Le ventre des
lucioles
Pour Viviane M., Joanne D., et Hanna M.-A.
île minuscule portée par des vagues amies.
Flammarion, 2001
CAMPAGNE FRAN«AISE, ENTRE LYON ET
CHAMB…RY, 24 SEPTEMBRE.
- Tu es vraiment s˚r de savoir te servir de cet engin ?
Frédéric prit l'air vachard, et déclara d'une voix grave qui rappelait un mauvais doublage de film noir des années 40 :
- T'inquiète pas, poulette. Laisse faire le mec !
Nathalie répondit, hilare :
- Ben si, justement, je m'inquiète un peu ! Je te rappelle que tu sais à peine enfoncer un clou sans te pulvériser une phalange. Et ce truc m'a l'air un peu plus compliqué qu'un marteau.
Frédéric abandonna sa parodie de détective revenu de tout et soupira :
- Vous avez le chic, vous les filles, pour couper l'herbe sous le pied d'un pionnier !
- ´ Pionnier ª ? Tu l'écris comment ?
- Ah qu'elle est marrante, ma femme. C'est pour cela que je l'ai épousée, d'ailleurs. Pour ça et ses inépuisables versions de recettes de ćoquillettes sur leur petit lit de concentré de tomate en boîte ª.
Frédéric coupa le contact de la mini-pelleteuse et descendit de l'habitacle. Il se rua sur Nathalie qui couina en fermant les yeux, lui fit perdre l'équilibre d'un ciseau de jambes avant de lui arracher sa cas-quette de base-ball ´jaune-vomi de ratª comme elle disait, et de lui écraser le nez d'un gros baiser.
Ils étaient mariés depuis deux ans. Frédéric s'était résolu à cette union pour tant de bonnes raisons qu'il avait été certain à l'époque qu'elle ne durerait pas plus de quelques mois. Faux, si faux. Mais Sabine lui avait passé le cúur à tabac. Elle l'avait lourdé du jour au lendemain, et le pénible et brutal sevrage de cette addiction s'était prolongé durant d'interminables mois. Sabine, ce corps presque parfait dont aucune frénésie, aucun abus ne le rassasiait, l'insupportable versatilité de ce mirage finalement pas très intelligent. Mais il fallait en sortir pour s'en rendre compte.
Il avait d'abord sélectionné Nathalie comme on repère un antidote. Elle était aussi vitale que Sabine avait été délétère, joyeuse de rien quand tout ennuyait l'élé-
gante boudeuse. Sans rien savoir de cette ombre qui pistait son mari dans chaque souvenir et chaque silence, elle avait fait exploser à nouveau la lumière dans la vie de Frédéric. Et c'est si époustouflant la lumière lorsqu'on la retrouve enfin, comme ça, au détour d'un rire, d'un baiser.
Il faisait lourd, presque orageux. Un désir paresseux, ce désir de soleil et de moiteur, le rendit soudain sérieux.
- Oh non, que nenni mon doux seigneur ! Tu ne touches pas au soutien-gorge de la dame. Tu enlèves les mains de là-dedans et tout de suite. Allez, ouste !
Elle gigota pour se dégager et se releva ébouriffée, la mine faussement belliqueuse. Craquante, elle était vraiment craquante. Putain d'excavation ! Il bougonna :
- Oh, cinq minutes quoi !
- Des clous ! «a va nous bousiller tout l'après-midi, comme hier et avant-hier et le trou n'avancera jamais, et pas de piscine avant l'année prochaine.
Elle lui lança un regard torride assorti d'une petite moue coquine et ajouta :
- Alors que si tu es gentil... Enfin, tu vois, le repos du pionnier, quoi... Mais mérité le repos !
Dépité, il répliqua :
- Tu te rends compte, bien s˚r, que c'est un chantage. Tu es prête à offrir ton corps en échange de coups de pelleteuse.
Elle le fixa, l'úil rond, la tête inclinée et déclara :
- Oui, c'est très laid et j'ai honte. Oh, que j'ai honte ! Mais d'une part, j'offre mon corps à mon mari et d'autre part, comme tout chantage bien pensé, c'est efficace !
- Bon, je n'ai pas le choix, c'est ça ?
- Gagné !
Frédéric tergiversa encore un peu, juste histoire d'avoir le dernier mot :
- Enfin, si j'avais su qu'il y aurait tant de boulot lorsqu'on a acheté cette maison...
- Tu le savais, mon chéri, nous avons dressé tous les plans durant des semaines. Mais elle est si belle.
Et tu verras, quand les travaux seront un peu avancés, ce sera un paradis. Des bébés, des animaux, des amis, des fleurs partout !
Il rebroussa chemin et la serra contre lui.
- Je t'aime, tu sais ?
- Je sais, je t'aime et tu le sais.
Ils avaient signé la promesse de vente de la maison l'hiver dernier mais n'avaient déménagé qu'à
l'été. L'immense ferme était prolongée de dépen-
dances que le rêve de Nathalie avait déjà consacrées: salle de billard, salle de vidéo-projection, maison d'amis. Et bien s˚r la piscine ! Elle avait arpenté le grand terrain durant des heures, s'arrê-tant parfois pour évaluer une pente, un bosquet et enfin s'était décidée pour cet emplacement. Parfait, presque plat, protégé des regards par une haie de noisetiers, pas trop éloigné de la maison. Les devis s'étaient entassés et ils n'avaient conservé que ceux qui permettraient à cette vaste b‚tisse de devenir très rapidement re-habitable puisqu'elle était à
l'abandon depuis plus de trois ans. Dans un grand moment de bien-être et surtout d'optimisme, Frédéric avait décidé qu'ils se débrouilleraient pour les autres travaux, dont l'excavation nécessaire à la pose du bassin de la piscine.
¿ bout d'arguments, il haussa les épaules et annonça :
- Bon, ben j'y vais, quoi !
- C'est ça mon chéri. Je te guide. Tu es s˚r que tu sais manier cet engin ?
- Tu rigoles, cocotte ! J'ai vu Aliens, le deuxième, quinze fois, au moins. Je vais faire tout comme Sigourney. Clac, bing avec la manette et en voiture Simone ! Bon, sa machine à elle était vachement plus grosse, mais c'est normal, elle est plus baraquée que moi. Faut commencer humble.
Nathalie était un peu inquiète. Et si ce truc, qui n'avait pas l'air trop stable, piquait du nez ? Après quelques démarrages infructueux, quelques coups de pelle ineptes, Frédéric hurla ´ qu'il trouvait son rythme ª. Au bout d'une demi-heure, il avait l'air de s'amuser comme un petit fou, et ponctuait chaque nouvelle morsure des grosses dents d'acier dans la terre d'un : ´ Revenge, revenge ! ª
Les mottes d'humus mêlées de racines arrachées et de pierres crayeuses s'amoncelaient, bordant le périmètre de la fosse d'étranges boutonnières.
Nathalie les aplatissait pour qu'elles ne retombent pas dans le trou. Soudain, l'arrêt du vacarme la surprit.
- Il y a un problème ?
- Ouais. Merde, je crois que je suis tombé sur un squelette de chat. Regarde, ces trucs blanch‚tres, coincés entre les deux dents, on dirait une cage thoracique d'animal. Dur. Bon, je descends.
- Non, j'y vais.
Il la vit se rapprocher de la pelle, puis reculer, s'avancer vers le bord de l'excavation. Elle tourna la tête vers lui, bouche ouverte, livide, et tomba à
genoux, les mains couvrant sa tête. Et puis soudain, le hurlement de sa femme, un hurlement qui arrachait l'air, lui pulvérisa les tympans.
Frédéric se précipita et pila à ses côtés :
- Oh putain... Oh putain de merde !
Des cr‚nes humains, si petits, des squelettes minuscules, plusieurs, peut-être une dizaine, jetés les uns sur les autres, démembrés sans doute par les coups de pelleteuse.
Un charnier de bébés.
PARIS, FRANCE, 12 F…VRIER.
Une neige molle et hésitante flottait autour des piliers de la tour Eiffel. Dans quelques minutes, l'étrange métaphore d'acier s'allumerait, et des gerbes d'étincelles la prendraient d'assaut jusqu'au jour. Le Danseur avait toujours beaucoup aimé cet audacieux squelette de métal, une des traces évidentes du génie de quelques-uns. Le génie se conçoit-il sans démesure? que reste-t-il de l'Homme-poussière, hormis les preuves de sa mégalomanie, les pyramides, le temple d'Apollon, Versailles, et le reste ? Et cette mégalomanie n'est-elle pas d'essence divine ? Forcer son ‚me, brutaliser son esprit, hérisser ses muscles, pour aller toujours plus loin, plus haut, se défaire de l'inertie de la peur, de l'affliction de la modestie.
Le grand appartement dont les larges baies vitrées ouvraient sur la Seine était glacial, mais il n'avait pas souhaité allumer le chauffage. Des draps blancs recouvraient le piano et les fauteuils, linceuls de son ancienne vie, sa vie d'avant rythmée par le rire en cascade de sa mère, par ses emportements, ses mer-veilleux caprices. Toutes ces dernières années, il s'était accroché à ces souvenirs, se les racontant jusqu'au sommeil afin de ne jamais les oublier, jamais les mélanger. Elle portait ce parfum très lourd, à
base de tubéreuse. Et ce mot à lui seul recelait de bouleversants mystères.
Le froid humide crispait ses muscles, et la sensation était agréable. Il appliqua la membrane verd‚tre du stéthoscope sous son sein gauche et patienta. Un son puissant et lent, le courant pois-seux qui dévale sans heurt à l'intérieur du ventri-cule. Une crispation comme une déflagration, le bruit du sang expulsé. Le muscle se détend un court moment, attend qu'un autre flot rouge l'inonde.
Dans quelques minutes, il s'affolerait, tentant de prendre de vitesse l'anoxie que l'effort engendrait.
Dans quelques minutes, il faudrait se souvenir de la perfection de ce pouls si lent parce que ses veines se dilateraient à l'extrême, déformées par l'aff˚t désordonné de ses globules rouges. Il sourit d'impatience.
Dans quelques minutes, il verrait le réseau presque vert saillir le long de son cou, courir autour de ses avant-bras comme un splendide filet. Alors son pouls résonnerait jusque dans sa gorge, cognerait dans sa tête.
Il se leva et quelques flexions des jambes le diverti-rent. Il était temps de rejoindre le haut, temps d'épui-ser ce corps presque parfait qu'il construisait depuis des années. Parfois, lorsqu'il courait, comme cet après-midi, il avait la sensation de voler à quelques centimètres des pavés. S'affranchir de la gravité. Mais l'euphorie retombait trop vite et il rejoignait le pas des autres.
Un talon dans la paume, il tendit la jambe latéra-lement et bascula sur le côté selon un arc parfait. Le long miroir devant lequel il travaillait lui renvoya l'image d'une flèche. Son corps devenait flèche.
Comme celui de sa mère. Aurait-elle fait mieux?
Sans doute. C'est du moins ce que prétendaient tous ces gens qui pleuraient d'extase lorsqu'elle se cas-sait.
Un soupir d'exaspération. Trop tôt. quelque chose n'allait pas. La grande glace témoignait d'une par-celle de laideur. Il leva les mains vers son regard.
Comment allait-il enlever ce bourrelet de sang coagulé qui bordait ses ongles ? Il aurait d˚ mettre des gants. Mais il aimait tant la tiédeur poisseuse du flot rouge qui s'échappait des larges plaies comme une vague paresseuse. Et puis le sang coagulait, épou-sant le moindre sillon de peau, tirant légèrement l'épiderme comme une laque qui se rétracterait un peu. On pouvait le gratter ensuite, et la vie de l'autre s'en allait de ses mains en fines paillettes brun-rouge.
Demain, il rentrerait. Rentrer? Il n'était de nulle part, du moins avait-il oublié d'o˘. Disons qu'il rejoindrait ses quatre amours qui devaient s'inquiéter, l'attendre. Il ferma les yeux et sourit de bonheur en imaginant les minuscules doigts de pied, tendus pour une pointe délicate. La courbe d'une épaule d'enfant que prolonge un bras, et puis une main dont le pouce se dissimule, car rien n'est plus dis-gracieux que ce pouce, hérité des reptiles.
BASE MILITAIRE DE qUANTICO, FBI,
VIRGINIE, 14 F…VRIER.
James Irwin Cagney ôta ses lunettes, une piètre technique pour repousser transitoirement la réalité. Les contours de Richard Ringwood se disso-
cièrent jusqu'à doter sa silhouette d'une sorte d'aura. L'astigmatisme rendait le laisser-aller vesti-mentaire de son adjoint à peu près tolérable.
Ringwood, depuis qu'il suivait son régime et son végétarisme comme on observe une pénitence, flottait dans ses pantalons et ses chemises achetés par lots chez les soldeurs. Lorsque Cagney, agacé par sa manie de remonter sa ceinture à deux mains en gonflant les joues, lui en avait fait la remarque, Ringwood avait répondu avec un pragmatisme ava-ricieux :
- Ben, si je perds encore deux ou trois kilos, c'est pas la peine que j'investisse dans une nouvelle garde-robe !
- Je ne pense pas qu'un pantalon et trois chemises vous ruinent, Ringwood.
- Non, mais ce sont des dépenses superflues.
Cagney chaussa à nouveau ses lunettes, l'inélégance de Ringwood étant encore préférable à son angélisme optique.
- qu'y a-t-il, Richard?
- On se demandait, enfin, Lionel et moi, quand aurait lieu l'audition de Mrs Parker-Simmons dans le cadre du procès de Cindy-Laura Owens-Robertson1 ?
- Sous peu, je suppose.
- Elle sera entendue comme témoin, expert ou...
- Ou ? Complice de meurtre, voulez-vous dire ?
- C'est une possibilité, non ?
- En effet. En ce cas, Glover, vous et moi serons cités comme témoins à charge.
Ringwood remonta sa ceinture en baissant les yeux et déclara d'un ton presque agressif:
- Témoins à charge ? Mais ni Lionel ni moi ne savons rien de l'implication ou de la non-implication de Mrs Parker-Simmons dans le meurtre de Charles Owens. Du reste, à notre connaissance, ses services n'avaient pas été requis par le Bureau pour cette enquête.
- Vous avez pénétré dans son ordinateur gr‚ce à
moi. Nous savons tous les trois qu'elle connaissait l'identité des deux meurtrières, et qu'elle s'est tue pour leur donner le temps d'abattre le dernier de la liste : Charles Owens, le mari de Cindy Robertson.
En d'autres termes, au regard de la loi, le silence de Mrs Parker-Simmons équivaut à une complicité
de meurtre. Prétendre le contraire devant la cour serait un parjure et, s'il est démontré, la fin brutale de votre carrière, de la nôtre devrais-je dire, et sans aucun avantage social.
Une rage désespérée fit taire Cagney. Comment avait-elle pu ? Gloria, non, pas Gloria, le cerveau de 1. La Raison des femmes, Le Masque, 1999.
Gloria. Cette entité dont il se demandait parfois si elle ne devenait pas une gigantesque tumeur digé-rant la légère ombre blonde aux yeux lavande.
Parce que son génie mathématique lui permettait toutes les ouvertures, toutes les extrapolations, elle était parvenue avant eux, le FBI, à cerner la per-sonnalité puis l'identité de ce couple mère-fille dont l'existence ne tenait plus qu'à une liste. Une liste d'exécutions. Une liste de violeurs s'accrochant à
une p‚le excuse : une soirée de beuverie entre copains de bordée. Laura, l'enfant bulle, l'a peine jeune fille, dont Cindy, la mère, et Belle, la grand-mère, étaient parvenues à aménager l'autisme jusqu'à le rendre moins inhabitable, avait sauté par la fenêtre, s'écrasant quelques mètres plus bas sur le capot d'une voiture. Tous, elles les avaient déjà tous assassinés, sauf un, lorsque Gloria avait compris, avait su. Mais elle s'était tue, parce que Laura devenait une autre Clare, son bébé à elle, son unique besoin. Gloria ne parvenait plus à démêler sa vie de celle de Cindy, la mère de Laura. Leurs passés s'étaient noués, et cette fusion silencieuse qui s'opé-rait à des milliers de kilomètres par l'intermédiaire d'un ordinateur, à des années de distance, paniquait Cagney. Cette tribu de femmes qui obéissaient aux mêmes lois tacites, animales, qui convergeaient pour entourer l'enfant de leur férocité, le boulever-sait dans une alternance de rage, de rancúur et d'amour. quoi, Gloria que n'intéressait la vie de personne, Gloria dont l'univers s'était concentré sur sa fille handicapée mentale, Gloria, qu'il avait tant souffert à approcher, parvenait à se diluer dans une inconnue ? que faisait-elle de lui, dont elle avait court-circuité la petite mort, de cette promesse de bébé qu'elle supportait presque, enfin ?
Ringwood le ramena à une réalité acceptable. Il creusa ses joues et rétorqua d'un ton peiné :
- C'est mal, très mal. On sait. Il faut vous dire qu'hier, avec Glover, on s'est livrés à un petit brains-torming assez arrosé. La colonne des ´ plus ª versus celle des ´ moins ª, vous voyez ? Il m'a invité chez lui, à Fredericksburgh, pas très loin de chez vous, d'ailleurs. Pas mal. Un peu austère, dépouillé même, mais pas mal, élégant dans le genre minimaliste. Il m'a fait go˚ter un truc génial, qui torpille. Du rhum arrangé. Alors c'est du rhum blanc, béton. On colle dedans des petites herbes, des tranches d'orange confites, des grains de café, de l'anis étoile, et puis des épices, et au bout de quelques mois, ça donne un truc super. En fait, Lionel, lui, est afro-américain. «a, c'est une boisson typique des fles, et... Enfin, bref, au bout du cinquième, Mrs GPS, pour Gloria Parker-Simmons
- c'est plus court dans une colonne -, se baladait d'un bout à l'autre de la feuille sans qu'on comprenne très bien comment. quand même, on est arrivés à une conclusion futée. Surtout le petit... Enfin, je veux dire Glover. Mais je l'ai beaucoup aidé. Finalement et tout bien considéré, monsieur, si on n'était pas en termes cordiaux, allez, même amicaux, avec vous, on n'aurait jamais su que GPS s'intéressait à cette enquête.
Si vous n'aviez pas joué cartes sur table, je n'aurais pas pu pénétrer dans son ordinateur, et alors, tintin pour déduire qu'elle connaissait l'identité des tueuses.
Glover et moi sommes donc parvenus à la conviction que c'est contre notre amitié, notre honneur - c'est un bien grand mot, je sais, mais on était bourrés -, que nous témoignerions, et cela, voyez-vous, monsieur, c'est encore plus moche qu'un parjure, la trahison d'un ami.
Comment parvenait-il à sortir des phrases comme celle-ci avec sa face de pitre amaigri ? Cagney serra les maxillaires pour se défendre contre la bouffée de... de quoi, d'émotion, de reconnaissance, d'ami-tié, de soulagement? Il inspira pour retrouver la maîtrise de son débit :
- Je... Je ne sais pas quoi vous dire, Richard.
D'ailleurs, Glover devrait être présent, lui aussi.
- Veut pas.
- Pardon?
- Non, il veut pas. Je suis mandaté.
- Pour quelle raison ?
- Il dit que les trucs trop émotionnels l'épuisent et que dans ce chapitre, il a assez sur les bras avec la petite dame flic de Boston.
- Parce que moi, je m'y sens comme un poisson dans l'eau, Ringwood ?
- Je ne sais pas, monsieur. Bon, on ne va pas passer le réveillon là-dessus. Notre position est claire.
Nous ne savons rien. quant à moi, pirater l'ordinateur d'un civil sans mandat du juge, vous plaisantez!
¿ vous de voir ce que racontera Mrs GPS... Ou même si elle sera citée à comparaître.
Ringwood se dirigea vers la porte, mais la voix de Cagney le fit se retourner.
- Elle détesterait que vous l'appeliez Mrs GPS.
- Je sais, c'est pour cela que ça m'amuse.
- Ringwood, merci, à vous et à Glover. Vraiment.
Richard Ringwood le fixa quelques instants, et un sourire défait lui fit fermer les yeux :
- Non, merci à vous. Pour toutes ces vacheries méritées, ces sarcasmes, ces gestes amis aussi. Mais ce serait trop long. Et puis ma femme répétait que notre gros problème à nous les mecs, c'est qu'on est infoutus de dire les choses importantes lorsqu'elles deviennent sentimentales. Merde, quoi, on n'est pas des pédés !
quelques années plus tôt, il aurait l‚ché cela comme une insulte. Maintenant, il s'en voulait juste de ne pas se conduire comme l'aurait souhaité une femme, sa femme. Cagney songea que son couple inversé avec Gloria lui avait rendu quelques mots nécessaires. Il devait les prononcer puisqu'elle ne le ferait pas, n'irait pas au-devant de sa difficulté à exprimer. Il apprenait à dire.
Brusquement, la certitude s'imposa. Lui aussi allait mentir et se parjurer, et lui n'avait aucune excuse, et il s'en foutait. Ce qui lui était apparu depuis plusieurs jours comme une monstrueuse mécanique devenait d'une simplicité étourdissante. En plus de trente ans de carrière, pas une fois il n'avait hésité
à se risquer pour protéger l'extérieur, pas une fois il n'avait connu le trouble des conflits de conscience, pas une fois il n'avait menti ou triché. L'idée de déroger à cette rigidité finalement confortable lui avait semblé dévastatrice durant des jours. Et soudain, tout devenait simple. Si et si, et si. Si Gloria avait parlé dès qu'elle avait su, Charles Owens aurait-il été épargné? Les flics du Boston Police Department seraient-ils arrivés à temps ? Allait-il risquer la chose la plus importante de sa vie sur un pari statistique comme les aimait tant Gloria ? La réponse était évidente : non.
Restait à la convaincre. Elle pouvait mentir avec brio si son cerveau lui indiquait qu'il s'agissait de la śolution préférable ª. Mais, en ce cas, le lui indi-querait-il ? N'allait-elle pas vouloir transformer cette audition en démonstration ? Leur balancer à tous au visage ce que c'est d'être violée, d'être une presque enfant dont le ventre est disponible pour qui le for-cera ou se le payera? Clare. Se servir de Clare.
Indigne sans doute, mais si efficace. La seule faille de Gloria, sa fille. Son unique futur durant toutes ces années, sa seule force infinie, mais son absolue terreur.
L'idée lui fit remonter la salive dans la bouche.
Merde, et lui qui était-il ? Un échec. Un échec puis-
qu'il admettait que la vie de Gloria se résumait à
Clare. Il devait la convaincre de l'absurdité de cette équation: Clare vit donc Gloria vit. Clare meurt donc Gloria meurt. Mais pas maintenant, plus tard.
Pour l'instant l'équation lui rendait service, et il allait l'utiliser.
INSTITUT M…DICO-L…GAL,
PARIS, FRANCE, 14 F…VRIER.
- Mon père ?
Le vieil homme maigre en soutane leva un regard d'un bleu presque blanc vers la femme qui se tenait debout devant lui, et lui sourit. Il se leva. Il était très grand, étonnamment droit.
- Le docteur Lemaire vous attend dans son bureau.
La jeune femme le précéda dans un couloir baigné du halo jaune sécrété par les plafonniers qui pointillaient le plafond en ordre militaire. Elle le fit pénétrer dans une petite pièce surchauffée et si encombrée que l'abbé Henri eut du mal à repérer l'homme enfoui derrière des piles de dossiers. Il avait l'air fatigué, mais le visage poupin s'illuminait d'un sourire enfantin. Il s'arracha de son fauteuil dans un souffle et tendit la main vers l'abbé.
- Installez-vous, mon père. Je vous sers un café ?
Il sent un peu le réchauffé mais il est encore tiède.
- Volontiers, merci. Avec du sucre, deux morceaux, s'il vous plaît. Vous avez terminé avec les petits ?
Le légiste répondit en soupirant :
- Oui. …gorgés, tous les deux. Des plaies très similaires. Courtes mais profondes. C'est assez peu commun, cette précision. L'exsanguination est la cause de la mort. La jeune fille avait été pas mal cognée ante mortem. Pouvez-vous me rappeler comment et o˘
vous les avez trouvés ? «a m'évitera de poireauter en attendant le rapport officiel.
- quai de la Mégisserie, en bas, à quelques mètres de la Seine. Elle était assise, le dos appuyé à l'un des piliers du pont. La tête du petit garçon reposait sur ses genoux.
- Ils devaient y être depuis environ deux jours, selon moi. Ce qui est certain, c'est que la rigor mortis avait disparu. En d'autres termes, et en prenant en compte la relative douceur des derniers jours, elle était morte depuis plus de trente-six heures, c'est en accord avec sa température rectale, inférieure à 10∞C.
Même chose pour le garçonnet. Personne ne s'est approché parce qu'on a sans doute cru qu'ils rêvas-saient en regardant le fleuve. De toute façon, tout le monde s'en fout. Vous faites des rondes dans le coin?
- Oh, nous sillonnons tout Paris, la nuit surtout.
Mais nous ne sommes pas très nombreux. C'est un coin ´ favorable ª, si je puis dire. Peu de monde la nuit, les gens ont peur, sauf, bien s˚r, ceux qui cher-chent quelque chose de précis.
- De la came ? On a déjà envoyé la toxico au labo.
- Entre autres.
Le prêtre sembla réfléchir puis déclara dans un murmure :
- Selon vous, ils ont été assassinés là-bas ?
- Non. Le devant de sa robe était imbibé de sang ainsi que son manteau et les vêtements du gamin, mais d'après ce que j'en sais, on n'a rien trouvé autour d'eux. L'hypostase est distribuée de façon cohérente.
Je veux dire que les fameuses lividités sont bien présentes aux fesses et en haut des épaules de la jeune fille, et sur le flanc et la joue du garçonnet. Elle était assise et adossée, ce qui a repoussé le sang vers les tissus voisins, quant à l'enfant, comme vous le savez, il était allongé par terre, le haut du corps et le visage appuyés contre la cuisse de la fille. Mais les zones livides ne sont pas irrémédiablement fixées quelques heures post mortem. Dans certains cas, le sang peut se redistribuer en fonction de la gravité, du moins partiellement, après le déplacement d'un corps. Je dirais donc qu'ils ont été tués peu avant d'être placés là-bas.
- L'enfant devait avoir cinq ou six ans, non ? Et elle?
- Difficile d'être précis et péremptoire. A priori, d'après la dentition, l'enfant avait moins de six ans, je dirais plutôt cinq. Il était très maigre pour sa taille, de toute évidence dénutri. quant à elle, c'était encore une adolescente, jeune, quatorze, quinze ans maximum, sans problème pathologique particulier.
Il faudra une confirmation de l'odontologiste parce que chez les filles, la dentition peut être un peu plus précoce que chez les garçons, mais jusqu'à dix-sept ans, cela donne des indications assez fiables. Ce qui est certain, c'est qu'elle avait moins de vingt-deux ans puisque l'épiphyse interne de la clavicule n'est pas encore soudée. Cependant, la profondeur du sillon pubien et les caractéristiques de l'utérus sont étranges.
- C'est-à-dire?
- Elle avait déjà conçu. Pourtant, je ne sais pas, cette petite blonde m'a tout l'air d'une jeune fille sage, un peu démodée, même. Vous vous souvenez de ses vêtements ? Du reste, c'était d'autant plus surprenant que le gosse était sale et dépenaillé. Ses tennis étaient beaucoup trop grandes pour lui, l'une d'elles n'avait même pas de lacet. Et il n'avait pas de slip. Il portait juste son pantalon, pas de chaussettes, rien d'autre qu'un petit pull. Il devait crever de froid, ce môme.
- Oui, nous avions remarqué. Sur le moment, nous avons pensé qu'elle avait peut-être trouvé cet enfant en train de traîner. Enfin, je veux dire, nous n'avons pas songé qu'il s'agissait du frère et de la súur. Elle portait une robe en velours noir, maculée de sang séché, cintrée sous les seins.
Le médecin reprit le dossier pour le parcourir rapidement :
- Une robe princesse, ça s'appelle, avec un col et des poignets en dentelle blanche, et un manteau de jeune fille. Des mocassins vernis. Un petit sac en ban-doulière, velours vert bouteille, brodé. Pas grand-chose dedans: un mouchoir, quelques pièces de monnaie et un carnet de tickets de métro. Les sous-vêtements étaient en coton blanc, des trucs, là
encore, de jeune fille pas trop délurée. La PJ va passer en revue son fichier des personnes disparues. «a va encore plus vite avec les mineurs. Si ça se trouve, c'est une gamine qui s'est retrouvée enceinte et qui a fugué. Et puis, elle est tombée sur la personne qu'il fallait éviter. Car cette fille est jeune, ça, j'en suis certain. Reste à savoir o˘ elle a accouché. Si c'est sous
´ X ª, on est très mal partis.
Le regard p‚le du prêtre se fixa sur le médecin. Il demanda d'une voix sourde :
- Vous ne pensez pas que ce petit garçon puisse être son fils ?
- Non. Voyons, en admettant qu'elle ait quatorze ans et le gamin cinq, on est dans l'impossibilité physiologique, sauf cas extraordinaire. Non, vraiment pas.
