CHAPITRE IX
La maison près de Godalming

L’imposante femme de chambre s’engagea dans le grand escalier, suivie des deux visiteurs. Au premier étage, elle s’arrêta devant une porte, l’ouvrit et s’effaça pour laisser entrer la comtesse et Sir Stafford.

Il y avait quatre personnes dans la pièce. Assis derrière un vaste bureau couvert de papiers et de documents divers, se tenait un homme gros et gras, au visage jaunâtre. Sir Stafford se rappelait l’avoir déjà rencontré quelque part, mais il était incapable, pour l’instant, de retrouver son nom. L’homme se leva, apparemment avec quelque difficulté, et il tendit la main à la comtesse.

— Vous voilà donc, dit-il. C’est parfait.

— Permettez-moi de faire les présentations, répondit la jeune femme, bien que vous vous soyez déjà rencontrés, je présume. Sir Stafford Nye. Mr. Robinson.

Il se produisit comme un déclic dans le cerveau de Sir Stafford. Ce nom lui en rappelait un autre : Pikeaway. Dire qu’il savait beaucoup de choses sur Mr. Robinson eût été faux. Il croyait que son nom était véritablement Robinson, bien que, d’après son apparence, il pût être d’origine étrangère. Cependant, personne n’avait jamais rien insinué de tel, apparemment. Il avait le front haut, les yeux sombres et mélancoliques, une grande bouche et d’impressionnantes dents blanches – probablement fausses. Sir Stafford savait aussi que Mr. Robinson représentait le Capital avec un grand C. Le capital sous toutes ses formes : la finance internationale, les grandes banques et la grosse industrie. Sans doute était-il fort riche, mais là n’était point l’essentiel : ce qui importait surtout, c’est qu’il était un des grands manitous dans le monde de la finance.

— J’ai entendu parler de vous il y a un ou deux jours par mon ami Pikeaway, déclara-t-il en serrant la main de son visiteur.

Stafford Nye se rappelait maintenant fort bien que, la seule fois où il avait rencontré Mr. Robinson, le colonel Pikeaway était présent. Et il se rappelait aussi que Horsham lui avait parlé de lui.

Son regard se posa sur les trois autres personnes présentes. L’homme qui était assis dans un fauteuil d’invalide, à proximité du feu, était très connu dans toute l’Angleterre, bien qu’on le vît maintenant plus rarement qu’autrefois. Il était physiquement très handicapé et ne pouvait faire que de très brèves apparitions en public, au prix d’un effort considérable. C’était Lord Altamount. Il avait un visage maigre et émacié, un grand nez proéminent, des oreilles décollées, des cheveux gris qui dégageaient largement son front mais retombaient sur sa nuque, semblables à une épaisse crinière. Il regarda Sir Stafford de ses yeux perçants et lui tendit la main.

— Excusez-moi de ne pas me lever, dit-il d’une voix faible et lointaine de vieillard, mon dos ne me le permet pas. Vous rentrez de Malaisie, je crois ?

— C’est exact.

— Ce voyage a-t-il été intéressant et fructueux ? Je suppose que vous pensez le contraire, et vous avez probablement raison. En tout cas, je suis heureux que vous ayez pu venir ici ce soir. Grâce à Mary Ann, j’imagine.

C’était donc de ce nom qu’il appelait la jeune femme, lui aussi, et c’était ce même nom qu’avait employé Horsham. Elle faisait donc partie de leur organisation, il ne pouvait y avoir le moindre doute. Sir Stafford n’ignorait pas que Lord Altamount soutenait l’Angleterre de toutes ses forces, et qu’il la soutiendrait jusqu’à son dernier souffle. Il la connaissait à fond, ainsi que tous les hommes politiques, y compris ceux avec qui il n’avait jamais eu de contacts directs.

— Je vous présente notre collègue Sir James Kleek, dit-il.

Stafford Nye ne connaissait pas Kleek. Il n’avait même jamais entendu parler de lui. C’était un homme à l’air agité et nerveux, au regard perçant et soupçonneux à la fois, qui faisait penser à un chien de chasse attendant un ordre de son maître pour s’élancer. Mais qui était son maître ? Altamount, ou Robinson ?

