– Monseigneur, je ne file pas mieux qu’une autre, seulement, au lieu de chanter je prie en filant, de sorte que Dieu bénit mon ouvrage.

– En ce cas, viens ici, dit le comte.

La jeune fille obéit.

– Regarde par cette fenêtre.

La jeune fille obéit encore. La fenêtre, comme nous l’avons dit, donnait sur le cimetière.

– Vois-tu cette fosse là-bas ? continua le comte.

– Hélas ! répondit la jeune fille, c’est celle de mon père.

– Elle est toute couverte d’orties, comme tu vois.

– Les orties poussent bien sur les tombes, murmura en soupirant la jeune fille.

– Eh bien ! reprit le comte, j’ai entendu dire par ma nourrice que les orties faisaient du fil plus fin que la soie la plus fine. File-moi une pièce de deux chemises avec ces orties ; l’une sera ta chemise de noces, l’autre sera ma chemise de 315

mort. Quand tu me les apporteras toutes deux, je donnerai mon consentement à ton mariage.

– Hélas ! monseigneur, répondit la jeune Claire, je n’ai jamais entendu dire qu’on fît du fil avec des orties, et je ne sais pas comment cela peut se faire.

– Informe-t’en. Ton mariage est à cette condition.

– Mais, monseigneur !

– J’ai dit. Va-t’en, et ne rentre ici qu’avec les deux chemises.

La pauvre Claire sortit en pleurant. À moitié chemin du village, elle rencontra le jardinier qui l’attendait. Elle lui raconta ce qui s’était passé, et lui demanda s’il avait jamais entendu dire que l’on fît du fil avec des orties ?

– Hélas ! oui, répondit le pauvre garçon, mais du fil si fin, qu’il te faudrait plus de vingt ans à toi, et plus de quinze ans à la vieille du Roken pour filer ces deux chemises. Ainsi, c’est comme s’il nous avait refusé.

– Il ne faut pas encore nous désespérer, 316

répondit la jeune fille. J’irai ce soir sur la tombe de mon père, et je prierai tant que peut-être Dieu aura pitié de nous et viendra à notre secours.

Mais son amant secoua la tête, et comme il vit que le comte regardait par la fenêtre, il craignit d’être puni d’avoir abandonné pour un instant son ouvrage, et rentra dans le jardin. Quant à Claire, elle descendit vers le village, et quand le soir fut venu, elle s’en alla au cimetière, et s’agenouilla sur la tombe de ses parents ; et là, elle pria si fort et si profondément, qu’elle ne vit pas que la vieille du Roken était entrée après elle, et se tenait debout à ses côtés, attendant qu’elle eût fini sa prière. Mais comme la pauvre enfant priait toujours :

– Claire, lui dit la bonne vieille, que vous est-il donc arrivé que vous pleurez ainsi, et que vous pleurez en priant ?

Et Claire poussa un grand cri de joie, car elle avait reconnu la voix de la vieille du Roken, même avant de la voir elle-même, et comme on disait tout bas dans le village que c’était une bonne fée, elle pensa que le secours qu’elle 317

attendait du ciel était venu. Aussi se jeta-t-elle dans ses bras en lui racontant tout ce qui s’était passé entre elle et le châtelain.

– N’est-ce que cela, ma bonne Clairette ? dit la vieille en riant. En ce cas, la chose se peut arranger, et dans trois mois vous aurez vos deux chemises.

Et à ces mots elle se mit à arracher les orties qui poussaient sur la tombe du père Gottfried, et en ayant empli son tablier, elle sortit du cimetière en répétant à l’orpheline de ne s’inquiéter de rien, et Claire, qui avait une grande confiance dans les paroles de la vieille, rentra chez elle plus tranquille.

Six semaines s’étaient écoulées depuis ce jour, et le comte, qui n’avait pas revu Claire, ne pensait plus à elle, lorsqu’en chassant dans la montagne, il se laissa emporter à la poursuite d’un lièvre, et, en passant devant une grotte, vit une petite vieille qui filait au fuseau, mais cela si vite, mais cela si habilement, et un si beau chanvre, qui, sous ses doigts devenait un si beau fil, qu’il s’arrêta, et s’approchant d’elle : 318

– Bonjour, bonne vieille, lui dit-il, vous filez sans doute votre chemise de noces ?

– Chemise de noces, chemise de mort ; à votre service, monseigneur, murmura la vieille.

Le comte se sentit frissonner malgré lui. Mais se remettant aussitôt :

– Voilà de bien beau lin, lui dit-il, où l’as-tu volé ?

– Je ne l’ai pas volé, monseigneur, répondit la vieille : c’est tout bonnement du cru de la tombe du bonhomme Gottfried, c’est du chanvre d’orties. Votre Seigneurie n’a-t-elle pas entendu dire par sa nourrice que les orties faisaient du fil plus fin que la soie la plus fine ?

– Oui, oui, j’ai entendu dire cela, répondit le comte de plus en plus ému. Mais je croyais que c’était un conte de bonne femme.

– Ce n’était pas un conte, dit la vieille.

– Et pour qui filez-vous ainsi ?

– Pour ma bonne petite Clairette, la fiancée du jardinier du château, à laquelle le châtelain de Rothenfeltz a commandé deux chemises. Si vous 319

connaissez le châtelain de Rothenfeltz, mon seigneur, dites-lui que dans six semaines ses deux chemises seront faites.

Le châtelain se sentit défaillir malgré lui, et honteux de sa faiblesse, il mit son cheval au galop sans répondre ; quant à la vieille, elle continua de filer en chantant une de ces vieilles chansons comme on en chante aux veillées d’hiver.

Trois mois, heure pour heure, après celle où il avait commandé les chemises à Claire, le sire de Rothenfeltz vit entrer la jeune fille ; elle tenait une chemise sous chaque bras.

– Monseigneur, dit-elle, voici les deux chemises que vous m’avez commandées ; elles sont filées avec les orties qui couvraient la tombe de mon pauvre père. J’ai fidèlement suivi vos ordres, j’espère que vous accomplirez fidèlement votre promesse.

En effet, le seigneur de Rothenfeltz, comme il l’avait promis, ordonna pour le lendemain les noces de Claire et du garçon jardinier, et comme l’aumônier du château venait de les bénir, on 320

l’envoya chercher en toute hâte de la part du châtelain. Il avait eu un coup de sang et se mourait.

Et le soir, au même moment où deux jeunes filles passaient à Claire sa chemise de noces, deux vieilles femmes ensevelissaient le châtelain dans sa chemise de mort.

321

Le dragon des chevaliers de Saint-Jean Les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, qui, comme on le sait, avaient été fondés par Gérard Tenque, gentilhomme provençal, dont nous retrouverons plus tard le berceau aux Martigues, habitaient au XIVe siècle l’île de Rhodes, dont ils portaient aussi le nom. Or, Rhodes vient du mot phénicien Rod, qui veut dire serpent. Ce nom, comme on le pense bien, avait une cause, et cette cause, c’était la quantité innombrable de reptiles que de temps immémorial la patrie du colosse renfermait.

Il est juste de dire cependant que les serpents avaient fort diminué depuis deux cents ans que les moines guerriers s’étaient établis dans l’île, attendu que, dans leurs moments perdus, et pour s’entretenir la main, les chevaliers leur faisaient une rude chasse. Il résulta de cette activité que la commanderie se croyait à peu près délivrée de ses 322

ennemis, lorsqu’un jour un dragon apparut, d’une grandeur si gigantesque et d’une forme si monstrueuse, que près de lui le fameux serpent de Régulus n’était qu’une couleuvre.

Les chevaliers furent fidèles à leurs traditions, si dangereux qu’il fût de les suivre. Plusieurs se présentèrent pour combattre le monstre, et sortirent tour à tour de Rhodes pour l’aller relancer dans la vallée où il avait sa caverne.

Mais de tous ceux qui sortirent, pas un ne revint ; et en ce cas comme toujours, la perte tomba sur les plus vaillants. Le grand maître, Hélion de Villeneuve, fut si désespéré du résultat des premières tentatives, qu’il défendit, sous peine de dégradation, qu’aucun des chevaliers qui étaient sous ses ordres combattît le serpent, disant qu’un pareil fléau ne pouvait être suscité que par Dieu, et que par conséquent c’était avec les armes spirituelles, et non avec les armes temporelles, qu’il le fallait combattre. Les chevaliers cessèrent donc leurs entreprises, au grand désappointement du monstre, qui commençait à s’habituer à la chair humaine, et qui fut forcé d’en revenir tout bonnement à celle des bœufs et des moutons.

323

Sur ces entrefaites arriva à Rhodes un chevalier de la Camargue, nommé Dieudonné de Gozon : c’était à la fois un chevalier d’une grande bravoure et d’une grande prudence, mais qui ne s’était jamais battu qu’en Occident ; de sorte qu’il résolut, à l’endroit du serpent, de donner à ses compagnons un échantillon de ce qu’il savait faire ; mais comme, ainsi que nous l’avons dit, c’était un homme aussi sage que brave, il résolut de ne pas risquer imprudemment sa vie, comme avaient fait de la leur ceux qui avaient entrepris l’aventure avant lui ; et, avant de combattre, il voulut bien savoir à quel ennemi il avait à faire.

En conséquence, Dieudonné de Gozon prit sur le monstre les renseignements les plus exacts qu’il put se procurer, et il apprit qu’il habitait un marais à deux lieues de la ville. Vers les onze heures du matin, c’est-à-dire au moment le plus chaud de la journée, il sortait de sa caverne et venait dérouler au soleil ses immenses anneaux, restait jusqu’à quatre heures à l’affût de sa proie, puis, cette heure arrivée, rentrait dans sa caverne pour n’en sortir que le lendemain.

324

Ce n’était point assez, Gozon voulut voir le serpent de ses propres yeux. En conséquence, il sortit un matin de Rhodes, et s’achemina vers le marais, muni, au lieu d’armes, d’un crayon et d’une feuille de papier. Arrivé à un millier de pas de la caverne, il chercha un lieu sûr, d’où il pût tout voir sans être vu, et l’ayant trouvé, il attendit, son crayon et son papier à la main, qu’il plût au serpent de venir prendre l’air. Le serpent était très exact dans ses habitudes ; à son heure ordinaire, il sortit, se jeta sur un bœuf qui s’était aventuré dans ses domaines, l’engloutit tout entier dans son vaste estomac, et, satisfait de sa journée, s’en vint digérer au soleil, à cinq cents pas de l’endroit où Gozon était caché.

Gozon eut donc tout le temps de faire son portrait : le serpent posait comme un modèle ; aussi reproduisit-il avec une fidélité scrupuleuse les moindres détails de sa personne, puis, le dessin terminé, le chevalier se retira avec la même précaution et s’en revint à Rhodes.

Ses camarades lui demandèrent s’il avait vu le serpent. Gozon leur montra son dessin, et ceux 325

qui n’avaient fait même que l’entrevoir reconnurent qu’il était de la plus grande exactitude.

Le lendemain, Gozon sortit de nouveau de Rhodes, et retourna à sa cachette. Le soir, il revint à la même heure que la veille. Les autres chevaliers lui demandèrent ce qu’il avait fait, et il répondit qu’il avait fait quelques corrections à son dessin de la veille. Les chevaliers se mirent à rire.

Le surlendemain, mêmes sorties, mêmes précautions, et au retour même réponse. Les chevaliers crurent leur camarade fou, et ne s’en occupèrent plus.

Ce manège dura trois semaines : au bout de trois semaines, le jeune chevalier savait son serpent par cœur. Alors il demanda au grand maître un congé de six mois, et l’ayant obtenu, il s’en revint en son château de Gozon, qui était situé sur le Petit-Rhône, en Camargue.

À son retour, chacun lui fit grande fête, et surtout deux magnifiques dogues qu’il avait : c’étaient des chiens de la plus grande race, 326

habitués à tenir les taureaux en arrêt, tandis que l’intendant de Gozon les marquait avec un fer rouge. Gozon, de son côté, leur fit grande fête, car il avait ses vues sur eux, et comme il craignait qu’ils n’eussent dégénéré en son absence, il les lança sur deux ou trois taureaux qu’ils coiffèrent à la minute.

Le même jour, Gozon, sûr d’avoir en eux deux auxiliaires comme il les lui fallait, se mit à l’œuvre.

Grâce au dessin qu’il avait pris sur les lieux, et enluminé d’après nature, Gozon fit un serpent si parfaitement exact, que c’était la même taille, les mêmes couleurs, le même aspect ; alors, à l’aide d’un mécanisme intérieur, il lui donna les mêmes mouvements ; puis, son automate achevé, il commença l’éducation de son cheval et de ses chiens.

La première fois qu’ils virent le monstre, tout artificiel qu’il était, le cheval se cabra et les chiens s’enfuirent. Le lendemain, chevaux et chiens furent moins effrayés ; mais cependant ni les uns ni les autres ne voulurent approcher de 327

l’animal. Le surlendemain, le cheval vint à la distance de cinquante pas du monstre, et les chiens lui montrèrent les dents. Huit jours après, le cheval foulait le serpent sous ses pieds, et les deux dogues donnaient dessus comme sur le taureau.

Cependant Gozon les exerça deux mois encore, habituant ses chiens à faire leurs prises sous le ventre, car il avait remarqué que sous le ventre le serpent n’avait pas d’écailles. À cet effet, il mettait de la chair fraîche dans l’estomac de son automate, et les chiens, qui savaient que leur déjeuner les attendait là, allaient le chercher jusqu’au fond de ses entrailles. Au bout de deux mois, il n’avait plus rien à leur apprendre : d’ailleurs, si bien raccommodé qu’il fût tous les jours, le monstre commençait à s’en aller en morceaux.

