CHAPITRE III
L’employé de la teinturerie
Sir Stafford pénétra dans son appartement. Une grosse bonne femme bondit hors de la cuisine pour lui adresser quelques mots de bienvenue.
— Je vois que vous êtes bien rentré, ajouta-t-elle. Avec ces sales avions, on ne sait jamais ce qui peut arriver, n’est-ce pas ?
— C’est vrai, Mrs. Worrit. Je suis arrivé avec plus de deux heures de retard.
— Ah ! c’est comme les automobiles : on ne sait jamais à l’avance ce qui va se détraquer. Seulement, quand vous êtes là-haut, dans les airs, c’est encore plus ennuyeux…
Lorsqu’elle fut essoufflée, Mrs. Worrit se retira dans la cuisine, tandis que Sir Stafford s’apprêtait à entrer dans sa chambre.
— À propos, Monsieur, reprit la brave femme, je suppose que j’ai bien fait de donner vos vêtements à l’employé de la teinturerie qui est venu les chercher. Vous ne m’aviez rien dit à ce sujet.
— De quels vêtements parlez-vous ?
— C’étaient deux complets. C’est un employé de chez Twiss et Bonywork qui est venu les prendre.
— Deux complets, dites-vous ? Lesquels ?
— Il y avait celui que vous portiez hier quand vous êtes rentré de voyage, et puis un autre, je ne sais plus lequel. Il y a bien aussi le costume à rayures qui aurait besoin d’un nettoyage, mais comme vous n’aviez pas laissé d’ordres, n’est-ce pas…
— Ce garçon a donc emporté ces deux complets.
— J’espère que je n’ai pas fait une bêtise, Monsieur.
— Ce n’est pas au costume à rayures que je pense, mais à celui que je portais hier.
— Il est un peu léger pour la saison. Il pouvait aller pour ces pays d’où vous arrivez, mais pour Londres, c’est différent. Et puis, un nettoyage ne lui fera pas de mal, c’est sûr. L’employé de Twiss et Bonywork a dit que vous aviez téléphoné pour qu’on vienne les chercher.
— Est-il allé les prendre lui-même dans ma chambre ?
— Oui, Monsieur. J’ai pensé que c’était aussi bien.
— Très intéressant, murmura Sir Stafford en pénétrant dans sa chambre.
La pièce était parfaitement en ordre, le lit était soigneusement fait, le rasoir électrique en charge… La main compétente de Mrs. Worrit était évidemment passée par là.
Sir Stafford ouvrit la garde-robe et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Puis il examina les tiroirs de la commode qui se trouvait près de la fenêtre. Ils étaient parfaitement bien rangés. Trop bien rangés.
La veille au soir, il avait rapidement vidé sa valise de voyage et avait jeté pêle-mêle des sous-vêtements dans l’un d’eux, avec l’intention de les mettre en ordre un peu plus tard. Car ce travail n’incombait pas à Mrs. Worrit. Quelqu’un d’autre avait donc ouvert ces tiroirs et replacé ses affaires avec plus de soin qu’il ne l’avait fait lui-même. Ensuite, l’inconnu était reparti en emportant deux complets. L’un d’eux était manifestement celui qu’il avait sur lui à son retour de Malaisie. Quant à l’autre, fait d’un tissu léger, on avait dû supposer qu’il l’avait également emporté en voyage.
— On cherchait donc quelque chose, murmura Sir Stafford d’un air pensif. Mais quoi ? Et qui ?
Il se laissa tomber dans un fauteuil et se mit à réfléchir. Puis ses yeux se portèrent machinalement sur le guéridon où se trouvait le petit panda de peluche. Cela lui donna une idée. Il décrocha le téléphone et forma un numéro.
— C’est bien tante Matilda ? dit-il. Ici Stafford.