De toute façon, l'empreinte ADN nous fournira une certitude. qu'allez-vous faire maintenant, mon père ?
- Continuer, prier. Il est trop tard pour le reste, bien trop tard.
Louis Lemaire raccompagna le prêtre jusqu'à
la petite cour carrée qui abritait les b‚timents de la morgue. quel étrange sacerdoce. Il en rencontrait de plus en plus, des laÔques ou des religieux, accompagnant des dépouilles inconnues. Parfois, ils avaient passé la nuit à côté de cet homme ou de cette femme qui ne verrait pas d'autre matin, à lui parler, à le consoler ou même à lui mentir. Car eux aussi, ceux qui vont mourir, mentent tous. Ils mentent parce que leur monde, qui naît en marge du nôtre, est si effroyable qu'il vaut mieux fuir ailleurs. Et ces accom-pagnateurs de mort s'installaient dans la petite salle d'attente et patientaient durant des heures, sans presque bouger, sans ennuyer personne. Leurs noms importaient peu. Ils repartaient ensuite, un peu plus blessés, un peu plus fatigués, mais jamais découragés.
Une bribe de son latin revint au docteur Louis Lemaire. Obsèques, d'obsequi, suivre, accompagner.
Accompagner, la même racine que compagnon, companio, ceux qui partagent le pain. L'ancien fran-
çais en avait fait compain. Accompagner dans la mort un camarade de pain. Les mots sont magiques, ils portent en eux la vérité des hommes, mais on les prononce trop vite pour s'en apercevoir encore.
SAN FRANCISCO, CALIFORNIE,
14 F…VRIER.
Gloria enfila à la h‚te l'épais peignoir blanc qu'elle avait posé sur le rebord du lavabo. Elle frissonnait, en dépit de la chaleur d'étuve qu'elle faisait régner dans la grande salle de bains carrelée de blanc, du parquet de bois blond jusqu'au plafond. Elle passa la main sur son ventre, détachée, clinique. La masse de cellules qui se formait à l'intérieur repoussait la peau fine et p‚le de son abdomen. Elle avait d˚ remplacer ses soutiens-gorge, étonnée de cette poitrine qui enflait, lui faisant presque mal lorsqu'elle se couchait sur le flanc.
Il faudrait qu'elle se décide à prendre quelques informations. quand ce poids étranger commencerait-il à
la gêner physiquement? Et ces nausées, quand cesse-raient-elles ? Elle croyait se souvenir qu'elles ne per-duraient pas au-delà des deux premiers mois, mais elle avait toujours mal au cúur. Gloria ne conservait presque aucun souvenir des manifestations de sa première grossesse, celle qui l'avait conduite à Clare.
Clare qui dépassait sa mère d'une tête et parvenait enfin à prononcer quelques phrases structurées, à se repérer dans ce dédale de mots qui lui avait fait si peur si longtemps.
¿ l'époque, elle n'avait compris qu'elle était enceinte que lorsque son ventre avait poussé, excroissance de chair et de peau tendue sur le petit squelette qu'elle était alors. La peur, l'idée constante d'une mort imminente, avaient dilué le reste. Mais elle avait vécu, et elle survivrait encore.
Elle claqua la porte vitrée du haut placard dans lequel étaient soigneusement rangés tous les flacons de crème de beauté qu'elle n'utilisait jamais. Gourde.
Elle réagissait comme une gourde. Elle avait décidé
de garder ce futur enfant. Cette si jolie femme, dans la clinique gynécologique o˘ Gloria avait pris rendez-vous pour un avortement courtois et luxueux, celle qui battait du bout de l'escarpin un rythme de rock sur la pavane pour orchestre de Gabriel Fauré, l'avait involontairement aidée à établir son raisonnement en faisant étalage de sa bêtise sans méchanceté. Gloria avait-elle giflé le joli visage maquillé pour cela, ou à
cause du magazine qu'elle avait feuilleté ? L'article relatait le martyre et l'agonie de ces enfants russes parqués dans des mouroirs. Les photos étaient un peu floues parce que la journaliste avait été contrainte de dissimuler son appareil dans un cabas. Oui, elle avait frappé la jeune femme pour cela, parce que le visage de Clare se substituait à celui de ce petit garçon au cr‚ne rasé, aux bras ligotés dans le dos à l'aide d'une sorte de camisole qui ressemblait à un long torchon.
Les yeux lui mangeaient les tempes, un regard sombre d'incompréhension et de peine, un regard de petite bête tendre qui comprend malgré la confusion de son cerveau qu'elle va mourir, seule.
Elle devrait bientôt parler à Clare, annoncer la venue de cet enfant. Comment réagirait la jeune fille?
Avec violence, sans doute, puisque ses émotions alter-naient des joies les plus délirantes aux rages les plus sauvages. Ou pire, en se terrant loin dans sa tête, déniant à sa mère le chemin qui menait à elle ?
Le souffle fit défaut à Gloria, et une quinte de toux lui arracha la gorge. Ne pas se laisser gagner par la panique. La panique est encore plus destructrice que l'agressivité. Ne jamais l'oublier. Jade. L'énergie fluide, presque indéfinissable, de la jeune femme eurasienne trouverait la solution. En parler à Jade.
Gloria se décida enfin à sortir de la salle de bains, s'habilla rapidement et descendit vers le grand salon.
Elle n'aimait pas cette saison, même ici, en Californie.
La lumière solaire semblait se rétracter sur elle-même comme si elle regrettait sa propre parcimonie. La perspective de l'humidité fraîche qui l'accueillerait à
sa sortie lui donnait envie de se recoucher. quelques semaines plus tôt, elle se serait servi un verre de vin.
D'abord la surprise de la première gorgée irritant la racine de ses dents. Mais ensuite, l'étreinte déplaisante qui serrait sa nuque se rel‚chait, un soupir entre deux gorgées, une onde de chaleur qui chassait l'implacable froid de son diaphragme. Elle crut presque sentir la morsure annonciatrice de calme au creux de son estomac. Le sevrage de l'assuétude physique avait été bref, désagréablement indolore. Car elle avait attendu une douleur. Gloria côtoyait la souffrance depuis si longtemps qu'elle connaissait tous les stratagèmes pour la contraindre à dévier. Elle s'était préparée au combat, un de ces fabuleux combats qui vous occupent tant que la cruauté du reste ne vous atteint plus. Mais les nausées et les cauchemars du manque s'étaient mêlés aux vieilles peurs nocturnes et aux haut-le-cúur hor-monaux.
Gloria éprouvait pour son corps une telle indifférence, un tel dégo˚t même, que ses dysfonctionnements la préoccupaient peu, tant qu'ils n'entravaient pas la liberté de son cerveau. C'était de cela qu'il s'agissait. L'alcool avait été pour elle un parfait antalgique, une sorte de sauf-conduit chimique qui oblitérait la peur pour libérer l'amas de neurones hébergé
dans son cr‚ne. Il la menait directement, si vite, là o˘
plus rien ne pouvait l'atteindre, lui faire mal, là
o˘ elle était la plus puissante. Bien s˚r, elle y parvenait aussi sans ce catalyseur malfaisant, mais c'était si long, la chair lui pesait, la fatigue l'embourbait, la crainte de la douleur la retenait.
Pourquoi devait-elle s'imposer ce handicap, cette lenteur? Pourquoi freiner la descente dans sa tête, sans mièvrerie ni a priori, comme le lui avait seriné
durant des années Hugues de Barzan, l'alchimiste de son intelligence, son tyran aussi, alors qu'un ou deux verres accéléreraient le processus ?
Gloria s'immobilisa au milieu du grand salon et siffla entre ses dents, mauvaise :
- Parce que tu as décidé que tu vivrais. Parce que c'est comme ça, Parker-Simmons, et tu te démerdes !
La sonnerie du téléphone la fit sursauter. La voix guillerette de l'amie la calma alors qu'un flot de paroles incompréhensibles dévalait. Gloria sourit, une première depuis des jours :
- Maggie, calme-toi ! Reprends dans l'ordre, je n'ai rien compris.
- Non, attends, c'est génial ! Putain, si j'avais su que la désintox était contagieuse, je t'aurais collé au sevrage plus tôt.
- Pardon?
- J'ai pas pris de vraies cuites depuis presque un mois. Bon, j'irai pas jusqu'à affirmer que j'ai été parfaitement sobre, mais quand même. Alors du coup, mon cerveau respire, normal.
- Moi ce serait plutôt l'inverse. Je n'arrive pas à
travailler. Je ne parviens plus à me concentrer.
- «a va revenir. Tu craques pas et à tous les coups, tu vas replonger dans ta tête... comment tu dis déjà ?
- Comment íl ª disait, Hugues, sans mièvrerie ni a priori.
- Je reprends le fil, je viens de trouver un super plan top.
- qui est ?
- Attends, ma puce, je l'ai pas encore complètement bien. Faut que je peaufine. Euh... Tu fais quelque chose de transcendant ce soir? James vient?
- Non, rien de vraiment époustouflant, et non, il arrivera vendredi soir. Mais sa présence ne t'interdit pas de me rendre visite.
- Ben, c'est encore prématuré. Faut que je m'y fasse, et puis...
Au ton soudain sérieux et hésitant de sa voix, Gloria sentit sa crainte d'être encore une fois l‚chée :
- Maggie, je te l'ai dit, le fait qu'il soit entré dans ma vie ne t'en exclut pas. Je vous aime tous les deux, comme je peux aimer, c'est-à-dire sans doute pas bien, mais je m'améliore. J'ai besoin de toi, ne l'oublie pas.
La petite voix de l'Irlandaise parvint à Gloria avec un décalage, comme poussée par son propre silence:
- Oh, ma belle, ça me donne envie de chialer, des trucs comme ça. (Elle reprit, soudain ragaillardie:) Justement, faut que je me grouille avec mon plan. J'ai besoin d'un complément d'informations. Tu retournes plus là-bas, je veux dire en Virginie ?
- En ce moment, c'est hors de question. Il y fait si froid, je hais ce froid. Et puis, de toute façon, je n'aime pas cet appartement.
Gloria détestait la promiscuité que lui imposait le voisinage du petit immeuble dans lequel James habitait. Elle avait passé des heures à imaginer d'autres corps, d'autres sommeils, d'autres cauchemars empilés au-dessus de sa tête, sous son lit, flan-quant leur chambre. Elle pouvait presque sentir leurs haleines de nuit, leurs sueurs. La nausée lui fit remonter une salive amère dans la gorge. Elle ajouta précipitamment :
- Tu viens dîner ce soir ?
- Alors, ça, c'est pas de refus, ma puce. qu'est-ce que t'as comme nouveaux DVD ?
Gloria énuméra une liste prometteuse, puisqu'elle avait choisi certains des titres en pensant à Maggie, que les histoires d'amour ou d'héroÔsme les plus évidentes faisaient sangloter comme un bébé.
- Génial, y en a déjà deux qui me branchent ! On fait pizza ?
- On fait pizza.
- Bon, je te laisse, j'ai plein de trucs sur le feu.
Lorsqu'elle gara son nouveau jouet devant l'im-peccable pelouse de Little Bend, l'institution privée et très onéreuse qui avait permis à Clare d'accéder à
quelques mots, de se prouver à elle-même la réalité
de son humanité, un crachin timide glissait sur le pare-brise. Les parterres joyeux de chrysanthèmes échevelés avaient été remplacés, sans doute dans la nuit, par des pensées blanches et d'un bleu violet.
Jade veillait à tout. Tout ce qui faisait de Little Bend une sorte de petit paradis, pour ses pensionnaires habitués de l'enfer, était orchestré avec soin. Lorsqu'un des magnifiques oiseaux de la volière mourait, il était discrètement remplacé à l'identique parce que la mort, la peur, le chagrin ne devaient s'infiltrer dans ces lieux sous aucun prétexte. Clare pouvait ainsi raconter depuis presque neuf ans de longues histoires désordonnées à Pan-Pan, l'arrogant paon qui condescendait à s'approcher d'elle pour avaler les morceaux de g‚teau qu'elle lui tendait. Il s'agissait en fait du troisième animal, les deux autres étant morts d'excès de bien-être et de nourriture. Jade, évoquant cette série de petits mensonges, de menues escroqueries qu'elle accomplissait quotidiennement par tendresse pour ses pensionnaires, avait conclu d'un gentil sourire :
- Pourquoi devraient-ils souffrir là o˘ nous pouvons intervenir ? Il leur reste tant d'autres peines auxquelles nous n'avons pas accès.
Gloria aimait cet endroit, et tant pis si la paix qui y régnait était artificielle dans ses moindres détails.
Ou peut-être tant mieux, car alors on pouvait la maîtriser, la conserver. Les pierres blondes rectangu-laires du corps principal des b‚timents, les vagues de tuiles ondulées presque roses l'apaisaient elle aussi. Trois autres constructions longues et basses complétaient le carré typique d'une hacienda mexicaine, enserrant en son cúur un patio.
Elle sourit involontairement. quelle idée! Elle paraissait encore plus minuscule perchée au volant de ce gros 4x4 Dodge Durango gris à peine doré. Une bulle de protection de plus, c'est pour cela qu'elle l'avait choisi. Il était équipé de grosses barres d'acier cachées dans les portières, destinées à résister aux chocs latéraux, d'airbags dans tous les coins, d'un nouveau système électronique de compensation de freinage. Il y avait même une option supplémentaire, une petite alarme qui se déclenchait lorsqu'un pneu était sous-gonflé. En fait, elle s'était offert un coffre-fort pour son ventre.
Elle gravit lentement les marches plates qui condui-saient à l'immense porte de bois roux p‚le.
Une jeune femme qu'elle reconnut à peine nettoyait l'intérieur des vitres du grand aquarium, à
l'aide d'un petit r‚teau terminé par une lame de mousse. L'aquarium, objet de l'incessante fascination de Clare. Le ballet paresseux de ses étranges habitants la faisait sourire durant des heures. Les axolotls qui progressaient à l'aide de leurs mains sur le lit de sable ocre rose avaient fini par la lasser un peu, et sa nouvelle passion était un gros poisson ventouse, à
la gueule barbue. Le comble du bonheur survenait lorsque l'animal collait sa grosse lèvre circulaire à
hauteur du visage de Clare.
- Bisous, oui, moi, bisous ! hurlait-elle en appliquant sa bouche de l'autre côté de la vitre.
Gloria riait en désignant la trace lourde de salive qu'elle y abandonnait.
- Regarde, caca, ma caille, bouh-caca.
- Nôôôn, pas bouh-caca !
Et elle attrapait la main de Gloria pour déposer un baiser mouillé au creux de sa paume.
Gloria traversa le grand hall. Les larges dalles irré-gulières du sol avaient été dépolies afin de ne receler aucun danger pour les habitants de l'institution. Des huiles coloraient les murs sable de scènes animalières charmantes, excusant par leur gaîté leur médiocrité
d'inspiration. Elle se dirigea vers la grande pièce qui servait de bureau à Jade Whiteley. Les pierres blondes des murs avaient été piquées et brossées avant d'être recouvertes d'un vernis transparent et mat. Des tapis mexicains aux couleurs lumineuses atténuaient la rigueur p‚le des lieux. La jeune femme travaillait assise à sa longue table de ferme en bois sombre. Des bocaux de bonbons multicolores s'appuyaient au flanc de son ordinateur.
Elle n'entendit d'abord pas Gloria. Un jeune gar-
çon installé sur un coussin crayonnait un album en chantonnant, les coudes vissés sur une table basse, s'interrompant parfois pour ravaler bruyamment sa salive. Gloria songea qu'elle n'avait jamais vu Jade travailler seule. Il y avait toujours d'autres gens, enfants ou adultes à ses côtés, occupés à
quelque t‚che, quelque jeu. quel ‚ge pouvait-elle avoir ? Le temps semblait glisser sur le beau visage en forme de cúur. Jade leva les yeux du dossier qu'elle annotait et aperçut Gloria. Le lent sourire amical se forma :
- Ah, Mrs Parker-Simmons, vous êtes en avance, aujourd'hui.
La longue femme se leva et s'approcha de Gloria pour entourer ses épaules d'un geste léger et pourtant si perceptible. Inutile de lui demander pour la centième fois de l'appeler par son prénom. Sans doute souhaitait-elle que sa familiarité soit toute consacrée à Clare.
- J'aimerais vous parler, Jade... Seule à seule, ajouta Gloria en regardant le petit garçon concentré
sur le remplissage d'une silhouette de cerf-volant.
- Venez, allons nous promener un peu. Erik, mon chéri ?
L'enfant leva vers elle un regard grave.
- Tu as droit à deux bonbons, pas plus, n'est-ce pas, mon chéri ?
Elle tendit vers lui son index et son majeur.
- Tu vois, deux. Montre-moi deux.
L'enfant leva la main et écarta tous les doigts.
- Non, ça, c'est cinq, chéri, c'est trop. Deux, montre-moi deux, tu sais.
Les trois derniers doigts de la petite main dispa-rurent dans la paume, ne laissant tendus que le pouce et l'index.
- C'est bien, Erik. Je reviens tout de suite. Mais je suis juste à côté, avec cette gentille dame. C'est la tante de Clare, sa tata. Nous examinerons ce magnifique cerf-volant, tu veux ?
L'enfant hocha la tête, changea de crayon et retourna à son coloriage.
Jade précéda Gloria dans le hall et elles sortirent dans le patio situé à l'arrière de l'hacienda. Il y régnait une agréable fraîcheur, jamais déplaisante.
L'habile construction d'inspiration mexicaine semblait tenir à l'écart les caprices des saisons.
- Je ne crois pas avoir déjà vu ce petit garçon au restaurant.
- Non, il est arrivé il y a deux semaines. Il était trop mal en point pour supporter d'autres présences que la mienne. Ce sont ses grands-parents qui nous l'ont amené, à la suite d'une bagarre juridique pénible.
C'est très dur dans ce pays d'enlever un enfant à sa mère biologique, aussi... inapte soit-elle. Erik ne parle plus. C'est fréquent lorsque l'on crie trop, en vain.
Au pli mauvais de ses lèvres, Gloria comprit que Jade détestait cette femme qu'elle ne connaissait pas.
- que s'est-il passé ?
Jade retrouva sa maîtrise et déclara d'un ton qui décourageait toute autre curiosité :
- L'inacceptable, comme d'habitude, Mrs Parker-Simmons, mais c'est encore plus intolérable lorsqu'il vient de la mère. Vous souhaitiez me parler ?
Gloria plongea dans le regard sombre, doux comme un velours. Elle exhala, bouche entrouverte, puis se mordit les lèvres. Jade l'encouragea:
- Vous avez décidé d'en discuter, il faut donc accepter que les mots se forment.
Un rire, un rire doux, léger. C'était sans doute la première fois que Gloria entendait le rire de la femme brune:
- Allons, Mrs Parker-Simmons ! Nous sommes toutes les deux des chênes, c'est beau, un chêne. Un des symboles les plus évocateurs de résilience, n'est-ce pas ? Ils trônent, seuls au milieu de leur champ.
Et des petits êtres s'abritent sous eux, s'y protègent.
Mais les racines des chênes sont trop courtes pour leur envergure, une tempête trop violente peut les déraciner. Oui, magiques et si vulnérables. Si terriblement solitaires.
Merde, un verre, elle avait besoin d'un verre. Le manque l'avait l‚chée, restait l'envie, comme un recours, une parade. Gloria b‚illa profondément, ça marche souvent, ça évite de fondre en larmes devant une presque inconnue qui vous décrit comme si elle habitait votre tête. Elle l‚cha, butant sur les premières syllabes :
- Je... je suis... enceinte. Je ne sais pas comment l'annoncer à Clare. Jade, aidez-moi, j'ai si peur.
Jade la détailla quelques secondes et répondit, un peu triste :
- Oui, je sais.
- Comment cela ?
- Comment je sais que vous êtes enceinte ? Les seins, c'est la chose la plus immédiatement discernable. Comment je sais que vous avez peur ?
Vos tenues, de plus en plus larges, pour que Clare ne remarque rien. C'est une excellente nouvelle, Mrs Parker-Simmons. Toutes les nouvelles de vie sont bonnes. Enfin, du moins lorsque la vie n'en-gendre pas la mort et la souffrance. Aussi ai-je du mal à comprendre ce qui vous effraie.
Gloria hésita avant de répondre. Son ton serait sec, brutal. C'était pourtant évident à saisir. ¿ quoi jouait Jade ? Sentit-elle sa soudaine agressivité, toujours est-il qu'elle posa une longue main apaisante sur la manche du manteau de Gloria.
- C'est dans votre tête qu'il existe un problème, Mrs Parker-Simmons, pas dans celle de Clare. Son monde à elle est balisé par l'instinct, les émotions. Si elle sent votre peur, elle aura peur, même si elle ignore de quoi. Si ce futur bébé est une joie commune pour vous deux, elle sera ravie. Ce sera aussi son bébé. Il ne la menacera que si vous installez le danger. Excusez-moi. Je dois rentrer et retrouver Erik.
Gloria traîna encore quelques minutes dans le patio, le dos appuyé à l'un des piliers qui ceintu-raient la cour intérieure.
Bien s˚r, que les craintes de Clare naissaient d'elle, James le lui avait déjà dit ce jour pas si lointain o˘ ils avaient déjeuné tous les trois dans un restaurant. La jeune fille avait piqué une crise de rage, manquant de massacrer une enfant blonde. Gloria s'était évanouie.
Rien de tout cela ne serait arrivé si Gloria n'avait pas eu peur, si elle n'avait pas anticipé la scène avec tant de force qu'elle devenait inévitable.
Toute sa vie la peur, de ce qui était passé, de ce qui peut-être allait survenir. Elle y avait vu la manifestation aiguÎ de son aptitude à la survie, pour Clare, juste pour Clare. Sentir d'o˘ viendra le danger afin de s'y préparer, pour y résister. Foutaises. Dans la plupart des cas, elle était passée d'un danger imagi-naire à un autre. Du reste, elle ne s'était pas attendue à la seule blessure qui l'avait dévastée.
Dans cette salle de bains, ce type qui puait l'alcool, qui tirait ses cheveux d'enfant, qui forçait ses cuisses à s'en-trouvrir, qui la déchirait d'un coup de reins, d'un rire.
La peur, lorsqu'elle n'est pas suivie de rage, est une aberration. Il suffit d'un infime changement hormonal pour que la victime se transforme en fauve. La peur vous casse les ailes, vous cloue au sol, vous offrant aux m‚choires qui vous claquent au visage.
Elle savait tout cela, pourquoi ne parvenait-elle pas à
se défaire de cette suicidaire notion selon laquelle il suffit de se tasser sur soi, d'attendre que les coups cessent, de ne surtout plus respirer, pour que le danger disparaisse ?
Même lui, son violeur hilare, son si charmant beau-père, elle n'avait pas pu le tuer seule. Il avait fallu qu'elle force le fusil dans les mains de cette femme sans voix, sans regard. Il avait fallu que cette mère choisisse encore et toujours le tortionnaire, qu'elle abandonne sa fille, une nouvelle fois, la dernière.
Ce n'est qu'à ce moment-là que Gloria était enfin parvenue à appuyer sur la détente. Ce qui restait de sa belle tête de tordu avait lentement coulé sur le papier peint à petites fleurs de la chambre maternelle.
Gloria respira à fond et jeta un regard sur sa montre. Il était presque midi. Clare devait l'attendre devant le grand aquarium.
Pas aujourd'hui, calme, mon bébé. Demain, je te parlerai, ma caille.
Aujourd'hui, elles se promèneraient comme hier, comme avant-hier, comme tous les jours dans le parc.
Peut-être Gloria oserait-elle enfin aborder, sourire à
ce jeune homme si brun, si doux que Clare couvait du regard entre deux bouchées. Luis.
¿ dix-neuf heures, une Maggie hilare débarqua. Elle repoussa Gloria vers l'intérieur de la maison achetée à
son retour de France. La vaste painted lady victo-rienne se nichait au creux de la pente de Diamond Heights, une des quarante-deux collines de San Francisco. Elle sécrétait cette sensation de solidité et de sécurité qui permettait à Gloria de fermer les yeux, parfois. Deux jardins d'hiver d'ajout plus récent, dentelle de fer forgé et de verre, la flanquaient de chaque côté.
- Alors, ma puce, tu t'installes sur ton beau canapé
et tu jures de fermer les yeux jusqu'à ce que je te dise !
- quoi?
- Fais ce que je te dis, pour une fois.
- D'accord, d'accord.
- Tu fermes les yeux, tu jures ?
- Je promets. Parole.
- Okay, je te laisse cinq secondes pour te poser.
Gloria gloussait sans savoir pourquoi. Elle s'installa dans l'un des canapés en cuir clair, bras croisés sous les seins, et ferma les yeux.
- Talah... Ouvre !
Une paire d'yeux marron foncé la contemplait.
Deux petites oreilles d'un beige duveteux frisson-naient de curiosité. Mais le gros ballon en forme de cúur, gonflé à l'hélium, que retenait son collier, aga-
çait le chiot qui entreprit de m‚chouiller son lien avec application.
- Excellente Saint-Valentin, ma puce !
Les larmes montèrent aux yeux de Gloria et elle décida de ne pas les retenir pour en faire cadeau à
Maggie. Elle sanglota :
- Oh, ce qu'il est beau, il est si adorable !
Maggie, au bord des larmes, murmura :
- Il est beau, hein ? C'est un golden retriever, un vrai. T'as vu comme il est p‚le ? Attends, j'ai son pedi-gree dans la poche de mon jean. J'ai pas voulu prendre un boxer, à cause de Germaine, c'était pas correct, mais il te fallait un chien tendre et joyeux. (Elle hésita, puis débita, fière d'elle:) Je sais que ça se dit pas quand on fait un cadeau, mais il m'a co˚té presque toutes mes économies.
Gloria se leva et serra l'amie contre elle. Elles pleurèrent quelques minutes, sans trop savoir pourquoi, si ce n'est que la vie est parfois éblouissante. Maggie se dégagea la première, reniflant en s'essuyant le nez d'un revers de main. Elle hoqueta :
- Moi, je vais te dire, c'est bon parfois de chialer comme des gourdes. Il faut aussi pleurer pour le bonheur, pour le trop d'émotions. «a les fait revenir.
Gloria tapa dans ses mains :
- Moi aussi, j'ai quelque chose, mais je n'ai pas de ballon. Attends. Je reviens. Tu fermes les yeux.
Promets.
- Juré.
Gloria monta dans sa chambre du plus vite qu'elle put. Ce cadeau, elle l'avait depuis des mois, n'osant jamais l'offrir parce qu'il était luxueux et qu'elle ne voulait pas embarrasser Maggie. Il manquait un peu de rigueur pour son go˚t, mais Maggie adorait tout ce qui brillait. Elle repêcha le petit paquet dans un des tiroirs de sa commode et redescendit.
- Talah... Ouvre. Tiens, c'est pour toi. Bonne Saint-Valentin, femme.
Les yeux de Maggie s'écarquillèrent :
- Ah merde, c'est ces briquets français hors de prix?
- Celui-là même. C'est de l'or, alors ne le laisse pas traîner.
- Ah, qu'il est beau, qu'il est beau !
- Pas aussi beau que mon chien.
Gloria attrapa le chiot et le dégagea de son ballon.
Une langue rose et tiède lui débarbouilla la moitié
du visage. Elle murmura à l'oreille de la petite bête :
- Tu sais, je crois que toi et moi allons beaucoup nous aimer. Ce soir, je suis un peu désorganisée, mais je dois avoir du steak haché quelque part. Tu vas me faire des pipis partout durant quelques semaines, et parfois je ne serai pas contente, mais ce n'est pas grave. On va rouler les tapis, d'accord?
Le chiot jappa, ravi de cette voix grave et douce, et Gloria embrassa la truffe noire et presque glacée.
Maggie souriait, énamourée. Soudain, elle l‚cha d'un ton docte :
- Tu vas avoir un succès fou avec ton gros bide.
- Pardon ?
- Y a pas mal d'hommes qui sont fascinés par les femmes enceintes. Des filles me l'ont dit. Vanessa...
Tu connais pas, c'est une copine. Enfin, avant... Je la vois plus beaucoup. Elle était ravie, les mecs la mataient comme jamais. «a les érotise. Je ne sais pas, ça doit être un truc en liaison avec l'évidence de la fertilité.
La sonnerie de la porte les tira de leur contemplation amoureuse : Maggie de celle de son briquet et Gloria de celle des babines du chiot qu'elle cares-sait.
- C'est les pizzas, j'y vais, ma poule.
Un livreur suant débarqua dans le salon, trébu-
chant sous le poids des gerbes de lys, d'arums et de roses blanches et jaunes. Il marmonna:
- Ben, ça c'est une Saint-Valentin ! C'est pas un fauché, ma p'tite dame. Ou alors, il est très amoureux, ou les deux.
En temps normal, Gloria lui aurait sans doute suggéré de garder ses commentaires pour des oreilles plus réceptives. Mais le chiot s'alourdissait de bonheur dans ses bras et les fleurs étaient magnifiques.
Elle se contenta de donner à l'homme un pourboire, sans un mot.