Le quatrième des hommes présents, assis à proximité de la porte, venait de se lever.

— C’est donc vous ! dit Stafford Nye d’un air surpris. Comment allez-vous, Horsham ?

— Très heureux de vous voir ici, Sir Stafford.

On avait placé un fauteuil pour la comtesse non loin du feu. Sir Stafford remarqua qu’elle avait avancé sa main gauche, et que Lord Altamount l’avait saisie entre les siennes.

— Vous prenez trop de risques, mon enfant, dit-il. Vous prenez trop de risques.

— C’est vous qui m’avez appris cela, répondit-elle en levant les yeux vers lui, et c’est maintenant ma seule façon de concevoir la vie.

Lord Altamount tourna la tête vers Sir Stafford.

— Mais ce n’est pas moi qui vous ai appris à choisir votre collaborateur. Vous avez fait preuve d’un génie propre.

Puis, s’adressant à Stafford Nye :

— Je connais votre grand-tante.

— Lady Amelia ?

— Elle-même. Je ne la vois plus très souvent : une ou deux fois par an, peut-être. Mais je suis toujours frappé par sa vitalité, bien qu’elle ne soit plus de première jeunesse.

— Puis-je offrir quelque chose à boire ? demanda Sir James Kleek. Que prendrez-vous ?

— Un gin tonic, si c’est possible.

La comtesse refusa d’un petit signe de tête l’offre qu’on lui faisait. James Kleek apporta le verre de Nye et le posa sur la table. Mr. Robinson leva les yeux vers Sir Stafford, mais ce dernier n’avait pas l’intention de parler le premier.

— Des questions ? demanda enfin Mr. Robinson dont le regard perdit un peu de sa mélancolie.

— Beaucoup trop, répondit Sir Stafford. Ne vaudrait-il pas mieux d’abord mettre les choses au point et réserver les questions pour un peu plus tard ? Cela pourrait, me semble-t-il, simplifier les choses.

— Comme il vous plaira. Commençons donc par un simple exposé des faits. On a pu ou non vous demander de venir jusqu’ici. Dans le second cas, il se peut que cela vous ait blessé.

— Il aime toujours mieux qu’on prenne d’abord son avis, intervint la comtesse. Il me l’a déclaré tout net.

— Bien entendu, répondit Mr. Robinson.

— J’ai été purement et simplement enlevé, reprit Sir Stafford sur un ton désinvolte. Oh ! je sais bien que c’est très à la mode. Cela fait partie des méthodes modernes.

— Ce qui va sûrement nous valoir une question de votre part.

— Elle tient en un seul mot : pourquoi ?

— Nous formons ici un comité privé, une commission d’enquête, en quelque sorte. Et cette enquête a une portée mondiale.

— Très intéressant.

— Plus encore que vous ne l’imaginez, dit Lord Altamount. C’est d’une actualité angoissante. Bien que je ne prenne plus une part active aux affaires de notre pays, on me fait encore l’honneur de me consulter. Et on m’a demandé de présider cette commission d’enquête qui a pour objet de découvrir ce qui se passe dans le monde, en notre an de grâce 1970. Car il se passe quelque chose ! James, ici présent, a aussi sa tâche : il est, en quelque sorte, mon bras droit et notre porte-parole. Jamie, expliquez donc à Sir Stafford les grandes lignes de notre action, voulez-vous ?