— Ah ! tu es donc de retour ! J’en suis bien aise, car j’ai lu hier dans le journal qu’il y avait une épidémie de choléra en Malaisie. Je crois, du moins, que c’était de la Malaisie qu’on parlait, car je mélange un peu les noms de tous ces pays. J’espère que tu viendras bientôt me voir ? Non, ne prétends pas que tu es occupé : il n’est pas possible que tu le sois sans cesse.
— Puis-je vous rendre visite la semaine prochaine ?
— Tu peux même venir dès demain. J’ai le curé à dîner, mais je peux parfaitement le décommander.
— Ne faites pas cela.
— Bah ! c’est un intrigant qui s’est maintenant mis dans la tête qu’il lui fallait un orgue neuf. Celui qu’il possède est pourtant très bon. Je crois plutôt que c’est l’organiste qu’il faudrait changer. Mais le curé a pitié de lui parce qu’il vient de perdre sa mère qu’il aimait beaucoup. Aimer sa mère, c’est très bien, mais ce n’est pas cela qui fait de vous un bon organiste, n’est-ce pas ?
— Bien sûr, bien sûr. C’est donc entendu pour la semaine prochaine. J’ai en ce moment certains détails dont il faut absolument que je m’occupe. Comment va Sybil ?
— Chère enfant ! Elle est parfaitement insupportable, mais tellement drôle.
— Je lui ai apporté un petit panda en peluche.
— C’est très gentil de ta part.
— J’espère qu’il lui plaira, dit Sir Stafford en prenant dans sa main le petit animal.
— Oui. De toute façon, elle connaît les bonnes manières, tu sais.
Sir Stafford trouva la réflexion quelque peu équivoque. Il n’avait pas plus tôt raccroché que la sonnerie se faisait entendre.
— Allo, Stafford ? dit une voix d’homme. Ici Eric Pugh. J’ai appris que vous étiez de retour de Malaisie. Que diriez-vous de dîner avec moi ce soir ?
— Rien ne pourrait me faire plus de plaisir.
— Eh bien, c’est d’accord. Voulez-vous au Limpits Club, à huit heures et quart ?
Au moment précis où Sir Stafford replaçait le combiné sur son support, Mrs. Worrit apparaissait sur le seuil, tout essoufflée.
— Il y a, en bas, un monsieur qui désirerait vous voir, annonça-t-elle.
— Qui est-ce ?
— Un certain Mr. Horsham.
Un peu surpris de cette visite inattendue, Sir Stafford descendit. Mrs. Worrit ne s’était pas trompée. Horsham était bien dans le salon, robuste, rubicond, sûr de lui, imperturbable comme à l’ordinaire.
— J’espère, commença-t-il, que vous ne voyez pas d’inconvénient…
— Pas d’inconvénient à quoi ?
— À me revoir si tôt. Nous nous sommes rencontrés ce matin, devant la porte de Mr Chetwynd, si vous vous rappelez.
Sir Stafford poussa le coffret de cigarettes vers son visiteur.
— Asseyez-vous, dit-il en prenant place-lui-même dans un fauteuil.
— Un homme très agréable, ce Chetwynd, reprit Horsham. Je crois que je l’ai un peu tranquillisé. Lui et le colonel Munro étaient passablement émus par votre mésaventure.
— Vraiment ?
Sir Stafford sourit et se mit à fumer en observant Henry Horsham d’un air pensif.
— Où voulez-vous en venir exactement ? demanda-t-il.
— Pourrais-je me permettre de vous demander, sans faire preuve d’une curiosité exagérée, où vous comptez passer les quelques jours qui viennent ?
— Ravi de vous fournir le renseignement. J’ai l’intention d’aller rendre visite à l’une de mes tantes, Lady Matilda Cleckheaton. Je vous donnerai l’adresse si vous le désirez.
— Inutile, je la connais. Ma foi, je pense que c’est là une excellente idée. Elle sera contente de voir que vous êtes rentré sain et sauf. Ç’aurait pu être plus grave, n’est-ce pas ?
— Est-ce là l’opinion du colonel Munro et de Mr. Chetwynd ?
