Ce matin-là, mon père avait le visage bouleversé. Ma mère, affairée, parlait tout bas. Dans la salle à manger, une couturière cousait des vêtements noirs.
Le déjeuner fut triste et plein de chuchotements. Je sentais bien qu'il y avait quelque chose.
Enfin, ma mère, tout de noir habillée et voilée, me dit :
« Viens, mon chéri. » Je lui demandai où nous allions ; elle me répondit :
« Pierre, écoute-moi bien. Ta grand-maman Nozière… tu sais, la mère de ton père… est morte cette nuit. Nous allons lui dire adieu et l'embrasser une dernière fois. » Et je vis que ma mère avait pleuré. Pour moi, je ressentis une impression bien forte ; car elle ne s'est pas encore effacée depuis tant d'années, et si vague, qu'il m'est impossible de l'exprimer par des mots. Je ne puis même pas dire que c'était une impression triste. La tristesse du moins n'y avait rien de cruel. Un mot peut-être, un seul, celui de romanesque, peut s'appliquer en quelque chose à cette impression qui n'était formée en effet par aucun élément de réalité.
Tout le long du chemin, je pensais à ma grand-mère ; mais je ne pus me faire une idée de ce qui lui était arrivé.
Mourir ! je ne devinais pas ce que cela pouvait être. Je sentais seulement que l'heure en était grave.
Par une illusion qui peut s'expliquer, je crus voir, en approchant de la maison mortuaire, que les alentours et tout le voisinage étaient sous l'influence de la mort de ma grand-mère, que le silence matinal des rues, les appels des voisins et des voisines, l'allure rapide des passants, le bruit des marteaux du maréchal avaient pour cause la mort de ma grand-mère. À cette idée, qui m'occupait tout entier, j'associais la beauté des arbres, la douceur de l'air et l'éclat du ciel, remarqués pour la première fois.
Je me sentais marcher dans une voie de mystère, et, quand, au détour d'une rue, je vis le petit jardin et le pavillon bien connus, j'éprouvai comme une déception de n'y rien trouver d'extraordinaire. Les oiseaux chantaient.
J'eus peur et je regardai ma mère. Ses yeux étaient fixés, avec une expression de crainte religieuse, sur un point vers lequel à mon tour je dirigeai mon regard.
Alors j'aperçus à travers les vitres et les rideaux blancs de la chambre de ma grand-mère une lueur, une faible et pâle lueur, qui tremblait. Et cette lueur était si funèbre dans la grande clarté du jour, que je baissai la tête pour ne plus la voir.
Nous montâmes le petit escalier de bois et nous traversâmes l'appartement, qu'emplissait un vaste silence.
Quand ma mère allongea la main pour ouvrir la porte de la chambre, je voulus lui arrêter le bras… Nous entrâmes.
Une religieuse assise dans un fauteuil se leva et nous fit place au chevet du lit. Ma grand-mère était là, couchée, les yeux clos.
Il me semblait que sa tête était devenue lourde, lourde comme une pierre, tant elle creusait l'oreiller ! Avec quelle netteté je la vis ! Un bonnet blanc lui cachait les cheveux ; elle paraissait moins vieille qu'à l'ordinaire, bien que décolorée.
Oh ! qu'elle n'avait pas l'air de dormir ! Mais d'où lui venait ce petit sourire narquois et obstiné qui faisait tant de peine à voir ?
Il me sembla que les paupières palpitaient un peu, sans doute parce qu'elles étaient exposées à la clarté tremblante des deux cierges allumés sur la table, à côté d'une assiette où un rameau de buis trempait dans l'eau bénite.
« Embrasse ta grand-mère », me dit maman.
J'avançai mes lèvres. L'espèce de froid que je sentis n'a pas de nom et n'en aura jamais.
Je baissai les yeux et j'entendis ma mère qui sanglotait.
Je ne sais pas, en vérité, ce que je serais devenu si la servante de ma grand-mère ne m'eût pas emmené de cette chambre.
Elle me prit par la main, me mena chez un marchand de jouets et me dit :
« Choisis. » Je choisis une arbalète et je m'amusai à lancer des pois chiches dans les feuilles des arbres.
J'avais oublié ma grand-mère.
C'est le soir seulement, en voyant mon père, que les pensées du matin me revinrent. Mon pauvre père n'était plus reconnaissable. Il avait le visage gonflé, luisant, plein de feux, les yeux noyés, les lèvres convulsives.