— S’il se passe quelque chose en ce monde, commença Kleek, il faut en rechercher les causes. Les signes extérieurs sont faciles à déceler, mais ils sont souvent trompeurs et sans grande importance. Il en a, d’ailleurs, toujours été ainsi. Prenons quelques exemples. Une chute d’eau fournit l’énergie indispensable au fonctionnement d’une turbine. On tire l’uranium du péchurane et, en temps utile, on obtient la puissance nucléaire jusqu’alors inconnue. Lorsqu’on a découvert le charbon et les minerais, on nous a donné les transports, la puissance, l’énergie. Il y a toujours des forces qui nous fournissent certaines choses. Mais, derrière chacune d’elles, il y a quelqu’un pour la contrôler. Il nous faut découvrir qui contrôle les puissances qui prennent un ascendant de plus en plus grand dans presque tous les pays d’Europe, et jusque dans certaines parties de l’Asie. Elles ont, semble-t-il, un peu moins de poids en Afrique, mais elles en ont énormément dans les deux Amériques. Il nous faut aller au-delà des événements qui se produisent et découvrir la force qui les déclenche. Une des choses qui mène tout, c’est l’argent.

Il se tourna vers Mr. Robinson.

— Vous en savez sur ce point plus que n’importe qui au monde, j’imagine.

— Il est certain que de grandes forces sont en mouvement, et qu’il faut obligatoirement qu’il y ait de l’argent derrière. Il nous faut trouver d’où provient cet argent, qui s’en sert, à qui il est versé, et pourquoi. Il est exact, comme vient de le dire James, que je connais bien les questions financières. Mais il y a aussi ce qu’on peut appeler les orientations. C’est un mot que l’on emploie beaucoup de nos jours. On parle sans cesse d’orientations, de tendances. Il existe également d’autres vocables, dont le sens n’est pas exactement le même, mais qui sont cousins germains. On voit actuellement apparaître une tendance à la révolte. Cependant, si nous nous tournons vers le passé, nous constatons que cette révolte est apparue périodiquement tout au long de l’histoire, et cela selon un processus immuable : le désir de rébellion, les moyens, et enfin les formes que prend cette rébellion. Cela n’est spécial à aucun pays. Si la révolte gronde dans un pays déterminé, elle interviendra dans d’autres, à un degré plus ou moins grand. C’est bien cela, n’est-ce pas ?

Il s’était tourné vers Lord Altamount pour prononcer la dernière phrase.

— Oui, votre exposé est parfait, James.

— Je le répète, c’est un processus immuable et que vous reconnaissez aussitôt. À une certaine époque de l’histoire, on a connu, dans tous les pays d’Europe, un engouement irrésistible pour les croisades. Tout le monde semblait vouloir s’embarquer pour aller délivrer la Terre Sainte. Tout paraissait parfaitement clair, cela semblait être un exemple parfait de conduite volontaire. Mais, en réalité, pourquoi ces gens-là partaient-ils ? Voyez-vous, c’est là l’intérêt de l’histoire. Il faut découvrir les raisons profondes de ces désirs et de ces actes. Toutes sortes de choses peuvent être des causes de révolte : le désir de liberté, la liberté de parole, la liberté de religion, et toute une série d’aspirations plus ou moins connexes. Cela a conduit les peuples à envisager des émigrations vers d’autres pays, à former de nouvelles religions – très souvent aussi tyranniques que celles qu’on abandonnait. Mais, si vous considérez attentivement tout cela, vous comprendrez tout ce qui a engendré ces actes. C’est un peu comme une maladie virale. Le virus peut en être transporté, à travers mers et montagnes, jusqu’aux confins de la terre. Il paraît se déplacer sans que personne ne l’ait délibérément propagé, mais on ne peut être absolument certain que ce soit vrai dans tous les cas. Il peut y avoir, là aussi, des actes délibérés. Une personne, deux personnes, quelques centaines de personnes ont pu déclencher le mouvement. Ce n’est donc pas le résultat final qu’il faut considérer, mais la première personne qui est à l’origine de tout. Outre le fanatisme religieux et le désir de liberté, il y a bien d’autres sujets de mécontentement. Cependant, il faut voir plus loin que cela. Derrière les conséquences matérielles, il y a les idées. Les visions et les rêves. Le prophète Joël le savait bien lorsqu’il écrivait : « Les vieillards feront des rêves, et les jeunes auront des visions. » De ces deux catégories, quelle est la plus puissante et la plus dangereuse ? Les rêves ne sont nullement destructeurs ; les visions, par contre, peuvent ouvrir des mondes nouveaux tout en détruisant les mondes déjà existants.

