II

Le vœu le plus ardent du jeune homme s’était donc réalisé tout à coup et comme par enchantement ; il avait brûlé sa grammaire ! il ne verrait plus la figure bilieuse et contractée de François d’Urbin, l’impitoyable pédant qui avait torturé son enfance ! Il était apprenti, presque valet, chez les Ghirlandajo, mais il se sentait plus libre que l’air, plus heureux qu’un Médicis.

Il pouvait barbouiller les murs à volonté, dessiner des cartons, broyer des couleurs. Si un peu de terre glaise lui tombait par hasard sous la main, il pouvait la modeler à sa fantaisie, sans craindre à chaque instant qu’on ne vînt le tirer par l’oreille ; et, si un vieux couteau rouillé se trouvait sous ses pas, il pouvait s’en faire un ciseau. Il lui arrivait parfois de balayer l’atelier, c’est vrai ; mais, malgré tout ce qu’une pareille fonction pouvait avoir d’humiliant pour un descendant des Canossa, il ramassait dans les balayures tantôt une plume, tantôt un pinceau, dont il faisait son profit. Un jour, il trouva du marbre, et, ce jour-là, le jeune apprenti n’aurait pas changé sa condition contre celle de gonfalonier de Florence.

Michel-Ange débuta, dans la boutique de Ghirlandajo, par un coup qui ne pouvait appartenir qu’à lui. Au lieu de se laisser corriger comme la plupart des élèves, il corrigea les dessins de son maître ; sa copie valait toujours mieux que l’original. Ghirlandajo, en homme supérieur, loin de se fâcher d’une telle hardiesse, en sourit doucement et encouragea son apprenti par de nobles louanges. Mais, si le maître lui pardonna, ses camarades lui gardèrent rancune, et il dut comprendre bientôt qu’on n’est pas impunément un grand artiste à treize ans !

Un compatriote, un élève, un ami, un des plus chauds admirateurs du divin Buonarotti (c’est la seule épithète qu’il lui donne dans ses Mémoires), Benvenutto Cellini enfin, cet homme étrange et puissant, qui avait tant de rapports de génie et de caractère avec le grand Michel-Ange, nous initie aux mystères de cette haine aveugle et jalouse que lui avaient vouée en secret ses compagnons d’apprentissage.

Voici le récit textuel de l’orfèvre florentin :

« Vers ce temps (c’était en 1518, trente ans après l’événement ; Cellini n’en avait que dix-huit, et il ressentait avec toute la vivacité de la jeunesse l’outrage fait à Michel-Ange), vers ce temps, écrit Benvenuto, arriva à Florence un sculpteur nommé Pierre Torregiani ; il venait d’Angleterre, où il avait passé plusieurs années. Cet homme, en voyant mes dessins et mes travaux, me dit : « Je suis venu à Florence pour enlever le plus de jeunes gens que je puis ; je dois faire un grand ouvrage pour mon roi (le roi d’Angleterre), et je ne veux pour mes aides que mes compatriotes ; et, comme ta manière de travailler et de dessiner est plus celle d’un sculpteur que d’un orfèvre, je t’emmène, et je te rendrai du même coup savant et riche. »

» C’était un homme hardi et fier que ce Torregiani, d’une grande beauté et d’une noble tournure. Son air, ses gestes, sa voix sonore, étaient plus d’un soldat que d’un artiste : il avait un froncement de sourcil à effrayer les gens les plus résolus, et, tous les jours, il venait me raconter quelques-uns de ses exploits avec ces bêtes d’Anglais (textuel).