Le chevalier partit pour Rhodes, où, après une traversée d’un mois, il aborda heureusement. Il y avait un peu moins de six mois qu’il en était parti.

En mettant le pied dans le port, il demanda des 328

nouvelles du monstre. Le monstre se portait à merveille ; seulement comme de jour en jour les troupeaux et le gibier devenaient plus rares, il étendait maintenant ses excursions jusque sous les murs de la ville. Le grand maître Hélion de Villeneuve avait ordonné des prières de quarante heures. Mais les prières de quarante heures n’y faisaient pas plus que si elles eussent été de simples Ave Maria de sorte que l’île de Rhodes était dans la désolation la plus profonde.

Le chevalier, monté sur son cheval et suivi de ses deux dogues, s’en alla droit à l’église, où il fit ses dévotions, et où il resta en prières depuis sept heures du matin jusqu’à midi, laissant ses chiens sans manger, et donnant au contraire force avoine à son cheval ; puis à midi, c’est-à-dire à l’heure où le monstre avait l’habitude de faire sa sieste, il sortit de la ville et se dirigea vers le marais suivi de ses chiens, qui hurlaient lamentablement, tant ils enrageaient de faim.

Mais, comme je l’ai dit, le monstre s’était fort rapproché de la ville ; de sorte que le chevalier eut à peine fait un mille hors des portes qu’il le 329

vit bâillant au soleil et attendant une proie quelconque. Aussi, à peine de son côté le monstre eut-il vu le chevalier, qu’il releva la tête en sifflant, battit des ailes et s’avança rapidement contre lui.

Mais la proie sur laquelle il comptait était de difficile digestion, car à peine les deux dogues l’eurent-ils vu qu’ils crurent que c’était leur serpent de carton, et que, se souvenant qu’il avait leur déjeuner dans le ventre, au lieu de fuir, ils se jetèrent sur lui et l’attaquèrent avec acharnement.

De leur côté, le cheval et le chevalier faisaient de leur mieux, l’un ruant des quatre pieds, l’autre frappant des deux mains ; de sorte que le malheureux serpent, qui ne s’était jamais trouvé à pareille fête, voulut fuir vers sa caverne ; mais il était condamné ; un coup d’estoc du chevalier le jeta sur le flanc, en même temps qu’un coup de pied du cheval lui brisait l’aile, et que les deux dogues lui fouillaient l’un l’estomac pour lui manger le cœur, et l’autre les entrailles pour lui manger le foie. En même temps, les habitants de la ville, qui étaient montés sur les remparts, et qui, d’où ils étaient, voyaient le combat, battirent 330

des mains à l’agonie du monstre. Les applaudissements encouragèrent le chevalier, qui sauta à terre, coupa la tête du serpent, et l’ayant attachée en signe de trophée à l’arçon de son cheval, rentra dans la ville de Rhodes, triomphant comme le jeune David, et fut reconduit au palais des chevaliers, accompagné de toute la population. Ses deux chiens le suivaient en se léchant le museau.

Mais arrivé à la commanderie, il trouva le grand maître Hélion de Villeneuve qui l’attendait, et qui, au lieu de le féliciter sur son courage, lui rappela l’ordonnance qu’il avait rendue, et qui défendait à aucun chevalier de Saint-Jean de se mesurer contre le monstre ; puis, en vertu de cette ordonnance à laquelle le chevalier avait si heureusement contrevenu, il l’envoya en prison en disant que mieux valait que tous les troupeaux et la moitié des habitants de l’île soient mangés qu’un seul chevalier de l’ordre manquât à la discipline. En conséquence de cet axiome, dont les Rhodiens contestaient la vérité, mais dont le chevalier fut obligé de subir l’application, le grand maître envoya Gozon au cachot, assembla 331

le conseil, qui, séance tenante, condamna le vainqueur à la dégradation ; mais, comme on le comprend bien, à peine le jugement fut-il rendu que la grâce ne se fit point attendre. Gozon fut réhabilité, réintégré dans son titre et comblé d’honneurs ; puis quelques mois après, Hélion de Villeneuve étant mort, il fut élu grand maître à sa place. Ce fut à compter de ce moment que Gozon prit pour armes un dragon, armes qui furent conservées par sa famille jusqu’au commencement du XVIIe siècle, époque à laquelle cette famille s’éteignit.

Quant au cheval et aux deux dogues, ils furent nourris tout le temps de leur vie aux frais de la commune de Rhodes et empaillés après leur mort.

332

Ponce Pilate chez les Suisses

– Savez-vous comment on appelle cette grande montagne rouge et décharnée, qui a trois sommets, en souvenir des trois croix du Calvaire ?

– On l’appelle le Pilate.

– Et d’où l’appelle-t-on comme cela ?

– Du mot latin, pileatus, qui veut dire coiffé, parce que, ayant toujours des nuages à sa cime, il a l’air d’avoir la tête couverte ; d’ailleurs, c’est bien prouvé par le proverbe que je vous ai entendu dire à vous ce matin, lorsque je vous ai demandé quel temps nous aurions :

Quand Pilate aura mis son chapeau.

Le temps sera serein et beau.

333

Vous n’y êtes pas, dit le batelier.

– Et d’où lui vient ce nom alors ?

– De ce qu’il sert de tombe à celui qui condamna le Christ.

– À Ponce Pilate ?

– Oui, oui.

– Allons donc ; le père Brottier dit qu’il est enterré à Vienne, et Flavien, qu’il a été jeté dans le Tibre.

– Tout cela est vrai.

– Il y a donc trois Ponce Pilate, alors ?

– Non, non, il n’y en a qu’un seul, toujours le même ; seulement, il voyage.

– Diable ! cela me semble assez curieux : et peut-on savoir cette histoire ?

– Oh ! pardieu ! ce n’est pas un mystère, et le dernier paysan vous la racontera.

– La savez-vous ?

– On m’a bercé avec ; mais ces histoires-là, voyez-vous, c’est bon pour nous, qui sommes des 334

imbéciles ; mais vous autres, vous n’y croyez pas.

– La preuve que j’y crois, c’est qu’il y aura cinq francs de trinkgeldt si vous me la racontez.

– Vrai ?

– Les voilà.

– Qu’est-ce que vous en faites donc, des histoires, que vous les payez ce prix-là ?

– Que vous importe ?

– Ah ! au fait, ça ne me regarde pas. Pour lors, comme vous le savez, le bourreau de Notre-Seigneur avait été appelé de Jérusalem à Rome par l’empereur Tibère.

– Non, je ne savais pas cela.

– Eh bien, je vous l’apprends. Donc, voyant qu’il allait être condamné à mort pour son crime, il se pendit aux barreaux de sa prison. De sorte que, lorsqu’on vint pour l’exécuter, on le trouva mort. Mécontent de voir sa besogne faite, le bourreau lui mit une pierre au cou et jeta le cadavre dans le Tibre. Mais à peine y fut-il que le Tibre cessa de couler vers la mer, et que, refluant à sa source, il couvrit les campagnes et inonda 335

Rome. En même temps, des tempêtes affreuses vinrent éclater sur la ville, la pluie et la grêle battirent les maisons, la foudre tomba et tua un esclave qui portait la litière de l’empereur Auguste1, lequel eut une telle peur qu’il fit vœu de bâtir un temple à Jupiter Tonnant. Si vous allez à Rome, vous le verrez, il y est encore.

Mais, comme ce vœu n’arrêtait pas le carillon, on consulta l’oracle : l’oracle répondit que, tant qu’on n’aurait pas repêché le corps de Ponce Pilate, la désolation de l’abomination continuerait. Il n’y avait rien à dire. On convoqua les bateliers, et on les mit en réquisition ; mais pas un ne se souciait de plonger pour aller chercher le farceur qui faisait un pareil sabbat au fond de l’eau. Enfin on fut obligé d’offrir la vie à un condamné à mort, s’il réussissait dans l’entreprise. Le condamné accepta : on lui mit une corde autour du corps ; il plongea deux fois dans le Tibre, mais inutilement ; à la troisième, voyant qu’il ne remontait pas, on tira la corde, 1 J’espère qu’on nous croit assez instruit en histoire pour que ce ne soit pas nous qu’on accuse d’avoir fait tuer, sous Tibère, un esclave qui portait la litière d’Octave.

336

alors il remonta à la surface de l’eau, tenant Ponce Pilate par la barbe. Le plongeur était mort ; mais, dans son agonie, ses doigts crispés n’avaient point lâché le maudit. On sépara les deux cadavres l’un de l’autre ; on enterra magnifiquement le condamné, et l’on décida qu’on emporterait l’ex-proconsul de Judée à Naples, et qu’on le jetterait dans le Vésuve. Ce qui fut dit fut fait ; mais à peine le corps fut-il dans le cratère que toute la montagne mugit, que la terre trembla : les cendres jaillirent, des laves coulèrent ; Naples fut renversée, Herculanum ensevelie et Pompéï détruite. Enfin comme on se douta que tous ces bouleversements venaient encore du fait de Ponce Pilate, on proposa une grande récompense à celui qui le tirerait de sa nouvelle tombe. Un citoyen dévoué se présenta, et, un jour que la montagne était un peu plus calme, il prit congé de ses amis et partit pour tenter l’entreprise, défendant que personne ne le suivît, afin de n’exposer que lui seul. La nuit qui suivit son départ, tout le monde veilla ; mais nul bruit ne se fit entendre : le ciel resta pur, et le soleil se leva magnifique ; et, comme on ne 337

l’avait pas vu depuis longtemps, alors on alla en procession sur la montagne, et l’on trouva le corps de Pilate au bord du cratère ; mais de celui qui l’en avait tiré, jamais, au grand jamais, on n’en entendit reparler.

« Alors, comme on n’osait plus jeter Pilate dans le Tibre à cause des inondations, comme on ne pouvait le pousser dans le Vésuve à cause des tremblements de terre, on le mit dans une barque, que l’on conduisit hors du port de Naples, et qu’on abandonna au milieu de la mer, afin qu’il s’en allât, puisqu’il était si difficile, choisir lui-même la sépulture qui lui conviendrait. Le vent venait de l’orient, la barque marcha donc vers l’occident ; mais, après huit ou dix jours, il changea, et, comme il tourna au midi, la barque navigua vers le nord. Enfin elle entra dans le golfe de Lyon, trouva une des bouches du Rhône, remonta le fleuve jusqu’à ce que, rencontrant près de Vienne, en Dauphiné, l’arche d’un ancien pont cachée par l’eau, l’embarcation chavirât.

« Alors,

les

mêmes

prodiges

recommencèrent ; le Rhône s’émut, le fleuve se 338

gonfla, et l’eau couvrit les terres basses ; la grêle coupa les moissons et les vignes des terres hautes, et le tonnerre tomba sur les habitations des hommes. Les Viennois, qui ne savaient à quoi attribuer ce changement dans l’atmosphère, bâtirent des temples, firent des pèlerinages, s’adressèrent aux plus savants devins de France et d’Italie ; mais nul ne put dire la cause de tous les malheurs qui affligèrent la contrée. Enfin la désolation dura ainsi près de deux cents ans. Au bout de ce temps, on entendit dire que le Juif errant allait passer par la ville, et, comme c’était un homme fort savant, attendu que, ne pouvant mourir, il avait toute la science des temps passés, les bourgeois résolurent de guetter son passage et de le consulter sur les désastres dont ils ignoraient la cause. Or, il est connu que le Juif errant est passé à Vienne...

– Ah ! pardieu ! dis-je interrompant mon batelier, vous me tirez là une fameuse épine du pied ; certainement que le Juif errant est passé à Vienne...

– Ah ! voyez-vous ! dit mon homme tout 339

radieux.

– Et la preuve, continuai-je, c’est qu’on a fait une complainte avec une gravure représentant son vrai portrait, dans laquelle il y a ce couplet : En passant par la ville

De Vienne en Dauphiné,

Des bourgeois fort dociles

Voulurent lui parler.

Oui, dit le batelier, on les voit dans le fond, le chapeau à la main...

– Eh bien, nous avons passé une nuit et un jour à chercher, Méry et moi, ce que les bourgeois de Vienne pouvaient avoir à dire au Juif errant ; c’est tout simple, ils avaient à lui demander ce que signifiaient le tonnerre, la pluie et la grêle...

– Justement.

– Ah bien, mon ami, je vous suis bien reconnaissant ; voilà un fameux point historique éclairci ; allez, allez, allez.

340

– Donc ils prièrent le Juif errant de les débarrasser de cette peste : le Juif errant y consentit, les bourgeois le remercièrent et voulurent lui donner à dîner ; mais, comme vous savez, il ne pouvait pas s’arrêter plus de cinq minutes au même endroit, et, comme il y en avait déjà quatre qu’il causait avec les bourgeois de Vienne, il descendit vers le Rhône, s’y jeta tout habillé, et reparut au bout d’un instant portant Ponce Pilate sur ses épaules ; les bourgeois le suivirent quelque temps en le comblant de bénédictions. Mais, comme il marchait trop vite, ils l’abandonnèrent à deux lieues de la ville, en lui disant que, si jamais ses cinq sous venaient à lui manquer, ils lui en feraient la rente viagère.

Le Juif errant les remercia et continua son chemin, assez embarrassé de ce qu’il allait faire de son ancienne connaissance Ponce Pilate.