Le message qui accompagnait cette profusion de serre disait : ´ Tu les mets partout. Je ne suis pas avec toi, mais tu ne pourras pas nous éviter. James, bien s˚r. ª
BAY VIEW NIGHT CLUB, BOSTON,
MASSACHUSETTS, 14 F…VRIER.
Whitney Harper éclata de rire. Il faisait tellement chaud dans cette boîte bondée que le léger caraco de soie qui couvrait son torse lui collait aux seins.
De gros ballons multicolores flottaient au-dessus de leurs têtes, Lloyd était amoureux d'elle, elle le sentait à son regard, à la façon dont il avançait les hanches en dansant. C'était un moment parfait, l'amusement cédait place à une joie sauvage, physique. Elle avait envie de lui, maintenant, envie de hurler de bonheur, à pleins poumons, envie que ce moment s'éternise toute sa vie.
O˘ donc étaient passés Kathy et son nouveau chéri, Rupert ? Le prénom était un peu grotesque, mais lui valait le déplacement. D'un autre côté, Kathy était si jolie, si charmante. Un peu volage sans doute, sauf en amitié. «a, elle savait ce que ce mot signifiait, du reste, elles étaient amies depuis l'enfance, et aucune ombre n'avait jamais terni leur totale confiance. Kathy était le genre de fille à vous demander si son petit ami vous plaisait. Dans l'affirmative, elle le cédait volontiers. Il y en avait tant. Ils semblaient attirés vers elle comme par un aimant. Kathy était un être solaire, et Whitney remerciait ce caprice de la providence qui en avait fait sa meilleure amie, sa seule amie, du reste. D'ailleurs, un jour o˘ elles avaient fumé un joint et pas mal bu -
mon Dieu, si son père l'apprenait -, elles s'étaient demandé si la meilleure solution ne serait pas qu'elles deviennent lesbiennes ensemble. Elles étaient aussi jolies l'une que l'autre, aussi intelligentes, elles s'ado-raient et rien ni personne ne les séparerait jamais.
Et puis Kathy avait, comme d'habitude, trouvé la solution : le désir, ça peut s'inventer, mais seulement s'il est possible, et il ne l'était pas entre elles. D'un ton rendu las par la drogue, elle avait ajouté :
- Et puis, tu sais, je crois que c'est le sexe qui finit par séparer les gens, je veux dire, son usure. L'amour ne décroît pas s'il n'y a pas de sexe. Je suis convain-cue qu'il n'y a pas trente-six formes d'amour. C'est toujours le même, ce sont les mêmes sensations, les mêmes besoins, l'amour d'une mère, celui d'un amant, d'un enfant. La seule différence, c'est l'inten-sité et le sexe. Et le sexe est abortif d'amour, par définition. Donc, si on veut s'aimer toujours, faut pas de sexe. Le désir, le sexe, c'est les autres et nous, c'est nous.
Sur le coup, cette théorie avait convaincu Whitney.
Ce soir-là, elles s'étaient endormies, lovées l'une dans l'autre.
Elles en avaient ri ensuite, accusé le shit, l'alcool, mais finalement cette logorrhée sous influence avait scellé encore plus profondément leur lien.
Serrée contre Lloyd au rythme d'une danse las-cive, Whitney la blonde se demandait o˘ Kathy la rousse était passée.
Kathy roucoula à l'oreille de Rupert pendant qu'on retrouvait leurs manteaux. Il lui plaisait vraiment beaucoup. Rejoindre sa voiture garée non loin, une chambre n'importe o˘. Un lit surtout. Long, très long, elle était d'humeur. Il fallait qu'il conduise pour qu'elle puisse continuer à lui faire perdre les pédales, pas trop quand même. De toute façon, elle était trop saoule pour être fiable derrière un volant.
Merde, elle aurait d˚ prévenir Whitney qu'elle quittait la boîte, afin que l'amie ne s'inquiète pas.
L'air frais de la nuit faillit la dégriser, mais elle se cramponna à son ivresse. Les choses sont tellement plus douces, plus parfaites lorsqu'on est ivre.
Courir, courir plus vite ! Son ventre était si lourd, elle pouvait à peine se bouger. Mais courir parce que là-bas, elle déboucherait dans l'avenue éclairée et que ce soir, il y aurait du monde.
Un flot de sanglots lui remonta dans la gorge. Elle avait si mal. Pas chialer, ça ne sert à rien, ça essouffle, c'est tout.
Ne pas s'arrêter ni tenter de discuter ou supplier, il s'en foutait. Le tendre et beau Danseur avait pris son masque de tueur. Ou alors, était-ce que le tueur prenait parfois un masque de danseur charmant ?
Cent mètres, tenir encore cent mètres et peut-être même que ce putain de ventre ne résisterait pas.
Libre. Libre et pas morte. Pas massacrée. Elle avait eu tort. Il aurait fallu parler à cette femme. Mais les coups, elle avait eu si peur de ces coups dans l'eau.
Encore des coups.
Oh le baiser! Kathy adorait les ´baisers salesª
comme elle disait. Ces baisers qui vous laissent la bouche glissante de salive, la sienne, celle de l'autre.
Debout sur le trottoir, pendue à son cou, la hanche appuyée contre la Mercedes coupé crème glace à la vanille, cadeau de papa pour son vingtième anniver-saire, elle ne retrouvait plus les clefs de la bagnole.
Rupert riait, voulait appeler un taxi, murmurait contre son front : ´ Tu es folle, je crois que je tombe amoureux. ª Ńon, je vais les trouver, je t'assure.
Taxi, pas bon. ª
L'écho de la course du prédateur derrière elle. Plus vite, plus vite, mon Dieu, je vous en prie. C'est tellement dégueulasse, pourquoi, mais bordel, pourquoi? qu'est-ce que j'ai fait ? Je suis née, c'est ça la faute ? Pas le temps avec les conneries, ça ne sert à rien, ça ne peut pas servir dans ce monde. Courir, se battre, ça, ça peut sauver ta peau.
Ses cheveux longs, si blonds, brutalement tirés vers l'arrière. Se tourner. Un sourire. Un sourire de m‚choires. Les m‚choires claquent, elles dépècent.
Pas de pardon, jamais de compassion. Non. Non, pas mourir. qu'il crève, ce bide, qu'il crève, mais pas moi. Mon Dieu, je vous en prie, mon Dieu, je n'ai jamais rien eu. Juste une fois, pour moi.
La lame presque bleutée dans la pénombre de la contre-allée. Un rasoir, bien s˚r.
Lever la jambe en cramponnant son ventre qui la gêne, comme avec ces connards de défoncés, de pétés en tout genre. Puis l'abattre de toutes ses forces contre le sexe du Danseur. qui gémit et se casse en deux.
Repartir, vite, courir, plus que cinquante mètres.
C'est quoi ce truc qui coule. qui br˚le. C'est quoi ?
Du sang, merde, son sang, la lame bleue a tranché
quelque chose, qui saigne comme une rivière.
Elle était jolie cette petite église, perdue en haut d'une colline. Il y faisait si calme et lorsque la lumière d'été pénétrait par les vitraux, sa súur riait en prétendant que Dieu leur faisait un clin d'úil. Lorsqu'elle priait, les genoux écrasés sur la barre de bois, elle avait presque l'impression que les brebis de Dieu paissaient dans les champs alentour. Pourquoi ces cons ne parlent-ils pas des loups ? Ils savent, pourtant. Ils savent que les brebis servent à nourrir les loups, mais elles ignorent tout de cet inévitable sacrifice.
La fille blonde déboula dans l'avenue illuminée, de la musique glissait le long des vitrines enrubannées.
Son sang, celui qui s'échappait de la plaie de sa gorge, tapait encore dans sa tête, pour combien de temps ?
«a prend combien de temps pour se vider ? Elle vit, loin, très loin, cette femme rousse si belle, si bien habillée près de sa Mercedes. Elle riait comme une folle, tête renversée vers l'arrière, accrochée au cou de son amant. La fille fonça. Son ventre? Rien à foutre.
qu'il crève. Elle tomba sur le corps de la femme qui la cramponna sans comprendre, et murmura, en mourant dans ces bras qui sentaient si bon :
- Je vous en prie, je n'ai rien fait de mal, jamais.
Kathy serrait la fille morte qui coulait vers l'as-phalte du trottoir. Rien, il n'existait plus rien d'autre que cette adolescente rouge sang aux yeux béants qui gisait dans ses bras. Si, juste elle, agenouillée sur le trottoir. Si, Whitney, o˘ était Whitney ? Elle accompagna tendrement le corps mort vers le sol pour l'y abandonner et se redressa. Rupert la regardait, blême, figé. Enfin il ouvrit la bouche. Elle feula :
- Laisse-moi !
- Si ça se trouve, cette fille était malade... Tu as du sang partout.
- T'as peur? Barre-toi.
Le vide. Le vide dans sa tête. Elle fonça dans la boîte. Une haie de peur s'écarta devant elle, lui livrant passage jusqu'à Whitney. Un silence, même la musique semblait sourde. L'amie stoppa sa danse et hurla en se jetant sur elle pour se coller au chemisier trempé de sang :
- Kathy, tu es blessée ? Kathy, réponds, merde !
- Non, une fille, une blonde, si blonde, comme toi. Morte dans mes bras.
Whitney la plaqua contre elle en soupirant. Kathy pas blessée, Kathy pas morte, la terreur refluait, le monde continuait.
- Chut, je suis là. On y va, chérie. Chut, on va y arriver.
- Appelle ton père, Whitney, appelle ton père !
- Je vais l'appeler. Je vais le faire, tout de suite.
Viens, on sort. On se tire d'ici.
- Elle a dit qu'elle n'avait rien fait de mal, jamais.
Kathy s'écroula en sanglots contre son amie.
FREDERICKSBURGH, VIRGINIE,
17 F…VRIER.
Besoin d'elle, il avait tant besoin de Gloria. Son corps lui donnait l'impression de rétrécir lorsqu'elle n'était pas là, de vieillir aussi. L'accumulation de délabrements minuscules prenait des formes inévitables. Une sorte de méchanceté contre lui-même le poussait de plus en plus souvent à en dresser l'in-ventaire: ces vagues douleurs incohérentes qui sillonnaient ses muscles, ces articulations qu'il fallait ménager quelques instants après une immobilisation, ces taches brun‚tres qui apparaissaient maintenant sur l'épiderme de ses mains. Pourtant ce corps était encore apte, ce corps vibrait jusqu'à l'éblouissement lorsqu'il faisait l'amour avec elle. Il crispa les lèvres : de Gloria naissait son corps, il le retrouvait dans ses soupirs et ses mots incompréhensibles.
James Irwin Cagney finissait par détester cet appartement parce qu'il savait que Gloria ne l'aimait pas et ne tenait pas à y séjourner. Trois pièces pourtant bénignes accueillant un homme en transit, meublées sur catalogue d'objets sans aspérité ni ori-ginalité. Des bibliothèques Chippendale, un canapé
de cuir havane, bref des meubles achetés par téléphone parce qu'ils étaient en stock et ne nécessi-taient aucun délai de fabrication. Partir? Pourquoi pas ? Il était en droit de demander sa retraite. Il pouvait devenir consultant extérieur du FBI, d'autres l'avaient fait avec plus ou moins de succès avant lui. Mais quoi ? Habiter chez elle. Il n'était pas s˚r qu'elle le souhaite ou même qu'elle le tolère. La sonnerie du téléphone le tira de ses rêveries moroses.
Il était à peine sept heures du matin, la grisaille réfrigérante d'un univers mort sevré d'énergie, de lumière, l'accueillerait dehors. Il aboya:
- Cagney !
La voix hésitante de Ringwood lui répondit :
- Bonjour, monsieur. Désolé. Mais nous étions certains que vous étiez réveillé.
- que se passe-t-il, Ringwood ?
- Euh... Je commence par quoi? La mauvaise nouvelle ou la mauvaise nouvelle ?
- Eh bien, commencez donc par la plus mauvaise des mauvaises.
- Ouais, bon, ben, au choix. Harper est dans tous ses états. Il a déboulé comme un dingue il y a dix minutes en hurlant: Énfin quelqu'un, c'est pas trop tôt, qu'est-ce que vous foutez dans ce département ? ª
Il était sept heures moins le quart !
- «a vous étonne ? quand Harper est réveillé, l'univers entier est déjà sous la douche, voyons ! Et cette fois, c'était quoi ? La fille d'un maire a été kidnappée, ou un dingue lui a montré son zizi ?
- Non, mais vous br˚lez. Une certaine Kathy Ford, la meilleure amie de la fille de Harper, la perle de papa et de Véronique, a réceptionné dans ses bras une nana morte. La Ford en question sor-
tait d'une boîte branchouille de Boston, le soir de la Saint-Valentin, vers trois heures du matin. En plus, cette cochonne, la morte je veux dire, avait foutu du sang partout, parce qu'elle s'était traînée vers la rue, sans doute dans le vain espoir de s'en sortir. Donc Harper est sur les dents, pour calmer la crise de nerfs de la meilleure copine de son petit bijou de fille. La copine en question a été hospita-lisée au Brigham and Women, elle avait pété les plombs. Vous voyez le topo. Vous la connaissez, la fille de Harper ?
- Whitney? Oui, de vue. Jolie fille, le portrait de sa mère en plus élancé.
- Alors on n'est pas sortis de l'auberge.
Un soupir de fin du monde ponctua cette conclusion. Andrew Harper était connu pour son génie de la communication, les méchantes langues tra-duisant cela par ´putasserieª, son amour pour les belles lunettes et les núuds papillons, et sa passion pour sa femme Véronique, une Française. Ses dons pour la diplomatie présentaient quelques avantages puisqu'ils avaient permis de sauver la peau des fesses de certains départements sensibles du FBI, dont celui que dirigeait Cagney. On ne lui connaissait pas de liaisons extraconjugales, ce qui, dans ce milieu o˘ tout le monde flique tout le monde par déformation professionnelle, équivalait à une béné-diction.
Cagney soupira à son tour. Avoir Harper sur le dos signifiait que le monde s'arrêtait de tourner jusqu'à ce qu'il ait satisfaction, que donc sa fille soit contente, donc Véronique reconnaissante, donc lui mari heureux. Cagney s'était laissé conter que la douce et sen-suelle Française pouvait avoir un caractère marqué, en dépit de ses allures de bonbon rose. Dans ces moments-là, elle trépignait, inondant son mari de ces interminables phrases dont les Français ont le monopole, bourrées de verbes conjugués à des temps impossibles, de compléments et de prépositions, le paniquant puisqu'il ne comprenait que les mots les plus simples et les plus lents de la belle langue de Molière.
- De toute façon, cette histoire ne nous concerne pas. Elle revient au Boston Police Department.
- C'est ce que j'ai tenté d'expliquer à Harper, mais de toute évidence, il n'est pas de cet avis.
- Bien. J'irai le voir dès mon arrivée. Et l'autre ?
C'est la moins mauvaise mais quand même mauvaise nouvelle, c'est cela ?
- Euh... non, j'ai gardé le pire pour la fin.
- Chouette, je commençais à m'ennuyer !
Il y eut un silence, et Cagney sentit qu'il allait détester la suite. Il était en dessous de la vérité.
- Je viens de trouver un mail de Morris, dans ma messagerie. Et, euh... Il en a assez de Washington et il revient en Virginie, à la base.
Cagney s'assit sur l'accoudoir du canapé Chippendale en cuir havane. Une bordée d'injures lui monta dans la gorge. Il se contenta d'un plat :
- Son poste dans l'unité n'est plus vacant.
- Il ne le revendique pas.
- Alors quel poste a-t-il obtenu ?
- Il doit servir d'agent de liaison à Harper.
- Oh merde !
- Oui, je crois qu'on peut le synthétiser comme cela, monsieur. «a veut dire qu'on va l'avoir dans les pattes en permanence, n'est-ce pas ?
- Oui, ça veut dire aussi que je ne pourrai rien faire hiérarchiquement et qu'il risque de régler ses comptes avec moi. Cela signifie également que Harper veut prendre le contrôle de l'unité, mais en souplesse. Ce n'est pas un hasard s'il a choisi Morris, il est trop rusé pour cela. Ringwood, nous en reparlerons un peu plus tard. Il faut que je me prépare et que je réfléchisse.
Il raccrocha et resta là, tentant d'organiser les idées disparates qui s'alignaient dans son esprit. Donc, Harper mettait la main sur son unité. Cela faisait longtemps que Cagney le prévoyait. Harper était un homme très intelligent mais c'était aussi un sanguin.
Une belle typologie de dominateur qui ne supporte pas que les choses lui échappent. Et le CASKU se dérobait, depuis des années, alors que l'unité s'appelait encore Unité d'Aide à l'Investigation, voire même Unité des Sciences du Comportement. Andrew Harper savait qu'il devait son manque d'emprise à
Cagney. Le CASKU était devenu, au fil des années, une sorte de vitrine très médiatique pour le FBI, mais aussi un service redouté des politiques parce que les affaires qui y atterrissaient saignaient et hurlaient en première page de tous les quotidiens. Une frange non négligeable d'électeurs ne comprenait pas que l'on investisse son argent afin d'étudier et de prévoir les monstres, lorsqu'il est si simple et si économique de leur injecter un cocktail létal. Cette ambiguÔté politique n'échappait pas à Harper, et il souhaitait la contrôler au plus près, sans doute pour moins la redouter.
Morris, Jude Morris. Le souvenir du beau regard marron doux, de ce corps si jeune, si maîtrisé, revint à Cagney. Il lui en voulait de tant de choses, et il les lui avait fait payer. C'est ce que Morris rem‚chait depuis presque deux ans. Dawn, leur toute jeune recrue, était morte à cause des envies suicidaires de Morris, se jetant au-devant d'une balle qu'il espérait, qu'il cherchait depuis des semaines. Elle était morte dans les bras de Cagney, et puis elle était à nouveau morte lorsqu'il avait fait le voyage pour annoncer son décès à deux parents qui ne comprenaient pas.
Il se souvenait encore de l'odeur acre des fientes de poulet qui lui parvenait des b‚timents jouxtant la ferme, ravivée par une incessante pluie, de cette femme, cette mère qui se pliait au sol comme si on aspirait sa vie. Le père avait murmuré : ´ Mais enfin, c'était notre seule enfantª, comme s'il faisait allusion à une erreur de comptabilité.
Et durant tout ce temps, il y avait eu la passion dévastatrice, malade, de Morris pour Gloria. que s'était-il au juste passé, qu'est-ce qui avait pu bloquer Morris dans cette obsession ? Cagney ne le saurait sans doute jamais, d'autant que Gloria s'en foutait, comme du reste. L'animosité glaciale de la jeune femme avait empiré au fil du temps, et le désespoir de Morris avait contaminé tout son cerveau, jusqu'à
la fièvre, jusqu'au presque meurtre de Dawn Steven-son. Morris avait cru trouver un antidote, un ersatz de Gloria, Virginia Allen, aussi blonde, aussi menue, aussi ravissante que son fantasme mortifère. Elle était devenue sa femme, la mère de son futur enfant, enceinte comme Gloria. Sans doute n'avait-il jamais fait l'amour avec Virginia, la trompant avec ellemême depuis le début, pour rejoindre un autre ventre, une autre sueur. Ceux de Gloria. Virginia était si vivante, si amoureuse de lui, d'elle, de la vie, de tout. Morris ne comprendrait jamais que ce qui le fascinait tant en Gloria était de combattre cette pseudo-mort dans laquelle elle évoluait depuis des années. Il voulait la forcer à accepter sa vie pour justifier son existence d'homme. Gloria était devenue tous les symboles que Morris ne pourrait jamais décrypter.
Cagney s'était débarrassé de lui parce que cet amour obsessionnel le rendait malade, en faisait un danger pour les autres, tuant Dawn. Il avait longuement pesé toutes les facettes de sa décision, y cherchant la trace d'une jalousie de m‚le, lamentable et pourtant si recevable. Mais avec Gloria, Cagney était au-delà de la jalousie, même s'il se débattait parfois dans la souffrance, dans la terreur de la perdre ou pire, de ne pas pouvoir la rejoindre. Finalement, il avait découvert, à cinquante-six ans, presque cinquante-sept, qu'il n'était bien que dans son univers à elle, et l'abandon de celui qu'il occupait depuis longtemps lui était assez indifférent.
BASE MILITAIRE DE qUANTICO, FBI,
VIRGINIE, 17 F…VRIER.
L'entrevue avec Andrew Harper n'avait pas été
Orageuse. Une tempête e˚t été parfaitement ridicule et surtout inefficace.
La satisfaction de Harper brillait derrière ses belles lunettes rondes en écaille. Il avait magistralement avancé ses pions et il le savait. Au bout d'une demi-heure de phrases creuses et lénifiantes, il s'en était tenu à une inoffensive conclusion: Morris était un gontact, sans plus, quant à l'enquête sur cette fille morte, qui prouvait qu'elle ne dépendait pas d'eux, en cherchant bien ? L'insistance que Harper avait mise dans ces trois derniers mots disait assez qu'il souhaitait vivement que l'on trouve.
Cagney se serait sans doute défendu avec plus d'obstination si... si Morris ne lui pendait pas au nez.
Mais n'était-ce pas la nouvelle fonction de son ex-adjoint telle que l'avait conçue Harper? Surveiller le CASKU, mettre Cagney et toute son équipe au pas ?
James Irwin Cagney attrapa la petite boule presse-papiers, la pièce maîtresse de son petit musée des horreurs, ainsi que l'avait baptisé Richard Ringwood.
Une mignonne Blanche-Neige cramponnait autoritairement deux de ses nains, et lorsqu'on la retournait, une pluie de petits flocons de neige synthétique les baignait.
que faisait Gloria là-bas ? Si loin de lui. Sans doute se réveillait-elle à peine. Elle irait ensuite prendre une douche si chaude qu'il se demandait comment elle supportait l'eau br˚lante. Elle travaillerait quelques heures avant d'aller rejoindre Clare à Little Bend. Puis elle rentrerait et peut-être lui téléphonerait-elle.
Depuis trois jours, ses appels le ravissaient. Elle les ponctuait parfois d'un de ses rires bas de gorge : le chiot avait encore fait une bêtise et l'imagination de la petite bête paraissait sans limites. Sur le coup, il en avait voulu à Maggie, une sorte de jalousie idiote mais hargneuse. Il avait eu l'idée d'un tel cadeau, mais n'avait pas osé. Cette femme amie lui volait un minuscule triomphe et la propriété de quelques fous rires de Gloria.
Cagney pouvait retracer chaque minute des journées de Gloria puisqu'elle les décalquait à l'infini.
Mais, en dépit de tous ses efforts, de toute sa science de l'‚me humaine, il ne parvenait toujours pas à la suivre dans sa tête. Elle le déroutait, au sens réel du terme, l'abandonnant dans des impasses. Il se fourvoyait, s'engouffrant dans les culs-de-sac qu'elle semait. Pourtant, cet esprit magique était parfaitement organisé, même s'il n'avait pas encore trouvé
de clef pour le décoder.
Demain, il la rejoindrait. Demain, il s'endormirait dans ses cheveux. Demain, il irait bien.
Il enfonça une touche du clavier de son bloc-téléphone :
- Ringwood ?
- Oui, monsieur.
- Je sors de chez Harper. Vous pouvez venir? Si Glover est dans les parages, sa présence est requise.
Il attendit l'arrivée des deux hommes. Blanche-Neige passait alternativement d'une douche de poly-styrène au ciel translucide de sa boule, sans que ces catastrophes météorologiques à répétition n'altèrent son permanent sourire.
- Installez-vous, messieurs.
Ringwood se laissa choir dans son fauteuil, expirant profondément comme s'il venait d'accomplir un effort surhumain en parcourant les trois mètres qui séparaient son bureau de celui de son chef. Glover croisa les jambes et fixa Cagney. que ce jeune mec était beau! Une sorte de tristesse diffuse envahit Cagney. Glover lui rappelait Morris, en plus subtil, en plus teigneux aussi. Tous les deux étaient la synthèse de ce qui l'avait abandonné au fil des années, sans qu'il y prenne vraiment garde. Percevaient-ils seulement le privilège de cette jeunesse, le miracle de ce corps qui se remettait du pire en quelques heures ?
Peut-être, mais il est vrai qu'on n'en mesure toute l'importance que lorsqu'il commence à ren‚cler et à vous l‚cher.
- Glover, Ringwood a d˚ vous briefer sur l'intervention de Harper.
- Oui, monsieur. On est dans la merde, c'est cela?
- Pas complètement, mais ça glisse, et nous n'avons pas beaucoup de branches auxquelles nous cramponner. (Se tournant vers Richard, Cagney demanda :) Vous avez évoqué le problème Morris ?
- Peu. Je... Enfin, je me suis dit qu'il s'agissait d'affaires privées et que...
- Privées, dites-vous ? Elles vont nous tomber dessus bientôt.
Devant l'air fermé de son informaticien, Cagney ajouta :
- Votre discrétion vous honore, Richard. Ce que je veux dire, c'est que ces fameuses affaires privées sont l'obsession de Morris. Tout ce qu'il fait, ou va tenter, naît de notre histoire commune, en quelque sorte.
que croyez-vous que soient les hommes? Des paquets de passions, de désirs et de souffrances. Vous êtes donc autorisé à expliquer à Glover les raisons pour lesquelles Morris ne me fera pas de cadeau. Je vous y engage, même. quand arrive-t-il à la base, à ce propos?
- Je l'ignore. Il est déjà en ville. Il cherche un appartement pour sa femme et lui. Elle doit le rejoindre dès qu'il sera installé.
- En ville, à Fredericksburgh ?
- Bien s˚r.
- Décidément ! Il veut reprendre l'histoire o˘
nous l'avions laissée, retrouver toutes les conditions, l'environnement, peaufiner la mise en scène.
Ringwood se redressa sur son fauteuil, gêné. Il ouvrit la bouche, puis la referma :
- Allez-y, Richard. Si c'est une vraie question, ce ne sera pas une vacherie. Vous connaissez cette phrase admirable des Black Panthers. C'est vieux, mais je ne m'en lasse pas : Íl y a ceux qui sont du côté de la question et quelques autres, du côté de la réponse. ª
- Oui, je me souviens, c'est pas tout jeune, et à
l'époque, on aurait été mal, rien que de citer une de leurs maximes. Contagion, c'est ce qu'on aimait diagnostiquer. Voilà, c'est-à-dire que... Je me demande si vous n'êtes pas un peu paranoÔaque au sujet de Morris. Enfin, je veux dire, de l'eau a coulé sous les ponts, il est marié, il va avoir un bébé... Si ça se trouve, tout cela c'est de l'histoire ancienne, pour lui.
Cagney reposa la boule presse-papiers qu'il tenait toujours au creux de ses mains et rétorqua:
- Vous n'imaginez pas à quel point je souhaite que vous ayez raison, Richard. Malheureusement, j'en doute. Concernant la fameuse enquête sur cette fille égorgée en pleine rue, comment procède-t-on pour tenter de s'y raccrocher ?
Lionel Mary Glover prit la parole d'un ton dubi-tatif:
- Richard m'a donné quelques éléments lorsque je suis arrivé. Je ne vois pas pourquoi Andrew Harper s'est collé dans la tête que l'on pouvait transformer cette affaire en enquête fédérale. D'autant que...
Il baissa le regard vers la pointe de ses chaussures et joignit les mains avant de poursuivre :
- D'autant qu'elle a été confiée à deux de nos connaissances au Boston PD. Bob Da Costa et Elizabeth-Ann Gordon, acheva-t-il dans un murmure embarrassé.
Cagney réprima un sourire :
- Ah oui, la fameuse Squirrel, la petite dame qui n'a pas la langue dans la poche arrière de son pantalon, une de vos amies maintenant, si je ne m'abuse ?
- C'est un bien grand mot... surtout en ce moment.
La gêne de Glover l'amusait, mais Cagney eut pitié de son adjoint. O˘ en était-il de sa relation avec Elizabeth-Ann ? Cagney gardait de sa première rencontre avec elle, dans cette salle de briefing du Boston PD, un sentiment étrange1. Le mot ´douxª lui traversa l'esprit. Pourtant, elle les avait chargés avec une dangereuse témérité. Il revoyait la peau si p‚le, le contraste étonnant entre les cheveux gris de la très jeune femme et ses yeux couleur thé, tirés en longue amande vers les tempes. Une déroutante vitalité émanait de son corps mince, presque léger.
Ce jour-là, elle veillait sur son partenaire, Da Costa, protégeant cette grande carcasse d'homme vieillis-sant de sa hargne, de son courage aussi.
L'intérêt de Glover pour la jeune femme n'avait pas tardé à devenir évident. D'un autre côté, Lionel Mary retrouvait ainsi le cocon qui l'avait protégé, entraîné, dressé pour en faire un flic, et qu'il avait quitté pour le FBI. Cagney demanda :
- qu'est-ce qu'on a sur cette enquête, au juste ?
- Ce que nous a transmis Da Costa, c'est-à-dire pas grand-chose. Je pense que sans l'intervention de Harper, l'affaire aurait été assez vite classée, remarqua Glover. La fille en question était très jeune, caucasienne. Enceinte. Pas d'identité, rien qui concorde avec le Missing Persons Bulletin. Un assassinat sous X, comme on en a des dizaines tous les ans.