» Un jour, nous causions de Michel-Ange Buonarotti ; Torregiani, en tenant à la main un dessin que je venais de copier d’après le grand artiste (il divinissimo), me dit : « Le Buonarotti et moi, nous allions travailler tout enfants à l’église du Carmine, dans la chapelle de Masaccio ; et, comme il avait l’habitude de railler tous ceux qui dessinaient avec lui, un jour, m’étant fâché plus que de coutume, je serrai la main et lui donnai sur le visage un si violent coup de poing, que je sentis se briser sous mes doigts l’os et le cartilage du nez, si bien qu’il en portera la marque toute sa vie. »

» Ces paroles, ajoute le jeune homme indigné, me révoltèrent tellement, moi qui avais constamment sous les yeux les œuvres du divin Michel-Ange, et j’en conçus pour Torregiani une haine si implacable, que non seulement l’envie me passa de le suivre en Angleterre, mais encore que je ne pouvais plus ni le voir ni le sentir. »

Noble et généreuse colère ! digne à la fois de celui qui l’inspire et de celui qui la ressent ! Il est vrai que Michel-Ange, à son insu peut-être, commettait tous les jours un nouveau crime qui devait attirer sur lui la vengeance de ses camarades et la jalousie de ses maîtres : le malheureux enfant ne pouvait parvenir à se corriger de son génie !

Un jour, on lui donna un portrait à copier ; la copie achevée, il la rend à celui qui lui avait prêté le portrait au lieu de l’original. C’était, je crois, un peintre de ses amis. Le brave homme, tout connaisseur qu’il était, ne s’aperçoit pas de la ruse. Jugez de sa confusion lorsque l’anecdote vint à s’ébruiter. Le maudit espiègle avait un peu enfumé la peinture, afin de lui donner cet air antique qui ajoute tant de prix aux tableaux, pour ceux qui jugent un tableau d’après la date plutôt que d’après le mérite.

Une autre fois, il s’en alla bras-dessus bras-dessous avec son camarade Granacci dans les jardins de Saint-Marc, où l’on entassait à grands frais des fragments de statues et des débris de bas-reliefs, tout un musée d’antiquailles, comme les appelait plus tard Cellini.

C’était une rage, à cette époque, de ressusciter l’antiquité, et de tuer, à coups de grec et de latin, la nationalité italienne, déjà près de s’éteindre. La villa Careggi était transformée en académie ; Ange Politien, Pic de la Mirandole, Marsilio Ficino, élégants esprits, charmants poètes, merveilleux polyglottes, entouraient le prince, et traitaient les affaires de État en stances parfumées et en petits vers anacréontiques dignes d’Horace et de Catulle. On faisait la cour aux femmes dans la langue de Platon ; on discutait les dogmes d’après Aristote ; on conspirait sur le plan de Salluste ; on montait sur l’échafaud entre deux hémistiches. Laurent le Magnifique, adoré des artistes, exécré par les patriotes, endormait sa patrie aux accords de sa lyre, et, nouveau Néron, à la cruauté près, étouffait les derniers élans d’un cœur généreux sous une pluie de fleurs. À la religion du Christ avait déjà succédé le paganisme, et la liberté allait bientôt expirer sur le bûcher de Savonarole.

Dante et Michel-Ange sont les deux hommes qui ont résumé la nationalité italienne. L’un a chanté sur son berceau, l’autre a pleuré sur son agonie. Mais ne devançons pas les événements, et tâchons de bien connaître l’enfant avant de juger l’homme. Je disais donc que l’apprenti de Ghirlandajo entra dans les jardins de Médicis. Il y trouva quelques-uns de ses amis les tailleurs de pierre qui l’avaient bercé à Settignano. On l’accueillit, on le fêta, comme bien vous pouvez le croire ; on lui montra les plus beaux trésors du musée improvisé. Michel-Ange contemplait avidement tous ces chefs-d’œuvre mutilés par le temps, et remis sur l’autel par la vénération de ses contemporains. La beauté antique le frappait sans l’enivrer. À son admiration d’artiste se mêlait malgré lui une secrète amertume, une jalousie instinctive, un violent désir, non pas d’imiter, mais de dépasser les anciens. Du fond de son âme, il sentait monter à sa tête les vapeurs d’un orgueil infini, un secret désespoir d’avoir été devancé par des hommes plus heureux, qui, pour être immortels, n’avaient eu qu’à copier la nature ! tandis que lui, venu trop tard, comment s’y prendrait-il pour faire mieux ? Ces pensées durent aigrir son caractère, porté naturellement à la méditation et à l’isolement. À l’âge où les autres enfants s’épanouissent à la joie et au bonheur, il était déjà caustique et sauvage. Qu’aurait-il dit, grand Dieu ! si, au moment où il se promenait dans les jardins de Saint-Marc, il eût pu savoir que, quatre ou cinq années auparavant, dans la petite ville d’Urbin, était né un artiste, l’incarnation la plus complète et la plus pure de ce beau idéal qu’il enviait chez les anciens, et que le monde adorerait cet artiste sous le nom de Raphaël ?

