni Ebbi. Peut-être s’étaient-ils endettés jusqu’au cou pour acheter leur voiture, leur appartement ou éventuellement de la drogue. Il était possible qu’ils aient contracté certaines de ces dettes auprès d’individus qui ne répugnaient pas à recourir aux méthodes musclées des encaisseurs. La police savait que ce genre de brutes ne s’occupaient pas uniquement de récupérer les dettes de la drogue. Sigurdur Oli se disait que Lina et Ebbi étaient peut-être allés un peu loin dans leurs tentatives maladroites pour extorquer de l’argent à des imbéciles comme Hermann et sa femme en les faisant chanter avec des photos pornographiques. L’un d’eux s’était trouvé acculé et avait décidé de leur imposer le silence par la violence ou par la menace. Il ignorait s’il s’agissait d’Hermann. Ce dernier avait nié catégoriquement, mais la vérité finirait par éclater.
Il avait un peu mauvaise conscience de ne pas avoir mentionné à son collègue Finnur l’existence de ces clichés, pas plus que cette histoire de chantage. Le moment viendrait où ces informations seraient découvertes et quand cela se produirait, quand les noms d’Hermann et de son épouse apparaîtraient dans l’enquête, il faudrait qu’il soit prêt à fournir une explication.
Plongé dans ces pensées, il pénétra dans la petite entreprise de conditionnement de viande où il était venu interroger un dénommé Hafsteinn. Il occupait le poste de contremaître et avait été très étonné de recevoir sa visite. Il lui avait affirmé n’avoir jamais parlé à un policier de la Criminelle de toute sa vie, comme si c’était un gage de moralité. Hafsteinn l’avait invité à venir s’asseoir dans son bureau. Vêtu d’une combinaison blanche, il avait sur la tête une charlotte aux couleurs de l’entreprise et ressemblait à un fût de bière à la fête d’octobre de Munich. Bien en chair et jovial, les joues rouges et rebondies, il n’était pas du tout le genre à s’en prendre aux femmes sans défense, armé d’une batte de base-ball, et encore moins à courir sur plus de dix mètres. Cette réalité ne désarçonna toutefois pas Sigurdur Oli qui continua comme si de rien n’était. Après un bref préambule où il expliqua la raison de sa visite, il interrogea Hafsteinn sur ce qu’il était allé faire dans le quartier de Lina au moment où elle avait été agressée et lui demanda s’il avait des témoins pour confirmer ses dires.
Le contremaître le dévisagea longuement.
— Minute, c’est quoi ces histoires ? Je devrais vous dire ce que je suis allé faire là-bas ?
— Votre voiture était garée une rue plus bas, or vous habitez à Hafnarfjördur. Que faisiez-vous à Reykjavik ? Vous êtes bien le conducteur de ce véhicule, n’est-ce pas ?
Sigurdur Oli pensait que, même si cet homme ne s’en était pas pris à Lina, il avait peut-être connaissance de certains détails liés à l’agression. Peut-être était-ce lui qui avait conduit l’agresseur sur les lieux avant d’abandonner sa voiture, pris de panique.
— Oui, c’est moi qui le conduisais. Je rendais visite à quelqu’un. Vous avez besoin d’en savoir plus ?
— Oui.
— Et pour quelle raison ?
— Parce que nous essayons de retrouver le coupable.
— Vous ne croyez tout de même pas que c’est moi.
— Êtes-vous mêlé à cette agression ?
— Vous êtes fou ou quoi ?
Sigurdur Oli vit les joues de son interlocuteur pâlir.
— Puis-je interroger quelqu’un qui confirmera vos dires ?
— Vous avez l’intention d’en parler à ma femme ? hésita Hafsteinn.
— Est-ce que ce sera nécessaire ? répliqua Sigurdur Oli.
L’homme poussa un profond soupir.
— Non, il vaut mieux pas, répondit-il après un long silence. Je… J’ai une amie qui vit dans cette rue. Si vous avez besoin d’une confirmation, adressez-vous à elle. Je n’arrive pas à croire que je suis en train de vous raconter ça.
— Une amie ?
Le contremaître hocha la tête.
— Vous voulez dire une maîtresse ?