- qui a réalisé l'autopsie ?
- Au début, Barbara Drake, le médecin légiste expert du Massachusetts.
- Oui, on connaît. C'est une bonne mais je m'en méfie.
- Confidence pour confidence, moi aussi.
- Áu débutª, avez-vous dit?
- Oui, monsieur. Andrew Harper a fait monter Zhang pour expertise.
- «a n'a pas d˚ plaire au docteur Drake, commenta Cagney.
- Ce n'est pas évident. Elle aime les gros trucs. Le FBI la grise davantage que le cadavre d'un petit vieux découvert sous un banc. «a confirme son importance et la dame a les dents qui raclent par terre. ¿ sa décharge, il faut dire que pour une femme, et pas une descendante de ces fossiles du Mayflower qui ont toujours pignon sur rue dans cette bonne et belle ville, elle doit être sacrement valable pour être parvenue jusque-là.
Cagney jeta un regard à Glover. Il ne s'était pas trompé sur son compte. Celui-ci avait tout en lui, mais dans le désordre. Lui donner les outils pour organiser l'anarchie de ses potentialités, c'était en faire un redoutable atout.
- Oui, vous avez sans doute raison, d'autant qu'elle a déjà travaillé avec Zhang.
Ringwood l‚cha d'un ton aigre :
- Ben, si elle s'en est remise, c'est que c'est vraiment une bonne, et avec des nerfs d'acier qui plus est!
Zhang était connu à juste titre comme l'un des meilleurs anatomopathologistes du pays. Le caractère de chiottes du petit homme presque chauve n'était pas non plus un secret. ¿ la moindre question, à la plus bénigne suggestion, Zhang flairait l'abus policier et se retranchait agressivement derrière son honneur de scientifique. Si, au fil des collaborations, Cagney était parvenu à dresser la liste des indices qui annonçaient les crises colériques du légiste, il ne parvenait toujours pas à comprendre ni à prévoir ce qui les déclenchait. Il avait d'abord pensé qu'il s'agissait de la confrontation explosive entre l'essence de la culture chinoise, à
laquelle Zhang était resté très attaché, et les nécessités occidentales auxquelles il acceptait parfois de se plier, mais le médecin était beaucoup trop subtil pour cela. La perspective de retravailler avec ce caractériel brillant n'enthousiasmait pas Cagney, surtout en ce moment. Il l‚cha à regret :
-Bien, je suppose qu'une visite de courtoisie au docteur Zhang se justifie, surtout si nous voulons prouver à Harper que cette enquête ne nous concerne pas.
- Et le Boston PD ? demanda Glover en tousso-tant sur la dernière syllabe.
- Oh, mais nous irons également papoter avec vos petits camarades, Lionel. Localisez-moi Zhang.
Est-il toujours à Boston ou au Russel Building a Washington? quant à Da Costa et Gordon, remet-tons cela en début de semaine prochaine. Je pars pour San Francisco demain soir. Je ne reviendrai que dimanche, tard dans la soirée. Il y a le décalage horaire.
La perspective de ces deux jours et demi avec elle le détendit instantanément. Pourquoi restait-il ici, alors que tout le poussait là-bas ?
BOSTON, MASSACHUSETTS, 17 F…VRIER.
Il contourna le piano à queue et s'avança vers le haut miroir qui couvrait tout le mur. Il aimait cette ombre tardive, le presque début de la nuit. Il n'allu-merait pas encore. Il y avait quelque chose de liquide dans cette pénombre teintée du vert bronze des ten-tures qui obturaient les hautes fenêtres. Dans quelques minutes, il allumerait la multitude de grosses bougies parfumées au santal. Seule leur indécise clarté savait apprivoiser son ombre et celles de ses anges. Les éclai-rages artificiels sont d'une telle vulgarité...
Le Danseur se souvint. C'était à l'autre bout de la terre, le même piano, les mêmes bougies. Il était si petit à l'époque, mais tout lui revenait, l'éclat des gouttes de cristal des lustres piégés par les miroirs, les rires de femmes, l'odeur de la tubéreuse. …tait-ce chez eux ? De cela il n'était plus certain, ils avaient tant bougé. Un convive en uniforme s'était installé devant le clavier. Les notes rapides, serrées, si gaies d'une sonate pour piano de Scarlatti avaient rempli la pièce.
Elle s'était immobilisée, une coupe de Champagne à la main, le sourire de courtoisie qu'elle destinait à
un autre officiel figé sur ses lèvres rouge sombre.
Elle portait une longue robe de soie noire, pieds nus, comme toujours. Et soudain l'ange unique s'était éveillé. Elle avait tendu sa coupe. Le corps magique n'appartenait plus à rien ni à personne.
Elle avait dansé, volé, aucune loi de la physique ne s'appliquant plus à elle. Elle était perfection et le monde se taisait. Un homme, un gros, avait sorti un large mouchoir pour s'essuyer les yeux. L'enfant, son fils, avait fondu en sanglots.
Plus haut. Cette barre devait être plus haut, tirer les muscles de l'aine jusqu'à la douleur, jusqu'à ce que les poils de son pubis se hérissent sous la tension, sous les décharges nerveuses. Seule la douleur enfante, seule elle est créatrice.
Il transpirait en dépit de la fraîcheur qu'il faisait régner dans le loft. Mal, très mal. C'est bien. On n'a pas le droit d'infliger la souffrance si on ignore son essence, son utilité. Du reste, il faut en être digne. Mais la souffrance doit avoir un but, devenir un outil de perfection. Le masochisme, s'il n'est pas un moyen de se séparer de la masse, relève de l'aliénation, ou alors d'une inepte recherche de plai-
sir. Grotesque, si lamentablement humain. Car qu'est la chair si ce n'est l'informe et improbable réceptacle du génie ? Dompter la chair, la plier, la façonner jusqu'à ce qu'elle se justifie, oblitère sa lourdeur, sa pesanteur organique. Manger peu, très peu. Aider la chair à s'alléger de l'intérieur. Le cul ? Certainement pas. Une obligation, jamais une dépendance.
Cette déperdition d'énergie pure était bonne pour ces grosses connes qui ne pensaient qu'à s'empiffrer de vie. Elles avaient si peur de la mort, de la baignoire, de ses sourires. Elles avaient raison, bien s˚r. Mais ses quatre anges ne deviendraient jamais comme elles. Il ne fallait pas, pas encore un échec, car le temps s'accélérait, devenait pressant. Il avait eu tant de peine à les découvrir dans le troupeau abruti sur lequel il régnait. Dieu qu'elles étaient belles, comme lui. Elles le regardaient danser, transpirer, souffrir, si sagement, leurs petites menottes si mignonnes serrées entre leurs genoux, environnées du bouillonnement de dentelles et de rubans de leurs robes. Si délicates et rose p‚le. Elles ne pleuraient jamais, plus maintenant. Cela aussi, c'est une déperdition d'énergie qui le rendait fou. Elles l'avaient vite compris, les adorables chéries.
Lorsqu'il s'écroula, épuisé, le cúur au bord des lèvres, elles ne bougèrent pas. Elles attendirent que la syncope le l‚che, c'est ainsi qu'il fallait faire.
Un jour, il mourrait ainsi, enveloppé des notes de musique saignées par un autre génie.
INSTITUT M…DICO-L…GAL DE BOSTON,
MASSACHUSETTS, 18 F…VRIER.
James Irwin Cagney patienta quelques minutes debout dans la salle d'attente aveugle de l'Institut médico-légal. La réceptionniste avait bafouillé quelque chose qui pouvait ressembler à: ´Juste un instant, je vous prie. ª
La même petite table basse en lattes de sapin était entourée des mêmes chaises inconfortables. Les mêmes piles de brochures, nettement arrangées, conseillaient le lecteur sur la conduite à tenir en cas de viol, d'inceste, de prostitution, de sida, de meurtre ou de toxicomanie. Les termes étaient clairs, pédagogiques, étudiés pour être compréhensibles par ceux dont la vie venait de voler en éclats, par ceux qui se cramponnaient pour ne pas s'effondrer en hurlant, par ceux qui étaient au-delà de toute compréhension. Des mots de souffrance et de mort, mais des mots étudiés ! Seule la plante agonisante avait disparu depuis sa dernière visite, sans être remplacée.
Du reste, quelle étrange attention que de tenter d'égayer d'un peu de vitalité cet endroit, o˘ des êtres anonymes attendaient qu'on leur rende un corps martyrisé.
La jeune femme réapparut et rougit en annonçant :
- Suivez-moi, je vous prie. Le docteur Drake et le docteur Zhang vous attendent. Je suis chargée de vous conduire.
¿ son ton, il sentit qu'elle s'en serait volontiers passée, sans toutefois bien comprendre sa réticence.
Ils empruntèrent l'ascenseur qui devait les mener jusqu'au quatrième étage, et la jeune fille garda le regard rivé sur la plaque en acier chromé d'o˘ sortaient les boutons d'étage. Elle le précéda le long d'un couloir dont la moquette semblait digérer tous les sons, et s'arrêta devant une large porte, défendue par un Interphone. Elle sonna et annonça:
- M. Cagney, docteur.
Une voix exaspérée rétorqua d'un ton désagréable :
- Oui, je sais. qu'il entre.
Cagney tourna la tête pour remercier la réceptionniste mais elle courait sans bruit au bout du couloir.
Ce ne devait pas être tous les jours dimanche de travailler pour le docteur Barbara Drake !
Cagney pénétra dans le bureau lumineux. La grande femme brune et mince en blouse blanche se leva pour venir à sa rencontre, main tendue. Son visage était fermé, et Cagney s'en étonna. Barbara Drake savait admirablement manier les bavardages ainsi qu'une fausse mais agréable cordialité auprès des gens qui pouvaient lui servir. C'était indiscutablement une femme ambitieuse, peut-être même arriviste, mais pas plus que ceux qui l'avaient précédée, ici ou ailleurs dans le pays. Du reste, on n'ob-tenait pas ce genre de poste en se contentant d'exercer dans la confidentialité des salles d'autopsie. Le poste de médecin légiste expert d'un …tat est un poste politique. S'il exige les meilleurs anatomopathologistes, il requiert également une certaine finesse diplomatique. Sans doute était-ce une des raisons qui avaient poussé Zhang à s'attacher au FBI, plutôt qu'à viser une distinction que ses talents lui auraient valu. Cagney aurait parié qu'il ne savait pas épeler ´diplomatieª. Zhang le regarda approcher du bureau de Drake, sans un sourire, tassé
dans un fauteuil.
Barbara Drake désigna d'un geste de sa belle main carrée un autre siège, et son regard bleu glacé l‚cha celui de Cagney. Lorsqu'elle contourna son bureau, il lui sembla que son chignon banane avait une nuance encore plus foncée qu'à l'accoutumée. Peut-être cherchait-elle, elle aussi, à dissimuler les marques trop visibles de l'abandon des corps.
- «a n'a pas l'air d'aller très fort, Barbara.
- En effet, James, je ne suis pas contente !
- Expliquez-moi tout.
Elle s'adossa brutalement contre le dossier de son fauteuil inclinable et réfléchit quelques secondes avant de répondre en soupirant :
- Soyons très clairs...
Cette entrée en matière fit involontairement sourire Cagney. Elle signale en général les gens qui éprouvent des difficultés à se dépêtrer d'une idée ou qui en craignent les conséquences.
- ... Je suis ravie de revoir mon cher confrère le docteur Zhang, et vous savez comme votre visite me fait plaisir. J'insiste avant toute chose sur le fait que ma volonté de collaborer avec le FBI n'a jamais fléchi, mais là... Là, je ne comprends plus. Je crois du reste, sans m'avancer trop, que le docteur Zhang est lui-même perplexe.
Le petit homme d'une soixantaine d'années redressa la tête et déclara d'un ton menaçant :
- Non, je ne suis pas perplexe, je suis agacé !
Les choses commençaient assez mal. Avoir un Zhang ágacé ª sur les bras n'était déjà pas une siné-cure, mais la colère rentrée de Drake impressionnait Cagney.
- C'est un peu vague pour l'instant, murmura-t-il.
- «a ne le restera pas bien longtemps, ne vous inquiétez pas, rétorqua Drake.
Sa colère se laissa aller. Maintenant qu'elle avait intelligemment insisté sur sa bonne volonté vis-à-vis du FBI, elle ne risquait plus rien. D'une voix que la rage faisait trembler elle se lança, détachant chaque mot :
- Nous avons eu Andrew Harper, votre sous-directeur, sur le dos depuis deux jours. Dans le même temps, le capitaine Baker du Boston PD s'interroge sur l'implication, allez, disons l'ingérence du FBI dans une enquête qui n'a rien de fédéral. Mon personnel est à cran et en a marre de jouer les tampons entre le Bureau et les flics d'ici. quant à moi, ils me prennent tous la tête et j'en ai ras la caisse, c'est clair?
- Oh, très.
Zhang siffla d'un ton peste :
- Je suis d'accord avec ma consúur.
Il se leva brusquement et vociféra :
- Je ne suis pas à la botte de ces messieurs, je suis un scientifique et un médecin, pas un esclave de Harper! Mais pour qui il se prend, cette espèce de grande andouille myope et inculte ?
Si la diatribe virulente de Barbara Drake l'avait embarrassé, les vociférations de Zhang donnèrent à
Cagney envie de rire. Il se contenta de répondre d'un ton plat :
- Harper est indiscutablement myope, comme vous et moi, du reste. J'y ajoute l'astigmatisme.
quant à son inculture et son andouillerie, je vous en laisse seul juge. Je serais aussi sincère que vous, Barbara. La réaction de Harper nous a également surpris. Je pense qu'elle est motivée par une inquié-tude de père.
Elle le regarda comme s'il venait de proférer une obscénité et cria presque :
- Je m'en fous, mais alors je m'en tape, de sa petite gonzesse, à Harper ! Non, mais o˘ on va, là ?
L'amie de Melle Harper fait un caca nerveux parce qu'une pauvre gosse se fait buter en pleine rue, et le monde s'arrête ?
La rage la fit tousser, mais elle reprit :
- Vous savez combien j'en vois tous les jours ?
Vous savez combien de gosses explosés m'arrivent chaque matin, combien de petits vieux morts de froid ou de négligence ? Combien de femmes tabassées à mort ? Ceux-là, qu'en disent miss et papa Harper ? Rien, ils s'en foutent ! Ils ne s'en doutent même pas. quoi, le sang de la gamine égorgée a taché la carrosserie de la belle bagnole de l'amie en question ? «a se lave. Elle doit même avoir un employé
pour s'en charger.
Elle inspira bruyamment et se leva en hurlant :
- Mais ils m'emmerdent, ces cons !
Elle se rassit aussi soudainement et s'excusa :
- Je suis désolée. Je me suis laissée emporter. «a m'arrive rarement, enfin maintenant. Je vous deman-derais, comme une faveur, James...
- Rien ne sortira d'ici. C'est une parole. Et...
rien, ce n'est rien.
Un silence s'installa dans la grande pièce. Elles étaient jolies, ces petites aquarelles que Barbara Drake avait préférées aux lourds cadres étalant ses innombrables diplômes aux yeux de ses visiteurs.
Une ambitieuse autoritaire, sans aucun doute, mais quelqu'un qui n'avait pas oublié quelque chose de très vieux, qui lui faisait toujours mal, lui rappelant son humanité.
Cagney ignorait ce qu'était cette chose, mais pour la première fois, elle lui rendit Barbara proche.
Il rompit le silence :
- Je dois voir Baker, ainsi que les flics chargés de l'enquête, lundi prochain, mais je voulais vous parler avant. Selon vous, le meurtre de cette femme, vous avez dit gamine, serait passé inaperçu, enfin, je veux dire, des services fédéraux, si elle n'était pas morte dans les bras de l'amie de Whitney Harper.
Le docteur Drake avait retrouvé sa maîtrise professionnelle.
- Oui. J'ai fait l'autopsie à la demande du Boston PD, je veux dire en personne. Le docteur Zhang est arrivé hier et il l'a doublée. Nos conclusions, consi-gnées en aveugle, je le précise, sont une vraie photocopie.
- En aveugle ?
- Oui. Nous n'avons jamais parlé du corps. Je n'ai même pas mentionné son sexe. Mon confrère est arrivé. Un de mes assistants l'a conduit à la salle d'autopsie. Il a rédigé son rapport seul dans un bureau. Nous ne les avons comparés qu'ensuite. C'est la procédure que nous utilisons pour éviter toute influence, tout biais, même inconscient.
- J'aimerais quelques détails.
- Je vous ai fait préparer une photocopie de nos rapports. En bref, c'était une très jeune fille, une quin-zaine d'années, caucasienne, blonde, yeux bleus. Rien qui puisse nous aider en vue d'une identification. Je dirais que son état de santé et nutritionnel n'était pas glorieux, sans que rien ne signe une pathologie quelconque. Elle était enceinte de sept mois environ, si on se réfère au poids, mensurations du sommet du cr‚ne au coccyx aux talons - c'est la mesure en deux segments qui nous aide, entre autres, à déterminer l'‚ge d'un fútus, avec la circonférence cr‚nienne - mais également aux points d'ossification des vertèbres cervicales et sacrées et au calcanéum du talon. On préci-sera tout cela à l'histologie. C'était un petit garçon.
- La cause de la mort ?
- Exsanguination, ça a vidé le bébé du même coup, on n'a pas pu le récupérer. Du reste, ou l'agres-seur est un chanceux ou il connaît l'anatomie humaine.
- C'est-à-dire?
- En général, les plaies à la gorge sont assez circulaires, d'une oreille à l'autre, si je puis dire. Il est vrai que ce type de blessures correspond à une attaque dorsale. Le meurtrier tire la tête de sa victime vers l'arrière et tranche la gorge en suivant la ligne du cou. Là, de toute évidence, l'attaque était frontale, elle se tenait debout face à lui. Or l'entaille est d'une longueur modeste, cinq centimètres, mais très profonde et double. Et pile sur l'artère carotide qui, je vous le rappelle, court le long de la face droite du cou et remonte vers le cerveau.
- En d'autres termes, ou c'était un gaucher ou il savait précisément o˘ frapper et son intention était de tuer vite.
- Juste. Mais cela n'exclut pas le gaucher.
- Bien s˚r. Elle a mis combien de temps à mourir?
- Oh, il est difficile d'être précis. Au maximum cinq minutes pour se vider de son sang. Mais nous parlons d'une artère, c'est-à-dire d'un tuyau qui véhi-cule le sang au rythme des pulsations cardiaques.
Selon ce qu'on sait, la fille a été agressée dans une contre-allée obscure. Elle s'est précipitée vers l'avenue dans l'espoir d'y trouver du secours. Elle avait peur et fournissait un effort physique intense, donc son rythme cardiaque était très accéléré. Les quatre litres et demi de sang se sont échappés de la plaie sous la pression des contractions du muscle. ¿ mon avis, deux-trois minutes à peine, difficile d'être plus précise.
- En d'autres termes, nous n'avons pas affaire à
un meurtre sadique, puisque la mort était programmée pour survenir le plus vite possible. «a nous laisse avec un crime passionnel, ou de peur, ou une exécution. Je comprends le choc de l'amie.
Barbara Drake soupira :
- Mais moi aussi, monsieur Cagney, sa crise de nerfs, sa réaction, comme celles de la fille de Harper, sont à leur honneur. «a prouve que ces petites jeunes femmes, si protégées, si nanties, sont capables de compassion. Ce qui me fait... de la peine, oui, c'est cela, c'est que Harper ne s'affole pas pour cette gamine égorgée, il s'inquiète de sa fille, de la meilleure amie de sa fille. Nous en avons des dizaines comme elle. Celle-ci ne devra le soin posthume dont les meilleurs spécialistes du pays l'entourent, dont les plus hautes instances fédérales font preuve, qu'à
la crise de nerfs d'une gentille petite fille riche. Oui, c'est cela qui me fait mal.
Et il vit les beaux yeux bleus devenir liquides et baissa le regard. Elle lui en voudrait, plus tard, s'il pouvait témoigner de son moment de faiblesse. Barbara Drake n'était pas une femme qu'un presque étranger prend dans ses bras pour la consoler. Dommage pour elle, dommage pour eux tous.
Il détailla l'aquarelle située sur le mur de droite. Un joli petit bateau à voile, amarré à un ponton, qui aurait pu être de partout. Zhang promenait un index inquisiteur sur le pli de sa jambe de pantalon, comme si son avenir en dépendait. Lorsqu'elle toussota, les deux hommes comprirent qu'elle s'était récupérée, loin, très loin.
- Voyez-vous, des petits trucs nous ont étonnés, le docteur Zhang et moi-même.
Celui-ci sauta sur l'occasion pour se manifester :
- Oh, doucement, doucement, ma chère consúur.
Il convient de demeurer très prudent avec ces gens, toujours à tirer des conclusions h‚tives et non scientifiques et surtout à nous les coller sur le dos.
Elle se rétracta instantanément derrière la paranoÔa galopante de son confrère. Cagney intervint :
- Je le prends comme vous me le dites. Des sup-positions, de vagues, très vagues pistes sans fondement scientifique.
Il surprit le regard d'acquiescement entre les deux légistes.
- C'est cela, c'est exactement cela, renchérit-elle.
qu'il soit clair qu'il ne s'agit que de... enfin presque des intuitions. La jeune fille était très bien habillée, dans le genre classique, petite bourgeoisie provinciale.
Très peu maquillée. Elle se camait et depuis pas mal de temps, c'est évident aux traces de piq˚re à la pliure des coudes, aux chevilles et sous la langue. La toxico confirmera. Elle n'était pas en bon état. Bien que nous ne puissions rien affirmer, on dirait une gamine qui a fugué de chez elle - une gentille petite famille - depuis pas mal de temps, et qui n'a pas vraiment rencontré
le prince charmant.
- C'est tout ce que vous pouvez me dire ?
- C'est tout. Pas grand-chose. Tenez, voici nos rapports. Je suis désolée, James.
SAN FRANCISCO, CALIFORNIE,
20 F…VRIER.
Le temps, ou plutôt la relativité de son déroulement, commençait à lui poser un inextricable problème. Cagney était arrivé devant la lourde porte double en bois blond quarante-huit heures plus tôt, déjà. O˘ étaient passées toutes ces heures ? Dire qu'il n'avait pas pensé à quantico, aux dossiers, aux longs couloirs aveugles qui reliaient entre eux, comme des métastases, les bureaux sans lumière extérieure aurait été mentir. Mais leurs incursions dans son esprit avaient été si sporadiques, si inattendues presque.
Mince, qu'avaient-ils fait ? Il fallait s'en souvenir pour s'y accrocher durant les soirées qui le séparaient de son retour ici, dans cette immense maison luxueuse, flanquée de chaque côté par un jardin d'hiver dans lesquels Gloria s'aventurait rarement, sans doute parce qu'elle n'y pensait pas.
Il finissait par comprendre la passion de Gloria pour les maisons, SA maison, sa tanière, l'endroit o˘ vivre et se reposer enfin. Lui n'avait que transité
dans des lieux. Cette prétentieuse villa qu'il avait occupée avec son ex-femme, Tracy, et qu'il lui avait abandonnée avec un certain soulagement lors de leur divorce, cet appartement dans lequel il passait maintenant. Il avait envie de déposer ses marques ici. Envie que sa brosse à dents occupe une place réservée sur le petit meuble bas de la salle de bains, que ses livres traînent un peu partout, que ses vêtements pendent dans le dressing en permanence.
Le seul endroit qu'il ne devait pas investir était le bureau de Gloria, il le savait. Il pénétrait en visiteur dans cette immense pièce, sans doute la plus vaste de la maison. Le bureau d'érable, dont l'épais plateau incurvé soutenait trois ordinateurs, marquait le domaine de Gloria. Les murs d'un jaune bouton-d'or, les bibliothèques bourrées d'ouvrages, le long desquelles s'alignaient des files de compact disques, tout cela disait Gloria, et interdisait l'invasion.
O˘ étaient passées toutes ces heures ?
Donc, il était arrivé, vendredi soir, fatigué mais heureux. Elle avait commandé un repas thaÔlandais et l'attendait. La banalité domestique de ces premières minutes lui avait fait un bien fou. Il avait été
cérémonieusement présenté au chiot qui s'était immédiatement attaqué aux pompons de ses mocassins. Le manque de fermeté de Gloria lorsqu'elle l'avait grondé l'avait amusé. Charlie, ainsi avait-elle décidé de le baptiser. Lorsqu'il s'était étonné de l'orthographe féminine du nom, elle avait précisé
qu'il s'agissait de souvenirs : celui d'une poupée de chiffon que son père lui avait un jour offerte - à
nattes de laine rouge, avait-elle précisé - et d'une marque de caramels mous dont elle raffolait enfant.
Cagney avait compris que c'était avant, bien avant ce beau-père violeur et rieur, et n'avait pas posé de question.
Elle soupirait souvent, à moitié allongée sur l'un des canapés, et il avait cru l'ennuyer :
- Non, avait-elle souri. C'est mon ventre qui commence à me gêner. Je n'ai pas l'habitude de ce poids. Continue.
Il avait bafouillé, désarçonné par cette constatation, tellement inattendue de sa part. Elle reconnaissait son ventre, son existence. Ils avaient bavardé quelques heures, ri aussi, Ringwood et son amaigrissement devenant l'objet de plaisanteries.
- Tu crois qu'il regrossira ?
- Bien s˚r, c'est un gourmand. Si tu voyais ses yeux au self lorsqu'il passe devant les p‚tisseries...
On dirait le loup de Tex Avery devant une pulpeuse.
Elle semblait avoir oublié son antipathie pour Richard depuis qu'il avait entrepris son combat désespéré contre les calories. Ántipathieª était du reste un mot abusif. Gloria aimait si peu qu'elle était presque incapable de détester. Cagney n'avait pas osé évoquer Morris, son retour à la base. Pas encore.
Elle s'était redressée soudain et avait tapé dans ses mains, ce qui avait réveillé le chiot en sursaut :
- Surprise, surprise... J'ai obtenu, au péril de ma vie, deux places pour le ballet de Jin Xing qui se produit pour trois jours à l'Opéra. Je ne te dis pas la foire d'empoigne, j'ai cru que j'allais me faire tailler un short. J'ai poussé mon ventre en avant en soufflant beaucoup, cela a ému nombre de mes concurrents.
- Jin Xing, ´ la plus extraordinaire danseuse chinoise ª, c'est cela ?
- Elle-même. En fait, je crois que l'affluence hystérique ne tient pas qu'à son talent. Et pourtant, il paraît que cette fille est un vrai miracle.
- Non, je crois que le fait qu'il s'agisse d'un transsexuel y est pour quelque chose. Rends-toi compte, un ancien colonel de l'armée populaire de libération, ça fait saliver les petits bourgeois. C'est mieux que la femme à barbe et en plus, celle-ci est très jolie et bourrée de gr‚ce.
- Alors, ça te fait plaisir? Nous y allons demain soir.
- Tout me fait plaisir avec toi, Gloria. En fait, je suis désolé de te dire cela, mais je suis accro. Je vis mal lorsque tu n'es pas là.
Elle s'était laissée glisser du canapé, une main plaquée sur le ventre. Empêtrée dans les pans de son lourd kimono de soie pêche, elle était tombée sur lui. Il avait crié :
- Tu n'as pas mal, n'est-ce pas ? «a va, hein, réponds-moi !
Un fou rire avait plaqué Gloria contre le torse de cet homme qui lui devenait essentiel. Elle avait hoqueté :
- que tu es bête, ça ne se casse pas comme cela, une femme enceinte ! Attends, la bretelle de mon soutien-gorge a sauté.
Il avait pouffé à son tour:
- Laisse, je vais t'aider.
- Menteur.
- Oui.
La suite lui échappait un peu. Il avait commencé
à la caresser, doucement, comme une porcelaine précieuse. Ce ventre, ces seins un peu plus lourds le rendaient fou, et il tremblait de se contraindre à les effleurer du bout des doigts. Et puis, Gloria s'était énervée. Elle s'était agenouillée sur lui, emprison-nant ses hanches entre ses mollets, le forçant à l'intérieur, toujours plus loin, toujours plus fort. Le reste avait été une suite désordonnée, une sorte de zone ternaire o˘ se mêlaient l'infinie douceur et la violence des corps, des désirs, des besoins. ¿ un moment, elle avait crié en se plaquant sur lui. Et il avait compris à la pression de ses ongles sur ses flancs, à ses talons qui marquaient le creux de ses genoux, que ce cri était pour lui.
Ils avaient déjeuné et passé l'après-midi avec Clare.
La présence de James commençait à faire partie de son environnement. Elle se promenait avec lui main dans la main, le tirant lorsqu'une urgence la poussait soudain vers un coin du parc, ou devant l'aquarium du hall. Il était parvenu à adopter le rythme de ses phrases, et cette langue étrange et répétitive lui devenait si familière qu'elle ne lui demandait plus aucun effort de concentration.
Lorsqu'ils étaient rentrés, il avait demandé, condui-sant d'une main, l'autre collée entre les genoux repliés de Gloria:
- quand vas-tu lui en parler ?