Les ouvriers de Laurent le Magnifique ne pouvant deviner les idées qui se pressaient en foule dans l’esprit du jeune homme, et connaissant ses goûts pour les pierres, lui offrirent un morceau de marbre. On le laissa maître d’en faire ce qu’il voudrait, et de revenir aux jardins autant de fois qu’il lui ferait plaisir. Michel-Ange, pour toute réponse, se saisit d’un ciseau, se débarrassa de sa veste, et se mit à ébaucher à grands coups de marteau une tête de faune.

La boutique de Ghirlandajo fut désertée à son tour, comme l’avait été l’école de messer Francesco, et cela au grand déplaisir du maître, qui perdait dans son apprenti un puissant auxiliaire, et à la grande satisfaction des élèves, qui voyaient s’éloigner un rival détesté.

Un jour, comme il achevait la tête de son vieux faune, un homme d’une quarantaine d’années, d’une figure assez laide, et d’une mise très négligée, s’arrêta devant lui, et le regarda faire en silence. Michel-Ange travaillait avec ardeur, sans prendre garde à l’inconnu, et se souciant aussi peu de lui que de la poussière de marbre qui tombait sous son ciseau.

Quand il eut donné le dernier coup à son œuvre, l’enfant se recula un peu, comme font les artistes, pour mieux juger de l’effet de sa tête, et en parut fort satisfait. C’est là probablement que l’attendait le témoin muet de cette scène.

Celui-ci s’avança lentement, et, posant la main sur l’épaule du jeune sculpteur :

– Mon ami, lui dit-il avec un léger sourire, si vous voulez bien le permettre, j’aurai une observation à vous faire.

Michel-Ange se tourna vivement vers lui, avec cet air goguenard et insolent que prendrait un rapin de nos jours vis-à-vis d’un bourgeois.

– Une observation ? Vous ?…

Ces trois mots furent prononcés avec une grande lenteur.

– Une critique, si vous l’aimez mieux.

– Sur la tête de mon faune ?

– Sur la tête de votre faune.

– Et qui êtes-vous, monsieur, pour vous croire le droit de critiquer mon travail ?

– Peu vous importe qui je suis, pourvu que ma critique soit juste.

– Et qui décidera, monsieur, entre vous et moi, lequel de nous deux a raison ?

– Je vous en laisse juge vous-même.

– Voyons, monsieur, parlez ! s’écria Michel-Ange en se croisant les bras d’un air de défi.

– N’avez-vous pas voulu faire un vieux faune qui rit aux éclats ?

– Sans doute ; c’est bien facile à comprendre.

– Eh bien, ajouta le critique en riant, où avez-vous vu des vieillards qui aient toutes les dents à leur bouche ?

L’enfant rougit jusqu’au blanc des yeux et se mordit la lèvre. La remarque était juste. Il attendit que le bourgeois eût tourné le dos, et, d’un seul coup de ciseau, il enleva deux dents à son faune. Pour rendre l’illusion plus complète, il songea même à creuser la gencive ; mais, comme il n’avait pas d’instrument pour percer le marbre, il remit le reste de la besogne au lendemain.

Dès que le jardin fut ouvert, Michel-Ange était à son poste ; mais le faune avait disparu. À la place où il avait laissé son marbre, il retrouva le bourgeois de la veille.

– Où est donc ma tête ? demanda le jeune sculpteur d’un air courroucé.

– On l’a enlevée par mes ordres, répondit l’inconnu avec son flegme ordinaire.

– Et qui êtes-vous, monsieur, pour donner des ordres dans les jardins de Laurent le Magnifique ?

– Suivez-moi, et vous le saurez.

– Je vous suivrai pour vous forcer à me rendre mon faune.

– Peut-être serez-vous content de le laisser où il est.

– Nous verrons !