« Il fit ainsi le tour du monde, tout en pensant où il pourrait le mettre, et cela, sans jamais trouver une place convenable, car partout il pouvait renouveler les malheurs qu’il avait déjà causés ; enfin, en traversant la montagne que vous voyez, qui, à cette époque, s’appelait 341

Fracmont1, il crut avoir trouvé son affaire : en effet, presque à sa cime, au milieu d’un désert horrible, et sur un lit de rochers, s’étend un petit lac qui ne nourrit aucune créature vivante, ses bords sont sans roseaux et ses rivages sans arbres.

Le Juif errant monta sur le sommet de l’Esel, que vous voyez, d’ici, le plus pointu des trois pics, et d’où l’on découvre, par le beau temps, la cathédrale de Strasbourg, et de là jeta Ponce Pilate dans le lac.

« À peine y fut-il qu’on entendit à Lucerne un carillon auquel on n’était pas habitué. On eût dit que tous les lions d’Afrique, tous les ours de la Sibérie et tous les loups de la Forêt-Noire rugissaient dans la montagne. À compter de ce jour-là, les nuages, qui ordinairement passaient au-dessus de sa tête, s’y arrêtèrent ; ils arrivaient de tous les côtés du ciel comme s’ils s’y étaient donné rendez-vous ; cela faisait, au reste, que toutes les tempêtes éclataient sur le Fracmont et laissaient assez tranquille le reste du pays. De là vient le proverbe que vous disiez :

1 Mons fractus.

342

Quand Pilate a mis un chapeau, etc., etc.

Oui ! oui ! c’est clair ; d’ailleurs, ça ne le serait pas, que j’aime beaucoup mieux cette histoire-ci que l’autre.

– Oh ! mais c’est qu’elle est vraie, l’histoire !

– Mais je vous dis que je la crois !

– C’est que vous avez l’air...

– Non, je n’ai pas l’air...

– À la bonne heure, parce qu’alors ce serait inutile de continuer.

– Un instant, un instant ; je vous dis que j’y crois, parole d’honneur ; allez, je vous écoute.

– Ça dura comme ça mille ans à peu près ; Ponce Pilate faisait toujours les cent dix-neuf coups ; mais, comme la montagne est à trois ou quatre lieues de la ville, il n’y avait pas grand inconvénient, et on le laissait faire. Seulement, toutes les fois qu’un paysan ou qu’une paysanne se hasardaient dans la montagne sans être en état de grâce, c’était autant de flambé ; Ponce Pilate leur mettait la main dessus, et bonsoir.

343

« Enfin, un jour, c’était au commencement de la réforme, en 1525 ou 1530, je ne sais plus bien l’année, un frère rose-croix, espagnol de nation, qui venait de visiter la Terre sainte, et qui cherchait des aventures, entendit parler de Ponce Pilate, et vint à Lucerne dans l’intention de mettre le païen à la raison. Il demanda à l’avoyer de lui laisser tenter l’entreprise, et, comme la proposition était agréable à tout le monde, on l’accepta avec reconnaissance. La veille du jour fixé pour l’expédition, le frère rose-croix communia, passa la nuit en prières, et, le premier vendredi du mois de mai 1531, je me le rappelle maintenant, il se mit en route pour la montagne, accompagné jusqu’à Steinbach, ce petit village, à notre droite, que nous venons de passer, par toute la ville ; quelques-uns, plus hardis, s’avancèrent même jusqu’à Nergiswil ; mais là le chevalier fut abandonné de tout le monde, et continua sa route ayant son épée pour toute arme.

« À peine fut-il dans la montagne qu’il trouva un torrent furieux qui lui barrait le chemin ; il le sonda avec une branche d’arbre ; mais il vit qu’il était trop profond pour être traversé à gué ; il 344

chercha de tous côtés un passage et n’en put trouver ; enfin, se confiant à Dieu, il fit sa prière, résolu de le franchir quelque chose qui pût arriver, et, lorsque sa prière fut finie, il releva la tête et reporta les yeux sur l’obstacle qui l’avait arrêté. Un pont magnifique était jeté d’un bord à l’autre ; le chevalier vit bien que c’était la main du Seigneur qui l’avait bâti, et s’y engagea hardiment. À peine avait-il fait quelques pas sur l’autre rive qu’il se retourna pour voir encore une fois l’ouvrage miraculeux ; mais le pont avait disparu.

« Une lieue plus avant, et comme il venait de s’engager dans une gorge étroite et rapide, qui conduisait au plateau de la montagne où se trouve le lac, il entendit un bruit effroyable au-dessus de sa tête ; au même moment, la masse de granit sembla chanceler sur sa base, et il vit venir à lui une avalanche qui, se précipitant pareille à la foudre, remplissait toute la gorge et roulait bondissante comme un fleuve de neige ; le rose-croix n’eut que le temps de mettre un genou en terre et de dire : « Mon Dieu ! Seigneur ! ayez pitié de moi ! » mais à peine avait-il prononcé ces 345

paroles que le flot immense se partagea devant lui, passant à ses côtés avec un fracas affreux, et, le laissant isolé comme sur une île, alla s’engloutir dans les abîmes de la montagne.

« Enfin, comme il mettait le pied sur la plate-forme, un dernier obstacle, et le plus terrible de tous, vint s’opposer à sa marche. C’était Pilate lui-même, en tenue de guerre, et tenant pour arme à la main un pin dégarni de ses branches, dont il s’était fait une massue.

« La rencontre fut terrible : et, si vous montiez sur la montagne, vous pourriez voir encore l’endroit où les deux adversaires se joignirent.

Tout un jour et toute une nuit ils combattirent et luttèrent ; et le rocher a conservé l’empreinte de leurs pieds. Enfin le champion de Dieu fut vainqueur, et, généreux dans sa victoire, il offrit à Pilate une capitulation qui fut acceptée : le vaincu s’engagea à rester six jours tranquille dans son lac, à la condition que le septième, qui serait un vendredi, il lui serait permis d’en faire trois fois le tour en robe de juge ; et, comme ce traité fut juré sur un morceau de la vraie croix, Pilate fut 346

forcé de l’exécuter de point en point. Quant au vainqueur, il redescendit de la montagne, et ne retrouva plus ni l’avalanche ni le torrent, qui étaient des œuvres du démon, et qui avaient disparu avec sa puissance.

« Alors le conseil de Lucerne prit une décision, ce fut d’interdire l’ascension du Pilate le vendredi ; car, ce jour, la montagne appartenait au maudit, et le rose-croix avait prévu que ceux qui le rencontreraient mourraient dans l’année.

Pendant trois cents ans, cette coutume fut observée : aucun étranger ne pouvait gravir le Pilate sans permission ; ces permissions étaient accordées par l’avoyer pour tous les jours de la semaine, excepté le vendredi ; et chaque semaine, les pâtres prêtaient serment de n’y conduire personne pendant l’interdiction ; cette coutume dura jusqu’à la guerre des Français, en 99. Depuis ce temps, va qui veut et quand il veut au Pilate.

Mais il y a eu plusieurs exemples que le bourreau du Christ n’a pas renoncé à ses droits.

347

Les deux bossus

Une voiture, que j’avais louée pour faire une course dans les environs d’Aix-la-Chapelle, m’attendait à la porte de l’église. Je montai dedans, et j’ordonnai au cocher de me conduire au marché aux poissons ; c’est que le marché aux poissons est célèbre non seulement par ses anguilles de la Meuse et ses carpes du Rhin, mais encore par une vieille tradition qui remonte au jour de la Saint-Mathieu, de l’an de Notre-Seigneur 1549.

Donc, ce jour de la Saint-Mathieu, de l’an 1549, un pauvre musicien bossu, qui venait de faire danser une noce dans un village, rentrait avec les trois florins qu’il avait gagnés dans sa poche, lorsqu’en arrivant au parvis il fut tout étonné de voir la place aux poissons parfaitement éclairée. Minuit venait de sonner à la cathédrale, ce n’était point l’heure du marché, aussi le pauvre 348

musicien, croyant qu’il y avait cette nuit à Aix quelque fête particulière dont son calendrier ne l’avait pas prévenu, s’avança vers les lumières, espérant que si, comme il le croyait, on se réjouissait là, son violon n’y serait pas plus déplacé qu’ailleurs.

En effet, il y avait joyeuse assemblée sur la place ; tous les étalages des marchands de poissons étaient illuminés avec une telle profusion que le musicien se demandait comment on avait pu trouver tant de bougies dans la ville.

Des mets tout fumants étaient servis dans des plats d’or ; les vins les plus exquis brillaient dans des carafes de cristal, qu’ils faisaient de topaze ou de rubis ; enfin, grand nombre de jeunes dames des plus élégantes et de cavaliers des mieux vêtus faisaient honneur au repas, qui tirait à sa fin. À cette vue, le musicien, ne doutant point qu’il fût tombé au milieu de quelque sabat, voulut fuir ; mais, en se retournant, il trouva derrière lui des pages et des valets qui lui barrèrent le chemin, et lui ordonnèrent, au nom de leur maître et de leur maîtresse, de monter sur une table et de leur jouer du violon.

349

Jamais le pauvre musicien qui, même en état de quiétude, avait grand-peine à jouer juste, n’avait été disposé à jouer plus faux, lorsqu’à son grand étonnement, au premier coup d’archet qu’il donna, ses doigts se mirent à courir sur les cordes avec une rapidité et une justesse qui eussent fait honneur à Paganini ou à Bériot. En même temps, des sons, d’une suavité si grande que le pauvre diable ne pouvait croire qu’ils émanassent de lui, se répandirent dans l’air, et chaque cavalier ayant choisi sa danseuse, une valse effrénée, une de ces valses comme en a vu Faust et comme les peint Boulanger, commença, s’enlaçant, s’enroulant, se tordant comme les mille replis d’un immense serpent, et tout cela avec des cris de joie, des rires, des contorsions si étranges, que le vertige gagna le musicien sur sa table, et que, ne pouvant rester en place, il sauta à bas de son trône improvisé, s’élança d’un seul bond au milieu du cercle, et là, sautant sur un pied, sautant sur l’autre, marquant ainsi la mesure de plus en plus rapide, il finit à son tour par crier, rire et trépigner de toute sa force, si bien qu’à la fin de la danse il était aussi fatigué que les valseurs.

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Alors une belle dame s’approcha de lui, tenant sur un plateau d’argent une coupe d’or pleine de vin délicieux, que le musicien avala jusqu’à la dernière goutte ; pendant ce temps, deux pages lui ôtaient son habit, et la dame, lui appliquant le plateau sur sa bosse, prit un fin couteau à lame d’or, et, sans la moindre douleur, lui enleva l’excroissance qu’il avait jusque-là patiemment portée entre ses deux épaules. Enfin, un beau seigneur, fouillant à son escarcelle, versa dans la coupe vide une poignée de florins d’or pour remplacer le vin qu’il avait bu : le pauvre musicien, voyant que jusque-là on ne lui voulait que du bien, laissait faire les beaux messieurs et les belles dames, tout en se confondant en excuses sur la peine qu’il leur donnait, lorsque tout à coup un coq chanta dans les environs ; à l’instant même, bougies, souper, vins, dames, chevaliers, pages, tout disparut comme si la bouche même du néant avait soufflé dessus, et il se retrouva seul dans la nuit, sans bosse, tenant son violon et son archet d’une main, et sa coupe pleine d’or de l’autre.

Il resta un moment tout étourdi et comme s’il 351

venait de faire un rêve, mais s’étant peu à peu rassuré, il vit qu’il était bien éveillé en se parlant à lui-même et en se félicitant tout haut sur le bonheur qui lui était arrivé. Il reprit le chemin de sa maison, frappa à la porte et appela. Sa femme se leva aussitôt et vint lui ouvrir ; mais à l’aspect de cet homme parfaitement droit, à la place où elle s’attendait à voir un bossu, elle referma vivement la porte, croyant que c’était un voleur qui, pour pénétrer chez elle, avait imité la voix de son mari. Si bien que le pauvre diable eut beau faire et beau dire, force lui fut de passer la nuit sur le banc de pierre qui était près du seuil de sa maison.

Le lendemain au matin, le pauvre musicien fit une nouvelle tentative, et, plus heureux que dans la nuit, finit par être reconnu par sa moitié. Il est vrai que la bonne dame, voyant un homme droit et riche à la place d’un homme pauvre et bossu, donna peut-être quelque chose au hasard en voyant qu’elle ne perdait pas au change. Le musicien lui raconta alors tout ce qui s’était passé, et sa femme qui, comme on a déjà pu s’en apercevoir, était une femme de sens, lui conseilla 352

de donner en aumônes le quart de son or, et comme avec le reste ils avaient encore de quoi vivre tranquillement et honorablement, de suspendre, en manière d’ ex-voto, le violon miraculeux au-dessous de l’image de son patron.

C’était un bon conseil ; aussi fut-il de point en point suivi par l’ex-bossu.

L’aventure, comme on le pense bien, fit grand bruit à Aix-la-Chapelle ; les uns en furent contents, et c’était le plus grand nombre, car le pauvre musicien était généralement fort aimé ; d’autres en furent affligés, et ceux-là c’étaient les envieux.

Or, parmi ces derniers, il y avait un musicien bossu par-devant, qui, à cause de cette infirmité, ne pouvant jouer du violon comme son confrère qui était bossu par-derrière, jouait de la clarinette, et qui, à cause de l’infériorité de l’instrument qu’il avait été forcé d’adopter, avait voué de longue main une grande haine au pauvre violoniste. Il avait donc naturellement été on ne peut plus affligé du bonheur qui lui était arrivé, et cependant il était venu des premiers avec un 353

visage joyeux le féliciter sur sa bonne fortune, tout en trouvant cependant qu’il était mieux quand il avait sa bosse, et il s’était fait raconter l’histoire dans ses moindres détails. Alors, quand il avait été bien renseigné, il était parti, et d’après ce qu’il avait appris, il avait fait son plan.