- Lundi. Lorsque tu seras reparti. Je ne lui parlerai pas de toi. Il vaut mieux que ce bébé soit d'elle et de moi. Il faut que tu comprennes.
Parce qu'elle prononçait le mot de ´ bébé ª pour la première fois devant lui, parce qu'il avait trop ramé
pour oublier jamais que les marques communes d'appropriation ne pouvaient pas fonctionner avec Gloria, il avait menti :
- Je comprends. Ce n'est pas important, vraiment.
Elle avait posé sa tête contre son épaule, et il avait eu envie d'arrêter la voiture et de s'endormir contre son front.
Charlie avait massacré un des coussins de chintz du canapé, et les regarda avec des yeux ronds et répro-bateurs lorsqu'ils rentrèrent. Gloria avait ensuite travaillé quelques heures, sans vouloir bien s˚r lui donner aucune indication sur la nature de son contrat ou l'identité de ses émployeursª du moment. Installé
dans le grand salon, Cagney avait lu péniblement quelques pages de l'excellent journal de Dirk Bogarde sur ses années de villégiature française. L'étrange silence qui régnait dans la maison le troublait, mais dans un sens joyeux. On aurait dit que les sons attendaient sagement qu'on leur permette de réinvestir l'espace, et il s'était surpris à chercher lequel pénétrerait le premier. Les premières notes du Stabat Mater de Pergolèse l'avaient fait sourire. Et puis, elle avait d˚
sélectionner une autre plage du CD, et une voix féminine avait cascadé dans la prière passionnée d'un Sancta Mater. Sans doute une sorte d'ex-voto pour Gloria, la consécration d'un succès. Il finissait par se repérer dans toutes ses musiques, chacune ayant un sens particulier, comme des déclarations. Il avait perçu le bruit léger de ses pieds nus sur les marches de bois brut de l'escalier.
- Tu as trouvé, n'est-ce pas ?
Elle avait souri :
- Presque. C'est quoi, de la télépathie?
- Malheureusement non, mais sans cela tu aurais choisi un autre morceau.
Elle avait froncé le front et déclaré, poings sur les hanches :
- Parce que les profils psychologiques marchent aussi sur des gens comme moi ?
- Tu es mon plus beau sujet d'expérimentation, un des plus retors aussi.
Le ballet, une mise en scène du Carmina Burana de Cari Orff, avait provoqué une de ces petites émeutes amicales et luxueuses dont l'Opéra de San Francisco a l'habitude. De nombreux artistes choi-sissent cette ville comme unique lieu de leur passage, le préférant à New York, Washington ou Boston.
Tout le monde voulait y être et s'y faire voir. On s'apostrophait en riant, on se saluait parce que le monde des riches et des puissants est une île minuscule toujours en mouvement, mais perpétuellement reconstituée: Áh, vous êtes arrivés à temps de L.A. ? Mais je vous croyais à Long Island ? Nous repartons à Vancouver après la représentation. ª
Le Jin Xing Dance Thé‚tre avait été à la hauteur de sa réputation. Si quelques regards protégés de jumelles s'étaient d'abord accrochés à l'entrejambe de l'étoile pour y vérifier la disparition de toute marque de virilité, son génie avait emporté l'enthou-siasme d'un public pourtant difficile à conquérir. Gloria s'était surprise à frissonner tant la gr‚ce, l'élégance de la mince jeune femme chinoise défiaient les lois de la pesanteur, l'air semblant trop léger pour la retenir.
Mais il y avait autre chose de presque imperceptible.
L'ancienne puissance de ses muscles d'homme demeurait sous la peau fine, enlevant son poids à ce corps, le tirant de l'inertie, le poussant au-delà de l'attendu.
Jin Xing dansait ailleurs, elle dansait dans l'amalgame de la force et de la souplesse, de la puissance et de l'élégance.
Une véritable folie avait secoué le public après le baisser du rideau. Ils venaient d'assister à une sorte d'exception inventée pour eux par un être plus autoritaire que les fameuses lois de la nature, et ils en avaient conscience. Le Jin Xing Dance Thé‚tre avait été ovationné, debout, durant de longues minutes.
James et Gloria étaient ensuite rentrés vers la grande demeure, le silence qui avait régné tout le voyage dans l'habitacle du lourd mais élégant Dodge Durango les détendant. Elle avait juste murmuré :
- …trange, n'est-ce pas, que l'on comprenne de façon quasi animale que l'on est témoin de quelque chose d'unique? Tu sais, la première fois que j'ai vu én vrai ª Les Iris de Van Gogh, j'ai fondu en larmes.
Je me suis retrouvée comme une gourde au milieu de cette grande salle du Met, incapable de me calmer.
C'était une réaction si brutale, si inattendue, je veux dire, je les avais vus cent fois dans des ouvrages ou même sur des cartes postales.
Elle avait nourri la petite bête, un index mena-
çant pointé vers lui parce qu'il avalait tout en un éclair, lui précisant : Ćharlie, tu vas être malade, tu es un goinfre. ª Cagney avait confectionné pour elle ses p‚tes au basilic et à la tomate, et l'avait encore fait sourire de ses sorties péremptoires sur la cuisson des tagliatelles. D'un ton docte, elle avait commenté :
- Oh, elles sont sublimes, si, j'insiste ! Mais dis-moi, tu as d'autres recettes en magasin ?
- Si, si, signorina. Des spaghettis au basilic et à
la tomate, des penne au basilic et à la tomate, des fetuccini au basilic et à la tomate et... ça va bien avec le riz, aussi.
- quel festival, j'aime la variété.
Ils s'étaient ensuite installés sur l'un des canapés et la façon évidente dont elle s'était couchée en creux, dans lui, lui avait fait fermer les yeux d'apai-sement. Il tenait précautionneusement son verre de vin dont le pied était posé en équilibre sur l'épaule de Gloria, et il avait senti au poids de ses fesses contre ses genoux repliés, à son souffle qui s'espa-
çait, qu'elle s'endormait. Une sorte de petit bruit de salive l'avait intrigué, et il avait remarqué avec un désagréable pincement qu'elle suçait son pouce droit. Avait-elle sucé son pouce enfant ?
Elle s'était réveillée en sursaut quelques minutes plus tard, et avait gémi en ouvrant les yeux.
- Chut, tout va bien ! Tu t'es endormie contre moi.
Le grand regard vide et affolé s'était à nouveau empli de lumière, et elle s'était levée, caressant au passage la petite tête carrée de Charlie.
- Je faisais un mauvais rêve.
- Ce n'est que cela : un rêve.
Il avait hésité, et précisé :
- Tu suçais ton pouce.
- Ah bon, et tu trouves cela un peu régressif, n'est-ce pas ?
Il s'était forcé à sourire :
- Non, ce sont les mauvaises langues qui disent cela. En fait, c'est plutôt une boucle parfaite: ta bouche, ton pouce, de toi à toi. «a ne transite par personne d'autre.
Elle lui avait jeté un regard amusé, mais avait rétorqué du ton sérieux de la bonne élève :
- Ah, le pouce comme élément masturbatoire, nous y voilà ! Alors, je suis une adepte de l'auto-
érotisme, parce que, pour tout t'avouer, j'ai sucé
mon pouce jusqu'à l'‚ge de vingt-cinq ans. «a m'ar-rivait même en public, je me cachais derrière ma main. «a rendait Hugues hystérique.
La simple évocation de l'ancien professeur de Gloria lui avait fait abandonner le sujet.
Dans quelques heures, elle le raccompagnerait à
l'aéroport international de San Francisco. Dans quelques heures, une interminable semaine se pro-filerait.
Attendre encore un peu et puis lui expliquer.
quoi: qu'à presque cinquante-sept ans il savait maintenant qu'il avait sauté d'un bout de sa vie dans l'autre, qu'il n'avait été que spectateur de toutes ses années, qu'il voulait enfin vivre parce que le temps est si court. Tenter de lui faire admettre que vivre c'était elle, et qu'il n'avait plus de temps à perdre sans elle.
Oui, mais attendre encore un peu.
BOSTON POLICE DEPARTMENT, BOSTON,
MASSACHUSETTS, 21 F…VRIER.
Cagney et Glover pénétrèrent dans le grand hall du Boston PD et déclinèrent leur identité au petit bureau de filtrage derrière lequel était installée une flic souriante et toute jeune.
- Baker doit nous attendre, nous sommes un peu en retard.
- quiconque emprunte ce foutu Callahan Tunnel est en retard, ça devient un pléonasme.
Glover faisait référence à ce long boyau qui reliait Logan Airport, o˘ leur avion avait atterri presque deux heures plus tôt, à Boston. Il ajouta :
- En plus, je trouve que l'endroit ressemble de plus en plus à un décor de film catastrophe. Vous voyez, coincés par un accident et un début d'in-cendie.
- Merci de m'avoir épargné lorsque nous étions bloqués à l'intérieur.
Ils traversèrent rapidement le grand hall, sans même penser à lever le regard vers les plafonds peints en pur style pompier de bergères rosées, alan-guies devant un cours d'eau, souriant à un jeune homme enrubanné, ou caressant du bout des doigts un mouton neigeux. Un charme désuet, étonnamment déplacé et inutile en ces lieux. Ils empruntèrent l'ascenseur dont la vilaine cage métallique verd‚tre avait mis fin à l'élégante carrière de la nacelle de bois et de fer forgé qui l'avait précédée.
- On les rencontre ensuite ? C'est cela ? demanda Glover en faisant allusion à Da Costa et à Gordon.
- Oui.
- Vous leur avez parlé ?
- Non.
- Il aurait peut-être mieux valu.
Agacé parce qu'il n'avait pas tort, Cagney rétorqua d'un ton sec :
- …coutez, Glover, de toute façon, il y a de grandes chances pour qu'ils nous tirent la gueule, donc nous n'en sommes plus à une discourtoisie près. Non, c'est plutôt Baker qui m'ennuie. Vous connaissez mieux que moi votre ancien patron: c'est un type bien et un bon flic. Notre visite frise l'ingérence.
- Frise ?
- Inutile de me faire un dessin, merci, Glover !
- Excusez-moi, monsieur.
Paul Baker les attendait, le dos collé à la fenêtre. Il sourit à Cagney mais son regard ne fit qu'effleurer Lionel Glover. Le vieux flic n'avait pas digéré sa désertion, puisque c'est ainsi que ce genre de mutation reste gravé dans l'esprit des ćollègues ª.
- Comment allez-vous, Paul ?
- Bien, depuis que j'utilise ces petits sachets de sable chauffant, ma sciatique me l‚che un peu.
- «a marche pour les cervicales ?
- Oui, je vous donnerai le nom, c'est génial et en plus, pas de médicaments à avaler.
Cagney demanda ensuite des nouvelles de madame et de la toute nouvelle petite fille que venait d'avoir le fils aîné de Baker. James Irwin Cagney se faisait une obligation professionnelle et personnelle de mémori-ser toutes ces petites choses, parce qu'elles permettent de pénétrer doucement dans la vie des autres, de les rassurer sur une homologie, dans son cas assez loin-taine, bref de leur faire croire que l'on est finalement du même bord.
Paul Baker était un de ces flics à l'ancienne mode, un pro qui avait grimpé toute la hiérarchie gr‚ce à ses états de service. Bref, pas le genre auquel on la jouait, d'autant qu'il se méfiait ou peut-être même jalousait les petits jeunes qui débarquaient bardés de diplômes, et qui l'ouvraient trop grande. Ceux-là n'avaient pas encore compris qu'il vaut souvent mieux la fermer, par décence ou simplement par prudence.
Cagney avait un certain respect pour lui, mais d'un autre côté, il était hors de question qu'il manifeste devant un tiers, même un flic, les réserves que lui suggérerait l'obstination de Harper. Ne jamais faire confiance à quiconque, sauf peut-être à ceux qui sont embarqués sur la même galère que vous et qui savent qu'un naufrage les concerne aussi. Baker tenta pourtant de le pousser dans une sorte de connivence, tout en continuant d'ignorer Lionel Glover:
- Enfin, James, c'est quoi ce merdier? Harper ne sait pas que le Département de police de Boston est un des plus gros effectifs de police métropolitaine ?
- Si, sans doute. Il pense avoir flairé quelque chose.
- Flairé quoi et avec quel pif? Harper n'est pas un flic, c'est un politique, et vous le savez comme moi. On passe pour des cons dans cette histoire, et ça ne nous plaît pas.
- …coutez, Paul, ma venue ne constitue pas la première prise en main de l'enquête. Disons que nous venons nous assurer que tout ceci ne nous concerne pas. Harper est loin d'être un abruti. Si vraiment, il n'y a rien pour nous là-dedans, il l‚chera le morceau.
Baker laissa échapper un long soupir et conclut :
- Bon, je suppose qu'il faut en passer par là.
- Je crois que c'est le plus efficace, en effet.
Le capitaine Baker regarda sa montre et annonça:
- Da Costa et Gordon vous attendent dans la salle de briefing. Vous vous souvenez o˘ c'est ?
- Oui, inutile de nous accompagner. Merci, Paul.
Ils se tenaient comme cette première fois o˘
Cagney les avait rencontrés, assis, épaule contre épaule, cherchant à minimiser l'espace qui les sépa-
rait, et au contraire à élargir celui qui les protégeait de l'extérieur. Même l'impressionnante carrure de Bob Da Costa semblait perdue au milieu de cette grande salle laide, terminée d'une longue estrade au-dessus de laquelle était scellé le tableau noir sur lequel on récapitulait les affectations de la journée.
Glover s'installa en face de Da Costa, et Cagney de la jeune femme. Les yeux marron tièdes de Squirrel le fixaient, pas une fois son regard n'avait dévié vers Glover, et Cagney songea qu'il ne devait pas lui être indifférent. quant à son adjoint, à moins de le pincer avec sauvagerie, il semblait décidé à conserver son mutisme durant toute l'entrevue.
Cagney s'attendait à une charge furieuse de la part de la jeune femme, mais il n'en fut rien. Elle patientait, silencieuse mais vigilante, le meilleur moyen de décontenancer un vis-à-vis.
- Je pense que le capitaine Baker vous aura mis au courant des raisons de notre visite. Nous sou-haitons vérifier avec vous si l'enquête concernant le meurtre de cette jeune fille, pour l'instant sans identité, survenu le 15 février au matin, nous concerne, répéta Cagney d'un ton las.
Elizabeth-Ann Gordon regarda son partenaire et déclara d'un ton glacial mais poli :
- Nos fichiers sont à votre disposition. Vous y trouverez le rapport d'autopsie du docteur Drake, confirmé par le docteur Zhang, le résultat des recherches faites auprès du fichier central des MPB, et dans la banque de données du VICAP, à laquelle vous avez encore plus facilement accès que nous.
Bilan : rien ! Cette fille n'est signalée nulle part, n'a jamais fait l'objet d'une déclaration de disparition, ni d'une arrestation, et rien ne permet de l'identifier.
Venez, nous allons vous montrer, hein, Bob ? Si vous voulez nous suivre...
- Inutile, je vous crois. qu'allez-vous faire ?
- Ce qu'on fait d'habitude, comme vous le confirmera notre ancien collègue, dit-elle en désignant d'un geste Glover, toujours sans l'effleurer du regard.
Lionel Glover l‚cha d'un ton morne :
- Se balader avec la photo de la gamine dans tous les quartiers pourris en espérant que quelqu'un la reconnaîtra.
- Juste, commenta Gordon d'un ton sec. Maintenant, si le FBI veut nous accompagner en promenade, vous êtes les bienvenus... Plus on est de fous...
Cagney comprenait son aigreur, mais d'un autre côté, ce qu'il pensait vraiment ne la regardait pas :
- Je ne crois pas que ce genre de persiflage vous aide beaucoup, Gordon.
- Sans blague ? Au moins, ça me calme les nerfs.
- Les douches froides, il paraît que c'est bien aussi.
Elle se leva et le toisa de sa petite taille. Il comprit que seule son appartenance au Bureau lui épargnait la bordée d'injures qu'elle retenait derrière ses lèvres pincées.
Ils déjeunèrent rapidement dans un petit restaurant de Hanover Street qui ne servait que des pizzas, accompagnées, comble du luxe, d'un verre de vin rouge italien. Le silence massif de Glover finissait par taper sur les nerfs de Cagney.
- Il vaudrait sans doute mieux vider votre sac tout de suite. Pour ne rien vous cacher, cette histoire me prend déjà assez la tête comme cela !
Lionel Glover le fixa de ce regard si doux derrière lequel passaient tant de choses, et commença :
- J'ai d˚ rater un épisode, parce que je n'ai pas compris le coup.
- Pardon?
- Oui, je n'ai pas compris ce que l'on venait foutre ici. Je veux dire, on ramène notre fraise en emmer-dant Baker et deux bons flics, on papote, et puis ciao et on se tire? C'est quoi, cette histoire?
- Précisément cela : rien. On a fait dans la caisse toute propre que nous indiquait Harper, il n'y avait rien et il nous fout la paix. Ensuite, nous passons aux choses sérieuses.
- Ouais, la gamine s'est quand même fait descendre !
- Il ne s'agit pas d'un crime fédéral. On nous reproche assez de fourrer notre nez partout, Glover!
Une lassitude extrême envahit Cagney dans le taxi qui les raccompagnait à Logan Airport. Marre, il en avait marre. O˘ s'en était allée cette sorte de passion qui l'avait tenu durant toutes ces années ? La conviction qu'il faisait partie de ces infimes détails qui, mis bout à bout, peuvent modifier le cours du monde, lui avait permis de traverser un univers peuplé d'hor-reurs sans jamais reculer. Sa prétention le faisait frémir. Rien, il n'avait rien contribué à changer. Les tordus qu'il parvenait à retirer du circuit étaient aussitôt remplacés par d'autres. Un vain et pathétique combat dans lequel ne demeurait même plus l'instinct de la chasse, cette euphorie qui le prenait, le nettoyait de sa fatigue lorsque la curée s'annonçait.
Admettre que l'on ne changera pas le monde ? Après tout pourquoi pas, pourvu qu'il ne nous change pas.
Et soudain la honte lui fit tourner la tête vers le long boyau de ciment gris sale du Callahan Tunnel. Il avait tout fait pour que cette gamine égorgée reste dans un des tiroirs glacials de la morgue de Boston, tout fait pour qu'elle ne sorte jamais des fichiers du Boston PD. Même pas par lassitude ou par paresse, juste pour donner une leçon à Harper, l'humilier, lui démontrer qu'il n'était pas le plus fort. Son imbécil-lité mesquine le pétrifia. Le monde était-il parvenu à
le transformer?
Cagney se tourna à nouveau vers Glover et l‚cha d'un ton mauvais :
- Vous me gardez quand même un úil sur cette affaire, on ne sait jamais... Même si Baker ou Mlle Squirrel doivent nous en faire un caca nerveux !
Peut-être parce qu'il tirait la gueule depuis le matin, le lent sourire de Glover le rassura.
SAN FRANCISCO, CALIFORNIE,
24 F…VRIER.
Gloria Parker-Simmons gara son Dodge Durango non loin de Castro. Elle avait été contrainte de rendre visite à Clare ce matin, en raison d'un important rendez-vous professionnel à quinze heures, dans Henry Street, non loin de là. C'était aussi l'ex-cellente raison qu'elle avait trouvée de repousser cette conversation qu'elle devait avoir avec la jeune fille et qu'elle fuyait depuis le début de la semaine.
Demain, demain, elle lui parlerait. De toute façon, même Clare s'apercevrait bientôt de quelque chose.
Se concentrer pour le moment sur sa réunion de l'après-midi, sur ce compte rendu brillant qu'elle déli-vrerait, sur ce gros chèque qui rémunérerait son travail. ¿ première vue, l'énoncé de la question posée par l'industriel lui avait paru d'une rare simplicité :
´quelles sont les attentes santé des consomma-teurs en matière de produits laitiers et comment y répondre ? ª quelques jours plus tard, devant la masse de paramètres à traduire en équations, elle devait déchanter. Les données mélangeaient économie de la consommation, qualités organoleptiques, possibilités industrielles, législation, critères nutritionnels et toxi-cologiques, et symboles. D'un autre côté, le cours de nutrition accéléré auquel elle s'était astreinte l'avait contrainte à admettre que de suicidaire, son anorexie devenait meurtrière. Mais manger après tant de temps était si difficile. Elle avait acheté des tas de provisions au supermarché, consultant une liste dressée comme un protocole scientifique, mais la vue de ces victuailles entassées dans le réfrigérateur ou dans les placards lui soulevait le cúur.
Elle était parvenue à s'absoudre de sa propre mort, tout en évitant soigneusement le suicide parce que si l'état de non-vie la fascinait, l'acte de mourir la plongeait dans une peur panique.
Donc manger c'est vivre. Ne pas manger c'est mourir. Je suis ce que je mange, je deviens ce que j'ai mangé. Si j'aime ce que je mange, suis-je contrainte de m'aimer? Ai-je envie de m'aimer?
Gloria était trop lucide pour se leurrer sur son anorexie, même si elle ne tolérait d'en discuter qu'avec son cerveau. quel bel exercice de dressage, de maîtrise d'un corps, que de le forcer à refuser ce qu'il désire le plus : vivre. Le comble du contrôle intellectuel. Il y avait quelque chose de grisant dans cette domination du corps par l'esprit, jusque dans l'extrême fatigue générée par les privations. Le corps s'amenuise jusqu'à n'être presque plus sensible. S'installe la sensation de n'être qu'un cerveau et des yeux qui avancent, libérés de tout.
Et puis, je disparais aux yeux du monde, mes règles cessent, mon sexe se dilue, ma transparence me dissimule à mes prédateurs. qui aurait envie de violer des yeux ?
Gloria posa la main sous ses seins. Une désagréable crispation, douloureuse, presque une br˚lure. Elle s'immobilisa au milieu du trottoir et inspira profondément. Un gamin la dépassa, guidant d'une main sa patinette en aluminium et dévorant de l'autre un hot-dog submergé de gruyère fondu. Elle se crispa, l'odeur du fromage chaud la révulsait, lui arrachant des haut-le-cúur. Mais la salive s'accumula dans sa bouche, une salive de convoitise, et elle se rendit compte qu'elle avait faim. La sensation lui était devenue si étrangère au fil des années que sans cet enfant vorace, elle aurait attribué son malaise à la grossesse, voire à un début d'ulcère. Gloria n'avait jamais faim, elle se contraignait parfois à manger lorsqu'elle sentait sa tête devenir légère et ses réflexes plus longs. Elle y pensait, comme on pense à fermer une porte derrière soi ou à vérifier le passage du facteur. Un acte nécessaire et ennuyeux dont il convient de s'acquitter rapidement, parce qu'il remplit une fonction. La passion d'esthète de James pour la bonne chère, les excellents vins, glissait sur elle. Elle ne s'en étonnait pas, du reste s'étonne-t-on que quelqu'un collectionne les timbres ou les pochettes d'allumettes ? Gloria ne buvait, ou n'avait bu, que des grands chablis, parce qu'elle en aimait le go˚t et aussi sans doute parce que leur classe participait d'un statut social, de sa démonstra-
tion, et la rassurait. Pourtant, elle aurait pu avaler n'importe quelle piquette lorsque l'envie de calme-en-dedans la prenait.
La douleur qui s'était estompée revint en force, et elle ouvrit la bouche pour respirer. Elle regarda autour d'elle. Castro Street était pointillée de petits restaurants plus ou moins typiques, plus ou moins branchés, dans l'ensemble assez bons. Elle opta pour Mother Earth parce qu'elle n'avait que la rue à traverser.
Le restaurant était désert. Elle jeta un regard à
sa montre : à peine onze heures et demie. Un jeune homme très mince aux cheveux couleur quetsche, l'accent du sourcil gauche piercé de petits anneaux d'argent, se porta à sa rencontre en souriant. Le bord inférieur de ses paupières était ourlé d'une sorte de khôl bleu marine qui agrandissait encore ses yeux.
- Il est peut-être trop tôt pour déjeuner?
- Non, pas du tout. Vous avez toute la place pour vous.
- Non-fumeurs, s'il vous plaît.
- Tout le restaurant est non-fumeurs.
Il ouvrit les bras et déclara d'un ton gai :
- Choisissez la table de deux que vous préférez.
Gloria choisit une table excentrée qui lui permettait de s'adosser à un mur. Un réflexe de proie dont elle ne parvenait pas à se défaire. Du reste, pourquoi le faudrait-il? Le monde est plein de prédateurs. Le dernier tube de cette chanteuse, comment s'appelait-elle déjà, Dido, lui revint. Fond d'accordéon : I just want to feel safe in my own skin. Mais l'affirmer, c'est pathétiquement avouer l'impossibilité de la mutation.
Elle s'installa et ouvrit la carte. Un restaurant végé-tarien. L'endroit était plaisant, lumineux sans devenir réfrigérant. Des odeurs d'épices et de fruits secs lui parvenaient de la cuisine. Le jeune homme posa une carafe d'eau devant elle ainsi qu'une panière d'osier dans laquelle fumaient encore deux petits pains recouverts de graines de sésame. L'estomac de Gloria se contracta et produisit une sorte de long bor-borygme plaintif. Elle détestait les sons, les odeurs des corps, cette organicité si lourde, si vulnérable, et se sentit rougir. Le serveur léger et élégant accen-tua sa gêne en lançant gentiment :
- Ah oui, il est temps de nourrir le bébé, là. Bon, je vous laisse choisir. Le spécial d'aujourd'hui est un rago˚t de patates douces, de pommes fruits, d'émincé
de chou et de pointes d'asperges vertes avec un léger curry.
Il s'avança vers le client qui venait d'entrer et attendait, raide dans son costume gris anthracite.
L'homme s'installa non loin de Gloria, et elle se tendit aussitôt, déplaçant le regard pour ne jamais rencontrer le sien. Encore et toujours ces réflexes de proie, ces inoubliables parades qui lui donnaient le sentiment de gagner du terrain sur l'éventuel prédateur. Pourtant, elle comprit rapidement qu'il s'était à peine aperçu de sa présence.
L'homme était étonnamment beau, et fut aussitôt l'objet des attentions du jeune homme aux cheveux violets. Un magnifique visage de mammifère, aurait dit Maggie. Selon elle, les gens ressemblaient à des poissons, des oiseaux ou des mammifères. Lorsque Gloria lui avait demandé l'intérêt d'une telle classi-fication, l'Irlandaise avait répondu :
- Bof, ça sert pas vraiment, sauf que d'une façon générale, je me sens plus proche des mammifères.
C'était un brun aux épais cheveux coupés courts.
Son beau nez droit rectifiait la finesse de ses traits d'une gr‚ce plus masculine. La trentaine peut-être, à
peine. La matité de sa peau faisait ressortir le blanc parfait d'une chemise de designer. La gourmette en or était de trop, ou plutôt, une indication de tout ce dont il ne voulait plus sans parvenir à s'en débarrasser tout à fait. Parce que le costume était de qualité médiocre, comme les chaussures. Parce que chacun de ses gestes était contrôlé. Un ancien pauvre, décidé à se hisser ailleurs sans en comprendre trop bien, trop vite les règles. Comme elle. Mais les femmes sont en général plus observatrices que les hommes, elles apprennent plus vite à imiter.
Il posa devant lui son téléphone cellulaire et un paquet de cigarettes d'un geste conquérant, mais Gloria remarqua que sa main tremblait. Le serveur murmura presque tendrement :
- Désolé, c'est tout non-fumeurs.
L'homme répondit d'un ton courtois mais nerveux:
- Oui, je sais. De toute façon, j'arrête de fumer.
Gloria commanda le spécial accompagné d'une grosse salade d'épinards et d'endives aux noix et d'un verre de chablis. Un seul, Parker-Simmons. Elle attaqua le deuxième petit pain au sésame grillé. Le malaise passait.
L'homme rattrapa le serveur qui fonçait vers les cuisines, lui expliqua qu'il était assez pressé et qu'il souhaitait des p‚tes aux fonds d'artichaut et une demi-bouteille de vin rouge. Son regard n'avait pas une seule fois effleuré Gloria, et son indifférence polie vis-à-vis du serveur prouvait que la tension qui suintait de chacun de ses gestes n'était pas seulement due au sevrage tabagique. Elle le vit composer trois numéros en vain sur son portable, et chaque échec fut ponctué d'un soupir haché. Enfin, quelqu'un répondit. Le changement de son débit sidéra Gloria et elle tendit l'oreille. La voix d'un seigneur, d'un décideur, un peu ironique, un peu supérieure.
- Ah, tu dormais, je suis désolé de te réveiller. Il faut que tu te reposes, tu sais, tu en as besoin. «a va super, et toi? Non, je leur ai collé ma démission...
Tu aurais vu leur tête ! Attends, ce n'est pas possible... Trois mois là-bas et je suis débordé de boulot, mais répétitif, pas à mon niveau.
Son interlocuteur dut s'inquiéter pour son avenir, tout le monde débauchait en ce moment, les années de griserie de la reprise économique se ternissaient de leurs premiers accrocs. La majorité des foyers américains étaient surendettés, déçus ou lessivés par les gifles boursières de la nouvelle économie.
- ... Mais non, je ne suis pas dingue, voyons.
J'ai une proposition en or... Ben, tu te doutes bien...
Un type dans l'import-export, surtout vers l'Europe.