– Nous verrons.

L’inconnu prit le chemin du palais, toujours avec le même calme, et se disposait à franchir l’escalier, lorsque l’enfant, l’arrêtant par le bras, lui dit, d’un air moitié timide, moitié colère :

– Où allez-vous donc, monsieur ? Croyez-vous qu’on pénètre dans les appartements du prince ? Dans ses jardins, passe encore, puisqu’il veut bien le permettre. Nous allons nous faire jeter à la porte.

L’inconnu traversa l’antichambre. Les serviteurs se levèrent sur son passage, les gardes le saluèrent avec respect.

Michel-Ange le suivait, de plus en plus inquiet.

– Serait-il un employé du palais ? se dit-il, un peu troublé de son aventure. En ce cas, j’ai eu tort de lui parler si durement. Bah ! après tout, mon faune m’appartient, et il devra bien me le rendre. Mon œuvre est à moi. S’il y tient absolument, je lui payerai le marbre.

L’inconnu traversa les galeries et les salons, sans que personne songeât à lui défendre l’entrée.

– Diable ! fit Michel-Ange, serait-ce le secrétaire lui-même que j’ai traité de la sorte ? Je viens de faire là une belle équipée.

L’inconnu, sans se détourner, poussa la porte d’un cabinet royalement meublé et enrichi d’objets d’art de la plus grande valeur.

L’enfant s’arrêta sur le seuil, interdit et tremblant : son assurance venait de le quitter tout à coup ; il se crut sérieusement perdu ; il venait d’offenser un personnage assez puissant pour entrer chez Laurent de Médicis sans se faire annoncer. Comme il essayait de balbutier une excuse, il leva les yeux, et vit son vieux faune posé sur une riche console.

– Tu vois bien, mon ami, lui dit l’inconnu toujours avec son ton de bonté et de douceur, que, si j’ai fait enlever ton faune du jardin, c’était pour le placer dans un endroit plus convenable.

– Mais, mon Dieu ! s’écria le jeune artiste pris d’une nouvelle inquiétude, que dira le prince en voyant cette pauvre ébauche au milieu de tant d’ouvrages précieux ?

– Le prince te tend la main, mon ami ; viens la serrer.

Tout autre serait tombé à genoux. Michel-Ange, ému jusqu’aux larmes, baissa la tête et serra cordialement la main que Laurent le Magnifique venait de lui tendre.

– Désormais, te voilà de la maison, mon ami ; tu travailleras chez moi ; tu dîneras à ma table ; je ne ferai aucune différence entre toi et mes enfants. Va, passe dans ma garde-robe, et fais-toi donner un beau manteau violet, tout à fait pareil à ceux que portent, les jours de fête, Pierre et Jean de Médicis.

– Monseigneur, répondit l’enfant attendri, avant de profiter de vos dons, permettez-moi de courir chez mon père ; je veux qu’il soit de moitié dans mon bonheur. Il m’a chassé de sa maison en enfant paresseux et indigne, je veux y retourner en homme obéissant et soumis. Je connais mon père ; il est inflexible mais juste, et il comprendra, d’après ce qui m’arrive, que, loin de me repentir, j’ai le droit de m’enorgueillir de ma faute. À dater de ce jour, je puis me présenter partout, même chez moi ; car Laurent de Médicis, le premier homme de son siècle, m’a sacré artiste.

– C’est bien, mon enfant ; tu peux retourner chez ton père et lui annoncer que ma protection s’étendra également sur toute sa famille. Dès aujourd’hui, je lui permets de se présenter au palais pour me demander l’emploi qui lui conviendra le mieux dans Florence.

Le vieux Buonarotti déjeunait tranquillement dans sa chambre, dont il n’avait pas voulu sortir après l’aventure de son fils, lorsqu’un coup violent, suivi d’une tempête de coups plus violents encore, vint ébranler la porte. Le podestat courut ouvrir lui-même, et recula de trois pas à l’aspect de Michel-Ange, qu’il ne reconnut pas au premier abord. Pâle, haletant, la tête nue, les vêtements en désordre, couvert de poussière et de plâtre, l’enfant ne fit qu’un bond de la porte jusqu’à son père, pour se jeter dans ses bras.