Il n'entendait pas ce qu'on lui disait et passait de l'accablement à l'impatience. Près de lui, ma mère écrivait des adresses sur des lettres bordées de noir. Des parents vinrent l'aider. On me montra à plier les lettres. Nous étions une dizaine autour d'une grande table. Il faisait chaud. Je travaillais à une besogne nouvelle ; cela me donnait de l'importance et m'amusait.
Après sa mort, ma grand-mère vécut pour moi d'une seconde vie plus remarquable que la première. Je me représentais avec une force incroyable tout ce que je lui avais vu faire ou entendu dire autrefois, et mon père faisait d'elle tous les jours des récits qui nous la rendaient vivante, si bien que parfois, le soir, à table, après le repas, il nous semblait presque l'avoir vue rompre notre pain.
Pourquoi n'avons-nous pas dit à cette chère ombre ce que dirent au Maître les pèlerins d'Emmaüs :
« Demeurez avec nous, car il se fait tard et déjà le jour baisse. » Oh ! quel gentil revenant elle faisait, avec son bonnet de dentelles à rubans verts ! Il n'entrait pas dans la tête qu'elle s'accommodât de l'autre monde. La mort lui convenait moins qu'à personne. Cela va à un moine de mourir, ou encore à quelque belle héroïne. Mais cela ne va pas du tout à une petite vieille rieuse et légère, joliment chiffonnée, comme était grand-maman Nozière.
Je vais vous dire ce que j'avais découvert tout seul, quand elle vivait encore.
Grand-maman était frivole ; grand-maman avait une morale facile ; grand-maman n'avait pas plus de piété qu'un oiseau. Il fallait voir le petit œil rond qu'elle nous faisait quand, le dimanche, nous partions, ma mère et moi, pour l'église. Elle souriait du sérieux que ma mère apportait à toutes les affaires de ce monde et de l'autre. Elle me pardonnait facilement mes fautes, et je crois qu'elle était femme à en pardonner de plus grosses que les miennes.
Elle avait coutume de dire de moi :
« Ce sera un autre gaillard que son père. » Elle entendait par là que j'emploierais ma jeunesse à danser et que je serais amoureux des cent mille vierges.
Elle me flattait. La seule chose qu'elle approuverait en moi, si elle était encore de ce monde (où elle compterait aujourd'hui cent dix ans d'âge), c'est une grande facilité à vivre et une heureuse tolérance que je n'ai pas payées trop cher en les achetant au prix de quelques croyances, morales et politiques. Ces qualités avaient chez ma grand-mère l'attrait des grâces naturelles. Elle mourut sans savoir qu'elle les possédait. Mon infériorité est de connaître que je suis tolérant et sociable.
Elle datait du XVIIIe siècle, ma grand-mère. Et il y paraissait bien ! Je regrette qu'on n'ait pas écrit ses Mémoires.
Quant à les écrire elle-même, elle en était bien incapable.
Mais mon père n'eût-il pas dû le faire au lieu de mesurer des crânes de Papous et de Boschimans ? Caroline Nozière naquit à Versailles le 16 avril 1772 ; elle était fille du médecin Dussuel ; dont Cabanis estimait l'intelligence et le caractère. Ce fut Dussuel qui, en 1786, soigna le dauphin, atteint d'une légère scarlatine. Une voiture de la reine allait tous les jours à Lucienne le prendre dans la maisonnette où il vivait pauvrement avec ses livres et son herbier, comme un disciple de Jean-Jacques. Un jour la voiture rentra vide au palais ; le médecin avait refusé de venir. À la visite suivante, la reine irritée lui dit :
« Vous nous aviez donc oubliés, monsieur !
– Madame, répondit Dussuel, vos reproches m'offensent ; mais ils font honneur à la nature et je dois les pardonner à une mère. N'en doutez pas, je soigne votre fils avec humanité. Mais j'ai été retenu hier auprès d'une paysanne en couches. » En 1789, Dussuel publia une brochure que je ne puis ouvrir sans respect ni lire sans sourire. Cela a pour titre :
Les Vœux d'un citoyen, et pour épigraphe : Miseris succurrere disco. L'auteur dit en commençant qu'il forme, sous le chaume, des vœux pour le bonheur des Français. Il trace ensuite, avec candeur, les règles de la félicité publique ; ce sont celles d'une sage liberté, garantie par la Constitution. Il termine en signalant à la reconnaissance des hommes sensibles Louis XVI, roi d'un peuple libre, et il annonce le retour de l'âge d'or.