Il est confronté à des tas de problèmes qu'il ne peut pas résoudre seul... Tu vois, leur passage à l'euro, très compliqué... Je deviendrais son bras droit, en quelque sorte. Beaucoup de boulot, mais gratifiant, la rémunération aussi d'ailleurs. Il a pas loin de cent personnes qui bossent pour lui... Ne t'inquiète pas, maman. Ton fils est un battant...
Curieux, il avait une alliance mais appelait sa mère. Et Gloria reçut l'appel au secours. Cette autre femme, cette mère, comprenait-elle ? Il avait peur, il mentait, assurait pour se rassurer. Comme un petit garçon. Il était tombé, non, ce n'était pas grave, non, ce n'était pas du sang qui coulait de son arcade sourcilière. C'est rien je te dis, j'ai pas peur, j'ai pas mal!
Le serveur déposa son assiette devant lui dans un luxe de gestes et de murmures qui ne fut récompensé
par aucune réaction. L'homme continuait de parler, avalant parfois une bouchée de p‚tes, jouant avec sa fourchette.
Lorsqu'il raccrocha sur un rire et des baisers, il était défait, et sa belle peau mate avait pris une couleur cendrée. Il tripota son paquet de cigarettes comme un porte-bonheur, les maxillaires crispés, et Gloria plongea vers son rago˚t. Un regard suffirait pour que cet homme fonde en larmes ou se mette à
hurler. Il héla le serveur rêveur et souriant, adossé
contre un des piliers de la salle :
- L'addition, s'il vous plaît.
Le jeune homme jeta un úil à l'assiette à peine entamée :
- C'était pas bon, monsieur ?
- Si, mais je n'ai pas très faim.
L'homme régla et sortit comme on fuit.
Le jeune homme violet s'ennuyait. La voracité de Gloria que le parfum d'épices affamait dut l'amuser.
- Ben, vous, au moins, c'est pas comme lui, vous avez un solide coup de fourchette. Vous savez ce qu'on dit : faut jamais se mettre entre une femme enceinte et son assiette.
Il était le premier inconnu, étranger, à consacrer l'existence de son ventre, et elle lui en voulut. Et puis soudain, la sottise de ce conteur de détails lui tapa sur les nerfs. Elle leva un regard si bleu, si froid, et sans un sourire déclara d'un ton glacial :
- Il vient de se faire virer et il est terrorisé. Ma salade, je vous prie. Maintenant.
Lorsqu'elle rentra, fourbue, la joie hystérique de Charlie la fit sourire. Elle lui ouvrit la grande baie vitrée qui donnait sur le jardin en pente douce situé
à l'arrière de la maison, après l'avoir caressé. Maggie avait admirablement réussi son coup. C'est un étrange et pressant sentiment de rentrer lorsque quelque chose ou quelqu'un vous attend. Cette petite bête avait en quelques jours su tisser des liens qui la ramenaient chez elle plus s˚rement qu'une promesse.
La réunion s'était admirablement passée. Ses conclusions n'avaient pas surpris ses employeurs du moment, et leur répétition, par rapport à d'autres études, semblait les avoir pleinement satisfaits.
…trange comme certains clients étaient prêts à
débourser de grosses sommes pour qu'on les assure des mêmes choses. Après tout, elle s'en foutait, c'était leur fric, qu'ils le dépensent comme bon leur semblait. Le gros chèque irait rejoindre le très confortable trésor de guerre qu'elle avait accumulé
afin que les jours de Clare ne s'assombrissent jamais si quelque chose arrivait à sa mère.
Elle décida de s'offrir une petite célébration et se servit un grand verre de chablis. Mais ne pas le boire comme cela, comme avant. Se déshabiller d'abord, revêtir un lourd kimono de soie, chercher les bêtises semées par Charlie durant son absence puis monter.
S'installer devant le grand bureau et allumer ses ordinateurs. Lorsqu'elle aurait désactivé le nouveau virus, son ´ digestor ª, qu'elle avait installé pour pro-
téger l'accès à ses données, elle célébrerait.
Elle avala une première gorgée et pénétra sur sa messagerie. Un seul de ses ordinateurs était relié à
Internet ; les deux autres, ceux sur lesquels elle travaillait, fonctionnaient de manière autonome. Ringwood était parvenu à la piéger une fois, de façon bien peu subtile, et on ne l'y reprendrait pas. Sur le moment, elle avait failli foncer jusqu'à quantico pour lui dire en quelle piètre estime elle tenait son piratage. Mais outre que James en était complice, elle avait finalement apprécié cette démonstration.
Hugues de Barzan le lui avait appris : ne jamais sous-estimer la complexité d'un problème sous prétexte que son énoncé est simple. L'énoncé ´ Ringwood ª
était simpliste, pourtant il avait réussi à pénétrer dans son ordinateur, preuve qu'elle se rel‚chait, abu-sivement rassurée par ses capacités à se protéger.
Une crispation douloureuse comme un poing qui s'enfonce sous le sternum. L'objet du message était
´Hugues de Barzanª, bien qu'elle ne reconn˚t pas l'adresse de l'expéditeur. Hugues, après toutes ces années. Son doigt hésita au-dessus de la touche Enter et elle se ravisa. Hugues aurait pu envoyer ce mail lui-même, il connaissait son adresse gr‚ce à Rachel, Whoopi disait-elle en blaguant. Rachel, une étudiante d'Hugues, s'en était servie pour lui envoyer des messages cryptiques illustrés d'affreux papillons, afin de la mettre sur la voie de l'équation manquante pour remonter jusqu'à un tueur1. Pas trop facilement toutefois, parce que la simplicité humaine n'amusait pas Hugues.
1. Le Sacrifice du papillon, Le Masque, 1997.
Le souvenir de sa rencontre avec Rachel revint à Gloria: le jour o˘ Sam, l'ami, avait décidé de rejoindre dans l'inexistence son Esther d'épouse, parce que cette vie sans elle l'ennuyait trop. La grande femme noire l'avait soulevée par les aisselles lorsqu'elle s'était affalée en pleine rue, désespérée, abandonnée. Sam, Sam qui demeurait comme une de ses rares et réconfortantes preuves que la vie vit. Rachel avait ensuite loué quelque temps l'appartement que Gloria possédait à Brookline.
Pourquoi Hugues se manifestait-il en personne aujourd'hui ?
Hugues de Barzan, un mathématicien français génial, terrorisait depuis des années des promotions entières du Massachusetts Institute of Technology de Cambridge, juste à côté de Boston. La très jeune Glo-
ria, sa voracité pour l'étude et la recherche, l'avaient distrait. Pourtant, il n'avait sans doute jamais compris à quel point ce qui n'était qu'un enfantillage de Pyg-malion de sa part devenait la seule arme de survie de Gloria. Il l'avait insultée, tyrannisée durant des années afin de façonner son esprit, le polir, le rendre unique, et il y était parvenu. Jamais elle n'avait pleuré, jamais elle n'avait ren‚clé, il ne l'e˚t pas toléré, et il ne fallait pas qu'il se lasse d'elle avant qu'elle soit assez forte pour se défendre seule. Il lui avait enseigné pêle-mêle et dans un ordre que lui seul comprenait, les mathématiques, la philosophie, le français, le latin, et l'avait conduite peu à peu vers la musique. Elle savait déjà
absorber comme une éponge, avait-il diagnostiqué, une condition sine qua non, le vrai génie consistant à
organiser, adapter et anticiper. Hugues lui avait sans doute sauvé la vie puisque, sans le savoir, il avait préservé celle de Clare. Mais l'élève était devenue l'égale du maître, et une femme. Hugues était déjà amoureux de cette masse de neurones qu'abritait le cerveau de sa protégée, il se rendit compte qu'elle avait un corps sans comprendre qu'elle n'en voulait pas. Elle avait profité des vacances en France du professeur pour quitter le MIT sans laisser d'adresse. Si longtemps déjà, plus de douze ans, Hugues devait avoir soixante-dix ans.
Elle passa le vérificateur de virus, plus pour se ménager encore quelques secondes d'indécision que par crainte réelle, puis tapa sèchement sur la touche.
Le message était écrit dans un anglais si académique qu'elle dut le relire à deux reprises avant d'en comprendre la teneur. Il émanait d'un certain Pierre, et disait:
´ Madame, j'ai obtenu vos coordonnées gr‚ce à mon vieil ami, Hugues de Barzan, qui m'a conseillé de vous contacter. Vous me pardonnerez, je l'espère, la médiocrité de mon anglais et mon peu d'expérience avec cet engin électronique. Mais Hugues ne possédait pas votre adresse postale ni votre numéro de téléphone. Je ne sais par o˘ commencer, ni si j'ai vraiment le droit de déposer cette charge sur vos épaules, mais je n'ai plus d'alternative. Je m'occupe de déshérités, cela depuis de longues années, aidé de quelques compagnons. Notre t‚che jusque-là consistait à retrouver ces pauvres hères dans Paris, surtout par les temps rigou-reux, à les convaincre de nous suivre vers les abris et accueils, à les soigner avec nos moyens de fortune.
Parfois, nous les escortions aussi jusqu'à l'Institut médico-légal. Mais voyez-vous, quelque chose se passe en ce moment, madame, quelque chose que je ne comprends pas. Le chaos gagne et il est effroyable. Cet hiver, pour la première fois, nous avons retrouvé les cadavres de jeunes filles, je devrais dire d'enfants, égorgées. Trois, madame, nous en avons trouvé trois.
La police a conclu à de jeunes fugueuses, elles sont si gentiment habillées, et les victimes n'ont pu être identifiées. Je crois que les policiers français sont sur les dents, mais ils ne disent rien. Peut-être pensent-ils à
un de ces tueurs en série dont notre Europe commence à souffrir avec un petit décalage par rapport à
votre pays. C'est également mon hypothèse. Car, voyez-vous, ces jeunes filles se ressemblaient toutes et je crois savoir, à moins de mauvaises lectures, que c'est souvent un critère de choix pour ces monstres. Je ne veux pas que d'autres enfants continuent d'être massacrées, et j'irai jusqu'au bout de mes forces de vieil homme pour l'empêcher. Hugues, à qui je m'en suis ouvert, m'a confié que vous travailliez parfois pour le FBI. C'est un nom magique pour nous, savez-vous, parce que nous ne savons pas trop bien ce que recouvre ce sigle. J'ignorais par quel biais les atteindre au plus vite, aussi m'en remets-je à vous, madame.
´ Vous me pardonnerez, je le souhaite tant, mon insistance et ce cauchemar que je fais pénétrer chez vous par l'intermédiaire d'un écran dont je ne comprends pas le fonctionnement. Si vous décidiez de m'aider, je vous en serais éternellement reconnaissant et vous pourriez correspondre avec moi à cette adresse e-mail, me dit la jeune amie qui m'a prêté
son ordinateur. Avec mes salutations les plus cour-toises. ª
BOSTON, MASSACHUSETTS, 24 F…VRIER.
Le parfum de santal exhalé par les bougies se répandait en paresseuses volutes. Il contempla un instant, ravi, la matérialisation d'une chose si élu-sive, une odeur. Il retira son kimono grenat et le jeta derrière lui avant de s'allonger, nu, à même le parquet. Le contact dur et inamical du bois contre ses omoplates et son coccyx le fit sourire. Il faisait très froid dans cet immense loft, mais ils en avaient pris l'habitude.
Les premières mesures violentes du Dies Irae de la messe de requiem de Verdi cognaient contre les longs miroirs. Après beaucoup d'hésitations, il s'était décidé
en faveur de cette úuvre parce qu'il avait été à nouveau ému par la jaquette du compact dise : la statue allongée de Shelley. Elle était exposée à Oxford, et il avait passé des heures à la détailler. L'alb‚tre doux s'unissait à la lumière et semblait s'y réchauffer. Il avait adoré la perfection de ce corps mince, cette union improbable entre la féminité du bassin et la tension du coraco-brachial, du triceps brachial et du grand dorsal accompagnée de la torsion extrême du deltoÔde. Il avait lentement caressé le relief de la cage thoracique étirée dans le mouvement d'abandon du dormeur. C'était ce corps-là qu'il lui fallait, sans doute en plus puissant.
Il retint les petites amours, qui s'approchaient déjà de lui, d'un mouvement tendre de la main. Pas encore. Encore quelques accents de ce lacrymosa.
Cette voix de ténor qui glissait sur une basse, trans-portant en elle toutes les angoisses de l'homme face à la mort, face à son indécision et à sa férocité.
Giuseppe Verdi avait un jour affirmé qu'il était le moins érudit de tous les compositeurs, passés ou à
venir. Sans doute cela expliquait-il une part de son génie. tre parvenu à conserver en lui toute la fureur, la terreur, et l'infini espoir de l'Homme.
Sa main retomba et les petits pieds mignons s'avancèrent vers son corps allongé, comme celui du poète.
Les infimes persécutions dont elles le martyrise-raient durant des heures le firent frémir d'impatience. Elles s'installèrent à genoux, deux contre chacun de ses flancs. Elles avaient appris qu'elles ne devaient pas reculer, pas craindre de lui faire mal.
Parfois, une petite main malhabile pinçait la peau jusqu'au sang, mais il ne disait rien, s'interdisant le moindre froncement de sourcils qui les aurait affolées, petites chéries adorables. Il fallait que sa peau p‚le devienne aussi lisse et parfaite que l'alb‚tre.
Seule devait persister, au-dessus du pénis, une touffe compacte de poils en forme de trapèze.
Les pinces à épiler s'activèrent et il ferma les yeux lorsque le premier de ses amours commença d'ar-racher un à un les p'oils de son aisselle.
SAN FRANCISCO, CALIFORNIE,
25 F…VRIER.
Gloria se sentait mal, mal au cúur, mal à la tête, mal dedans. Elle n'avait pratiquement pas dormi de la nuit, tournant et retournant le message de ce Pierre dans sa tête, se demandant si elle ne ferait pas mieux de contrôler son origine auprès d'Hugues de Barzan, hésitant parce que alors il faudrait expliquer o˘ étaient passées ces douze années de fuite et de l‚cheté. D'un autre côté, elle ne doutait pas de la véra-cité de cet appel au secours provenant de l'autre bout de la terre. James, bien s˚r, en parler à James. Mais pas maintenant, parce que dans quelques heures, elle partirait pour Little Bend, et qu'elle tenterait de faire sentir quelque chose à Clare. C'était décidé ainsi, pla-nifié comme un rendez-vous, dédramatisé en quelque sorte, puisque l'imprévu la terrorisait. Il ne fallait donc pas rentrer dans cette histoire parasite avec James, plus tard.
Elle se força à jouer un peu avec Charlie. Le jeu consistait à faire semblant de récupérer le torchon sur lequel il avait jeté son dévolu. Le chiot agrippait le tissu de toute la force de ses petites m‚choires et elle tirait sans brutalité, avançant ou reculant, prétendant parfois être battue. Curieusement, les grognements d'opérette du chien et ses exclamations outrées la calmèrent un peu. Elle se doucha et choisit un tailleur en laine feuille morte, parce qu'il était devenu trop serré. Elle avait du mal à fermer les boutons de la veste, quant à son ventre, le tissu le moulait, le poussant vers l'avant.
Elle partit un peu en avance afin de faire un saut dans cet époustouflant magasin de jouets qui venait de s'ouvrir dans Van Ness Avenue. Monchen's Toys.
Des peluches géantes qui parlaient, plissaient les paupières en ronronnant, des poupées comme on en rêve, des jouets précieux et hors de prix pour les petits privilégiés de la terre, et qui faisaient surtout plaisir à
leurs parents. Lorsqu'elle avait enfin récupéré Clare, lorsque l'argent avait commencé à couler à flots dans son compte bancaire, Gloria avait acheté un camion de fantaisies de luxe. Clare avait sept ans à l'époque, bien que son intellect f˚t bloqué dans une sorte de brouillard douloureux. Elle avait dédaigné les jouets et s'était amusée des jours durant à confectionner des cornets de papier à partir des pages qu'elle arrachait des magazines, comme Sam le lui avait appris. Gloria avait donné les poupées, les jeux et les peluches.
C'était un univers magique, pourtant, si beau, si doux, plein de carillons, de petites musiques et de grelots. Gloria tomba en arrêt devant un ravissant manège de bois et de métal. Les minuscules chevaux sculptés main étaient peints de couleurs violentes.
Une vendeuse onctueuse s'avança vers elle :
- Puis-je vous aider, madame ?
- Oui, je cherche une poupée, mais...
- Suivez-moi, nous avons les plus belles choses.
Après un quart d'heure de signes de dénégation ponctués de sourires de convention, Gloria songea qu'elle ferait mieux d'expliquer à la jeune femme ce qu'elle recherchait au juste. Mais c'était si difficile à formuler. Et merde, qu'en avait-elle à foutre de cette femme, elle ne la reverrait sans doute jamais.
- Ecoutez, je cherche une poupée enceinte. J'ai entendu dire que vous en aviez une... Je... (Elle décida de banaliser, d'avouer à la vendeuse ce qu'elle pourrait admettre sans réfléchir.) J'ai une petite fille. Ce serait une... entrée en matière afin de lui expliquer qu'elle va bientôt avoir un petit frère... ou une petite súur, d'ailleurs.
- Mais bien s˚r, du reste, c'est aussi un peu le but de ce modèle de poupée. quel ‚ge a votre fille ?
- quatre ans.
quatre ans. Elle devait le soulagement de cet ‚ge précis à Jade. Jade avait affirmé que Clare avait maintenant acquis un ‚ge mental de quatre ans, et qu'elle progressait toujours. Clare aurait dix-neuf ans dans quelques mois, rien à foutre. C'était son bébé et elle avait quatre ans, bientôt cinq.
Elle acheta la poupée blonde. La vendeuse, en parfaite commerçante, souleva la robe de grossesse en laine écossaise et le petit jupon de dentelle pour lui faire constater la perfection du ventre tendu. La nausée secoua Gloria et elle fit un effort gigantesque pour demeurer là, un sourire courtois aux lèvres, et ne pas s'enfuir du magasin.
La poupée avec ses joues d'enfant, son regard de petite fille, ses longs cils de sommeil et ce gros ventre. Comme elle, dix-neuf ans plus tôt. Non, elle était décharnée.
Sa stupidité lui coupa le souffle. Les poupées sont faites pour être belles, pour être habillées, déshabillées, maquillées, pour supporter d'interminables dînettes, pour partager d'incohérents chagrins ou conserver d'infimes secrets.
Gloria se rua presque dans la rue et aspira l'air à
grandes gorgées. Elle remonta le trottoir vers sa voiture et abandonna le beau paquet dans une des poubelles qui ponctuaient les pavés.
La peur la faisait haleter lorsqu'elle coupa le moteur du 4 x 4 le long de la pelouse de Little Bend.
Merde, et cette jupe la serrait, l'empêchait de respirer. Elle b‚illa profondément à plusieurs reprises.
Jade avait dit que la peur de Clare naissait de la sienne. Jade savait, elle connaissait Clare, elle Connaissait de l'‚me à l'‚me toutes les petites vies martyrisées par la nature ou les hommes qu'héber-geait la longue hacienda beige rosé.
Du calme. Calme. Reprendre le contrôle d'elle-même, ne pas se laisser aller aux émotions, aux sensations, parce qu'elle ne les comprenait pas et qu'elle s'y noyait. Elle écouta jusqu'au bout la chanson de Dido, I want to thank you, et descendit de voiture.
Clare l'attendait avec un cadeau. Elle avait dessiné
le gros poisson ventouse pour Tata Caille. Gloria sourit de cette énorme bouche ronde, baveuse des dégoulinures de peinture noire. Le poisson n'était plus qu'une grosse lèvre circulaire et boudinée, l'or-gane qui lui servait à communiquer avec Clare lorsqu'elle posait sa bouche de l'autre côté de la vitre.
- Oh beau, ma chérie, ma caille, il est si beau.
Merci, mon ange, merci-bisous ma caille.
- Voui... Bisouuuus. Caille, moi.
Elles se promenèrent lentement dans le parc, et soudain Clare stoppa et regarda sa mère. Elle la dépassait de plus d'une tête. Elle posa sa main sur le ventre moulé :
- Gros?
Elle faillit lui dire qu'elle aussi était venue dans ce ventre, et comprit que trop d'années de mensonge blesseraient dangereusement Clare.
- C'est un bébé, ma caille, c'est un petit bébé qui pousse.
- Bébé? Caille bébé.
- Oui, ma caille est un bébé, ma caille, mon bébé.
C'est un autre bébé. Pas ma caille. Mais c'est notre bébé, à caille et Tata Caille. Tu veux?
Clare fixa son regard sérieux, urgent, sur elle.
- ¿ moi ?
- Oui, à toi et à moi, à nous deux. Tu es contente, ma caille ? Ma caille est contente ? C'est notre petit bébé qui pousse. ¿ nous.
La jeune fille parut réfléchir puis gloussa en tapant dans ses mains :
- Vouîîî. Petit bébé, à nous, à nous... Tou'petit caille!
Elle se baissa soudain et posa un gros baiser sonore sur le ventre de Gloria:
- Dodo, dodo, bébé.
Gloria se cramponna. L'intérieur de son cr‚ne était glacé, ses genoux l'abandonnaient et elle se sentait couler vers l'herbe grasse. Garder le contrôle, ne pas l‚cher maintenant.
Elles se dirigèrent vers le corps principal de l'hacienda. Il était midi et demi et Clare avait faim. Soudain, la jeune fille l‚cha la main de Gloria et fonça vers les marches plates. Lorsqu'elle rejoignit Gloria dans la salle lumineuse du restaurant, elle était hilare. Son sweat-shirt rose était déformé à hauteur du ventre.
Gloria lutta contre l'angoisse qu'elle sentait monter et demanda en souriant :
- qu'est-ce que tu caches, ma caille ? Surprise ?
C'est une surprise ?
- Vouîîî. Tata Caille, rrrprise !
Elle leva le sweat-shirt. Les pieds d'une poupée Barbie étaient coincés dans l'élastique de son pantalon. La chevelure blonde synthétique du jouet s'étalait sur la peau p‚le du ventre de Clare. Elle cria de joie :
- Bébé ! ¿ nous, bébé !
quelque chose de très doux et de très douloureux coupa le souffle de Gloria. Elle se jeta sur Clare et la serra contre elle en pleurant, sous les regards étonnés des autres pensionnaires :
- Je t'aime, ma chérie, je t'aime tant, mon bébé.
Elle sentit les épaules de la jeune fille se casser, trembler, et elle se calma instantanément en s'écar-tant:
- Bouhhhh, pas pleurer. Je t'aime, nuage, oiseau, soleil, beau. Pas pleurer. Bisous, bisous à Tata Caille, viîîîte!
Clare oublia ce chagrin qu'elle ne connaissait pas et se rua contre elle pour l'embrasser.
James était arrivé vers vingt heures, et s'était changé. Gloria le trouvait beau ainsi, vêtu d'une vieille chemise trop large en Jean délavé, d'un pantalon de treillis gris p‚le qui avait d˚ connaître des jours meilleurs plusieurs années auparavant, et pieds nus. Il s'agitait depuis un moment dans la cuisine, et elle le regardait faire, buvant lentement son verre de chablis-tolérance.
Il se tourna et précisa :
- Tu as une chance folle, tu sais. Ceci, là, dans la casserole, est une future vraie purée de pommes de terre. Et avec, qu'avons-nous, hein, je te le demande ?
Allez, vas-y, devine?
- Des p‚tes au basilic et à la tomate ?
- Rigolote, va ! De la pata negra, ma chère, en direct de Séville.
- Ah, j'en ai entendu parler, mais je ne connais pas.
- Le meilleur jambon du monde, aussi simple que ça !
Il n'avait posé aucune question, pourtant, il en mourait d'envie, elle le savait. Cette fois, elle devrait parler.
- Clare est au courant... pour le bébé. Je lui ai expliqué à midi.
Il se tourna vers elle, le visage fermé :
- Et?
- Et elle le prend très bien, je crois même qu'elle est contente.
Elle l'entendit soupirer. Il se précipita sur elle et elle cria en fermant les yeux. Pourtant, elle ne bou-gea pas, mais ouvrit les bras. Elle n'avait pas peur, c'était sidérant, mais elle n'avait pas peur.
- Oups, tu dis si je t'écrase, si possible avant.
Ils dînèrent paisiblement dans la cuisine. Il était trop bien pour évoquer Morris maintenant. Pourtant, il avait assez tergiversé, et il ne fallait pas qu'elle l'ap-prenne par une autre source. Cagney avait compris depuis bien longtemps qu'il fallait toujours donner à
Gloria le temps de réfléchir, parce que alors les choses devenaient moins menaçantes, son cerveau trouvant la solution. Soudain, elle déclara:
- Oh, ça, c'est bon. Je crois bien que c'est la première fois que je mange de la future-vraie-purée.
- Mais non, bécasse, maintenant, elle n'est plus future puisqu'elle est dans l'assiette.
¿ son sourire, il sentit qu'elle se moquait de lui et lui pinça gentiment le bout du nez.
- James, j'ai invité Maggie demain soir. J'aimerais beaucoup que vous parliez un peu ensemble.
- D'accord.
L'idée l'emmerdait. Il passait si peu de temps avec elle qu'il n'avait envie de la partager avec personne.
Chaque minute perdue lui semblait une injuste punition. Elle dut sentir les réticences qu'il ne formulait pas, parce qu'elle insista:
- Tu sais, Maggie a vu ce documentaire sur les éléphants. On les adore toutes les deux. En fait, les éléphantes pratiquent le comaternage. La femelle qui va accoucher choisit une éléphante plus vieille et sté-rile c'est assez fréquent dans cette espèce, une sorte de marraine, et elles s'occupent du petit ensemble. «a permet à la mère de se reposer ou de manger sans craindre qu'un tigre ou un lion n'attaque son élé-phanteau, parce qu'à ce moment-là c'est la marraine qui le protège.
quelques fractions de seconde lui furent nécessaires pour lier ce préambule à ce qu'il connaissait d'elle. Merde, mais de qui se moquait-elle ? La colère lui dessécha la bouche. Il tenta de se maîtriser, en vain. Une rage folle lui fit fermer les paupières. Cette femme déraisonnablement aimée était capable de le plonger dans de telles fureurs... Il reposa si sèchement son verre sur la table que du vin tacha le set.
Il répondit en détachant chaque syllabe :
- J'emmerde les éléphantes et Maggie.
Il vit son sourire mourir, ses lèvres se serrer jusqu'à
ne plus former qu'une ligne, mais il était trop loin dans la colère. Il inspira afin de garder le contrôle de son débit:
- Les éléphantes font cela parce que les m‚les ne s'occupent pas des petits, comme dans la plupart des espèces animales, sauf quelques-unes, dont la nôtre. Ceci, poursuivit-il en désignant du doigt le ventre de Gloria, ceci est notre enfant, le mien, c'est clair? Ce n'est pas l'enfant de Maggie-excellente-copine, ni même celui de Clare.
Il se leva soudain, jetant sa serviette sur la purée, et cria :
- Alors, quoi ? Vous vous êtes fait un super-plan, les deux femelles qui élèvent le petit, et moi je suis quoi dans l'histoire ? Un vague donneur de sperme ?
Je débarque tous les week-ends et on me permettra de faire risette au bambin et de sauter ma femme ?
Elle est lesbienne ou quoi ?
Gloria était livide, décolorée jusqu'aux lèvres. Elle répondit d'un ton plat :
- Maggie ? Non, elle n'est pas lesbienne, moi non plus d'ailleurs, du moins pas à ma connaissance. Du reste, ce genre de conclusion est assez nulle. Ensuite, je ne suis pas ta femme, et n'ai aucune intention de le devenir. quant à śauterª, c'est très élégant, je te remercie. Bon, je vais me coucher. Je décommande-rai Maggie demain matin, je ne veux pas qu'elle supporte ce genre de vulgarité.
Elle se leva et se dirigea vers l'escalier. Il la rattrapa par le bras :
- Tu me fais mal.
- J'en doute...
Il paniqua :
- Mais pourquoi tu as eu cette idée, explique-moi?
quoi, je ne suis pas assez bon, trop vieux pour élever un enfant ?
Il lut une totale incompréhension dans son regard, et eut soudain envie de la serrer, de l'embrasser comme un dingue.
Brusquement, Gloria fondit en larmes, et c'était si inhabituel, si inattendu qu'il resta comme un abruti debout devant elle :
- Mais tu es malade, tu es malade ! Cette histoire d'‚ge te rend paranoÔaque.
Il la tira doucement vers le salon, la forçant à s'asseoir. Elle sanglotait, les mains plaquées sur son visage. Il tenta de les desserrer, mais elle cria, hargneuse :
- Non !
Alors, il attendit qu'elle se calme, qu'elle revienne, murmurant parfois :
- Pardon, je ne veux pas te faire pleurer, jamais.
Explique-moi, je t'en prie. Je vais comprendre.
Enfin, elle soupira et déclara d'une voix agressive :
- Je n'ai pas de mouchoir.
Lorsqu'il revint de la cuisine avec le rouleau d'es-suie-tout, elle était calmée.
- Explique-moi, tu veux ?