— Oui.
— Et vous lui avez rendu visite ce soir-là ?
— Oui.
— Je vois. Auriez-vous remarqué des allées et venues suspectes dans les parages ?
— Non. Vous vouliez savoir autre chose ?
— Non, je crois que ça ira comme ça, répondit Sigurdur Oli.
— Vous allez en parler à ma femme ?
— Elle pourra confirmer vos dires ?
L’homme secoua la tête.
— Dans ce cas, je n’ai aucune raison d’aller l’interroger.
Sigurdur Oli nota le numéro de la maîtresse, puis se leva et prit congé.
Plus tard dans la journée, il alla interroger un homme qui ignorait que sa voiture stationnait non loin de chez Lina le soir de l’agression. Son fils la lui avait empruntée. Le père appela donc le fils qui l’informa qu’accompagné d’un camarade, il avait rendu visite à un ami. Les trois lycéens étaient ensuite allés voir un film au cinéma de Laugarasbio ; la séance débutait à l’heure de l’agression.
L’homme regarda longuement Sigurdur Oli.
— Vous n’avez aucune inquiétude à avoir en ce qui le concerne, déclara-t-il.
— Ah bon ?
— Il serait incapable d’agresser qui que ce soit. C’est dire, il a même peur des mouches.
Pour finir, Sigurdur Oli alla voir une femme âgée d’une trentaine d’années qui travaillait comme standardiste dans une usine de boissons gazeuses. Elle s’était fait remplacer dès que Sigurdur Oli s’était présenté. Il préférait ne pas lui exposer la raison de sa visite devant ses collègues et elle l’avait emmené à la cafétéria.
— De quoi s’agit-il exactement ? demanda la jeune femme, du nom de Sara. Les cheveux bruns et le visage carré, elle portait un piercing à l’arcade sourcilière. Sigurdur Oli ne parvenait pas à déterminer ce que représentait le tatouage qui s’enroulait autour de son avant-bras, il lui semblait qu’il s’agissait d’un chat, ou bien d’un serpent.
— Je venais vous demander ce que vous faisiez, pas très loin de Laugarasbio dans la soirée d’avant-hier.
— Avant-hier ? répéta-t-elle. Et pourquoi ?
— Votre voiture était stationnée à proximité d’une rue où a eu lieu une agression.
— Je n’ai fait de mal à personne.
— Non, convint Sigurdur Oli. En revanche, votre voiture se trouvait dans les parages.
Il lui expliqua que la police interrogeait les propriétaires de tous les véhicules garés à proximité du domicile d’Ebbi et de Lina ce soir-là. L’agression en question avait été extrêmement brutale et la police désirait également demander à ceux qui se trouvaient dans le quartier s’ils avaient remarqué certains détails suspects, susceptibles de l’aider dans son enquête. Les explications de Sigurdur Oli étaient un peu longues et il constata que Sara s’ennuyait ferme.
— Je n’ai rien remarqué de spécial, répondit-elle.
— Qu’étiez-vous venue faire dans le quartier ?
— Voir une copine. Que s’est-il passé exactement ? À la télé et à la radio, ils ont parlé d’un cambriolage.
— Nous ne détenons pas d’informations suffisantes, éluda Sigurdur Oli. J’aurais besoin du nom et du numéro de téléphone de votre amie.
Sara nota les deux renseignements.
— Avez-vous passé la nuit chez elle ?
— Qu’est-ce que… Vous espionnez les gens, maintenant ? !
La porte de la cafétéria s’ouvrit et l’un des collègues de Sara lui adressa un signe de la tête.
— Non, aurions-nous une raison de le faire ? interrogea Sigurdur Oli en se levant.
Sara se mit à sourire.
— Je suppose que non, répondit-elle.
Il s’asseyait au volant de sa voiture garée sur le parking de l’entreprise quand son portable sonna. Il reconnut immédiatement le numéro de Finnur qui lui annonça sèchement que Sigurlina Thorgrimsdottir était décédée des suites de ses blessures un quart d’heure plus tôt.
— Putain, Siggi, qu’est-ce que tu foutais chez elle ? éructa son collègue avant de lui raccrocher au nez.