Trois ans après, on lui guillotinait ses malades, qui étaient en même temps ses amis, et lui-même, suspect de modérantisme, était conduit, sur l'ordre du comité de Sèvres, à Versailles, dans le couvent des Récollets transformé en maison d'arrêt. Il y arriva couvert de poussière et plus semblable à un vieux gueux qu'à un médecin philosophe. Il posa à terre un petit sac contenant les œuvres de Raynal et de Rousseau, se laissa tomber sur une chaise et soupira :
« Est-ce donc la récompense de cinquante ans de vertu ? » Une jeune femme admirablement belle, qu'il n'avait pas vue d'abord, s'approchant avec une cuvette et une éponge, lui dit :
« Il est croyable que nous serons guillotinés, monsieur. Voulez-vous, en attendant, me permettre de vous laver la figure et les mains car vous êtes fait comme un sauvage.
– Femme sensible, s'écria le vieux Dussuel, est-ce dans le séjour du crime que je devais vous rencontrer ! votre âge, votre visage, vos procédés, tout me dit que vous êtes innocente.
– Je ne suis coupable que d'avoir pleuré la mort du meilleur des rois, répondit la belle captive.
– Louis XVI eut des vertus, reprit mon aïeul ; mais quelle n'eût point été sa gloire s'il avait été fidèle jusqu'au bout à cette sublime Constitution !…
– Quoi ! monsieur, s'écria la jeune femme en agitant son éponge dégoûtante, vous êtes un jacobin et du parti des brigands !…
– Eh quoi ! madame, vous êtes de la faction des ennemis de la France soupira Dussuel à demi débarbouillé. Se peut-il qu'on trouve de la sensibilité chez une aristocrate ? » Elle se nommait de Laville et avait porté le deuil du roi.
Pendant les quatre mois qu'ils furent enfermés ensemble, elle ne cessa de quereller son compagnon et de s'ingénier à lui rendre service. Contre leur attente, on ne leur coupa point la tête ; ils furent relaxés sur un rapport du député Battelier, et Mme de Laville devint par la suite la meilleure amie de ma grand-mère, qui était alors âgée de vingt et un ans et mariée depuis trois ans au citoyen Danger, adjudant-major d'un bataillon de volontaires du Haut-Rhin.
« C'est un fort joli homme, disait ma grand-mère, mais je ne serais pas sûre de le reconnaître dans la rue. » Elle assurait ne l'avoir jamais vu, en tout, plus de six heures en cinq fois. Elle l'avait épousé par une idée d'enfant, afin de pouvoir porter une coiffure à la nation.
En réalité, elle ne voulait point de mari. Et lui voulait toutes les femmes. Il s'en alla ; elle le laissa aller sans lui en vouloir le moins du monde.
En partant pour la gloire, Danger laissait pour tout bien à sa femme, dans le tiroir d'un secrétaire, des reçus d'argent d'un sien frère, Danger de Saint-Elme, officier à l'armée de Condé, et un paquet de lettres écrites par des émigrés. Il y avait là de quoi faire guillotiner ma grand-mère et cinquante personnes avec elle.
Elle en avait bien quelque soupçon, et, à chaque visite domiciliaire qu'on faisait dans le quartier, elle se disait :
« Il faudra pourtant que je brûle les papiers de mon coquin de mari. » Mais les idées lui dansaient dans la tête. Elle s'y décida pourtant un matin.
Elle avait bien pris son temps !…
Assise devant la cheminée, elle triait les papiers du secrétaire, après les avoir répandus pêle-mêle sur le canapé. Et tranquillement, elle faisait des petits tas, mettant à part ce qu'on pouvait garder, à part ce qu'il fallait détruire. Elle lisait une ligne de ça, une ligne de là, telle page ou telle autre, et son esprit, voyageant de souvenir en souvenir, picorait en route quelque brin du passé, quand tout à coup elle entendit ouvrir la porte d'entrée. Aussitôt, par une révélation soudaine de l'instinct, elle sut que c'était une visite domiciliaire.
Elle saisit à brassée tous les papiers et les jeta sous le canapé, dont la housse traînait jusqu'à terre. Et, comme ils débordaient, elle les repoussa du pied sous le meuble. Une corne de lettre passait encore comme le bout de l'oreille d'un petit chat blanc, quand un délégué du Comité de sûreté générale entra dans la chambre avec six hommes de la section, armés de fusils, de sabres et de piques.