— Vous savez bien ce que c’est : ils s’émeuvent facilement, dans ce service, et ils ne savent jamais s’ils doivent ou non vous faire confiance.
— Me faire confiance ? répéta Sir Stafford d’un air offensé. Que voulez-vous insinuer, Mr. Horsham ?
Le visiteur sourit, sans se laisser démonter.
— Vous avez la réputation de prendre les événements un peu à la légère.
— Oh ! je pensais que vous me croyiez communisant ou quelque chose comme ça.
— Pas le moins du monde. On prétend seulement que vous ne prenez pas les choses au sérieux, et que vous aimez bien vous divertir de temps à autre.
— On ne peut passer la vie entière à prendre les autres et soi-même au sérieux, répliqua Sir Stafford.
— Certes. Mais vous avez cependant encouru un risque assez grave.
— Je ne vois pas très bien de quoi vous voulez parler.
— Je vais donc vous le dire. Les choses se gâtent parfois, mais ce n’est pas toujours par la faute des humains. C’est quelquefois Dieu – ou le Diable, je n’en sais rien – qui en sont responsables.
— Feriez-vous, par hasard, allusion au brouillard de Genève ? demanda Sir Stafford, l’air soudain amusé.
— Exactement. Ce brouillard a bouleversé les plans d’une certaine personne qui s’est trouvée dans une impasse.
— Racontez-moi ça. Il ne me déplairait pas d’être au courant.
— Lorsque votre avion a quitté Francfort, hier, il manquait un passager – ou plus précisément une passagère – qui n’a pas répondu à l’appel de son nom. Mais, pendant ce temps, vous dormiez paisiblement dans votre coin.
— Et qu’est-il advenu de cette passagère ?
— C’est ce qu’il serait intéressant de savoir. En tout cas, votre passeport s’est retrouvé à Heathrow bien avant que vous n’y arriviez vous-même.
— Où est-il maintenant ? Suis-je censé l’avoir récupéré ?
— Non. Je ne le pense pas. Cela me paraîtrait un peu rapide. Cette drogue, en tout cas, était remarquable. Et bien dosée, si je puis dire, car elle vous a mis hors d’état de nuire sans avoir de conséquences néfastes.
— Elle m’a pourtant valu une fameuse migraine.
— C’était à peu près inévitable, étant donné les circonstances.
— Puisque vous semblez tout savoir, peut-être me direz-vous ce qui se serait passé si j’avais refusé la proposition que l’on a pu – je dis bien « que l’on a pu » – me faire.
— Mary Ann aurait fort bien pu laisser la vie dans l’aventure.
— Mary Ann ? qui est Mary Ann ?
— Miss Daphné Theodofanous.
— C’est le nom qu’il me semble avoir entendu lorsqu’on appelait la passagère absente.
— Oui. C’est celui sous lequel elle voyageait. Mais nous l’appelons généralement Mary Ann.
— Qui est-elle exactement ?
— Dans sa spécialité, elle est plus ou moins au haut de l’échelle.
— Et quelle est sa spécialité ? Est-elle de notre côté, ou du leur ? Si tant est que vous sachiez à qui se rapporte le mot « leur ». En ce qui me concerne, je dois avouer que je m’y perds un peu.
— Oui. Il n’est pas tellement facile de s’y retrouver, n’est-ce pas ? Avec les Chinois et les Russes, cette faune étrange qui télécommande les révoltes d’étudiants, la Nouvelle Mafia, tous ces gens d’Amérique du Sud… Et j’allais oublier ce joli petit groupe de financiers qui semblent toujours avoir quelque chose de louche en réserve.
— Mary Ann, murmura Sir Stafford d’un air pensif. C’est là un nom bizarre, si elle s’appelle réellement Daphné Theodofanous.
— Sa mère était grecque, son père anglais, et son grand-père autrichien.
— Que serait-il arrivé si je ne lui avais… prêté un certain vêtement ?
— Elle aurait pu se faire assassiner.