Malheureusement, un an devait s’écouler avant qu’il ne le mît à exécution, et pour le pauvre bossu cette année fut un siècle. Enfin, le jour ou plutôt la nuit de la Saint-Mathieu arriva : le musicien prit son instrument, s’en alla faire danser dans le village où un an auparavant avait fait danser son confrère, puis à minuit sonnant revint par la même porte, de sorte qu’il se trouva à minuit et quelques minutes sur la place du marché aux poissons ; et arrivé là, sa joie fut grande, car elle était illuminée comme un an auparavant ; les mêmes dames et les mêmes cavaliers étaient attablés à un banquet pareil, mais autant l’autre était joyeux, autant celui-là paraissait triste. Le musicien n’en porta pas moins sa clarinette à sa bouche, et malgré les signes réitérés qu’on lui fit de se taire, il commença une valse, qu’accompagnèrent 354

aussitôt les chouettes et les hiboux, perchés sur les saints de pierre de la vieille cathédrale : alors les fantômes se prirent par la main, et, au lieu de cette joie folle avec laquelle ils avaient dansé un an auparavant, ils commencèrent un grave et triste menuet, qui finit par des révérences roides et empesées, comme doivent en faire les statues de marbre couchées sur les tombeaux.

Néanmoins la dame qui, un an auparavant, avait donné au bon violon la récompense qu’ambitionnait si fort l’envieuse clarinette, s’approcha du musicien, et lorsque les deux pages lui eurent ouvert son pourpoint, opération qu’il laissa faire avec une patience remarquable, elle lui appliqua dans le dos le plat d’argent. Or, comme c’était le plat où avait été soigneusement conservée la bosse de son confrère, et que l’application se faisait juste à la même place, la bosse reprit de bouture à l’instant même, de sorte que, sur ces entrefaites, le coq ayant chanté, tout disparut, et que la clarinette se trouva bossue par-derrière et par-devant.

Chaque musicien avait été récompensé selon ses mérites.

355

Le chemin du diable

Malgré le nom ambitieux qu’elles portent, les ruines de Kœnigsfelden ne sont l’objet d’aucune tradition du Moyen Âge ; tout ce que l’histoire en dit, c’est que le dernier rejeton de ses comtes étant mort en 1581, cette forteresse devint la bastille de l’archevêque de Mayence, qui mettait là ses prisonniers.

L’envie nous prit de déjeuner au milieu de cette ruine de notre façon.

De notre salle à manger, que nous avions établie sur la plate-forme de Koenigsfelden, nous avions une vue magnifique. À notre gauche, l’Alt-Kœnig, la seule montagne du Taunus que le vautour des Alpes juge digne de son nid ; le grand Felberg, où une ancienne tradition dit que se retira la reine Brunehaut, et où l’on montre encore son ermitage creusé dans le rocher ; enfin, en face de nous, Falkenstein ou la Pierre-aux-356

Faucons, dont les ruines conservent la vieille tradition du chevalier Cuno de Sagen et d’Ermangarde.

C’étaient deux beaux jeunes gens qui s’aimaient ; ils étaient jeunes, riches et nobles tous deux, et chacun avait à offrir autant qu’il donnait. Ils ne virent donc à leur bonheur d’autre empêchement que l’humeur fantasque du vieux comte de Falkenstein. Au moment où le chevalier de Sagen fit sa demande, le père d’Ermangarde était sans doute dans de mauvaises dispositions d’estomac ; car, conduisant celui qui désirait être son gendre sur un balcon, d’où l’on dominait toute la montagne sur laquelle était situé le château appelé la Pierre-aux-Faucons, parce qu’il fallait, en quelque sorte, les ailes de cet oiseau pour y parvenir :

– Vous me demandez ma fille ? lui dit-il. Eh bien ! elle est à vous, mais à une condition : faites tailler dans la montagne un chemin par lequel on puisse monter à cheval jusque dans la cour du château, car je commence à me faire vieux, et monter à pied me fatigue.

357

– La chose est difficile, dit Sagen ; mais n’importe ! mes mineurs sont les meilleurs de tout le Taunus, et je l’entreprendrai. Combien de temps me donnez-vous pour cela ?

– Je vous donne jusqu’à demain matin, à six heures.

Sagen crut avoir mal entendu.

– Jusqu’à demain matin ! reprit-il.

– Pas une heure de plus, pas une heure de moins ; venez demain matin me demander à cheval la main de ma fille, et cela par un chemin où je puisse la conduire à cheval à l’église, et Ermangarde est à vous.

– Mais c’est impossible ! s’écria Sagen.

– Rien n’est impossible à l’amour, répondit le vieillard en riant. Ainsi, à demain, mon gendre.

Et il ferma la porte au nez du pauvre chevalier.

Sagen descendit tout pensif le sentier maudit ; à peine si, à pied et avec de grandes précautions, on ne courait pas le risque de se rompre le cou.

Tout le long du chemin il frappait la montagne du taillant de son épée. C’était une véritable 358

malédiction. La montagne était composée de la roche la plus dure, du véritable granit de première formation.

Aussi ne fut-ce que pour l’acquit de sa conscience et pour n’avoir rien à se reprocher qu’il s’achemina vers ses mines. Arrivé à l’ouverture, il fit appeler le chef de ses mineurs.

– Wigfrid, lui dit-il, tu t’es toujours vanté à moi d’être le plus habile de tes confrères.

– Et je m’en vante encore, monseigneur, répondit Wigfrid.

– Eh bien ! combien te faudrait-il de temps, en rassemblant tous tes ouvriers, pour tailler, depuis le bas jusqu’au haut du Falkenstein, un chemin par lequel on pût monter au château à cheval ?

– Mais, dit le mineur, à tout autre il faudrait dix-huit mois, moi je ferai le travail en un an.

Le chevalier poussa un soupir et ne répondit même pas. Puis, faisant signe au vieux mineur qu’il pouvait retourner à sa besogne, il s’assit pensif à l’entrée de la galerie.

Il tomba dans une si profonde rêverie qu’il ne 359

s’aperçut pas que, l’heure du repos étant arrivée, tous les ouvriers avaient quitté la mine.

Bientôt le soir arriva, et avec lui ce moment qui n’est déjà plus le jour et pas encore la nuit, où les vapeurs s’élevant de la terre montent au ciel en nuages pour en retomber en rosée ; mais le chevalier ne voyait qu’une chose, c’était, perdu dans la brume fantastique des prairies, le château inaccessible de Falkenstein.

Tout à coup il entendit qu’on l’appelait par son nom ; il se retourna. Au haut de l’échelle qui conduisait de la galerie inférieure au jour, et sur le dernier échelon, se tenait debout un petit vieux bonhomme, haut d’une coudée à peine, dont les cheveux et la barbe étaient blanchis par l’âge, et dont cependant les yeux brillaient comme ceux d’un jeune homme.

– Chevalier de Sagen ! dit encore une fois le nain.

– Eh bien ! que me veux-tu ? demanda le chevalier en regardant avec étonnement cette étrange apparition.

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– Je veux t’offrir mes services ; j’ai entendu ce que tu demandais au vieux mineur.

– Après ?

– J’ai entendu aussi ce qu’il t’a répondu.

Le chevalier poussa un soupir.

– C’est un brave garçon qui sait bien son métier, continua le nain, mais moi je le sais encore mieux que lui.

– Et combien te faudrait-il de temps, à toi, pour faire ce chemin ?

– Avec l’aide de mes compagnons, bien entendu ?

– Avec l’aide de tes compagnons.

– À moi, il me faudrait une heure.

Le chevalier poussa un cri de joie.

– Une heure ! Et qui es-tu donc ?

– Je suis le chef des lutins qui habitent les profondeurs de la montagne.

Le chevalier se signa.

– Oh ! ne crains rien, dit le nain, nous ne 361

sommes ni ennemis des hommes ni maudits de Dieu ; nous sommes un des anneaux invisibles qui unissent la terre au ciel, seulement, autant au-dessus des hommes que les hommes sont au-dessus de la bête, nous avons mille moyens qui sont inconnus de tes pareils.

– Et parmi ces moyens, tu auras celui de faire le chemin en une heure ?

– Oui, mais tu sais, rien pour rien.

– Que veux-tu dire ? demanda le chevalier avec inquiétude.

– Je te parle la langue des hommes, cependant.

– Eh bien ! demande ce que tu voudras, et tout ce qui est au pouvoir de l’homme, tout ce qui ne compromettra pas le salut de mon âme, je te l’accorderai.

– Fais cesser aujourd’hui même la mine de Sainte-Marguerite, qui est déjà si près de mon palais souterrain que j’entends de mon lit les coups de marteau de tes ouvriers. Je ne te demande pas un grand sacrifice, car tu dois remarquer que le filon s’épuise et que le minerai 362

devient rare.

– N’est-ce que cela ? s’écria le chevalier.

– Pas davantage, dit le nain, et encore je te donnerai un dédommagement. À gauche de la mine, à l’endroit où tu trouveras la tête d’un cheval, creuse, et tu trouveras deux filons abondants à enrichir un roi.

– Cent fois merci ! dit le chevalier. À compter de demain, tu dormiras tranquille.

– Ta parole ?

– Foi de chevalier ! La tienne ?

– Foi de lutin !

– Et qu’y a-t-il à faire maintenant ?

– Rien, va te coucher, rêve à ta belle, et demain à cinq heures, monte à cheval, tu trouveras la route faite.

Et, à ces mots, le petit vieux disparut comme si l’échelon eût manqué sous ses pieds et qu’il se fût abîmé dans un puits.

Le chevalier rentra chez lui, fit appeler Wigfrid, lui donna ordre de changer dès le 363

lendemain la direction des travaux, puis il attendit avec impatience.

Lorsque la nuit fut tout à fait tombée, il s’avança vers son balcon qui donnait sur Falkenstein, et comme il en était éloigné d’une demi-lieue à peu près, il n’entendit rien, mais il vit une multitude de lueurs qui montaient et qui descendaient aux flancs de la montagne, si nombreuses qu’on eût dit un essaim de lucioles.

Le vieux comte de Falkenstein entendit, au contraire, un grand bruit et courut à sa fenêtre, mais ne vit rien ; il lui semblait que des milliers de mineurs sapaient la montagne par sa base ; il entendait le marteau retentir, il entendait la pioche mordre, il entendait les roches rouler, et il se dit :

« C’est mon gendre qui est à la besogne.

Demain, il fera jour, nous verrons où il en sera. »

Et il se recoucha bien tranquille, attendant le jour.

À six heures du matin, il fut réveillé par le hennissement d’un cheval, et en même temps sa 364

fille entra toute joyeuse dans sa chambre, criant :

– Mon père, mon père, le chemin est fait, et voilà le chevalier Cuno de Sagen qui vient vous faire visite, monté sur son bon cheval de bataille.

Mais le vieux comte ne voulut pas croire ce que lui dit sa fille, et il se mit à rire en haussant les épaules. Cependant, ayant entendu une seconde fois les hennissements d’un coursier, il se leva et alla à sa fenêtre.

Le chevalier était dans la cour, caracolant sur le plus beau et le plus fringant de ses palefrois.

En ce moment six heures sonnèrent à l’horloge du château.

– Comte, dit le chevalier en saluant le vieux seigneur, j’espère que vous serez aussi fidèle à votre promesse que j’ai été exact au rendez-vous, et qu’aujourd’hui même vous essaierez, en venant à l’église, le chemin que je vous ai fait faire cette nuit.

– Un gentilhomme n’a que sa parole, et ma parole est donnée, répondit le vieux comte ; si le chemin est tel que vous le dites, ma fille est à 365

vous.

Le même jour, une cavalcade descendit du château de Falkenstein, se dirigeant vers l’église de Kronberg, par le chemin taillé dans le roc qui existe encore aujourd’hui, et qu’aujourd’hui encore on appelle le chemin du diable.

366

Le cigare de don Juan

En revenant à l’hôtel, nous passâmes par l’hospice de la Charité ; c’est dans l’église de cet hospice que sont renfermés les deux chefs-d’œuvre de Murillo : le Moïse frappant le rocher et la Multiplication des pains. Vous connaissez ces deux tableaux par la gravure, et nous avons au musée des Murillo qui peuvent vous donner une idée du coloris. Mais ce que vous ne connaissez pas, ce sont les tableaux de Valdès qui se trouvent dans la même église. Young, qui a fait ces tristes Nuits que vous savez, et Orcagna, ce grand peintre poète qui a esquissé sur les murs du Campo Santo son Triomphe de la Mort, étaient deux farceurs en comparaison de Juan Valdès. Je n’essayerai pas de vous faire connaître les tableaux de Juan Valdès. J’ai peu de goût pour tous ces mystères d’outre-tombe qu’il nous révèle ; et toute cette population de vers, de chenilles, d’escargots et de limaces, qui a ses 367

germes dans notre pauvre poussière humaine, et qui éclot en nous après la mort, me semble trop bien où elle est d’ordinaire, c’est-à-dire recouverte par six pieds de terre, pour que je fasse pénétrer jusqu’à elle le moindre rayon de soleil.

Par qui cette église et ce couvent ont-ils été fondés ? Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille, je vous le donne en dix mille, madame, comme dit l’illustre marquise, cousine de Bussy-Rabutin. Par don Juan de Marana. Oui, madame, par ce don Juan que vous connaissez ; celui que j’ai traduit à la barre de la Porte-Saint-Martin, et qui y a fait si bonne figure sous les traits de Bocage. Voici à quelle occasion cette fondation eut lieu.