Mme Danger se tenait debout devant le canapé. Elle songeait que la certitude de sa perte n'était pas tout à fait entière, qu'il lui restait une petite chance sur mille et mille, et ce qui allait se passer l'intéressait extrêmement.
« Citoyenne, lui dit le président de la section, tu es dénoncée comme entretenant une correspondance avec les ennemis de la République. Nous venons saisir tous tes papiers. » L'homme du Comité de sûreté générale s'assit sur le canapé pour écrire le procès-verbal de la saisie.
Alors ces gens fouillèrent tous les meubles, crochetèrent les serrures et vidèrent les tiroirs. N'y trouvant rien, ils défoncèrent les placards, culbutèrent les commodes, retournèrent les tableaux et crevèrent à coups de baïonnette les fauteuils et les matelas ; mais ce fut en vain. Ils éprouvèrent les murs à coups de crosse, explorèrent les cheminées et firent sauter quelques lames du parquet. Ils y perdirent leur peine. Enfin, après trois heures de fouilles infructueuses et de ravages inutiles, lassés, désespérés, humiliés, ils se retirèrent en promettant bien de revenir. Ils ne s'étaient pas avisés de regarder sous le canapé.
Peu de jours après, comme elle revenait de la comédie, ma grand-mère trouva à la porte de sa maison un homme décharné, blême, défiguré par une barbe grise et sale, qui se jeta à ses pieds et lui dit :
« Citoyenne Danger, je suis Alcide, sauvez-moi ! » Elle le reconnut alors.
« Mon Dieu ! lui dit-elle, se peut-il que vous soyez M. Alcide, mon maître à danser ? En quel état vous revois-je, monsieur Alcide !
– Je suis proscrit, citoyenne ; sauvez-moi !
– Je ne puis que l'essayer. Je suis moi-même suspecte, et ma cuisinière est jacobine. Suivez-moi. Mais veillez à ce que mon portier ne vous voie pas. Il est officier municipal. » Ils montèrent l'escalier, et cette bonne petite Mme Danger s'enferma dans son appartement avec le déplorable Alcide, qui grelottait la fièvre et répétait en claquant des dents :
<<Sauvez-moi, sauvez-moi ! » À lui voir une si pitoyable mine, elle avait envie de rire.
La situation pourtant était critique.
« Où le fourrer ? » se demandait ma grand-mère en parcourant du regard les armoires et les commodes.
Faute de lui trouver une autre place, elle eut l'idée de le mettre dans son lit.
Elle tira deux matelas en dehors des autres et, formant ainsi un espace près du mur, elle y coula Alcide. Le lit avait de la sorte un air bouleversé. Elle se déshabilla et s'y mit.
Puis, sonnant la cuisinière :
« Zoé, je suis souffrante ; donnez-moi un poulet, de la salade et un verre de vin de Bordeaux. Zoé, qu'y a-t-il de nouveau aujourd'hui !
– Il y a un complot de ces gueux d'aristocrates, qui veulent se faire guillotiner jusqu'au dernier. Les sans-culottes ont l'œil. Ça ira ! ça ira !… Le portier m'a dit qu'un scélérat du nom d'Alcide est recherché dans la section, et que vous pouvez vous attendre à une visite domiciliaire pour cette nuit. » Alcide, entre deux matelas, entendait ces douceurs. Il fut pris, après le départ de Zoé, d'un tremblement nerveux qui secouait tout le lit, et sa respiration devint si pénible qu'elle emplissait toute la chambre d'un sifflement strident.
« Voilà qui va bien », se dit la petite Mme Danger.
Et elle mangea son aile de poulet, et passa au triste Alcide deux doigts de vin de Bordeaux.
« Ah ! madame !… ah !Jésus !… » s'écriait Alcide.
Et il se mit à geindre avec plus de force que de raison.
« À merveille se dit Mme Danger ; la municipalité n'a qu'à venir… » Elle en était là de ses pensées, quand un bruit de crosses tombant lourdement à terre ébranla le palier. Zoé introduisit quatre officiers municipaux et trente soldats de la garde nationale.
Alcide ne bougeait plus et ne faisait plus entendre le moindre souffle.
« Levez-vous, citoyenne », dit un des gardes.
Un autre objecta que la citoyenne ne pouvait s'habiller devant les hommes.
Un citoyen, voyant une bouteille de vin, la saisit, y goûta, et les autres burent à la régalade.
Un joyeux compère s'assit sur le lit, et, prenant le menton de Mme Danger :
« Quel dommage qu'avec une si jolie figure elle soit une aristocrate et qu'il faille couper ce petit cou-là !