James Kleek se tourna vers Lord Altamount.

— Je me demande, dit-il, s’il vaut la peine de signaler le fait. Mais vous m’aviez raconté autrefois l’histoire d’une jeune femme de l’ambassade de Berlin…

— Ah oui ! Cela m’avait paru fort intéressant, à l’époque. Et on peut effectivement considérer que c’est en rapport avec le problème qui nous occupe en ce moment. Voici de quoi il s’agit, Sir Stafford. Une jeune femme, employée à l’ambassade américaine de Berlin, intelligente et d’excellente éducation, désirait depuis longtemps aller entendre parler le Führer. Cela se passait immédiatement avant la guerre de 1939. La personne en question était impatiente de savoir pourquoi tout le monde subissait l’emprise de son éloquence. Et, un beau jour, elle alla entendre Hitler en personne. « C’est extraordinaire, me déclara-t-elle à son retour, je ne l’aurais jamais cru. Je ne connais pas parfaitement l’allemand, et pourtant j’ai été, moi aussi, littéralement transportée. Et j’ai compris pourquoi les gens le sont. Le Führer exposait des idées merveilleuses qui vous enflammaient, et vous aviez l’impression, en l’écoutant, qu’il n’existait pas d’autre façon de penser que la sienne et qu’un monde nouveau surgirait si on le suivait. Je ne puis exprimer convenablement ce que j’ai ressenti, mais je mettrai par écrit tout ce dont je me souviens, et ensuite je vous le ferai lire. Vous pourrez ainsi juger de l’effet produit par ses paroles. » Je lui répondis que c’était là une très bonne idée, et le lendemain, elle revenait. « Je me demande, me dit-elle, si vous allez me croire. J’ai commencé à mettre sur le papier ce que j’ai entendu, tout ce qu’a dit Hitler. Mais c’est affreux, je n’ai pratiquement rien à écrire, je ne puis arriver à retrouver une seule phrase émouvante. J’ai les mots dans ma tête, mais quand je les écris, ils ne me paraissent plus avoir le même sens. En fait, ils semblent même complètement dépourvus de sens. Je ne comprends vraiment pas. » Lord Altamount marqua un temps d’arrêt.

— Cela vous montre, reprit-il, au bout d’un instant, un des dangers dont on n’a pas toujours conscience. Danger réel, cependant. Il existe des gens capables de communiquer aux autres un enthousiasme délirant, une sorte de vision extraordinaire de la vie et des événements à venir. Et ce n’est pas véritablement par ce qu’ils disent qu’ils parviennent à ce résultat. Ce ne sont pas les mots que vous entendez qui agissent, ce ne sont même pas les idées exposées. C’est autre chose : le pouvoir magnétique que possèdent un petit nombre d’hommes et qui leur permet de créer une vision et de la communiquer aux auditeurs. C’est le ton de la voix, peut-être même une émanation, un fluide qui vient directement de leur chair, je ne sais pas. Mais cela existe, c’est incontestable. De telles personnes possèdent une puissance réelle. Ils peuvent ainsi créer une croyance en un certain mouvement, en certains actes à accomplir et qui conduiront à un nouveau paradis terrestre. Et les gens accepteront cette croyance, lutteront et même se feront tuer pour elle s’il le faut.

Il baissa un peu la voix et ajouta :

— Jan Smuts[8] disait : « La puissance peut être une grande force créatrice, mais elle peut aussi être diabolique. »

— Je crois comprendre ce que vous voulez dire, intervint Sir Stafford. C’est intéressant, et il se peut, effectivement, qu’il y ait une part de vérité dans tout cela.

— Bien entendu, vous pensez que c’est exagéré.

— Je me garderai bien de me prononcer. Il arrive fréquemment que les choses qui paraissent exagérées ne le soient pas du tout. Ce sont probablement des idées qu’on n’avait jamais entendu exprimer auparavant et auxquelles on n’avait même pas songé. Mais puis-je poser une simple question ? Que fait-on pour lutter contre cet état de choses ?