Une nuit, don Juan sortait (je serais fort embarrassé de vous dire d’où sortait don Juan, madame, si, à propos de Cordoue, je ne vous avais point parlé de la maison de Sénèque en particulier et des caravansérails en général), don Juan sortait d’un fort méchant lieu, lorsqu’il rencontra un convoi se rendant à l’église de 368

Saint-Isidore. Don Juan était fort curieux, surtout lorsqu’il était ivre, et ce soir-là don Juan avait voulu comparer les vins d’Italie aux vins d’Espagne ; et, après une longue balance, il avait fini par déclarer, en buvant d’un seul trait une bouteille de Chypre, que les vins grecs étaient les rois des vins. Don Juan, dont la curiosité était exaltée ce soir-là, demanda donc aux porteurs comment de son vivant s’appelait le pécheur qu’ils allaient mener en terre. « Il s’appelait le seigneur don Juan de Marana », répondirent ceux-ci. Vous comprenez, madame, que la réponse frappa notre hidalgo, qui se croyait réel et bien vivant, et qui avait toutes sortes de raisons pour cela. Aussi ne se laissa-t-il point convaincre par cette réponse ; il arrêta le convoi et demanda à voir le mort. C’était chose facile en Espagne, comme en Italie encore aujourd’hui : on enterrait à cette époque les morts à visage découvert. Les porteurs obéirent, déposèrent leur fardeau ; don Juan se pencha vers le visage du cadavre, et se reconnut parfaitement. La chose le dégrisa. Don Juan vit dans cet événement un avertissement du ciel plus sérieux qu’aucun de ceux qu’il avait 369

encore reçus. Il suivit le cadavre à l’église, qu’il trouva illuminée a giorno et desservie par une foule de moines d’une pâleur étrange, qui ne faisaient aucun bruit en marchant, et dont les voix chantaient le Dies irae, dies illa avec un accent qui n’avait rien d’humain. Don Juan commença à chanter avec eux ; mais peu à peu sa voix s’arrêta dans son gosier. Il tomba sur un genou, puis sur deux, puis enfin la face contre terre, et le lendemain on le retrouva évanoui sur la dalle.

Quinze jours après, don Juan prit l’habit monacal, et fonda l’hospice de la Charité, auquel il légua tous ses biens. Il est vrai que don Juan avait déjà l’esprit frappé par une aventure non moins étonnante que celle-ci. Un soir qu’il revenait sur le quai où s’élève la Tour d’or, et que son cigare s’était éteint (don Juan avait tous les défauts, madame, et par conséquent était un fumeur enragé), un soir donc que son cigare s’était éteint, il aperçut de l’autre côté de la rivière, large en cet endroit comme la Seine à Rouen, il aperçut un individu dont le cigare flamboyant étincelait à chaque aspiration comme une étoile. Don Juan, qui ne doutait de rien, et 370

qui, grâce à la terreur qu’il avait inspirée, avait l’habitude de voir tout le monde obéir à ses caprices, don Juan interpella le fumeur, et lui ordonna de passer le Guadalquivir et de lui apporter du feu. Mais celui-ci, sans se donner tant de peine, allongea le bras du côté de don Juan et l’allongea si bien que le bras traversa le Guadalquivir comme un pont, et vint apporter à don Juan, pour y rallumer le sien, un cigare qui sentait le soufre à faire frémir. Mais don Juan ne frémit point, ou du moins fit semblant de ne pas frémir. Il alluma son cigare à celui du fumeur et continua son chemin en chantant Los Toros de la puerta. Ce fumeur, c’était le diable en personne, qui avait parié avec Pluton qu’il ferait peur à don Juan, et qui revint en enfer furieux d’avoir perdu.

371

Le tailleur de Catanzaro

Rien n’est plus promptement visité qu’une ville de Calabre ; excepté les éternels temples de Pestum qui restent obstinément debout à l’entrée de cette province, il n’y a pas un seul monument à voir de la pointe de Palinure au cap de Spartinento ; les hommes ont bien essayé, comme partout ailleurs, d’y enraciner la pierre, mais Dieu ne l’a jamais souffert. De temps en temps il prend la Calabre à deux mains, et comme un vanneur fait avec du blé, il secoue rochers, villes et villages. Cela dure plus ou moins longtemps ; puis, lorsqu’il s’arrête, tout est changé d’aspect sur une surface de soixante-dix lieues de long et de trente ou quarante de large. Où il y avait des montagnes il y a des lacs, où il y avait des lacs il y a des montagnes, et où il y avait des villes il n’y a généralement plus rien du tout. Alors, ce qui reste de la population, pareil à une fourmilière dont un voyageur en passant a détruit l’édifice, se 372

remet à l’œuvre ; chacun charrie son moellon, chacun traîne sa poutre ; puis, tant bien que mal et autant que possible, à la place où était l’ancienne ville, on bâtit une ville nouvelle qui, comme chacune des villes qui l’ont précédée, durera ce qu’elle pourra. On comprend qu’avec cette éternelle éventualité de destruction, on s’occupe peu de bâtir selon les règles de l’un des six ordres reconnus par les architectes. Vous pouvez donc, à moins que vous n’ayez quelque recherche historique, géologique ou botanique à faire, arriver le soir dans une ville quelconque de la Calabre, et en partir le lendemain matin : vous n’aurez rien laissé derrière vous qui mérite la peine d’être vu. Mais, ce qui est digne d’attention dans un pareil voyage, c’est l’aspect sauvage du pays, les costumes pittoresques de ses habitants, la vigueur de ses forêts, l’âpreté de ses rochers, et les mille accidents de ses chemins. Or, tout cela se voit dans le jour, tout cela se rencontre sur les routes ; et un voyageur qui, avec une tente et des mulets, irait de Pestum à Reggio sans entrer dans une seule ville, aurait mieux vu la Calabre que celui qui, en suivant la grande route par étapes de 373

trois lieues, aurait séjourné dans chaque ville et dans chaque village.

Nous ne cherchâmes donc aucunement à voir les curiosités de Palma, mais bien à nous assurer la meilleure chambre et les draps les plus blancs de l’auberge de l’ Aigle d’Or, où, pour se venger de nous sans doute, nous conduisit notre guide ; puis, les premières précautions prises, nous fîmes une espèce de toilette pour aller porter à son adresse une lettre que nous avait prié de remettre en passant et en mains propres notre brave capitaine. Cette lettre était destinée à monsieur Piglia, l’un des plus riches négociants en huile de la Calabre.

Nous trouvâmes dans monsieur Piglia non seulement le négociant pas fier dont nous avait parlé Pietro, mais encore un homme fort distingué. Il nous reçut comme eût pu le faire un de ses aïeux de la Grande-Grèce, c’est-à-dire en mettant à notre disposition sa maison et sa table.

À cette proposition courtoise, ma tentation d’accepter l’une et l’autre fut grande, je l’avoue : j’avais presque oublié les auberges de la Sicile, et 374

je n’étais pas encore familiarisé avec celles de Calabre, de sorte que la vue de la nôtre m’avait un peu terrifié ; nous n’en refusâmes pas moins le gîte, retenus par une fausse honte ; mais heureusement il n’y eut pas moyen d’en faire autant du déjeuner offert pour le lendemain. Nous objectâmes bien à la vérité la difficulté d’arriver le lendemain soir à Monteleone si nous partions trop tard à Palma, mais monsieur Piglia détruisit à l’instant même l’objection en nous disant de faire partir le lendemain, dès le matin, le muletier et les mules pour Gioja, et en se chargeant de nous conduire jusqu’à cette ville en voiture, de manière à ce que, trouvant les hommes et les bêtes bien reposés, nous puissions repartir à l’instant même. La grâce avec laquelle nous était faite l’invitation, plus encore que la logique du raisonnement, nous décida à accepter, et il fut convenu que le lendemain, à neuf heures du matin, nous nous mettrions à table, et qu’à dix heures nous monterions en voiture.

Une nouvelle surprise nous attendait en rentrant à l’hôtel : outre toutes les chances que nos chambres par elles-mêmes nous offraient de 375

ne pas dormir, il y avait un bal de noces dans l’établissement. Cela me rappela notre fête de la veille si singulièrement interrompue, notre chorégraphe Agnolo, et la danse du Tailleur.

L’idée me vint alors, puisque j’étais forcé de veiller, vu le bruit infernal qui se faisait dans la maison, d’utiliser au moins ma veille. Je fis monter le maître de l’hôtel, et je lui demandai si lui ou quelqu’un de sa connaissance savait, dans tous ses détails, l’histoire du maître de Térence le tailleur. Mon hôte me répondit qu’il la savait à merveille, mais qu’il avait quelque chose à m’offrir de mieux qu’un récit verbal : c’était la complainte imprimée qui racontait cette lamentable aventure. La complainte était une trouvaille : aussi déclarai-je que j’en donnerais la somme exorbitante d’un carlin si l’on pouvait me la procurer à l’instant même ; cinq minutes après j’étais possesseur du précieux imprimé. Il est orné d’une gravure coloriée représentant le diable jouant du violon, et maître Térence dansant sur son établi.

Voici l’anecdote :

376

C’était par un beau soir d’automne ; maître Térence, tailleur à Catanzaro, s’était pris de dispute avec la signora Judith sa femme, à propos d’un macaroni que, depuis quinze ans que les deux conjoints étaient unis, elle tenait à faire d’une certaine façon, tandis que maître Térence préférait le voir faire d’une autre. Or, depuis quinze ans, tous les soirs à la même heure la même dispute se renouvelait à propos de la même cause.

Mais cette fois la dispute avait été si loin, qu’au moment où maître Térence s’accroupissait sur son établi pour travailler encore deux petites heures, tandis que sa femme au contraire employait ces deux heures à prendre un à-compte sur sa nuit, qu’elle dormait d’habitude fort grassement : or, dis-je, la dispute avait été si loin, qu’en se retirant dans sa chambre, Judith avait, par manière d’adieu, lancé à son mari une pelote toute garnie d’épingles, et que le projectile, dirigé par une main aussi sûre que celle d’Hippolyte, avait atteint le pauvre tailleur entre les deux sourcils. Il en était résulté une douleur subite, accompagnée d’un rapide dégorgement de la 377

glande lacrymale ; ce qui avait porté l’exaspération du pauvre homme au point de s’écrier :

– Oh ! que je donnerais de choses au diable pour qu’il me débarrassât de toi !

– Eh ! que lui donnerais-tu bien, ivrogne ?

s’écria en rouvrant la porte la signora Judith, qui avait entendu l’apostrophe.

– Je lui donnerais, s’écria le pauvre tailleur, je lui donnerais cette paire de culottes que je fais pour don Girolamo, curé de Simmari !

– Malheureux ! répondit Judith en faisant un nouveau geste de menace qui fit que, autant par sentiment de la douleur passée que par crainte de la douleur à venir, le pauvre diable ferma les yeux et porta les deux mains à son visage ; malheureux ! tu ferais bien mieux de glorifier le nom du Seigneur, qui t’a donné une femme qui est la patience même, que d’invoquer le nom de Satan.

Et, soit qu’elle fût intimidée du souhait de son mari, soit que, généreuse dans sa victoire, elle ne 378

voulût point battre un homme à terre, elle referma la porte de sa chambre assez brusquement pour que maître Térence ne doutât point qu’il y eût maintenant un pouce de bois entre lui et son ennemie.

Cela n’empêcha point que maître Térence, qui, à défaut du courage du lion, avait la prudence du serpent, ne restât un instant immobile et la figure couverte des deux mains que Dieu lui avait données comme armes offensives, et que par une disposition naturelle de la douceur de son caractère, il avait converties en armes défensives.

Cependant, au bout de quelques secondes, n’entendant aucun bruit et n’éprouvant aucun choc, il se hasarda à regarder entre ses doigts d’abord, et puis à ôter une main, puis l’autre, puis enfin à porter la vue sur les différentes parties de l’appartement. Judith était bien entrée dans sa chambre, et le pauvre tailleur respira en pensant que, jusqu’au lendemain matin, il était au moins débarrassé.

Mais son étonnement fut grand lorsqu’en ramenant ses yeux sur les culottes de don 379

Girolamo, qui reposaient sur ses genoux, déjà à moitié exécutées, il aperçut en face de lui, assis au pied de son établi, un petit vieillard de bonne mine, habillé tout de noir, et qui le regardait d’un air goguenard, les deux coudes appuyés sur l’établi et le menton dans ses deux mains.

Le petit vieillard et maître Térence se regardèrent un instant face à face ; puis maître Térence rompant le premier le silence :

– Pardon, Votre Excellence, lui dit-il, mais puis-je savoir ce que vous attendez là ?

– Ce que j’attends ! demanda le petit vieillard ; tu dois bien t’en douter.

– Non, le diable m’emporte ! répondit Térence.

À ce mot : le diable m’emporte, il eût fallu voir la joie du petit vieillard ; ses yeux brillèrent comme braise, sa bouche se fendit jusqu’aux oreilles, et l’on entendit derrière lui quelque chose qui allait et venait en balayant le plancher.

– Ce que j’attends, dit-il, ce que j’attends.

– Oui, reprit Térence.

380

– Eh bien ! j’attends mes culottes.

– Comment, vos culottes ?

– Sans doute.

– Mais vous ne m’avez pas commandé de culottes, vous.

– Non ; mais tu m’en as offert, et je les accepte.

– Moi ! s’écria Térence stupéfait ; moi, je vous ai offert des culottes ? lesquelles ?

– Celles-là, dit le vieillard en montrant du doigt celles auxquelles le tailleur travaillait.