- C'est tellement évident. Tu ne viens quune rois par semaine. J'ai décidé que je ne retournerai pas en Virginie. Je n'aime pas ce climat, je déteste ton appartement et il est hors de question que je trimballe le bébé en avion. Je pars tous les après-midi rendre visite à Clare et je ne veux pas d'un étranger ici. Je ne sup-porterai pas les marques d'une autre présence dans ma maison. Ce ne serait plus chez moi. (Elle ajouta en riant doucement:) En plus, je passerais mon temps à imaginer que je suis tombée sur un psychopathe qui profite d'une de mes absences pour mettre le bébé
dans le four ou le noyer.
Il hésita une seconde, repassant à toute vitesse les arguments qu'il pesait depuis des semaines. La trouille lui dessécha la gorge. Et si elle le jetait, comment s'en remettrait-il ?
- Et moi, comme baby-sitter, je serais comment?
Le regard si bleu, si grave, encore humide de larmes, l'épingla :
- Tu veux dire emménager ici ?
- Si c'est un problème, je peux trouver quelque chose, pas trop loin.
- Et le Bureau?
- Cessation d'activité. Du moins de ce côté-là.
J'envisage une carrière de consultant. Ou même d'horticulteur, j'adore les fleurs.
Elle pouffa et il respira un peu :
- Alors, qu'en penses-tu ? Tu as le temps de réfléchir.
Elle le regarda de biais et déclara lentement :
- L'idée est intéressante, super-agent Cagney. Mais je ne sais pas du tout comment on fait. En fait, je ne suis vraiment pas certaine de pouvoir vivre avec quelqu'un. On ne va pas se marcher dessus ?
- Sauf quand on en aura envie.
- Il faut que je réfléchisse. Tu sais, ce bébé est important aussi pour Maggie, et tu ne dois pas lui en vouloir... C'est vraiment fondamental pour elle.
- «a l'est moins que pour moi, ma chérie. Mais je le comprends, et je ne lui en voudrais pas s'il est clair que c'est mon bébé. Allez, on va la manger cette vraie purée ? Elle doit être froide.
- D'accord. Fais une caresse à Charlie. Regarde, il a eu peur, il est tout tassé.
- Au moins, pendant ce temps-là, il n'a pas attaqué ma cravate ou mes chaussures.
Bien s˚r, elle n'avait pas accueilli sa proposition avec enthousiasme, mais il n'en attendait pas. Du moins ne l'avait-elle pas rejetée en bloc. L'orage était passé mais il y en aurait d'autres. Finalement, il ne s'était jamais engueulé avec son ex-femme, jamais un mot plus haut que l'autre. Du reste, avaient-ils un jour prononcé une seule phrase qui compt‚t un peu ? Gloria était tempête, mais elle sécrétait involontairement ces moments de paix absolue qui s'installent lorsque les éléments se calment.
Il lui pela une orange, sachant que sans cela elle se priverait du fruit, et déclara :
- J'ai une nouvelle désagréable, en plus. Je préfère te l'annoncer ce soir.
- C'est grave ?
- C'est à toi de me le dire.
- Alors ça ne l'est pas. Vas-y.
- Morris sera bientôt de retour à la base. Il devient l'agent de liaison de Harper.
Elle le regarda et demanda d'un ton sec :
- Et ? En quoi cela me concerne-t-il ?
- Morris est amoureux de toi, tu l'oublies ? Il s'est trouvé une femme qui te ressemblait et dont il attend un enfant. Je ne serais pas surpris que son envie de revenir à quantico soit en grande partie motivée par toi.
elle conclut :
- C'est son problème, pas le mien.
- «a risque également de devenir le mien.
- Alors c'est votre problème, mais toujours pas le mien.
Il hésita, puis décida que sa question ne naissait pas seulement d'une jalousie rétrospective :
- que s'est-il passé entre vous, Gloria? Pourquoi n'as-tu jamais voulu en parler ? Je crois que c'est important.
- Il ne l'a pas évoqué ?
- Si. Très vaguement. Dans cet avion militaire qui nous transportait à San Francisco, lorsque je suis venu chercher Clare pour la mettre à l'abri à
quantico. Je crois qu'il a dit qu'il était monté chez toi, il avait bu et tu as eu très peur. Il t'en voulait d'avoir pu craindre qu'il, enfin...
- qu'il me viole ? Pourquoi, c'est si invraisemblable?
- De la part de Morris, oui, je crois vraiment.
- J'étais en train de rentrer les données concernant Lady-Killer1 sur mon ordinateur, le sang de ces femmes, leur terreur. Il est entré. Il était très saoul, il puait l'alcool. Je voulais qu'il parte, mais il s'est avancé. Je portais juste un peignoir. Il balbutiait, je ne comprenais rien et il a levé la main, j'ai cru qu'il voulait me frapper et puis me forcer. Je me suis écroulée par terre en le suppliant de partir. Et puis ensuite j'ai trop bu, j'ai été malade. C'est tout. (Elle redevint mauvaise, et termina:) Et je ne veux aucun rapport avec M. Morris. S'il est déséquilibré, qu'il se soigne. Si ses 1. La Parabole du tueur, Le Masque, 1998.
hormones lui montent à la tête, il paraît qu'il existe d'excellentes castrations chimiques, douces et réversibles.
- Je ne...
- On peut parler d'autre chose, maintenant ?
Cette conversation m'ennuie.
Elle se rétractait dans ce coin de sa tête qui lui était interdit, auquel il n'aurait jamais accès. Jude Morris, sa passion dévastatrice et même ses futurs stratagèmes pour pourrir la vie de Cagney ne valaient pas son éloignement à elle. Car-si elle se terrait dans cet endroit, qui disait lorsqu'elle en ressortirait enfin ?
- Oui, tu as raison. Aux chiottes, Morris !
Le sourire revint.
- Bon, puisque la soirée se professionnalise, viens.
Elle se dirigea vers l'escalier et il la suivit jusqu'à
ce bureau qu'il aimait tant parce que durant les heures de bunker, terré dans les interminables couloirs souterrains de la base, il l'imaginait derrière cette lourde plaque d'érable p‚le.
Elle lui tendit une sortie papier d'e-mail, qu'il lut rapidement :
- Pas vraiment clair. C'est quoi ?
- Un certain Pierre. Il a obtenu mon adresse d'Hugues de Barzan, donc je dirais que sans doute ce n'est pas un plaisantin.
- Hugues de Barzan ?
- Lui-même.
Cagney se replongea dans la lecture du texte pour qu'elle ne perçoive pas son mécontentement. S'il avait été jaloux du passé de Gloria, cette jalousie s'était tout entière cristallisée sur cet homme autoritaire et amoureux auquel il avait parlé. Sans doute parce que leurs
‚ges respectifs les séparaient de Gloria. Barzan avait évoqué cet amour ultime avec une tendresse désespérée mais cinglante, renvoyant James à sa propre urgence. L'idée que Gloria avait au moins été amou-
reuse de l'intelligence de cet autre homme le blessait.
Il parvint à simplifier les phrases ampoulées, les tour-nures trop académiques pour l'anglais, à ordonner la syntaxe de Pierre. Et puis, Barzan se dilua, et ne restèrent que les mots qu'il découvrait.
- Ce n'est pas possible !
- quoi ?
- Non, cela irait contre toute notre hypothèse.
- Tu peux être un peu plus précis ?
Cagney contourna le bureau et s'affala dans le fauteuil de Gloria sans même penser à lui en demander la permission.
- Ah, merde, merde... quelle heure il est, là?
- Vingt-deux heures trente.
- Bon, je peux sans doute joindre Ringwood ou Glover à la base en comptant le décalage.
- Tu m'expliqueras ensuite ? demanda-t-elle d'une voix de petite fille.
- Oui, oui, répondit-il, vague, ailleurs.
- Tu préfères que je te laisse ?
- Non. Je veux que tu restes à mes côtés. Collée à
moi. Toujours.
Elle posa les fesses sur le rebord du bureau, juste à côté de lui, et le pan de son kimono glissa, décou-vrant un peu de sa cuisse. Cagney posa la main sur cette peau fine et tiède, comme on caresse un talisman.
- Ah ! Glover ? Ringwood est encore dans les parages?... Bien, appelez-le, et branchez le haut-parleur, s'il vous plaît... Oui, je suis à San Francisco.
Je branche moi aussi le haut-parleur. Mrs Parker-Simmons est à mes côtés.
Des saluts furent échangés et Cagney leur lut lentement le texte du message de Pierre, revenant sur certaines phrases dont la construction trop formelle gênait la compréhension.
- Le type, là, Peter, c'est du sérieux? s'enquit Ringwood.
- Il est passé par le filtre Barzan... je répondrais par l'affirmative. Bien s˚r, on vérifiera.
La voix grave et bien placée de Glover résonna dans le bureau :
- Pensez-vous qu'il puisse exister un rapport avec la gamine qui est tombée dans les bras de la copine de Whitney Harper?
- C'est exactement ce que je me demande.
- On prévient Harper, monsieur?
- Oh non ! Il ne nous l‚chera plus d'une semelle.
Localisez Barzan, je vous faxe le texte et vous vérifiez le sérieux du témoin. quant à moi, je lui réponds immédiatement par mail pour lui demander quelques précisions.
Ringwood ajouta :
- «a roule ! Ah, chouette, moi qui me prévoyais un week-end tranquille. Mais c'est chiant, la tran-quillité.
Lorsque Cagney eut raccroché, il leva le regard vers Gloria.
- Je sais, je t'explique.
Il lui raconta les circonstances de la mort de la très jeune fille, l'hystérie de Harper, sa visite à l'Institut médico-légal de Boston, et la mauvaise humeur du Boston PD.
- Si nous parvenons à établir un lien entre ces gamines françaises et la jeune victime de Boston... (Il hésita puis poursuivit:) Je m'en veux, tu sais. Je veux dire, j'en avais ras la caisse de Harper, finalement, j'ai peu pensé à cette gamine. Je crois que ce mail est un signe. Signe que je me suis planté et qu'il s'agit peut-
être d'un sérial killer, même si je n'en suis pas certain, donc d'un crime fédéral. Signe qu'il faut que j'arrête avant que tout me semble suspect, même les jolies choses, parce qu'à ce moment-là, je serai mort.
- Jolies choses comme l'amitié de la fille de Harper pour cette autre jeune femme, Kathy, c'est cela ?
Tu sais, ce n'est pas parce qu'une jeune fille riche s'inquiète du meurtre d'une gosse paumée, et veut que justice lui soit rendue, qu'elle est suspecte.
- Merci d'insister lourdement sur le fait que je me suis conduit comme un con, ma chérie. Tu m'aides avec ce mail ? Ton français va nous être utile. Cela rassure toujours les gens que l'on parle leur langue...
Elle déposa un baiser sur son front et lissa du bout des doigts les rides qui s'y creusaient. Gloria apprenait lentement, presque maladroitement, les gestes de la tendresse ailleurs que pour Clare. Son autisme cédait peu à peu devant l'obstination de Cagney. Hors sa fille, il n'existait jusque-là pour elle que deux états : l'intellect et plus tardivement le sexe, rien entre, aucune manifestation physique vers l'autre. Cagney avait compris qu'il ne s'agissait pas d'une aversion pour les baisers légers ou les caresses d'amour ou de chagrin ; simplement elle n'y pensait pas. Elle sourit:
- On y va, que veux-tu lui dire ?
- Je veux qu'il récupère les rapports d'autopsie, qu'il précise si ces très jeunes filles étaient enceintes, et à quoi ressemblaient les plaies d'exsanguination.
- Pourquoi ?
- Cette gamine attendait un enfant, il est assez rare qu'un homme seul tue une femme visiblement enceinte, sauf si c'est précisément ce qu'il recherche ou qu'il chasse en horde - le genre bordée de tordus en surenchère, purification ethnique et le reste - et les blessures à la gorge que portait la victime étaient très spécifiques.
- Spécifiques de quoi ?
- De quelqu'un qui veut tuer, et vite.
- Le ét vite ª explique pour quelle raison tu n'es pas certain qu'il s'agisse d'un sérial killer?
- Oui, mais ce n'est pas aussi simple que cela.
Une série d'exécutions n'est pas exclue, mais le tueur peut appartenir à la catégorie des sociopathes sans sadisme associé.
Mauvaise, elle siffla entre ses dents :
- Ah oui, vos deux grandes catégories de dingues sains d'esprit! Ceux qui aiment faire hurler longtemps, très longtemps, et ceux qui s'en foutent. L'horreur du résultat étant la même pour le pauvre bout de viande humaine qu'ils ont choisi de massacrer.
- Je ne les ai pas créés, Gloria, j'essaie juste de les éliminer d'une façon ou d'une autre.
- Mais ils reviendront toujours, n'est-ce pas ?
Il hésita, ferma les paupières et murmura :
- Oui... Toujours. Ils ont toujours été là, mais on ne le savait pas.
BASE MILITAIRE DE qUANTICO, FBI,
VIRGINIE, 28 F…VRIER.
L'Interstate 95 était bondée. Un accident. Une petite neige glaciale s'abattait en bourrasques, gelant au sol. Il avait fait si froid ces derniers jours. Cagney crispa la bouche. Les événements météorologiques éxceptionnels ª se succédaient selon une fréquence inquiétante. Les ouragans précédaient les vagues de sécheresse ou les chapes de froid polaire, les raz-de-marée prenant ensuite le relais. quel gouvernement aurait un jour assez de tripes pour annoncer à
ses électeurs que oui, l'effet de serre existait bien, que oui, nos excès, notre confort condamnaient les générations futures, qu'en effet seule une gigantesque réflexion sur notre façon de vivre, de produire, de consommer, d'accumuler les déchets pouvait sauver la planète ? Aucun sans doute, la myopie congénitale des hommes ne leur fait voir que le bout de leur nez et pourtant, ils craignent tant la mort.
Cette affaire - car il était maintenant convaincu qu'ils étaient confrontés à une enquête fédérale, peut-
être même internationale - serait sa dernière. Il le promettait à ce bébé dont il avait décidé qu'il s'agis-
sait d'une petite fille qui peut-être s'appellerait Savannah. Le monde a toujours été cruel, il n'existe pas de violence moderne, c'est de la foutaise de talk-shows.
Le sadisme et l'horreur ont toujours semé l'histoire de l'Homme d'exterminations, de meurtres, de viols et de cris. Il suffit de la lire pour s'en convaincre. Il existe simplement une modernité des moyens de violence. Mais il consacrerait le reste de sa vie à
apprendre à Savannah et à Gloria comment s'en protéger, comment lutter. C'est finalement le rôle ultime des m‚les de notre espèce, même si la plupart tentent d'y échapper.
Il pouffa, à l'arrêt derrière une Lexus. Ses deux passagers se disputaient avec véhémence, les bras volaient comme s'ils pouvaient gommer la neige et les encombrements. Probablement des gens en retard.
Gloria serait folle si elle savait o˘ le menaient ses pensées. Elle avait protégé Clare si longtemps, s'était bagarrée avec toutes les armes à sa portée. Mais la peur qu'elle avait su effacer de sa fille s'était amassée en elle, ajoutant à ses propres terreurs. Lui n'avait plus peur de rien, si ce n'est de la perdre, de mourir sans avoir vécu vraiment.
Le planton le salua et ouvrit la herse armée de longues dents d'acier, destinée à déchiqueter les pneus d'une voiture suicidaire qui aurait eu l'idée saugrenue de forcer l'entrée de la Base. Cagney gara sa voiture sur le parking déjà encombré du Jefferson Building et coupa le contact. Il resta là, contemplant les flocons de neige qui couvraient progressivement son pare-brise. Parviendrait-il à quitter un jour ce cocon militaire et agressif qui l'avait accueilli au cours des heures les plus sombres de sa vie ? Lorsque l'horreur triomphait au-dehors, seuls les boyaux souterrains du Jefferson avaient réussi à le convaincre qu'il était encore humain, encore capable de lutter. C'était sans doute pour cela qu'en dépit des aigreurs accumulées contre Morris, il ne pourrait jamais détester son ancien adjoint : ils s'étaient battus côte à côte, portés par l'idée illusoire que la lumière peut vaincre.
Ils resteraient toujours compagnons d'une résistance qui ne devait jamais finir.
Richard Ringwood lui sauta dessus avant qu'il ait eu le temps de suspendre son pardessus.
- J'ai plein de trucs à vous raconter !
- Ils peuvent supporter que je boive un café
avant ?
- Ben, on peut se le faire concomitamment !
- Si vous insistez. De bonnes nouvelles, si j'en juge par votre air extatique.
Ringwood se renfrogna immédiatement et baissa les yeux :
- Euh, non... Enfin, sauf si vous voulez que je vous raconte ma vie.
Le rouge envahit le front dégarni de Ringwood et une sorte de barre dans les reins contraignit Cagney à s'asseoir. Il déglutit et formula péniblement :
- Votre ex-femme vous a appelé ?
Ringwood leva le regard et le fixa, maxillaires crispés:
- C'est pas du jeu, comment vous savez ?
- C'est mon métier et de surcroît, vous êtes un des êtres les plus transparents que je connaisse, Richard.
- C'est une vacherie ?
- Non, ça me repose. Alors ?
- Elizabeth m'a appelé dimanche soir, tard. Elle vient de divorcer. Je ne savais pas qu'elle était remariée. Ma mère ne me l'avait pas dit. Elles sont toujours restées amies, même après... notre séparation.
On a vachement parlé, ça m'a fait un bien fou. Vous savez, c'est marrant, mais je crois que c'est la première fois que je parlais vraiment à ma femme, enfin, je veux dire mon ex-femme.
- Je ne sais pas si ´ marrant ª est le terme qui s'impose.
- Ćonsternantª, c'est ce qu'elle dit.
Ringwood traînait son divorce depuis une dizaine d'années. Mal. Sa femme était partie un soir, sans rien laisser d'elle, sans rien emmener, si ce n'est un chaton répondant au nom de Tiger. Elle n'avait plus jamais communiqué avec son ex-mari que par l'intermédiaire de ses avocats chargés de boucler rapidement une séparation sans exigences financières.
- Et?
- Et ? C'est tout. Nous avons discuté durant plus d'une heure. Bordel, ça faisait longtemps que je ne m'étais plus senti aussi bien ! J'ai compris des tas de trucs.
- quoi?
- Elle ne m'aidera pas à me défiler. Il faut que je crache le morceau, c'est ce qu'elle attend. Mais elle ne dira rien. «a vient ou pas, c'est tout. On a vachement rigolé avec mon régime et mon végétarisme.
Et puis, on a évoqué des choses moins rigolotes.
- Vous allez la revoir ?
Ringwood eut un petit rire triste :
- Attendez, pas si vite ! «a fait onze ans que j'attends cet appel. Il paraît que la patience est l'arme des femmes, mais je peux vous dire que les mecs s'y font aussi. Pas le choix. (Il sembla réfléchir, pour achever d'un ton docte:) Vous savez, monsieur, je crois que les femmes ne pensent vraiment pas comme nous.
Cagney sourit devant la gravité inhabituelle de son informaticien. Richard avait le génie d'énoncer des évidences comme s'il venait de les inventer. Mais il semblait si heureux pour la première fois depuis des années que Cagney joua le jeu :
- Je suis assez d'accord, du moins est-ce un constat moyen. Et pourvu que cette différence dure, Richard. Là o˘ ça ne va plus, c'est lorsque quelqu'un se met dans la tête qu'une différence est supérieure à
l'autre, et ça vaut pour tout le monde.
- Juste. Bon, donc de ce côté-là... vous ne pouvez pas savoir, si, d'ailleurs. Enfin, je ne veux rien dire de définitif pour l'instant, j'ai pas envie de me porter la poisse. Côté enquête sur cette gamine, on n'est pas sortis de l'auberge.
- Pardon?
- Ouais. Le Peter en question...
- Pierre!
- Oui, ben c'est la même chose en français.
Donc, il s'occupe d'une organisation caritative d'aide aux sans-abri, un truc sans grande reconnaissance institutionnelle mais qui fait tache d'huile. ´ Les chevaliers des rues ª ça s'appelle, tout un programme. Non religieux, tous les hommes et femmes de bonne volonté sont les bienvenus. Ils s'occupent surtout des très jeunes, des gosses. Ils ont l'air secoué, les Frenchies, parce que cette année, ils avaient plus de trois cents gamins, seuls, traînant dans les rues, pas de famille. Nous, ça fait longtemps qu'on connaît le topo.
- Et?
- Ben quoi ? L'Occident glorieux et friqué sécrète son propre tiers-monde, et ça ne devrait pas aller en s'améliorant parce que l'Occident en question s'en fout. C'est pas des gens qui votent ni qui claquent du fric, alors qu'ils crèvent.
- Mais qu'est-ce que vous croyez, Ringwood, que je ne les vois pas, que je ne les entends pas ? Je ne voulais pas un cours de morale ou de civisme. Vous semblez soupçonner quelque chose au sujet de ce Pierre.
- C'est un ancien taulard.
- Comment cela ?
- Oui, dix ans de taule. Came et attaque d'une bijouterie à main armée. Il avait pas mal affolé
le propriétaire et l'avait ligoté comme un pigeon juste avant le bain de petits pois. Le gars a claqué
d'une crise cardiaque.
- Et Barzan...
- Je l'ai eu au téléphone, après pas mal de difficultés. Seul le mot magique Mrs GPS l'a décidé à me répondre. Il connaît très bien ce Peter, pardon, Pierre.
Mais bon, Barzan, avec son humour de chiottes à la française, n'est pas une référence.
- De façon générale, je serais d'accord avec vous.
Il mettrait un point d'honneur à nous entuber, juste pour la beauté du geste, mais jamais il ne ferait quelque chose qui puisse déplaire à sa Gloria. En d'autres termes, je crois que ce Pierre est sérieux.
- C'est bien ce que je me suis dit, j'espérais une infirmation, parce que ça ne nous arrange pas.
- Comment cela ?
- Il va falloir négocier avec les Français. Vous savez comme ils sont pénibles, ingérables. C'est marrant, parce que avec les québécois qui parlent la même langue, tout se passe bien. Mais les Fran-
çais sont tellement satisfaits d'eux-mêmes.
- Mais qu'avez-vous contre les Français, Ringwood?
- J'ai passé une effroyable semaine de vacances en France. Ils faisaient exprès de ne pas comprendre ce que l'on disait. Impossible d'obtenir un renseignement. «a les faisait rigoler, en plus.
- Car, bien s˚r, vous vous exprimiez en anglais, sans vous préoccuper de savoir si votre vis-à-vis par-lait votre langue ou pas. Tout le monde doit nous comprendre, c'est une évidence, n'est-ce pas ? La première des courtoisies, Richard, c'est de baragouiner quelques mots de la langue du pays que l'on visite, ne serait-ce que ´pardonnez-moi, je ne parle pas le swa-hili ª, surtout lorsque ce pays possède une culture que le monde s'arrache aux enchères.
- On dirait ma femme ou pire, ma mère.
- Dans votre bouche, c'est un compliment, n'est-ce pas ?
- Vous devenez perfide, je ne répondrai pas.
- Donc nous sommes d'accord.
- Vous avez eu un message du Pierre en question, monsieur, je veux dire à San Francisco ?
- Oui. Je l'ai dans ma sacoche, en français. Gloria l'a traduit. Il va récupérer les rapports d'autopsie.
Confidentiels, il n'a pas le droit, mais le médecin de l'Institut médico-légal de Paris, un certain Louis Lemaire, est inquiet lui aussi, et donc prêt à une brèche déontologique. Il faut contacter le secréta-riat général d'Interpol à Lyon. On se la joue gentils garçons !
- C'est fait. La demande de renseignements est partie. D'un autre côté, si l'on retient l'hypothèse d'un sérial killer, ce type est chez nous, maintenant.
- Oui, mais il a peut-être commis une connerie, quelque part en France ou en Europe, qui peut nous aider à plonger dans la meule de foin.
- Et Harper?
- Je l'appelle à Washington. On ne peut plus retarder. C'est peut-être aussi pour moi une arme de négociation.
- Morris ?
- Oui. Il nous l‚che ou la gentille amie de fifille Harper devra attendre.
Ringwood tordit les lèvres. Il inspira et murmura:
- C'est pas bien ce que vous dites.
- Non, en effet. C'est politique.
BOSTON, MASSACHUSETTS, Ier MARS.
Cette neige était magnifique, sans doute une des dernières avant le printemps. Bien s˚r, la cohorte incessante des voitures, des lourdes démarches humaines la souillerait bientôt, la liquéfiant en boue sale, amassée en paquets gris‚tres au coin des trottoirs. quel dommage. Il aurait d˚ se retirer quelques semaines dans sa ferme du Maine, en compagnie de ses anges. Mais il ne pouvait laisser les affaires en ce moment. Vlad serait fou de rage. Ce gnome inélégant l'irritait de plus en plus, et puis, il avait tendance à
puer vite dans les ambiances surchauffées qu'il affec-tionnait tant. C'était un vrai calvaire de devoir rester assis à côté de lui les heures que duraient ses repas.
La graisse triomphante de Vlad l'écúurait. Lorsqu'il condescendait à lever sa masse pour faire quelques pas, le chuintement provoqué par le frottement de ses grosses cuisses l'une contre l'autre faisait monter un flot acre de salive dans la bouche du Danseur.
Cette manie qu'il avait de s'échouer sur un des nombreux canapés qui ponctuaient l'immense salon de son hôtel particulier de Massachusetts Avenue, en écartant les jambes pour que les pans de ses invraisemblables robes d'intérieur en soie épaisse découvrent son sexe.
Gros, épais, comme lui. Il en était fier, c'était évident à la façon dont il le laissait reposer contre son aine. Vlad insistait souvent pour rencontrer les quatre amours du Danseur. Jamais, même s'il fallait tuer le gnome. Jamais il ne tolérerait que cette grosse vache grasse approche un de ses anges, le sexe dans la main.
Il le connaissait trop. Il voulait frotter sa grosse queue vulgaire contre les petites fentes légères de ses bébés.
qu'il prenne les autres, elles étaient légion.
Mais, bien s˚r, Vlad était redoutable, même le Danseur s'en méfiait. Il était incontrôlable, et son insatiable go˚t pour la souffrance des autres le rendait imprévisible.
L'idée qu'il était invité ce soir chez lui irrita le Danseur. Encore une interminable soirée ponctuée des rots de bonheur du goinfre à l'engrais, de ses pets de soulagement. Vlad invitait à dîner, mais lui seul mangeait. Il aimait que des spectateurs témoignent de sa voracité. Il y aurait deux ou trois filles très jeunes dans un coin, s'empiffrant de caviar en gloussant. Connasses, elles ne savaient pas ce qui les attendait lorsque Vlad serait repu. «a commencerait plutôt bien, sans doute, et peu à peu Vlad perdrait toute mesure parce que la jouissance se refusait à
lui. En fait, le Danseur s'en foutait. Il faisait son rapport puis attendait avec impatience le moment du congé, qui viendrait lorsque, l'estomac du gnome gras étant plein, son sexe se réveillerait.
A ce moment-là, Vlad tapoterait la maigre queue-de-cheval décolorée qui pendait stupidement entre ses omoplates et susurrerait :
- Iggy, Iggy, mon chéri. Va te reposer. Tu es mon fils, tu sais. Je t'aime tant. Va, mon chéri. Tu ressembles de plus en plus à ta mère, et c'est une si belle consolation. Sais-tu que la terre n'a jamais porté perle plus unique, plus parfaite ?
Et le Danseur partirait, se demandant combien de fois dans la soirée Vlad avait songé à le faire dépecer, jugeant l'idée amusante, mais sans doute pas encore opportune.
Sa mère. Il se souvenait. Elle ôtait en riant le chausson dont la pointe en cuir bouilli formait une coque. Elle tendait la pointe de son pied vers la bouche de Vlad, agenouillé devant elle. Il n'était pas encore si gros à l'époque, et elle était... C'est cela, parfaite, unique, au-delà de toute description.
Elle renversait la tête en arrière et un rire de gorge montait jusqu'à ses dents, mais elle le retenait. Il pouvait encore entendre le bruit de succion qui s'échappait des lèvres de Vlad alors qu'il tétait en fermant les yeux d'extase chacun des doigts de pied froissé, martyrisé par la danse.
SAN FRANCISCO, CALIFORNIE, Ier MARS.
Ne pas songer à Morris. Gloria était parvenue à évacuer son souvenir déplaisant durant les dernières heures, mais il parvenait parfois à simposer. Il y avait quelque chose chez cet homme jeune qui dérapait.
James se trompait. C'était un homme, et aussi intelligent soit-il, un homme ne possède pas cet instinct qui dit qu'il faut fuir, se cacher, avant même que n'appa-raisse l'odeur du prédateur.
Vider sa tête. Morris était loin, n'avait aucun moyen de remonter sa piste. Il fallait travailler. Elle soupira de déplaisir en installant son ventre derrière son bureau. Elle s'interdisait de compter les semaines qui la séparaient de l'accouchement, parce que leur interminable accumulation la rendrait folle. Finalement, seul son travail lui permettait d'oublier ce corps qui s'alourdissait, ces vagues de nausées qui n'en finis-saient pas. Elle redevenait légère, donc insaisissable.