– Loin de moi, malheureux ! s’écria le podestat, que tant d’audace rendait tremblant de colère.

– Mon père, mon père, écoutez-moi, de grâce, avant de me chasser.

– N’approche pas, fils indigne et dégénéré ; ne me souille pas de ta boue.

– Mais, au nom du ciel, écoutez-moi un seul instant.

– Tu veux donc me forcer à te maudire ?…

– Je viens du palais de Médicis…

– Je ne veux pas savoir d’où tu viens, ni ce que tu fais. Cela te regarde, et non plus moi ; j’avais un fils, autrefois, qui s’appelait Michel-Ange. Il devait être, du moins je l’espérais, la gloire, le soutien de ma famille, la consolation de mes vieux jours ; mais ce fils ingrat et rebelle, je ne l’ai plus, Dieu merci ; je l’ai vendu à maître Ghirlandajo pour dix-huit florins…

– Au nom de ma mère, écoutez-moi… Me voici à vos genoux.

– Retourne chez tes maçons ; c’est là ta place.

– Ma place ! dit Michel-Ange se relevant avec fierté ; ma place est dans les appartements du prince, mon père ; ma place est parmi les premiers artistes de Florence ; ma place est à la table de Laurent le Magnifique…

– Mon Dieu ! mon Dieu ! il devient fou, le malheureux ! s’écria le pauvre père passant de la colère à l’effroi.

– Mais suivez-moi, mon père, s’écria Michel-Ange de cette voix brève et forte qui ne permet plus de douter ; suivez-moi, vous verrez. Je vous dis, moi, que c’est Laurent lui-même qui m’a serré la main, qui m’a mené chez lui, qui vous attend, qui vous offre un emploi… celui que vous voudrez, pardieu ! est-ce qu’on marchande avec Michel-Ange ?

Le vieux Buonarotti était renversé ; il tenait sa tête à deux mains comme pour concentrer ses idées, et se demandait, dans une anxiété extrême, lequel des deux, de lui ou de son fils, avait perdu la raison.

Michel-Ange, sans lui laisser le temps de réfléchir, ou plutôt de s’égarer davantage, l’entraîna, moitié de gré, moitié de force, jusqu’au palais du Magnifique. Le podestat croyait rêver. Les gardes ne croisèrent pas les hallebardes pour leur barrer le passage, et les courtisans se rangeaient respectueusement à leur approche.

Quand ils furent arrivés au cabinet du prince, un page leva la portière, et le vieux Buonarotti, suivi de son fils, se trouva en présence de Laurent.

– Messire Buonarotti, lui dit le prince en venant courtoisement à sa rencontre, je vous ai fait déranger pour vous demander la permission de garder auprès de moi Michel-Ange, et pour vous féliciter d’avoir en lui un enfant qui sera le premier artiste de son siècle. Ma maison sera la sienne ; quant à son traitement, vous le fixerez vous-même. Je ne mets à tout cela qu’une condition, votre fils a dû vous le dire : c’est que vous me demanderez l’emploi qui conviendra le plus à vos goûts ou à vos habitudes. Il vous est accordé d’avance.

Ludovic se recueillit un peu avant de répondre. Un instant avait suffi à cette nature énergique et fière pour se remettre de son émotion et de sa surprise. Il se rappela que celui qui lui parlait était comme lui citoyen de Florence, et, lui tendant la main sans roideur, mais sans bassesse, il lui parla comme un égal a droit de parler à son égal.

– Je crois que mon fils, dit-il d’une voix ferme, sera payé au-delà de ce qu’il mérite, si on porte son traitement à cinq ducats par mois.

– Et pour vous, messire Buonarotti ?

– Pour moi, Laurent ?… Il y a à la douane un petit emploi vacant qui ne peut être donné qu’à un citoyen ; cet emploi, je le demande, parce que je suis sûr de le remplir avec honneur.

– Tu seras toujours pauvre, mon cher Ludovic, répondit Médicis en riant, puisque, ayant le choix d’un emploi, tu bornes ton ambition à une petite place dans la douane.

– C’est bien assez pour le père d’un maçon !