– Celles-là ? reprit maître Térence de plus en plus étonné ; mais celles-là appartiennent à don Girolamo, curé de Simmari.

– C’est-à-dire qu’elles appartenaient à don Girolamo il y a un quart d’heure, mais maintenant elles sont à moi.

– À vous ? reprit maître Térence de plus en plus ébahi.

– Sans doute ; n’as-tu pas dit, il y a dix minutes, que tu donnerais bien ces culottes pour 381

être débarrassé de ta femme ?

– Je l’ai dit, je l’ai dit, et je le répète.

– Eh bien ! j’accepte le marché ; moyennant ces culottes, je te débarrasse de ta femme.

– Vraiment ?

– Parole d’honneur !

– Et quand cela ?

– Aussitôt que je les aurai entre les jambes.

– Oh ! mon gentilhomme, s’écria Térence en pressant le vieillard sur son cœur, permettez-moi de vous embrasser.

– Volontiers, dit le vieillard en serrant à son tour si fortement le tailleur dans ses bras, que celui-ci faillit tomber à la renverse étouffé, et fut un instant à se remettre. Eh bien ! qu’as-tu donc ?

demanda le vieillard.

– Que Votre Excellence m’excuse, dit le tailleur qui n’osait se plaindre, mais je crois que c’est la joie. J’ai failli me trouver mal.

– Un petit verre de cette liqueur, cela te remettra, dit le vieillard en tirant de sa poche une 382

bouteille et deux verres.

– Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda Térence la bouche ouverte et les yeux étincelant de joie.

– Goûtez toujours, dit le vieillard.

– C’est de confiance, reprit Térence.

Et il porta le verre à sa bouche, avala la liqueur d’un trait, et fit claquer sa langue en amateur satisfait.

– Diable ! dit-il.

Soit satisfaction de voir sa liqueur appréciée, soit que l’exclamation par laquelle le tailleur lui avait rendu justice plût au petit vieillard, ses yeux brillèrent de nouveau, sa bouche se fendit derechef, et l’on entendit, comme la première fois, ce petit frôlement qui était évidemment chez lui une marque de satisfaction. Quant à maître Térence, il semblait qu’il venait de boire un verre de l’élixir de longue vie, tant il se sentait gai, alerte, dispos et valeureux.

– Ainsi vous êtes venu pour cela, ô digne gentilhomme que vous êtes ! et vous vous 383

contenterez d’une paire de culottes ! C’est pour rien ; et aussitôt qu’elles seront faites vous emmènerez ma femme, vraiment ?

– Eh bien ! que fais-tu ? dit le vieillard ; tu te reposes ?

– Eh non ! vous le voyez bien, j’enfile mon aiguille. Tenez, c’est ce qui retardera la livraison de vos culottes ; rien qu’à enfiler son aiguille un tailleur perd deux heures par jour. Ah ! la voilà enfin.

Et maître Térence se mit à coudre avec une telle ardeur qu’on ne voyait pas aller la main, si bien que l’ouvrage avançait avec une rapidité miraculeuse ; mais ce qu’il y avait de plus étonnant dans tout cela, ce qui de temps en temps faisait pousser une exclamation de surprise à maître Térence, c’est que, quoique les points se succédassent avec une rapidité à laquelle lui-même ne comprenait rien, le fil restait toujours de la même longueur ; si bien qu’avec ce fil, il pouvait, sans avoir besoin de renfiler son aiguille, achever, non seulement les culottes du vieillard, mais encore coudre toutes les culottes du 384

royaume des Deux-Siciles. Ce phénomène lui donna à penser, et pour la première fois il lui vint à l’idée que le petit vieillard qui était devant lui pourrait bien ne pas être ce qu’il paraissait.

– Diable ! diable ! fit-il tout en tirant son aiguille plus rapidement qu’il n’avait fait encore.

Mais cette fois, probablement, le vieillard saisit la nuance de doute qui se trouvait dans la voix de maître Térence, et aussitôt, empoignant la bouteille au collet :

– Encore une goutte de cet élixir, mon maître, dit-il en remplissant le verre de Térence.

– Volontiers, répondit le tailleur, qui avait trouvé la liqueur trop superfine pour ne pas y revenir avec plaisir ; et il avala le second verre avec la même sensualité que le premier. Voilà de fameux rosolio, dit-il ; où diable se fait-il ?

Comme ces paroles avaient été dites avec un tout autre accent que celles qui avaient inquiété le vieillard, ses yeux se remirent à briller, sa bouche se refendit, et l’on entendit de nouveau ce singulier frôlement qu’avait déjà remarqué le 385

tailleur.

Mais cette fois maître Térence était loin de s’en inquiéter ; l’effet de la liqueur avait été plus souverain encore que la première fois, et l’étranger qu’il avait sous les yeux lui paraissait, quel qu’il fût, venu dans l’intention de lui rendre un trop grand service pour qu’il le chicanât sur l’endroit d’où il venait.

– Où l’on fait cette liqueur ? dit l’étranger.

– Où ? demanda Térence.

– Eh bien ! dans l’endroit même où je compte emmener ta femme.

Térence cligna de l’œil et regarda le vieillard d’un air qui voulait dire : Bon ! je comprends. Et il se remit à l’ouvrage ; mais au bout d’un instant le vieillard étendit la main.

– Eh bien ! eh bien ! lui dit-il, que fais-tu ?

– Ce que je fais ?

– Oui, tu fermes le fond de mes culottes.

– Sans doute, je le ferme.

– Alors, par où passerai-je ma queue ?

386

– Comment, votre queue ?

– Certainement, ma queue.

– Ah ! c’est donc votre queue qui fait sous la table ce petit frôlement ?

– Juste : c’est une mauvaise habitude qu’elle a prise de s’agiter ainsi d’elle-même quand je suis content.

– En ce cas, dit le tailleur en riant de toute son âme, au lieu de s’effrayer comme il l’aurait dû d’une si singulière réponse ; en ce cas, je sais qui vous êtes ; et, du moment que vous avez une queue, je ne serais pas étonné que vous eussiez aussi le pied fourchu, hein ?

– Sans doute, dit le petit vieillard, regarde plutôt.

Et levant la jambe, il la passa à travers l’établi comme s’il n’eût eu à percer qu’un simple papier, et montra un pied aussi fourchu que celui d’un bouc.

– Bon ! dit le tailleur, bon ! Judith n’a qu’à bien se tenir.

Et il continua de travailler avec une telle 387

promptitude, qu’au bout d’un instant les culottes se trouvèrent faites.

– Où vas-tu ? demanda le vieillard.

– Je vais rallumer le feu afin de chauffer mon fer à presser, et de donner un dernier coup aux coutures de vos culottes.

– Oh ! Si c’est pour cela ce n’est pas la peine de te déranger.

Et il tira de la même poche dont il avait déjà tiré les verres et la bouteille un éclair qui s’en alla en serpentant allumer un fagot posé sur les chenets, et qui, s’enlevant par la cheminée, illumina pendant quelques secondes tous les environs. Le feu se mit à pétiller, et en une seconde le fer rougit.

– Eh ! eh ! s’écria le tailleur, que faites-vous donc ? vous allez faire brûler vos culottes.

– Il n’y a pas de danger, dit le vieillard ; comme je savais d’avance qu’elles me reviendraient, j’ai fait faire l’étoffe en laine d’amiante.

– Alors c’est autre chose, dit Térence en 388

laissant glisser ses jambes le long de l’établi.

– Où vas-tu ? demanda le vieillard.

– Chercher mon fer.

– Attends.

– Comment, que j’attende ?

– Sans doute ; est-ce qu’un homme de ton mérite est fait pour se déranger pour un fer !

– Mais il faut bien que j’aille à lui, puisqu’il ne peut venir à moi.

– Bah ! dit le vieillard ; parce que tu ne sais pas le faire venir.

Alors il tira de sa poche un violon et un archet, et fit entendre quelques accords.

À la première note, le fer s’agita en cadence et vint en dansant jusqu’au pied de l’établi ; arrivé là, le vieillard tira de l’instrument un accord plus aigu, et le fer sauta sur l’établi.

– Diable ! fit Térence, voilà un instrument au son duquel on doit bien danser.

– Achève mes culottes, dit le vieillard, et je t’en jouerai un air après.

389

Le tailleur saisit le fer avec une poignée, retourna les culottes, étendit les coutures sur un rouleau de bois, et les aplatit avec tant d’ardeur qu’elles avaient disparu, et que les culottes semblaient d’une seule pièce. Puis lorsqu’il eut fini :

– Tenez, dit-il au vieillard, vous pouvez vous vanter d’avoir là une paire de culottes comme aucun tailleur de la Calabre n’est capable de vous en faire. Il est vrai aussi, ajouta-t-il à demi-voix, que, si vous êtes homme de parole, vous allez me rendre un service que vous seul pouvez me rendre.

Le diable prit les culottes, les examina d’un air de satisfaction qui ne laissait rien à désirer à l’amour-propre de maître Térence. Puis, après avoir eu la précaution de passer sa queue par le trou ménagé à cet effet, il les fit glisser du bout de ses pieds à leur place naturelle, sans avoir eu la peine d’ôter les anciennes, attendu que, comptant sans doute sur celles-là, il s’était contenté de passer simplement un habit et un gilet ; puis il serra la boucle de la ceinture, 390

boutonna les jarretières, et se regarda avec satisfaction dans le miroir cassé que maître Térence mettait à la disposition de ses pratiques pour qu’elles jugeassent incontinent du talent de leur honorable habilleur. Les culottes allaient comme si, au lieu de prendre mesure sur don Girolamo, on l’avait prise sur le vieillard lui-même.

– Maintenant, dit le vieillard après avoir fait trois ou quatre pliés à la manière des maîtres de danse, pour assouplir le vêtement au moule qu’il recouvrait ; maintenant tu as tenu ta parole, à mon tour de tenir la mienne : et, prenant son violon et son archet, il se mit à jouer un cotillon si vif et si dansant, qu’au premier accord maître Térence se trouva debout sur son établi, comme si la main de l’ange qui portait Habacuc l’avait soulevé par les cheveux, et qu’aussitôt il se mit à sauter avec une frénésie dont, même à l’époque où il passait pour un beau danseur, il n’avait jamais eu l’idée. Mais ce ne fut pas tout, ce délire chorégraphique fut aussitôt partagé par tous les objets qui se trouvaient dans la chambre, la pelle donna la main aux pincettes et les tabourets aux 391

chaises ; les ciseaux ouvrirent leurs jambes, les épingles et les aiguilles se dressèrent sur leurs pointes, et un ballet général commença, dont maître Térence était le principal acteur, et dont tous les objets environnants étaient les accessoires. Pendant ce temps, le vieillard se tenait au milieu de la chambre, battant la mesure de son pied fourchu, et indiquant d’une voix grêle les figures les plus fantastiques, qui étaient à l’instant même exécutées par le tailleur et ses acolytes, et pressant toujours la mesure de façon que non seulement maître Térence paraissait hors de lui-même, mais encore que la pelle et les pincettes étaient rouges comme si elles sortaient du feu, que les chaises et les tabourets s’échevelaient, et que l’eau coulait le long des ciseaux, des épingles et des aiguilles, comme s’ils étaient en nage ; enfin, à un dernier accord plus violent que les autres, la tête de maître Térence alla frapper le plafond avec une telle violence, que toute la maison en fut ébranlée, et que la porte de la chambre à coucher s’ouvrant, la signora Judith parut sur le seuil.

Soit que le terme du ballet fût arrivé, soit que 392

cette apparition stupéfiât le vieillard lui-même, à la vue de la digne femme la musique cessa.

Aussitôt maître Térence retomba assis sur son établi, la pelle et les pincettes se couchèrent à côté l’une de l’autre, les tabourets et les chaises se raffermirent sur leurs quatre pieds, les ciseaux rapprochèrent leurs jambes, les épingles se renfoncèrent dans leur pelote, et les aiguilles rentrèrent dans leur étui.

Un silence de mort succéda à l’horrible brouhaha qui depuis un quart d’heure se faisait entendre.

Quant à Judith, la pauvre femme, comme on le comprend bien, était stupéfaite de colère en voyant que son mari profitait de son sommeil pour donner bal chez lui. Mais elle n’était pas femme à contenir sa rage et à rester figée en face d’un pareil outrage : elle sauta sur les pincettes afin d’étriller vigoureusement son mari ; mais, comme de son côté maître Térence était familiarisé avec son caractère, en même temps qu’elle saisissait l’arme avec laquelle elle comptait corriger le délinquant, il sautait, lui, à 393

bas de son établi, et, saisissant le diable par sa longue queue, il se fit un rempart de son allié.

Malheureusement Judith n’était pas femme à compter ses ennemis, et, comme dans certains moments il fallait qu’elle frappât n’importe sur qui, elle alla droit au vieillard qui la regardait faire de son air goguenard, et, levant sur lui la pincette, elle lui en donna de toute sa force un coup sur le front ; mais ce coup, au grand étonnement de Judith, n’eut d’autre résultat que de faire jaillir de l’endroit frappé une longue corne noire. Judith redoubla et frappa de l’autre côté, ce qui fit à l’instant même jaillir une seconde corne de la même dimension et de la même couleur. À cette double apparition, Judith commença de comprendre à qui elle avait affaire, voulut faire retraite dans sa chambre ; mais, au moment où elle allait en franchir le seuil, le vieillard porta son violon à son épaule, posa l’archet sur les cordes et commença un air de valse, mais si jovial, si entraînant, si fascinateur, que, si peu que le cœur de la pauvre Judith fût disposé à la danse, son corps, forcé d’obéir, sauta du seuil de la porte au milieu de la chambre, et se 394

mit à valser frénétiquement, bien qu’elle jetât les hauts cris et s’arrachât les cheveux de désespoir ; tandis que Térence, sans lâcher la queue du diable, tournait sur lui-même, et que les pelles, les pincettes, les chaises, les tabourets, les ciseaux, les épingles et les aiguilles reprenaient part au ballet diabolique. Cela dura dix minutes ainsi, pendant lesquelles le vieux gentilhomme eut l’air de fort s’amuser des cris et des contorsions de Judith, qui, à la dernière mesure, finit, comme avait fait Térence, par tomber haletante sur le carreau, en même temps que tous les autres meubles, auxquels la tête tournait, roulaient pêle-mêle dans la chambre.