— Dès qu’on soupçonne leur existence, il faut découvrir la vérité, répondit Lord Altamount. Il faut trouver d’où vient l’argent, d’où émanent les idées, et qui dirige la machine, si je puis ainsi m’exprimer. Il faut qu’il y ait un chef du personnel aussi bien qu’un directeur général. C’est cela que nous essayons de faire. Et nous aimerions que vous acceptiez de nous aider.

Ce fut une des rares occasions où Sir Stafford se sentit pris au dépourvu. Quoi qu’il eût éprouvé en d’autres circonstances, il était toujours parvenu à rester imperturbable. Il n’en fut pas de même cette fois. Il jeta un coup d’œil rapide autour de lui : Mr. Robinson était impassible, la bouche entrouverte sur ses fausses dents ; Sir James Kleek, qui était pourtant un brillant causeur, se taisait ; Lord Altamount était immobile dans son grand fauteuil dont le haut dossier encadrait sa tête, et il ressemblait, dans la lumière tamisée de la pièce, à quelque saint dans une niche de cathédrale. Ascétique, tout à fait Quatorzième siècle. Oui, il avait été célèbre, en son temps, mais il était maintenant bien vieux. D’où probablement, la nécessité d’avoir recours à Kleek et de se reposer sur lui. Les yeux de Sir Stafford se posèrent ensuite sur la froide et énigmatique créature qui l’avait conduit jusque-là : la comtesse Renata Zerkowski, alias Daphné Theodofanous, alias Mary Ann. Son visage ne laissait rien transparaître de ses pensées, et elle ne le regardait même pas. Il ne restait plus que Horsham, de la Sécurité du Territoire. Sir Stafford fut surpris de lui voir arborer un léger sourire.

— Voyons, dit Sir Stafford, qu’est-ce que je viens faire dans tout cela ? Que suis-je censé connaître ? Je ne me distingue nullement dans ma profession, vous le savez, et on ne pense pas grand bien de moi aux Affaires Étrangères.

— Nous ne l’ignorons pas, répondit Lord Altamount.

Ce fut au tour de Kleek de sourire.

— Cela vaut peut-être aussi bien, déclara-t-il.

Puis, apercevant Lord Altamount qui fronçait un peu les sourcils en le regardant, il s’empressa d’ajouter :

— Excusez-moi.

— Il n’est pas question de savoir ce que vous avez fait dans le passé, ni de s’occuper de l’opinion que les gens peuvent avoir de vous. Nous ne sommes pas, en ce moment, assez nombreux au sein de cette commission, et si nous vous demandons de vous joindre à nous c’est parce que nous pensons que vous possédez certaines qualités qui peuvent s’avérer utiles.

Stafford Nye se tourna vers Horsham.

— Qu’en pensez-vous ? lui demanda-t-il. Je ne puis croire que vous soyez d’accord.

— Et pourquoi donc ?

— Où sont donc mes « qualités », pour reprendre le terme qui vient d’être employé ? Bien franchement, je ne parviens pas moi-même à les voir.

— Vous n’avez pas le culte des héros, vous ne considérez pas les autres avec la valeur qu’on leur octroie ou qu’ils s’octroient eux-mêmes. Vous savez les juger et percer à jour les mystifications. Voilà pourquoi nous faisons appel à vous.

Ce n’est pas un garçon sérieux[9]. Cette phrase traversa aussitôt l’esprit de Sir Stafford, et il se dit que c’était là une bien curieuse raison de le choisir pour l’accomplissement d’une tâche délicate.

— Je me dois de vous prévenir, dit-il, que j’ai un défaut que l’on a fréquemment mis en lumière et qui m’a coûté plusieurs missions importantes. Je ne puis être considéré comme suffisamment sérieux pour que l’on m’emploie à une tâche de cette importance.

— Croyez-le si vous voulez, reprit Horsham, c’est précisément là une des raisons qui militent en votre faveur. C’est bien exact, n’est-ce pas, my lord ?

Lord Altamount approuva d’un signe.