Un message de ce Français, Pierre, l'attendait. Il écrivait maintenant directement dans sa langue.
Suivaient en fichier attaché quelques pages de commentaires d'un certain docteur Lemaire. Il ne s'agissait pas d'un rapport d'autopsie, plutôt des interrogations d'un homme coincé entre le secret professionnel et la crainte que son silence ne lui occasionne les pires heures de sa vie. Il s'en expliquait dans une courte lettre, en phrases contradic-toires et embarrassées. Gloria la parcourut rapidement et plongea dans les notes d'anatomo-pathologie. Elle fut reconnaissante au médecin de la froide platitude de sa synthèse. La tendresse glaciale de la science. Les trois très jeunes filles avaient été tuées à un an d'intervalle, toutes égorgées de la même façon. Elles portaient à la base du cou deux courtes entailles très profondes. Le légiste concluait : Éxsanguination rapide ª et précisait, sans doute à l'usage de Pierre, ´ la carotide est une artère, elle ne se collabe pas, le flot artériel est puissantª. Deux d'entre elles avaient déjà été mères, et la première chronologiquement était porteuse du virus du sida. Le docteur Lemaire continuait : ´ Je me demande si des meurtres similaires ont eu lieu dans d'autres villes françaises. Je n'ai connaissance d'aucune piste policière qui nous renseigne. quoi qu'il en soit, chacune des deux blessures infligées était mortelle, et leur similitude dans les trois cas tendrait à étayer la thèse d'un unique criminel. Malheureusement, des échantillons en vue d'une empreinte ADN n'ont été prélevés que pour les deux dernières victimes, cette jeune fille accompagnée d'un garçonnet.ª Il concluait: ´Je pense avoir fait ce que mon devoir me commandait. Il est entendu, n'est-ce pas, que mon aide restera strictement confi-dentielle. ª
Gloria recopia le fichier sur son disque dur avant de le transférer sur la messagerie de Cagney à
quantico.
Pourquoi se sentait-elle soudain si mal, qu'avait-elle à faire de ces paumées ? Bien s˚r, la mort d'un être jeune, présumé innocent, est toujours regrettable, mais ce regret était si théorique pour elle.
Alors pourquoi cette bouffée haineuse d'adrénaline, pourquoi ses doigts qui se crispaient si fort à l'intérieur de ses paumes qu'ils les blessaient ?
BOSTON, MASSACHUSETTS, 2 MARS,
TROIS HEURES DU MATIN.
Il fallait qu'elle se rappelle le nom de cette rue. Ils étaient passés devant ce b‚timent dont l'enduit se léprosait par grandes plaques, protégé par de hautes grilles faites de couches de grillage superposées. Elle avait lu avec difficulté ´Mission Saint Johnª. Ce n'était peut-être pas là qu'elle devait aller, mais c'était le seul endroit qu'elle connaissait. Tania ne pouvait pas demander, pas même à l'autre fille assise à côté d'elle. Elle cafterait pour se faire bien voir. quant à cette femme qui traînait parfois, qui vous regardait sans oser vous aborder, attendant un sourire de connivence qui lui indique qu'elle pouvait s'approcher, celle-là était redoutable. Si visible, qu'elle avait d˚ se faire repérer depuis bien longtemps, et que lui parler serait suicidaire. La dernière fois, elle avait tenté le coup, abordant la femme en lui demandant bien haut du feu pour que le barman et le grand type blond - Stan, il s'appelait Stan -
l'entendent. La femme savait, attendait un signe.
Mais Tania avait pris peur lorsqu'elle avait détecté
le léger mouvement de Stan du coin de l'úil. Elle avait remercié sèchement la blonde et tourné les talons.
Si elle parvenait à retrouver le nom de cette putain de rue, comment irait-elle ? Un taxi. Elle n'avait pas un sou, ils ne sont pas dingues, ils prennent tout, ils disent qu'ils placent l'argent. Ćomme ça quand tu rentreras tu auras une belle dot et ta famille sera contente et fière de toi. Et puis, pense à ton gamin. Tu veux qu'il ait ce qu'il y a de mieux, n'est-ce pas, Tania ma douce ? ª Foutaises, elle ne rentrerait jamais, elle le savait, sauf si elle se démerdait et vite. Et de toute façon, elle ne voulait jamais revoir leurs gueules d'en-foirés, à ses maquignons de père, de mère et de frères.
Elle faucherait du fric au mec. C'était quoi son nom, déjà? Il fallait qu'elle se souvienne. «a leur fait plaisir à ces cons, ils ont l'impression qu'ils existent un peu, qu'ils sont humains, que cette merde est un rapport partagé. Et c'est pour cela qu'ils payent. Pauvres débiles. Wayne, c'est ça. Il était pas mal imbibé, et après la partie de cul qu'il s'était programmée, il s'écroulerait. Tania aurait alors quelques secondes pour piquer de l'argent dans l'une de ses poches avant que les autres ne viennent la rechercher pour la four-guer à un autre client.
Elle accepta un autre whisky dans un sourire mouillé. quoi ? Il croyait vraiment qu'il devait la saouler pour pouvoir la sauter? Il n'avait pas encore compris qu'il suffisait de raquer? Il filait le fric au barman, et selon la somme, il la tringlait dans les chiottes pour messieurs ou la petite piaule à l'étage. quant au barème de ses gestes à elle, il était précis comme une partition. Selon le nombre de billets, elle suçait ou pas, se faisait mettre par-derrière ou pas, exigeait un préservatif ou pas, faisait semblant de jouir et d'en redemander ou pas. S'il aimait cogner, ou se faire tabasser, c'était possible aussi, il suffisait d'augmen-ter le prix de la passe. qu'est-ce qu'il croyait ce gros con, qui suait de désir et bandait depuis un moment?
Au moins, il avait l'air à peu près propre, c'était toujours ça. Le moment venu, elle aurait moins envie de lui gerber sur le ventre, à Wayne. «a lui était déjà
arrivé. quelle trempe elle avait prise, ce soir-là. La baignoire glacée. Les coups de poing o˘ ça fait vraiment mal, mais dans l'eau pour que sa peau marque moins.
Et si elle lui expliquait, à gros Wayne, que son fric achetait sa terreur à elle ? Mais le Danseur lui explo-serait la gueule et peut-être qu'il finirait par la tuer.
Après tout, pourquoi pas ? Tania avait lutté contre cette idée, trop peur, mais finalement, c'était sans doute la seule porte de sortie.
Lui, et encore lui. Si un jour il en avait envie, elle le sucerait avec délectation et elle lui arracherait la queue de ses dents. Et elle boirait son sang et peut-
être qu'elle jouirait elle aussi, pour la première fois.
Elle regarderait son ventre enfin plat, pisser le rouge jusqu'à ce qu'il en crève, le Danseur imberbe. Même si elle devait aussi y passer.
Mais il n'en avait jamais envie.
BASE MILITAIRE DE qUANTICO, FBI,
VIRGINIE, 2 MARS.
James Irwin Cagney relut la traduction rédigée en style télégraphique que lui avait fait parvenir Gloria un peu plus tôt. Les blessures infligées aux gamines françaises étaient identiques à celles reçues par la jeune fille morte dans les bras de Kathy Ford. En raison de l'empreinte très spécifique des coups portés, il ne pouvait s'agir que du même tueur.
Gloria, reprenant les mots du légiste, terminait son mail d'un sec : ´ L'empreinte génétique réalisée à partir des deux derniers cadavres ne met en évidence aucun lien de parenté entre la jeune fille et le garçonnet. ª Alors pourquoi était-il mort à ses côtés ?
Pourquoi avait-on poussé la mise en scène jusqu'à
l'allonger contre elle, comme pour qu'il se repose ?
Avait-il été témoin, cherchait-elle à le protéger, était-ce lui la vraie victime désignée ?
Cagney tentait de remonter la piste du tueur en s'aidant des quatre mortes, mais qui disait que de jeunes enfants, peut-être de sexe m‚le, ne s'ajouteraient pas à cette liste ?
L'idée traversa à nouveau son esprit et il la repoussa avec hargne. Non, Gloria et son génie analytique n'in-terviendraient pas dans cette affaire. C'était hors de question. Elle commençait à peine à supporter ce poids supplémentaire qui était d'eux deux. Rien ne devait lui permettre de reconstituer l'analogie qu'il s'efforçait de lui faire gommer : ventre égal douleur, ventre égal soumission, ventre égal mort. Car il ne s'agissait pas d'une coÔncidence. Lorsque les coÔncidences s'accumulent, c'est qu'elles veulent crier leur signification. La grossesse présente ou passée de toutes ces filles avait un lien avec leur mort.
Merde, la métaphore de l'aiguille et de la meule de foin se répétait, encore et toujours. ¿ ceci près que, cette fois, il ne connaissait ni la nature de l'aiguille, ni la localisation de la meule. qu'aurait dit Gloria, déjà? Ah oui, il faut le même nombre d'équations que d'inconnues pour résoudre un problème.
Or, il n'avait que des inconnues et aucune équation à laquelle s'accrocher.
Le coup frappé à sa porte le tira de sa nervosité.
Morris pénétra dans le bureau comme s'il s'était préparé de longue date à cet effort.
Un silence désagréable s'étira. Ce silence qui pèse lorsqu'on se demande qui doit parler et surtout pour dire quoi.
Morris commença :
- Il m'a semblé souhaitable de vous rendre une petite visite, monsieur.
- Oui? Et?
Morris déglutit. Cagney ne ferait aucun effort pour l'aider. Il s'en voulait de cette sorte d'incapacité
face à cet homme qu'il avait tant admiré, et s'accro-chait à tout son ressentiment afin de ne pas déraper vers cette conviction d'infériorité que Cagney et ses semblables ravivaient involontairement chez lui. Une affaire de classe. La classe de Cagney, de Barzan et même celle, bordélique, de Ringwood. Cette abso-
lue certitude de sa place, de son importance dans la société. Sortir enfin du cycle débilitant de l'incessante recherche de preuves : se prouver que l'on est, que l'on peut, le prouver aux autres. Encore et toujours, en vain, bien s˚r, puisque celui qui n'y croyait pas, c'était lui-même.
- Ainsi que vous le savez, je deviens le trait d'union entre votre unité et Harper.
- C'est ce que j'ai compris, en effet, répondit Cagney d'un ton neutre.
- N'y voyez aucune ingérence de la part du Bureau. C'est juste que les enquêtes que nous...
enfin vous traitez et recevez pas mal de publicité
et...
- Ma parole, vous me prenez pour un vieux sénile, Morris ? Bien s˚r que c'est de l'ingérence, ou du moins un contrôle. Mais nous n'en ferons pas un plat, n'est-ce pas, nous sommes entre gens bien élevés. Donc, vous êtes chargé de la liaison dans l'affaire de cette jeune fille égorgée, c'est bien cela? Parce que voyez-vous, Morris, en ce moment, c'est la seule chose qui m'intéresse vraiment. Mais comptez sur moi pour refaire surface au moment de la curée politique. J'ai l'habitude.
- O˘ en êtes-vous du côté français ? Harper me tient au courant. Mais peut-être avez-vous d'autres pistes.
- Pas très loin, du moins officiellement. Nous savons par d'autres sources que trois adolescentes ont été abattues là-bas de façon suffisamment similaire et spécifique pour justifier l'hypothèse d'un même tueur. C'est tout.
- Ce serait donc un sérial killer et il opérerait maintenant sur notre territoire ?
- C'est une possibilité. Puisque Harper semble si préoccupé par cette affaire, son intervention auprès des Français et d'Interpol ne serait sans doute pas superflue, pour faire accélérer le mouvement.
- Sans doute, je lui en parlerai.
Le silence retomba et Morris faillit commettre la bêtise de le meubler avant de se souvenir de cette phrase de son ancien supérieur: le silence est une arme, il force l'autre à parler, souvent trop. Il compta jusqu'à dix et se leva :
- Bien. Si vous avez autre chose...
- Je ne manquerai pas de vous en avertir.
- Ah, au fait... Ma femme et moi faisons une petite party, une sorte de crémaillère, et...
- Je suis très occupé en ce moment. Mes compliments et mes amitiés à Virginia.
Morris rougit sous le camouflet qui pourtant ne l'étonna pas. Il hésita puis se lança :
- Je ne me pardonnerai jamais la mort de Dawn, je voulais vous le dire.
- Pourquoi ?
- Pourquoi... quoi?
- Pourquoi teniez-vous à me le dire ? Parce que selon vous le taire ne faisait pas assez sérieux ? Il vous faut un témoin ? Ne me dites pas que le souvenir de Dawn hante toutes vos heures. Alors c'est quoi, cette déclaration ? Une auto-absolution somme toute économique ?
Cagney ferma les yeux et sourit méchamment, avant de poursuivre :
- Ah, non, ce n'est pas vrai ! Pas cet accablant stratagème, Morris : vous voulez que je vous récon-forte, que je vous rassure en prétendant que c'était une balle perdue, la faute à pas de chance ? Gran-dissez, Morris, acceptez l'idée que la souffrance n'est pas qu'un maquillage romantique. Elle existe bien mais n'a lieu d'être que lorsqu'elle signifie quelque chose. En conclusion, pourquoi ne pas plutôt tenter de convaincre votre femme avec votre infini regret ? Dawn est morte par votre faute, et vous vivez.
Morris le regarda, hésitant entre une folle envie de le cogner et celle de fuir. Il sortit du bureau de Cagney sans un mot.
BOSTON, MASSACHUSETTS, 2 MARS.
Vlad détailla en souriant le filet de sang qui unissait la narine à la lèvre de la fille. Elle sanglotait, protégeant ses seins de ses bras. Il leva à nouveau sa petite main grasse hérissée de lourdes bagues. L'ado-lescente tomba à genoux à ses pieds. Il ferma les yeux et caressa la jolie tête blonde pour s'empêcher de la frapper de toute sa rancúur. Mais elle serait inutilisable ensuite, durant des jours.
Ces inutiles minutes, son sexe qui commençait à
frémir pour retomber aussitôt. Il repoussa violemment la jeune fille d'un coup de pied destiné à blesser. Elle tomba à la renverse en gémissant et il murmura d'un ton dangereusement doux :
- Casse-toi...
Sa voix s'emballa et il glapit d'un ton suraigu :
- Tire-toi avant que...
Elle se précipita vers la porte de la grande chambre.
Toutes des connes ineptes. Car ce n'était pas de sa faute, il pouvait bander, si, bien s˚r, mais ces idiotes ne comprenaient rien. qu'elles crèvent. Non, qu'elles rapportent d'abord du fric.
L'Europe devenait trop étroite pour lui, trop contraignante. Géniale idée d'Iggy que de passer la frontière canadienne avec une troupe de très jeunes danseuses. Des petites blondes charmantes en tutu.
Grotesque, mais efficace. Un immense territoire, de l'argent à la pelle.
Iggy, Iggy ! Bien s˚r, il l'adorait, mais un jour il le tuerait. Lentement, pour l'élégance des gestes, sans doute aussi pour effacer la beauté du Danseur qui l'ulcérait depuis des années, comme une injustice dont il était la victime désignée.
Un souvenir fit une incursion dans sa mémoire, offrant un silence provisoire à son exaspération: Levina, redressant le buste, le contemplant, une moue dégo˚tée, agacée, au bord des lèvres. Il venait de jouir. Elle avait sifflé :
- Tu es un porc, Vladimir, répugnant. Tu pues, en plus.
Il avait ri, il aimait ses vacheries, les blessures qu'elle lui infligeait par caprice. Elle seule savait faire cela, parce qu'elle se foutait de tout, ne craignait personne puisqu'elle dominait tout le monde.
Il lui avait tendu la petite boîte en velours noir qu'il dissimulait depuis son arrivée. Une paire de boucles d'oreilles lourdes de diamants y reposait. Elle les avait détaillées avant de déclarer d'un ton las :
- Je n'aime pas la forme, vulgaire. Comme toi.
Une fureur passagère avait secoué la danseuse, elle avait saisi une longue lime à ongles métallique sur sa commode et frappé de trois coups secs la graisse triomphante du bourrelet abdominal de Vlad. Dépitée, elle avait l‚ché l'arme improvisée, le regardant se plier en couinant sous la morsure de la petite lame triangulaire :
- D'ailleurs tu ne saignes même pas, c'est du lard.
Pouah, c'est dégueulasse !
Une sorte de sérum ros‚tre avait suinté des plaies, elle avait rectifié en haussant les épaules :
- Enfin, presque pas, ce n'est pas du vrai sang, juste une vilaine mascarade, comme toi. Va-t'en maintenant, tu m'ennuies. J'attends quelqu'un d'autre.
Allez!
SAN FRANCISCO, CALIFORNIE, 2 MARS.
Foutaises. Ne pas voir de signes o˘ ils n'existent pas, surtout ne pas en inventer. Trente-sept milliards de femmes avaient donné la vie depuis l'origine de l'Homme. Ce ventre n'était donc pas synonyme de tombe.
Gloria reposa le mince dossier jaune qui protégeait les mails de Pierre, la note embarrassée du légiste français et la feuille sur laquelle elle avait gri-bouillé de mémoire ce que lui avait dit James au sujet de cette jeune victime bostonienne. La vague angoisse qui la tenait depuis qu'elle était rentrée de Little Bend se dissipait pour laisser place à une sorte de colère diffuse.
Merde ! Pourquoi se plongerait-elle dans cette histoire? Elle n'était pas payée pour cela. Elle ne connaissait pas ces filles, victimes inconnues allant grossir l'effectif anonyme des morts que personne ne réclamera jamais et dont tout le monde se fout. En toute logique, il n'existait aucun lien entre elle et elles.
En ce cas, pourquoi revenait-elle à ce dossier depuis plusieurs jours ? Le cas d'école, peut-être ? James avait précisé qu'il est rare qu'un homme seul, hors la meute, martyrise une femme visiblement enceinte, sans doute parce qu'elle lui rappelle qu'il est né lui aussi d'un ventre. Les exceptions sont toujours fasci-nantes même lorsqu'elles sont monstrueuses, parce qu'elles rejoignent ce que Barzan nommait d'un ton respectueux mais méfiant : la poésie. La poésie possède une logique intrinsèque mais variable, une de ces logiques circulaires très difficiles à décrypter.
Non, rien à voir avec une poésie sanglante et vomitive. Le lien, c'était son ventre, autant l'accepter, même si cette constatation rendait encore plus évident le paquet de cellules en gestation qu'elle hébergeait.
Une bouffée de rage lui fit crisper les maxillaires.
Elle avait tant lutté ces derniers mois contre l'idée que le ventre engendre la souffrance et la mort qu'elle ne permettrait pas à un autre tordu de lui faire perdre cette bataille-là. C'était son acceptation de la vie, et personne ne l'obligerait à l‚cher prise maintenant.
Gloria murmura, dents serrées, sans trop savoir à
qui elle s'adressait :
- Dégénéré, tu ne m'auras plus, c'est moi qui te ferai la peau.
Sui generis, trouver l'essence de la chose, percer la nature du problème afin d'approcher de sa vérité.
Elle n'avait pas assez de données fiables, ne pou-vant se baser que sur les quelques bribes d'informations qu'elle avait accumulées jusque-là. Le rapport de Zhang et de Drake, il le lui fallait, mais elle devrait convaincre James qu'elle n'était plus une enfant dont on jette en cachette le jouet qui vient de la blesser pour lui faire oublier son chagrin et sa douleur. Fini, parti le vilain. Plus bobo, parti.
Elle gloussa. Un verre, ce coup-ci elle allait céder, un verre pour le combat.
BOSTON, MASSACHUSETTS,
NUIT DU 2 AU 3 MARS.
Il était tard, peut-être même très tôt.
Ce type, Stan, était venu le chercher quelques heures auparavant. Une urgence, avait-il précisé.
Stan était un des nombreux gardes du corps et pourvoyeur de chair jeune de Vlad. Le Danseur le connaissait de vue.
Il regardait un beau dessin animé à la télévision, entouré de ses anges, lorsqu'il avait sonné à l'Interphone. L'idée de devoir quitter la tendresse douillette du canapé qui accueillait ses belles chéries l'avait instantanément mis de mauvaise humeur. Surtout pour se traîner jusqu'à cet ancien hangar industriel situé à
plus de trente kilomètres de Boston, en pleine nuit.
D'autant que le scénario ne varierait guère, il l'aurait parié.
Ce que c'était ennuyeux, cette histoire. Vlad faisait chier, et de plus en plus souvent. La réalisation de ses pires fantasmes lui prenait trop de temps et d'énergie.
La vulgarité du gros homme devenait insupportable.
Le tuer e˚t été la meilleure solution, bien s˚r. Mais Iggy était parfois pris d'une crainte superstitieuse. Et si ce gros porc disait vrai, s'il était immortel ? Et puis, le Danseur ne connaissait pas ses contacts, et sans eux, le marché très florissant monté par le gnome se tarirait. Or il lui fallait de l'argent, beaucoup d'argent et du temps pour mener à bien son miracle.
Il soupira, l'exaltation le reprenait. Il allait la trouver, la parfaite réplique, et ils danseraient tous les deux, et les foules chavireraient à nouveau, pleure-raient de délice lorsque ses reins se renverseraient entre les bras de son fils. Et ils deviendraient une légende, ensemble, enfin. Ce que la biologie leur avait refusé à tous deux, son génie le leur offrirait.
Il avait tant travaillé depuis.
Son regard effleura la forme nue tassée devant lui.
Ah oui, la fille, s'en occuper. Il remonta le long du ventre blanc et mou, évita de parcourir la ligne des seins, trop lourds. Des mamelles. Elle le dégo˚tait.
Flasque, p‚le, rien à voir avec les longs muscles minces et si durs de sa mère, dans le souvenir desquels il s'endormait la nuit. Ses cheveux gras étaient emmêlés, et son Rimmel avait coulé, laissant de répugnantes traces noir‚tres le long de ses joues.
Des stries rouges et bleu‚tres ressortaient en bourrelets sur sa peau livide.
Le Danseur se tourna de profil vers Stan debout, adossé au chambranle de la large porte métallique qui condamnait l'entrée du hangar.
- La baignoire est pleine ?
- Oui, monsieur.
La fille hoqueta et s'aplatit face contre terre à ses pieds. Elle sanglota :
- Non, non, je vous en prie !
Le Danseur répondit gentiment :
- Ta gueule, Tania, tu m'ennuies. Tu geins, tu geins, trop de bruit. Si tu crois que j'ai envie d'être ici !
Elle hurla :
- Je suis désolée, je n'ai rien fait, je jure !
Un coup de pied assené contre le flanc lui coupa le souffle. Un sourire amusé aux lèvres, il murmura d'un ton très doux :
- Je t'ai dit de la fermer. Tu me crispes. (Puis, plus autoritairement:). Stan, mets-nous de la musique, tu veux. On s'emmerde ici. quelque chose d'enlevé.
Tiens, la danse hongroise de Brahms, la 6 en ré
majeur. (Agacé par la lenteur de l'homme, il précisa d'un ton mauvais:) Mais là enfin, un de ces CD, ce n'est quand même pas sorcier de placer un compact dans une chaîne ! J'aime beaucoup cette danse. On voit une multitude de petits pieds gainés de satin avancer sur un grand parquet ciré. C'est rapide, si rapide pour les petits pieds mignons.
Il attendit, tapotant la cadence du bout de son chausson de cuir noir contre l'épaule de la fille à
plat ventre devant lui. Les accords joyeux le détendirent, allégeant un peu son humeur morose :
- Oui, c'est parfait.
Il soupira, paupières closes. Il était un peu fatigué.
Rentrer, retrouver les petites amours qui s'étaient sans doute endormies sur le canapé en l'attendant.
Car elles n'auraient pas osé bouger sans sa permission. Il rouvrit les yeux, et la réalité le fit replonger dans son aigreur. Bon, en finir au plus vite et partir d'ici.
- Lève-la, Stan. On y va.
Il fallut tirer la fille hurlante, la traîner vers la réserve o˘ étaient installées les baignoires. Le Danseur aplatit violemment son poing contre son ventre nu pour la faire basculer dans l'eau glacée. Après deux ou trois f‚cheux accidents, il avait fini par calibrer le temps d'immersion. Elles étaient trop grasses et trop camées pour résister longtemps en apnée, surtout sous les coups. Mais dans l'eau, elles marquaient moins et restaient vendables. Il fallait commencer par trente secondes et puis, progressivement, augmenter jusqu'à la suffocation, puis parfois la noyade.
Il préférait le rasoir, plus net, plus rapide, plus élégant. Mais celle-là devait parler avant.
Il la tira de l'eau par les cheveux et s'écarta de jus-tesse lorsqu'elle vomit.
- qui est cette femme ?
- J'sais pas, je comprends pas.
Le Danseur la l‚cha et elle glissa sous la surface de l'eau jaunie par sa bile. Ensuite, il appuya de la main sur son abdomen. Les secousses anarchiques de ses jambes faisaient déborder l'eau en vagues, et le Danseur claqua la langue d'exaspération lorsqu'un de ses chaussons fut inondé. quarante secondes, maintenant. quel ennui.
- qui est cette femme ? Elle traîne depuis quelque temps dans les bars o˘ vous êtes placées. qui est-elle?
- Je... C'est une ancienne pute. Je ne sais pas qui c'est, je te le jure sur ma tête. Je ne lui ai pas parlé.
- Ori t'a vue discuter avec elle.
- Non, non... Je lui ai demandé du feu, c'est tout.
Non, arrête, je t'en prie.
- que comptais-tu faire avec le fric que tu as voulu dérober à ce gros mec ? Lui donner ? Pourquoi?
- Non, non, je voulais me tirer, prendre un taxi.
C'est tout.
- Tu mens, Tania, tu nous retardes, là. Cette pute a monté une combine pour faire sortir les filles ?
- Non, mais non... je ne la connais pas ! Je te jure, je t'en prie, le Danseur, j'ai fait une connerie, je suis si désolée, plus jamais, mais...
Il soupira et murmura en repoussant le corps glacé vers le fond de la baignoire :
- Tu as raison d'être désolée, Tania. Et ce sera la dernière fois, en effet, rassure-toi.
L'eau l'enveloppa à nouveau, la givrant comme si sa peau l‚chait sous la coupure du froid. Trouver quelque chose, n'importe quoi, ils allaient la tuer, comme les autres qu'on ne revoyait jamais. Elle avala une pleine gorgée et soudain ses poumons commencèrent à l‚cher. Elle se débattit, tentant de griffer pour faire céder la pression des mains qui la maintenaient au fond de la baignoire, plaquée contre l'émail. Et l'eau dévala dans les bronches, collant l'épithélium.
Ses muscles se rel‚chèrent pour la dernière fois, sur les accords heureux rythmant la course légère des petits pieds de satin rose.
Le Danseur se redressa et passa la main sur son pantalon de laine fine et noire. Trempé. Bien s˚r, il était trempé de la tête aux pieds. Exaspéré, il siffla :
- Dis à Vlad... Non, rien.
Il ne pouvait rien dire ou faire, pas pour l'instant.
Sa mauvaise humeur se focalisa sur Stan :
- Bon, tu me raccompagnes chez moi? Je ne vais pas y passer la nuit, en plus.
Au comble de l'agacement parce que l'autre le fixait d'un regard de veau, il tapa du pied rageusement :
- Parce que vous n'espérez pas que je m'occupe en plus de... ça ! fit-il en désignant la baignoire d'un mouvement délicat des doigts.
Impressionné, Stan répondit avec empressement :
- Oh non, monsieur Iggy, certainement pas. Je m'en charge.
- Ah, quand même !
BASE MILITAIRE DE qUANTICO, FBI,
VIRGINIE, 3 MARS.
Andrew Harper s'était pas mal agité la veille. Il avait reçu l'assurance des Français et d'Interpol que leur requête serait traitée en urgence, parmi les autres urgences. Les contacts moins officiels qu'il avait eus avec le directeur de la Police judiciaire n'avaient pas donné grand-chose. Ainsi que le lui avait confié
Antoine Charley, ses flics étaient eux aussi convaincus d'avoir affaire à un sérial killer connaissant fort bien la topographie des berges de la Seine, sans que rien d'autre ne leur permette d'espérer une capture rapide.
Les corps des deux premières victimes enterrées sous
´ X ª avaient été exhumés aux fins de double expertise légiste, et surtout d'analyses génétiques. Concluant son compte rendu, Harper avait précisé :
- L'avantage avec les Français, James, en dépit d'un système judiciaire que j'ai du mal à comprendre, c'est qu'ils se foutent du prix de revient d'une enquête. Si le juge d'instruction en donne l'ordre, les flics peuvent expertiser, contre-expertiser jusqu'à la solution.
- Et dans ce cas, nous serions tombés sur le
´ bon ª juge d'instruction ?
- Oui, c'est une femme. Charley la connaît bien.
Pas marrante, mais pugnace, teigneuse. Les analyses ont été confiées au labo de la police de Tou-louse. Ma femme connaît bien la ville...
Cagney songea que c'était en effet un critère d'excellence mais demeura coi.
- ... D'après Zhang et Amy Daniels du Russel Building, ils ont un matériel et un personnel qui n'ont rien à envier au nôtre.
Cagney se contenta d'un peu compromettant :