– Allons ! dit Mme Danger, je vois que vous êtes des gens aimables. Faites vite et cherchez tout ce que vous avez à chercher, car je meurs de sommeil. » Ils restèrent deux mortelles heures dans la chambre ; ils passèrent vingt fois l'un après l'autre devant le lit et regardèrent s'il n'y avait personne dessous. Puis, après avoir débité mille impertinences, ils s'en allèrent.
Le dernier avait à peine tourné les talons, que la petite Mme Danger, la tête dans la ruelle, appela :
« Monsieur Alcide ! monsieur Alcide ! » Une voix gémissante répondit :
«Ciel ! on peut nous entendre. Jésus ! madame, ayez pitié de moi !
– Monsieur Alcide, poursuivait ma grand-mère, quelle peur vous m'avez faite ! Je ne vous entendais plus, je croyais que vous étiez mort, et, à l'idée de coucher sur un mort, j'ai pensé cent fois m'évanouir. Monsieur Alcide, vous n'en usez pas bien à mon égard. Quand on n'est pas mort, on le dit, vertubleu ! Je ne vous pardonnerai jamais la peur que vous m'avez faite. » Ne fut-elle pas excellente, ma grand-mère, avec son pauvre M. Alcide ? Elle l'alla cacher le lendemain à Meudon et le sauva gentiment.
On ne soupçonnerait pas la fille du philosophe Dussuel d'avoir cru facilement aux miracles, ni de s'être aventurée sur les confins du monde surnaturel. Elle n'avait pas un brin de religion, et son bon sens, un peu court, s'offensait de tout mystère. Pourtant, cette personne si raisonnable racontait à qui voulait l'entendre un fait merveilleux dont elle avait été témoin.
En visitant son père, aux Récollets de Versailles, elle avait connu Mme de Laville, qui y était prisonnière. Quand cette dame fut libre, elle alla habiter rue de Lancry, dans la même maison que ma grand-mère. Les deux appartements donnaient sur le même palier.
Mme de Laville habitait avec sa jeune sœur nommée Amélie.
Amélie était grande et belle. Son visage pâle, décoré d'une chevelure noire, avait une incomparable beauté d'expression. Ses yeux, chargés de langueur ou de flammes, cherchaient autour d'elle quelque chose d'inconnu.
Chanoinesse au chapitre séculier de l'Argentière, en attendant un établissement dans le monde, Amélie avait éprouvé, disait-on, dès le sortir de l'enfance, les douleurs d'un amour qui ne fut point partagé et qu'elle fut obligée de taire.
Elle paraissait accablée d'ennui. Il lui arrivait de fondre en larmes sans raison apparente. Tantôt elle restait des journées entières dans une immobilité stupide, tantôt elle dévorait des livres de dévotion. Mordue par ses propres chimères, elle se tordait dans d'indicibles souffrances.
L'arrestation de sa sœur, le supplice de plusieurs de ses amis, guillotinés comme conspirateurs, et d'incessantes alertes achevèrent de ruiner sa constitution ébranlée. Elle devint d'une maigreur effrayante. Les tambours qui appelaient tous les jours les sections aux armes, les bandes de citoyens en bonnet rouge et armés de piques qui défilaient devant ses fenêtres en chantant le Ça ira la jetaient dans une épouvante que suivaient des alternatives de torpeur et d'exaltation. Des troubles nerveux se manifestèrent avec une force terrible et produisirent des effets étranges.
Amélie eut des songes dont la lucidité étonna ceux qui l'entouraient.
Errant la nuit, éveillée ou endormie, elle entendait des bruits lointains, des soupirs de victimes. Parfois, debout, elle étendait le bras et, montrant dans l'ombre quelque chose d'invisible, elle prononçait le nom de Robespierre.
« Elle a, disait sa sœur, des pressentiments certains et elle prophétise les malheurs. » Or, dans la nuit du 9 au 10 thermidor, ma grand-mère se tenait, ainsi que son père, dans la chambre des deux sœurs : ils étaient tous quatre fort agités, résumant les graves événements de la journée et s'efforçant d'en deviner l'issue : le tyran décrété d'arrestation, conduit au Luxembourg et refusé par le concierge, mené ensuite aux bureaux de la police, sur le quai des Orfèvres, puis délivré par la Commune et porté à l'Hôtel de ville…
Y était-il encore, et dans quelle attitude, humiliée ou menaçante ? Ils éprouvaient tous quatre une grande anxiété et n'entendaient rien, sinon, par intervalles, le galop des chevaux des estafettes d'Henriot qui brûlaient le pavé des rues. Ils attendaient, échangeant par moments un souvenir, un doute, un vœu. Amélie restait silencieuse.