— Laissez-moi vous dire que, bien souvent, dans la vie publique, un des ennuis les plus graves provient du fait que, parmi les gens qui occupent un poste en vue, beaucoup se prennent trop au sérieux. Nous pensons que ce ne sera pas votre cas. Et Mary Ann est du même avis.

Sir Stafford tourna la tête. La jeune femme n’était donc plus la comtesse Zerkowski, elle était redevenue simplement Mary Ann.

— Excusez-moi de vous poser cette question, dit-il, mais qui êtes-vous réellement ? Êtes-vous une authentique comtesse ?

— Tout ce qu’il y a de plus authentique. Mon père était de haute naissance, excellent chasseur, tireur d’élite, et il possédait en Bavière un château très romantique mais quelque peu délabré, château qui existe encore, d’ailleurs. Je suis donc apparentée à cette caste du monde européen qui est restée horriblement snob en ce qui concerne la naissance.

— Que vient faire Daphné Theodofanous dans tout cela ?

— C’est un nom très utile sur un passeport. Ma mère était grecque.

— Et Mary Ann ?

Un léger sourire apparut sur les lèvres de la jeune femme, et elle regarda Lord Altamount, puis Mr. Robinson.

— C’est peut-être, répondit-elle, parce que je suis une sorte de bonne à tout faire, qui va d’un endroit à l’autre, observe, transporte des objets divers, balaie sous le paillasson, fait n’importe quoi pour démêler la situation.

Elle se tourna encore vers Lord Altamount.

— Ai-je raison, oncle Ned ?

— Entièrement, mon enfant. Vous êtes Mary Ann, et vous le resterez toujours, en ce qui vous concerne.

— Transportiez-vous un objet quelconque, le jour où je vous ai rencontrée à Francfort ? reprit Sir Stafford.

— Oui. Et on ne l’ignorait pas. Si vous n’étiez pas venu à mon aide, si vous n’aviez pas bu cette bière qui aurait pu être empoisonnée, après m’avoir prêté votre manteau, je ne serais pas ici en ce moment.

— Que transportiez-vous ? Mais peut-être n’ai-je pas le droit de poser cette question ? Y a-t-il des choses que je ne saurai jamais ?

— Des quantités, oui. Et des quantités d’autres sur lesquelles vous n’aurez pas le droit de poser des questions. Cependant, je crois que je vais répondre à celle-ci. Du moins, si on m’y autorise.

À nouveau, ses yeux se portèrent sur Lord Altamount.

— Je fais entièrement confiance à votre jugement, répondit le vieillard.

— J’apportais un acte de naissance, annonça la jeune femme. Je ne vous en dis pas plus, et il sera inutile de me demander d’autres précisions à ce sujet.

Les yeux de Sir Stafford firent le tour de l’assemblée.

— Fort bien, dit-il. J’accepte de me joindre à vous. Je suis flatté que vous ayez sollicité mon concours. Que faisons-nous maintenant ?

— Dès demain, répondit Mary Ann, nous partons tous les deux pour le continent. Vous savez peut-être qu’un festival musical a lieu en Bavière. C’est une chose relativement nouvelle, puisqu’il a été créé il y a seulement deux ans. Il porte un nom allemand interminable qui signifie La Compagnie des Jeunes Chanteurs. L’association est patronnée par les gouvernements de plusieurs pays. Elle est en opposition avec les festivals et les productions de Bayreuth, car la musique qu’on y exécute est principalement moderne. On donne ainsi aux jeunes compositeurs l’occasion de faire connaître leurs œuvres. Naturellement, certains pensent beaucoup de bien de cette organisation, tandis que d’autres la répudient et la traitent avec mépris.

— J’ai, en effet, lu quelque chose à ce sujet. Devons-nous assister à un de ces concerts ?

— Nous avons déjà des places retenues pour deux d’entre eux.

— Ce festival a-t-il donc une signification particulière pour notre enquête ?

— Non, mais cela nous permet de nous rendre dans cette région avec un but avoué.

Sir Stafford jeta un coup d’œil à ses compagnons.

— Dois-je prendre des instructions, obtenir un ordre de mission ?