– Maintenant, dit le musicien avec une petite pause, comme tout cela n’est qu’un prélude et que je suis homme de parole, vous allez, mon cher Térence, ouvrir la porte ; je vais jouer un petit air pour Judith toute seule, et nous allons nous en aller danser ensemble en plein air.

Judith poussa un cri terrible en entendant ces paroles et essaya de fuir ; mais au même instant un air nouveau retentit, et Judith, entraînée par 395

une puissance surnaturelle, se remit à sauter avec une vigueur nouvelle, tout en suppliant maître Térence, par tout ce qu’il avait de plus sacré au monde, de ne point souffrir que le corps et l’âme de sa pauvre femme suivissent un pareil guide ; mais le tailleur, sourd aux cris de Judith, comme si souvent Judith avait été sourde aux siens, ouvrit la porte comme le lui avait commandé le gentilhomme cornu ; aussitôt le vieillard s’en alla, sautillant sur ses pieds fourchus, et tirant une langue rouge comme flamme, suivi par Judith, qui se tordait les bras de désespoir tandis que ses jambes battaient les entrechats les plus immodérés et les bourrées les plus frénétiques. Le tailleur les suivit quelque temps pour voir où ils allaient comme cela, et il les vit d’abord traverser en dansant un petit jardin, puis s’enfoncer dans une ruelle qui donnait sur la mer, puis enfin disparaître dans l’obscurité. Quelque temps encore il entendit le son strident du violon, le rire aigre du vieillard et les cris désespérés de Judith ; mais tout à coup, musique, rires, gémissements cessèrent ; un bruit, comme celui d’une enclume rougie qu’on plongerait dans l’eau, leur succéda ; 396

un éclair rapide et bleuâtre sillonna le ciel, répandant une effroyable odeur de soufre par toute la contrée, puis tout rentra dans le silence et dans l’obscurité.

Térence rentra chez lui, referma la porte à double tour, remit pelles, pincettes, tabourets, chaises, ciseaux, épingles et aiguilles en place, et alla se coucher en bénissant à la fois Dieu et le diable de ce qui venait de lui arriver.

Le lendemain, et après avoir dormi comme cela ne lui était pas arrivé depuis dix ans, Térence se leva, et, pour se rendre compte du chemin qu’avait pris sa femme, il suivit les traces du vieux gentilhomme, ce qui était on ne peut plus facile, son pied fourchu ayant laissé son empreinte d’abord dans le jardin, ensuite dans la petite ruelle, et enfin sur le sable du rivage, où il s’était perdu dans la frange d’écume qui bordait la mer.

Depuis ce moment, Térence le tailleur est l’homme le plus heureux de la terre, et n’a pas manqué, un seul jour, à ce qu’il assure, de prier soir et matin pour le digne gentilhomme qui est si 397

généreusement venu à son aide dans son affliction.

Je ne sais si ce fut Dieu ou le diable qui s’en mêla, mais je fus loin d’avoir une nuit aussi tranquille que celle dont avait joui le bonhomme Térence la nuit du départ de sa femme ; aussi à sept heures du matin étais-je dans les rues de Palma. Comme je l’avais présumé, il n’y avait absolument rien à voir ; toutes les maisons étaient de la veille, et les deux ou trois églises où nous entrâmes datent d’une vingtaine d’années ; il est vrai qu’en échange on a du rivage de la mer, réunie dans un seul panorama, la vue de toutes les îles Ioniennes.

398

Le moine de Sant’Antimo

La nation napolitaine, toute proportion gardée et en raison de l’état politique de l’Italie actuelle, n’est ni une nation militaire comme la Prusse ni une nation guerrière comme la France : c’est une nation passionnée. Le Napolitain insulté dans son honneur, exalté par son patriotisme, menacé dans sa religion, se bat avec un courage admirable. À

Naples, un duel est aussi vite et aussi bravement accepté que partout ailleurs : et s’il varie sur les préliminaires qui appartiennent à des habitudes de localités, le dénouement en est toujours mené à bout aussi vigoureusement qu’à Paris, à Saint-Pétersbourg ou à Londres. Citons quelques faits.

Le comte de Rocca Romana, le Saint-Georges de Naples, se prend de querelle avec un colonel ; le rendez-vous est indiqué à Castellamare, l’arme choisie est le sabre. Le colonel français se rend sur le terrain à cheval ; Rocca Romana prend un 399

fiacre, arrive au lieu désigné où l’attend son adversaire ; le colonel rappelle à Rocca Romana qu’une des conditions du duel est qu’il aura lieu à cheval. – C’est vrai, répond Rocca Romana, je l’avais oublié ; mais qu’à cela ne tienne, l’oubli est facile à réparer. Aussitôt il dételle un des chevaux de son fiacre, saute sur le dos de l’animal, combat sans selle et sans bride et tue son adversaire.

À l’époque de la Restauration, c’est-à-dire vers 1815, Ferdinand, grand-père du roi actuel, de retour à Naples, qu’il avait quitté depuis dix ou douze ans, voulut rétablir les gardes du corps. En conséquence, on recruta cette troupe privilégiée dans les premières familles des deux royaumes, et on les divisa en cinq compagnies, dont trois napolitaines et deux siciliennes.

J’ai dit dans le Spéronare, et à l’article de Palerme, quelle est l’antipathie profonde qui sépare les deux peuples. On comprend donc que les Siciliens et les Napolitains ne se trouvèrent pas plutôt en contact, surtout à cette époque où les haines politiques étaient encore toutes 400

chaudes, que les querelles commencèrent d’éclater. Quelques duels sans conséquence eurent lieu d’abord, mais bientôt on résolut de confier en quelque sorte la cause des deux peuples à deux champions choisis parmi leurs enfants. On y voulait voir non seulement une haine accomplie, mais une superstitieuse révélation de l’avenir. Le choix tomba sur le marquis de Crescimani, Sicilien, et sur le prince Mirelli, Napolitain. Ce choix fait, et accepté par les adversaires, on décida qu’ils se battraient au pistolet à vingt pas, et jusqu’à blessure grave de l’un ou de l’autre champion.

Un mot sur le prince Mirelli, dont nous allons nous occuper particulièrement.

C’était un jeune homme de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, prince de Teora, marquis de Mirelli, comte de Conza, et qui descendait en droite ligne du fameux condottiere, Dudone di Conza, dont parle le Tasse. Il était riche, il était beau, il était poète ; il avait par conséquent reçu du ciel toutes les chances d’une vie heureuse ; mais un mauvais présage avait attristé son entrée 401

dans la vie. Mirelli était né au village de Sant’Antimo, fief de sa famille. À peine eût-on su que sa mère était accouchée d’un fils, que l’ordre fut envoyé à la chapelle d’un couvent de mettre les cloches en branle pour annoncer cet heureux événement à toute la population. Le sacristain était absent ; un moine se chargea de ce soin, mais, inhabile à cet exercice, il se laissa enlever par la volée de la corde, et au plus haut de son ascension, perdant la tête, pris par un vertige, il lâcha son point d’appui, tomba dans le chœur et se brisa les deux cuisses. Quoique mutilé ainsi, le pauvre religieux ne se traîna pas moins du chœur à la porte, où il appela au secours ; on vint à son aide, on le transporta dans sa cellule ; mais quelque soin qu’on prît de lui, il expira le lendemain.

Cet événement avait fait une grande sensation dans la famille, et cette histoire, souvent racontée au jeune Mirelli, s’était profondément gravée dans son esprit. Cependant il en parlait rarement.

Voilà l’homme que les Napolitains avaient choisi pour leur champion.

402

Quant au marquis Crescimani, c’était un homme digne en tout point d’être opposé à Mirelli, quoique les qualités qu’il avait reçues du ciel fussent peut-être moins brillantes que celles de son jeune adversaire.

Au jour et à l’heure dits, les deux champions se trouvèrent en présence : ni l’un ni l’autre n’était animé d’aucune haine personnelle, et ils avaient vécu jusque-là au contraire plutôt en amis qu’en ennemis.

En arrivant au rendez-vous, ils marchèrent l’un à l’autre en souriant, se serrèrent la main et se mirent à causer de choses indifférentes, tandis que les témoins réglaient les conditions du combat.

Le moment arrivé, ils s’éloignèrent de vingt pas, reçurent leurs armes toutes chargées, se saluèrent en souriant, puis, au signal donné, tirèrent tous les deux l’un sur l’autre : aucun des deux coups ne porta.

Pendant qu’on rechargeait les armes, Mirelli et Crescimani échangèrent quelques paroles sur leur maladresse mutuelle, mais sans quitter leur place.

403

On leur remit les pistolets chargés de nouveau. Ils firent feu une seconde fois, et, cette fois, comme l’autre, ils se manquèrent tous deux.

Enfin, à la troisième décharge Mirelli tomba.

Une balle l’avait percé à jour au-dessus des deux hanches ; on le crut mort, mais lorsqu’on s’approcha de lui, on vit qu’il n’était que blessé.

Il est vrai que la blessure était terrible ; la balle lui avait traversé tout le corps, et avait en passant ouvert le tube intestinal.

On fit approcher une voiture pour transporter le blessé chez lui ; on voulut le soutenir pour l’aider à y monter ; mais il écarta de la main ceux qui lui offraient leur secours, et, se relevant vivement par un effort incroyable sur lui-même, il s’élança dans la voiture en disant :

– Allons donc ! il ne sera pas dit que j’aie eu besoin d’être soutenu pour monter, fût-ce dans mon corbillard !

À peine fut-il entré dans la voiture que la douleur reprit le dessus, et il s’évanouit. Arrivé chez lui, il voulut descendre comme il était 404

monté ; mais on ne le souffrit point. Deux amis le prirent à bras et le portèrent sur son lit.

On envoya chercher le meilleur chirurgien de Naples, le docteur Penza ; c’était un homme qui s’était fait dans la science un nom européen. Le docteur sonda la blessure et dit qu’il ne répondait de rien, mais qu’en tout cas la cure serait longue et horriblement douloureuse.

– Faites ce que vous voudrez, docteur, dit Mirelli. Marius n’a pas jeté un cri pendant qu’on lui disséquait la jambe, je serai muet comme Marius.

– Oui, dit le docteur ; mais lorsque le chirurgien en eut fini avec la jambe droite, Marius ne voulut jamais lui donner la gauche.

N’allez pas me laisser entreprendre une opération et m’arrêter au milieu.

– Vous irez jusqu’au bout, docteur, soyez tranquille, répondit Mirelli ; mon corps vous appartient, et vous pouvez l’anatomiser tout à votre aise.

Sur cette assurance le docteur commença.

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Mirelli tint sa parole ; mais à mesure que la nuit s’approcha, il parut plus agité, plus inquiet, il avait une fièvre terrible. Sa mère le gardait avec deux de ses amis. Vers les onze heures, il s’endormit, mais au premier coup de minuit il se réveilla. Alors sans paraître voir ceux qui étaient là, il s’appuya sur son coude et parut écouter. Il était pâle comme un mort, mais ses yeux étaient ardents de délire. Peu à peu ses regards se fixèrent sur une porte qui donnait dans un grand salon. Sa mère se leva et lui demanda s’il avait besoin de quelque chose.

– Non, rien, répondit Mirelli, c’est lui qui vient.

– Qui, lui ? demanda sa mère avec inquiétude.

– Entendez-vous le traînement de sa robe dans le salon ? s’écria le malade. L’entendez-vous ?

Tenez, il vient, il s’approche ; voyez ; la porte s’ouvre... sans que personne la pousse... Le voilà... le voilà !... il entre... il se traîne sur ses cuisses brisées... il vient droit à mon lit. Lève ton froc, moine, lève ton froc, que je voie ton visage.

Que veux-tu ?... parle... voyons !... viens-tu pour 406

me chercher ?... d’où sors-tu ?... de la terre...

Tenez, voyez-vous ?... il lève les deux mains ; il les frappe l’une contre l’autre ; elles rendent un son creux, comme si elles n’avaient plus de chair... Eh bien ! oui, je t’écoute, parle !

Et Mirelli, au lieu de chercher à fuir la terrible vision, s’approchait au bord de son lit comme pour entendre ses paroles ; mais au bout de quelques secondes d’attention, pendant lesquelles il resta dans la pose d’un homme qui écoute, il poussa un profond soupir et tomba sur son lit en murmurant :

– Le moine de Sant’Antimo !

C’est alors qu’on se rappela seulement cet événement arrivé le jour de sa naissance, c’est-à-

dire vingt-cinq ans auparavant, et qui, conservé toujours vivant dans la pensée du jeune homme, prenait corps au milieu de son délire.

Le lendemain, soit que Mirelli eût oublié l’apparition, soit qu’il ne voulût donner aucun détail, il répondit à toutes les questions qui lui furent faites qu’il ignorait complètement ce qu’on voulait lui dire.