Tout à coup, elle poussa un grand cri.
Il était une heure et demie du matin. Penchée sur une glace, elle semblait contempler une scène tragique.
Elle disait :
« Je le vois ! je le vois ! Qu'il est pâle ! Le sang s'échappe à flots de sa bouche, ses dents et ses mâchoires sont brisées.
Louanges, louanges à Dieu ! le buveur de sang ne boira plus que le sien !…» En achevant ces paroles, qu'elle prononçait sur une étrange mélopée, elle poussa un cri d'horreur et tomba à la renverse. Elle avait perdu connaissance.
À ce moment même, dans la salle du conseil de l'Hôtel de ville, Robespierre recevait le coup de pistolet qui lui brisa la mâchoire et mit fin à la Terreur.
Ma grand-mère, qui était un esprit fort, croyait fermement à cette vision.
« Comment expliquez-vous cela ?
– Je l'explique en faisant remarquer que ma grand-mère, pour esprit fort qu'elle était, croyait assez au diable et au loup-garou. Jeune, toute cette sorcellerie l'amusait, et elle était, comme on dit, une grande faiseuse d'almanachs.
Plus tard, elle prit peur du diable ; mais il était trop tard : il la tenait, elle ne pouvait plus n'y pas croire. » Le 9 thermidor rendit la vie supportable à la petite société de la rue de Lancry. Ma grand-mère goûta fort ce changement ; mais il lui fut impossible de garder rancune aux hommes de la Révolution. Elle ne les admirait pas elle n'a jamais admiré que moi – mais elle n'avait point de haine contre eux, il ne lui vint jamais en tête de leur demander compte de la peur qu'ils lui avaient faite. Cela tient peut-être à ce qu'ils ne lui avaient point fait peur. Cela tient surtout à ce que ma grand-mère était une bleue, une bleue dans l'âme. Et, comme a dit l'autre, les bleus seront toujours les bleus.
Cependant Danger poursuivait à travers tous les champs de bataille sa brillante carrière. Toujours heureux, il était en grand uniforme, à la tête de sa brigade, quand il fut tué d'un boulet de canon le 20 avril 1808, dans le beau combat d'Abensberg.
Ma grand-mère apprit par Le Moniteur qu'elle était veuve et que le brave général Danger « était enseveli sous les lauriers ».
Elle s'écria :
« Quel malheur ! un si bel homme ! » Elle épousa, l'année suivante, M. Hippolyte Nozière, commis principal au ministère de la Justice, homme pur et jovial, qui jouait de la flûte de six à neuf heures du matin et de cinq à huit heures du soir. Ce fut, cette fois, un mariage pour de bon. Ils s'aimaient et, n'étant plus très jeunes, ils surent être indulgents l'un pour l'autre. Caroline pardonna à Hippolyte son éternelle flûte. Et Hippolyte passa à Caroline toutes les lunes qu'elle avait dans la tête. Ils furent heureux.
Mon grand-père Nozière est l'auteur d'une Statistique des Prisons, Paris, Imprimerie royale, 1817-1819, 2 vol. in-4° ; et des Filles de Momus, chansons nouvelles, Paris, chez l'auteur, 1821, in-18.
La goutte lui fit grand-guerre ; mais elle ne put lui ôter sa gaieté, même en l'empêchant de jouer de la flûte ; finalement, elle l'étouffa. Je ne l'ai pas connu, mais j'ai là son portrait : on l'y voit en habit bleu, frisé comme un agneau et le menton perdu dans une cravate immense.
« Je le regretterai jusqu'à mon dernier jour, disait à quatre-vingts ans ma grand-mère, veuve alors depuis une quinzaine d'années.
– Vous avez bien raison, madame, lui répondit un vieil ami : Nozière avait toutes les vertus qui font un bon mari.
– Toutes les vertus et tous les défauts, s'il vous plaît, reprit ma grand-mère.
– Pour être un époux accompli, madame, il faut donc avoir des défauts ?
– Pardi ! fit ma grand-mère en haussant les épaules ; il faut n'avoir pas de vices, et c'est un grand défaut, cela ! » Elle mourut, le 4 juillet 1853, dans sa quatre-vingt et unième année.