— Pas dans le sens où vous l’entendez, répondit Lord Altamount. Vous partez en voyage d’exploration, sans rien savoir d’autre que ce que vous savez en ce moment. C’est plus sûr.

— L’Allemagne et l’Autriche sont-elles donc le centre des activités qui nous intéressent ?

— Il s’y trouve, en tout cas, un des centres d’intérêt.

— Mais pas le seul ?

— En vérité, même pas le principal. Il y a, dans le monde, d’autres points chauds, si je puis ainsi m’exprimer. Et notre travail consiste précisément à découvrir l’importance de chacun d’eux.

— Et je ne dois rien savoir de ces autres centres d’intérêt ?

— Il est inutile que vous en sachiez trop. Nous avons des raisons de supposer que le plus important d’entre eux a son quartier général en Amérique du Sud. Deux autres se trouvent aux États-Unis – l’un en Californie, l’autre à Baltimore. Il y en a aussi un en Suède, et un autre en Italie. Au cours des dix derniers mois, les choses ont pris une certaine extension, puisque le Portugal et l’Espagne possèdent aussi des centres, mais de moindre importance. Et il ne faut pas oublier de mentionner Paris, bien entendu. En dehors de ces centres, d’autres sont en formation mais n’ont pas encore atteint leur plein développement.

— Voulez-vous parler de la Malaisie et du Vietnam ?

— Non. Cela appartient plutôt au passé, et il n’y avait là qu’un prétexte pour soulever l’indignation et déclencher la violence dans les milieux d’étudiants. Ce que l’on cherche à provoquer – il faut bien vous pénétrer de cette idée – c’est la révolte des jeunes contre les différents gouvernements, contre l’autorité des parents, contre les religions au sein desquelles ils ont été élevés. On veut établir le culte sans cesse croissant de la violence. La violence non point comme un moyen de gagner de l’argent, mais pour l’amour de la violence elle-même. C’est là-dessus que l’on veut mettre l’accent, c’est cela qui a, pour les gens intéressés, la plus haute signification.

— Et la drogue ?

— Le culte de la drogue a été créé et stimulé de propos délibéré. Des sommes considérables ont été ramassées de cette façon, mais nous ne pensons pas que ce soit là le seul et unique but.

— Non, intervint Mr. Robinson. Il y a des gens qui sont appréhendés et traduits devant les tribunaux, les trafiquants sont poursuivis, mais il y a, derrière tout cela, autre chose qu’une simple affaire de drogue. La drogue n’est qu’un moyen de se produire de l’argent qui sera ensuite utilisé à d’autres fins.

— Mais qui…

Sir Stafford laissa en suspens la question qu’il allait poser.

— QUI, QUOI, POURQUOI et OÙ ? Tels sont les quatre aspects de ces affaires et les questions que l’on peut se poser. Eh bien ! c’est ce qu’il vous faut découvrir, en collaboration avec Mary Ann. C’est là votre mission, et elle n’est pas des plus faciles. Rappelez-vous surtout qu’une des choses les plus difficiles qu’il y ait au monde c’est de garder un secret.

Stafford Nye considéra avec intérêt le visage adipeux et jaunâtre de son interlocuteur. Peut-être la raison de la puissance de cet homme dérivait-elle précisément du fait qu’il savait garder les secrets qu’il détenait.

— Si vous êtes au courant d’une chose, poursuivit Mr. Robinson avec un sourire de ses grandes dents, la tentation est grande de faire étalage de vos connaissances. Ce n’est pas que vous vouliez délibérément fournir des renseignements, ce n’est pas que vous ayez été payé pour le faire, c’est simplement que vous souhaitez montrer votre importance. Ce n’est pas plus compliqué que cela. En fait, tout est simple, en ce monde. Très simple. C’est ce que les gens ne comprennent pas.

La comtesse se leva, aussitôt imitée par Sir Stafford.

— J’espère que vous dormirez bien, dit Mr. Robinson avec un sourire.

— J’en suis certain, répondit Sir Stafford avant de quitter la pièce en compagnie de Renata.

 

Passager pour Francfort
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