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Pendant trois mois, l’apparition infernale se renouvela chaque nuit, détruisant ainsi en quelques minutes les progrès que le reste du temps le blessé faisait vers la guérison. Mirelli ressemblait à un spectre lui-même. Enfin une nuit il demanda instamment à rester seul, avec tant d’insistance que sa mère et ses amis ne purent s’opposer à sa volonté. À neuf heures, tout le monde ayant quitté sa chambre, il mit son épée sous le chevet de son lit et attendit. Sans qu’il le sût, un de ses amis était caché dans une chambre voisine, voyant par une porte vitrée et prêt à porter secours au malade s’il en avait besoin. À

dix heures il s’endormit comme d’habitude, mais au premier coup de minuit il s’éveilla. Aussitôt on le vit se soulever sur son lit et regarder la porte de son regard fixe et ardent ; un instant après il essuya son front, d’où la sueur ruisselait ; ses cheveux se dressèrent sur sa tête, un sourire passa sur ses lèvres : puis, saisissant son épée, il la tira hors du fourreau, bondit hors de son lit, frappa deux fois comme s’il eût voulu poignarder quelqu’un avec la pointe de sa lame, et, jetant un cri, il tomba évanoui sur le plancher.

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L’ami qui était en sentinelle accourut et porta Mirelli sur son lit ; celui-ci serrait si fortement la garde de son épée qu’on ne put la lui arracher de la main.

Le lendemain, il fit venir le supérieur de Sant’Antimo et lui demanda, dans le cas où il mourrait des suites de sa blessure, à être enterré dans le cloître du couvent, réclamant la faveur, en supposant qu’il en échappât cette fois, pour l’époque où sa mort arriverait, quelle que fût cette époque et en quelque lieu qu’il expirât. Puis il raconta à ses amis qu’il avait résolu la veille de se débarrasser du fantôme en luttant corps à corps, mais qu’ayant été vaincu, il lui avait promis enfin de se faire enterrer dans son couvent ; promesse qu’il n’avait pas voulu lui accorder jusque-là, tant il lui répugnait de paraître céder à une crainte, même religieuse et surnaturelle.

À partir de ce moment, la vision disparut, et neuf mois après Mirelli était complètement guéri.

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Histoire d’un chien

– Mettez-vous là, me dit le vieillard en approchant une chaise du couvert qui m’était destiné. C’était la place de mon pauvre François.

– Écoutez, père, lui dis-je, si vous n’étiez pas une âme puissante, un cœur plein de religion, un homme selon Dieu, je ne vous demanderais ni ce qu’était votre fils, ni comment il est mort ; mais vous croyez, et, par conséquent, vous espérez.

Comment François vous a-t-il donc quitté ici-bas pour aller vous attendre au ciel ?

– Vous avez raison, répondit le vieillard, et vous me faites du bien en me parlant de mon fils ; quand nous ne sommes que nous trois, Fidèle, ma fille et moi, peut-être l’oublions-nous parfois, ou avons-nous l’air de l’oublier, pour ne pas nous affliger les uns les autres ; mais, dès qu’un étranger entre, qui nous rappelle son âge, dès qu’il dépose son bâton où François déposait sa 410

carabine, dès qu’il prend au foyer ou à table la place que prenait habituellement celui qui nous a quittés, alors nous nous regardons tous les trois, et nous voyons bien que la blessure n’est pas cicatrisée encore et demande à saigner des larmes : n’est-ce pas, Marianne, n’est-ce pas, mon pauvre Fidèle ?

La veuve et le chien s’approchèrent en même temps du vieillard : l’une lui tendit la main, l’autre lui posa sa tête sur le genou. Quelques larmes silencieuses coulèrent sur les joues du père et de la femme ; le chien poussa un gémissement plaintif.

– Oui, continua le vieillard, un jour il rentra, venant de Speringen, qui est à cinq lieues d’ici, du côté d’Altorf ; il tenait sur son bras celui-ci –

le vieillard étendit la main et la posa sur la tête de Fidèle –, qui n’était pas plus gros que le poing. Il l’avait trouvé sur un fumier où on l’avait jeté avec deux autres de ses frères ; mais les autres étaient tombés sur un pavé et s’étaient tués. On lui fit chauffer du lait, et on commença de le nourrir comme un enfant, avec une cuiller : ce 411

n’était pas commode ; mais enfin la pauvre petite bête était là, on ne pouvait pas la laisser mourir de faim.

« Le lendemain, Marianne, en ouvrant la porte, trouva une belle chienne sur le seuil de la maison ; elle entra comme si elle était chez elle, alla droit à la corbeille où était Fidèle, et lui donna à téter ; c’était sa mère ; elle avait fait, par la montagne, et conduite par son instinct, la même route que François ; la chose finie, et lorsque le petit eut bu, elle sortit et reprit la route de Speringen. À cinq heures, elle revint pour remplir le même office, repartit ensuite de la même manière qu’elle avait déjà fait, et le lendemain, en ouvrant la porte, on la retrouva de nouveau sur le seuil.

« Elle fit de cette manière, pendant six semaines, et deux fois par jour, le chemin de Speringen en aller et retour, c’est-à-dire vingt lieues ; car son maître lui avait laissé un chien à Sissigen, et François avait apporté l’autre ici ; de sorte qu’elle se partageait entre ses deux petits : dans tous les animaux de la création, depuis le 412

chien jusqu’à la femme, le cœur d’une mère est toujours une chose sublime. Au bout de ce temps, on ne la vit plus que tous les deux jours. Car Fidèle commençait à pouvoir manger ; puis elle ne vint plus que toutes les semaines, puis enfin on ne l’aperçut plus qu’à des espaces éloignés et à la manière d’une voisine de campagne qui fait sa visite.

« François était un hardi chasseur de montagnes ; il était rare que la carabine que vous voyez là suspendue au-dessus de la cheminée envoyât une balle qui se perdît ; presque tous les jours nous le voyions descendre de la montagne avec un chamois sur les épaules ; sur quatre, nous en gardions un et nous en vendions trois : c’était un revenu de plus de cent louis par an. Nous eussions mieux aimé que François ne gagnât que la moitié de cette somme à un autre métier ; mais François était encore plus chasseur par goût que par état, et vous savez ce que c’est que cette passion dans nos montagnes.

« Un jour, un Anglais passa chez nous.

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François venait de tuer un superbe lammer-geyer1 ; l’oiseau avait seize pieds d’envergure ; l’Anglais demanda si l’on ne pourrait pas en avoir un pareil vivant ; François répondit qu’il fallait le prendre dans l’aire, et que cela se pouvait seulement au mois de mai, époque de la pondaison des aigles. L’Anglais offrit douze louis de deux aiglons, tira l’adresse d’un négociant de Genève qui était en correspondance avec lui, et qui se chargerait de les lui faire passer, donna à François deux louis d’arrhes, et lui dit que son correspondant lui remettrait le reste de la somme contre les deux aiglons.

« Nous avions oublié, Marianne et moi, la visite de l’Anglais, lorsqu’au printemps d’ensuite François nous dit un soir en rentrant :

« – À propos, j’ai trouvé un nid d’aigle.

« Nous tressaillîmes tous deux, Marianne et moi, et cependant c’était une chose bien simple qu’il nous disait, et il nous l’avait déjà dite bien souvent.

« – Où cela ? lui demandai-je.

1 Vautour des Alpes.

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« – Dans le Frohn-Alp.

Le vieillard étendit le bras vers la fenêtre.

– C’est, dit-il, cette grande montagne à la tête neigeuse que vous apercevez d’ici.

Je fis de la tête signe que je la voyais.

– Trois jours après, François sortit comme d’habitude avec sa carabine. Je l’accompagnai pendant une centaine de pas ; car j’allais moi-même à Zug, et je ne devais revenir que le lendemain. Marianne nous regardait aller tous les deux ; François l’aperçut sur le pas de la porte, lui fit de la main un signe d’adieu, lui cria à ce soir et s’enfonça dans le bois de sapins, jusqu’à la lisière duquel nous avons été aujourd’hui.

« Le soir vint sans que François reparût ; mais cela n’inquiéta pas trop Marianne, parce qu’il arrivait souvent que François couchât dans la montagne.

– Pardon, mon père, pardon, vous vous trompez, interrompit la veuve, chaque fois que François tardait, j’étais fort tourmentée, et ce soir-là, comme si j’avais eu des pressentiments, 415

j’étais plus tourmentée encore que d’habitude.

D’ailleurs, j’étais seule, vous n’étiez pas là pour me rassurer ; Fidèle, que François n’avait point emmené, était parti dans la journée pour rejoindre son maître ; il était tombé de la neige vers la brune, le vent était froid et triste ; je regardais dans le foyer des flammes bleuâtres pareilles à ces feux follets qui courent dans les cimetières. Je frissonnais à chaque instant, j’avais peur, et je ne savais de quoi. Les bœufs étaient tourmentés dans l’étable, et mugissaient tristement comme lorsqu’il y a un loup qui rôde dans la montagne ; tout à coup j’entendis quelque chose éclater derrière moi ; c’était cette petite glace que vous nous aviez donnée le jour de notre mariage, et qui se brisait toute seule comme vous la voyez encore aujourd’hui. Je me levai et j’allai me mettre à genoux devant le crucifix ; j’avais commencé de prier à peine, que je crus entendre dans la montagne le hurlement d’un chien qui se lamentait ; je me levai toute droite ; je sentis courir un frisson par tout mon corps. En ce moment, le christ, mal attaché, tomba et brisa un de ses bras d’ivoire ; je me baissai pour le 416

ramasser, mais j’entendis un second hurlement plus rapproché ; je laissai le christ à terre, et ce fut un sacrilège, sans doute, mais j’avais cru reconnaître la voix de Fidèle. Je courus à la porte, la main sur la clef, n’osant pas ouvrir, les yeux fixés sur cette croix de bois noir, où il ne restait plus que la tête de mort et les deux os ; ce n’était plus un signe d’espérance, c’était un symbole de mort. J’étais ainsi, tremblante et glacée, lorsqu’un violent coup de vent ouvrit la fenêtre et éteignit la lampe. Je fis un pas pour aller fermer cette fenêtre et rallumer cette lampe ; mais au même instant un troisième hurlement retentit à la porte même ; je m’élançai, je l’ouvris ; c’était Fidèle tout seul. Il sauta après moi comme d’habitude ; mais au lieu de me caresser, il me prit par ma robe et me tira. Je devinai qu’il y avait pour François danger de mort, toute ma force me revint ; je ne fermai ni porte ni fenêtre. Je m’élançai dehors ; Fidèle marcha devant moi, je suivis.

« Au bout d’une heure, je n’avais plus de souliers, mes vêtements étaient en lambeaux, le sang coulait de ma figure et de mes mains, je 417

marchais pieds nus sur la neige, sur les épines, sur les cailloux ; je ne sentais rien. De temps en temps j’avais envie de crier à François que j’arrivais à son secours, mais je ne pouvais pas, ou plutôt je n’osais pas.

« Partout où Fidèle passa, je passai ; vous dire où et comment, je n’en sais rien. Une avalanche tomba de la montagne, j’entendis un bruit pareil à celui du tonnerre, je sentis tout vaciller comme dans un tremblement de terre ; je me cramponnai à un arbre, l’avalanche passa. Je fus entraînée par un torrent, je me sentis rouler quelque temps, puis j’allai me heurter contre un roc auquel je me retins, et, sans savoir comment, je me retrouvai sur mes pieds et hors de l’eau. Je vis briller les yeux d’un loup dans un buisson qui se trouvait sur ma route ; je marchai droit au buisson, sentant que j’étranglerais l’animal s’il osait m’attaquer ; le loup eut peur et prit la fuite. Enfin, au point du jour, toujours guidée par Fidèle, j’arrivai au bord d’un précipice au-dessus duquel planait un aigle ; je vis quelque chose au fond, comme un homme couché ; je me laissai couler sur un rocher en pente, et je tombai près du cadavre de François.

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« Le premier moment fut tout à la douleur : je ne cherchai pas comment il s’était tué ; je me couchai sur lui, je tâtai son cœur, ses mains, sa figure, tout était froid, tout était mort ; je crus que j’allais mourir aussi, mais je pus pleurer.

« Je ne sais combien de temps je restai ainsi ; enfin je levai la tête et je regardai autour de moi.

« Près de François était une femelle d’aigle étranglée ; sur la pointe d’un roc, un petit aiglon vivant, triste et immobile comme un oiseau sculpté, et dans l’air le mâle décrivant des cercles éternels et faisant entendre de temps en temps un cri aigu et plaintif ; quant à Fidèle, haletant et mourant lui-même, il était couché près de son maître et léchait son visage couvert de sang.

« François avait été surpris par le père et la mère : attaqué par eux au moment, sans doute, où il venait de s’emparer de leur petit, et forcé de détacher ses mains du roc à pic contre lequel il gravissait, il était tombé étranglant celui des deux aigles qui s’était abattu sur lui, et dont les serres étaient encore marquées sur son épaule.

– Voilà pourquoi nous aimons tant Fidèle, 419

voyez-vous, continua le vieillard ; sans lui le corps de François aurait été dévoré par les loups et par les vautours, tandis que, grâce à lui, il est tranquillement couché dans une tombe chrétienne, sur laquelle, de temps en temps, lorsque la résignation nous manque, nous pouvons aller prier...

Je compris que Jacques et Marianne avaient besoin de rester seuls, et au lieu de me mettre à table, je sortis.

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Cet ouvrage est le 858e publié

dans la collection À tous les vents par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québec est la propriété exclusive de

Jean-Yves Dupuis.

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