— Parlez-vous sérieusement ?
— Depuis un certain temps, l’aéroport de Heathrow nous donne quelque inquiétude. Il s’y est passé, récemment, des événements regrettables dont nous aurions besoin de trouver l’explication. Hier, si l’avion avait fait escale à Genève, comme prévu, tout aurait bien allé pour Mary Ann, qui aurait bénéficié de la protection organisée à l’avance. Mais, dans le cas contraire, on n’avait pas le temps de prévoir. Or, actuellement, on ne sait pas toujours de qui on doit se méfier, car tout le monde joue double jeu, quand ce n’est pas triple ou quadruple jeu !
— Vous me faites peur. Il ne lui est rien arrivé, n’est-ce pas ?
— J’espère que tout va bien pour elle, puisque nous n’avons entendu parler de rien.
— Si cela peut vous aider d’une quelconque manière, je puis vous apprendre que quelqu’un s’est introduit chez moi ce matin, pendant que j’étais à Whitehall. L’homme a prétendu que j’avais téléphoné à une teinturerie qu’il était censé représenter, et il a quitté mon appartement en emportant deux de mes complets – celui que je portais hier, et un autre. Je présume qu’il était à la recherche de quelque chose, car les tiroirs de ma commode avaient été fouillés. Mais que pouvait-il espérer y découvrir ?
— Je voudrais bien le savoir, répondit Horsham d’une voix lente. Il se trame quelque chose… quelque part. On en aperçoit des bribes, comme s’il s’agissait d’un paquet mal ficelé. À un certain moment, on a l’impression que tout se passe au Festival de Bayreuth, et l’instant d’après, il vous semble que ça provient d’Amérique du Sud, puis des États-Unis. La vérité, c’est qu’il y a, en divers endroits, un tas d’affaires louches qui préparent quelque chose de plus important. Peut-être est-ce une révolution politique, peut-être autre chose de tout à fait différent… Vous connaissez Mr. Robinson, je crois ? En tout cas, lui vous connaît.
Sir Stafford réfléchit un instant.
— Robinson ? Un nom bien anglais. N’est-ce pas un type grand et fort, jaune comme un citron, qui semble toujours tremper dans quelque affaire financière ?
— Il nous a tirés de fort mauvais pas, à plusieurs reprises. Mais les gens comme Mr. Chetwynd ne l’aiment guère ; ils le trouvent trop coûteux. Il est assez enclin à l’avarice, notre cher Mr. Chetwynd. Très fort pour faire des économies mal placées.
— On disait autrefois « pauvre mais honnête », fit remarquer Sir Stafford. Il semble que votre Mr. Robinson, lui, soit coûteux mais honnête. À moins qu’il ne vaille mieux dire « honnête mais coûteux ». Quoi qu’il en soit, j’aimerais bien que vous puissiez m’apprendre de quoi il retourne exactement. Je parais être mêlé à quelque chose, sans savoir le moins du monde de quoi il s’agit.
Henry Horsham hocha la tête.
— Nul d’entre nous ne le sait. Pas avec précision, en tout cas.
— Que suppose-t-on que je cache, pour venir ainsi fouiller mon appartement ?
— Franchement, je n’en ai pas la moindre idée. À votre connaissance, vous ne détenez rien d’important ? Personne ne vous a rien donné à garder ?
— Absolument rien. Si vous pensez à Mary Ann, elle m’a simplement dit vouloir sauver sa vie, et rien d’autre.
— Et, à moins qu’il n’y ait un entrefilet dans les journaux du soir, vous lui avez véritablement sauvé la vie.
— Il semble bien que nous soyons parvenus à la fin d’un chapitre, n’est-ce pas ? C’est dommage, parce que ma curiosité commence à s’éveiller. Je voudrais bien savoir ce qui va se passer maintenant. Vous paraissez être, dans votre sphère, passablement pessimistes.
— C’est vrai. Je dois reconnaître que les choses vont assez mal, dans notre pays.