CHAPITRE XXIII
Voyage en Écosse

Le commandant se demandait ce que tout cela signifiait, mais il était certain qu’il s’agissait d’une affaire concernant la sécurité du territoire. Ce n’était pas la première fois qu’il conduisait son avion en un lieu invraisemblable, chargé de passagers inhabituels. Il connaissait d’ailleurs, aujourd’hui, certains de ces hommes. Lord Altamount, qui avait l’air en bien mauvaise santé et paraissait ne se maintenir en vie que par un immense effort de volonté. L’homme au profil d’oiseau de proie qui l’accompagnait était sans aucun doute son garde du corps. Mais il veillait moins à sa sécurité qu’à son bien-être, tel un chien fidèle qui ne le quittait jamais. Le commandant se dit qu’il aurait dû y avoir aussi un docteur parmi les passagers, car Lord Altamount avait véritablement un visage cadavérique, un peu comme ces visages de cire que l’on voit dans les musées. Il y avait ensuite Henry Horsham, qui faisait partie de la Sécurité, et le colonel Munro qui paraissait un peu moins féroce qu’à l’ordinaire mais plus soucieux. Enfin, un autre passager au teint jaunâtre et de forte corpulence paraissait être étranger.

Le commandant s’approcha du colonel Munro.

— La voiture est prête, annonça-t-il.

— Quelle distance avons-nous à parcourir ?

— Dix-sept milles. La route est un peu cahoteuse, mais pas trop mauvaise tout de même. Il y a des couvertures supplémentaires dans la voiture.

Le commandant regarda s’éloigner ses passagers, se demandant ce qui pouvait bien pousser ces gens-là à s’aventurer à travers cette lande solitaire pour se rendre à un vénérable vieux château, habité seulement par un malade depuis longtemps retiré du monde, un homme sans amis ni visiteurs d’aucune sorte.

 

*

* *

 

La voiture s’arrêta à l’extrémité d’une longue allée de gravier, devant le porche d’un vaste bâtiment de pierre garni de tourelles. La porte s’ouvrit sans même que les visiteurs eussent besoin de sonner, et une vieille Écossaise au visage sévère et froid apparut sur le seuil.

James Kleek et Horsham aidèrent Lord Altamount à descendre de voiture, puis à gravir les marches du perron. La vieille femme s’effaça et esquissa une révérence à son passage.

— Bonsoir, Votre Seigneurie, dit-elle. Monsieur vous attend.

Une autre femme venait de faire son apparition dans le hall. Grande, mince, avec un visage bronzé au nez aquilin, un front haut, des cheveux noirs, elle était encore fort belle, bien qu’elle parût proche de la cinquantaine.

— Miss Neumann va s’occuper de vous, reprit la vieille domestique.

— Merci, Janet. Assurez-vous que les feux brûlent bien dans toutes les chambres, n’est-ce pas ?

Lord Altamount fit quelques pas en avant et serra la main de Miss Neumann.

— J’espère, dit celle-ci, que le voyage ne vous a pas trop fatigué.

— Non. Le trajet n’a pas été trop pénible. Je vous présente le colonel Munro, Mr. Robinson. Sir James Kleek, et Mr. Horsham, de la Sécurité du Territoire.

— Je me rappelle avoir déjà rencontré Mr. Horsham il y a quelques années.

— Je ne l’avais pas oublié, répondit Horsham. C’était à la Fondation Leveson, et vous étiez déjà à cette époque la secrétaire du professeur Shoreham, si je ne me trompe.

— J’ai été d’abord assistante de laboratoire, puis secrétaire. Et je le suis encore, bien qu’il n’ait plus guère besoin de secrétaire. Il lui faut surtout une infirmière à domicile. Miss Ellis, qui est ici en ce moment, a remplacé Miss Bude il y a seulement deux jours. J’ai suggéré qu’elle reste dans la pièce attenante à celle où nous serons nous-mêmes, au cas où j’aurais besoin de l’appeler.

— Le professeur est-il vraiment en très mauvaise santé ?

— Il ne souffre pas vraiment. Mais si vous ne l’avez pas vu depuis le début de sa maladie, attendez-vous à le trouver changé. Il n’est plus que l’ombre de lui-même.

— Un instant, je vous prie, avant que vous ne nous introduisiez auprès de lui. Je suppose que ses facultés mentales ne sont pas trop diminuées. Il comprend ce qu’on lui dit ?

— Ne vous inquiétez pas à ce sujet. Ses facultés sont intactes, et il comprend parfaitement. Mais, étant hémiplégique, il ne peut s’exprimer avec une parfaite clarté et est incapable de marcher sans aide. Son cerveau, par contre, fonctionne aussi bien qu’autrefois. La seule différence, c’est qu’il se fatigue plus vite. Avant que je vous conduise jusqu’à lui, aimeriez-vous manger ou boire quelque chose ?

— Non, merci, répondit Altamount. Nous venons discuter d’un sujet important et urgent. J’aime donc mieux voir le professeur sans tarder, si toutefois il est prêt à nous recevoir.

— Il vous attend.

Lisa Neumann conduisit les visiteurs jusqu’au premier étage, leur fit longer un couloir et ouvrit une porte. La pièce dans laquelle elle les fit entrer était tendue de tapisseries. Un bon feu brûlait dans une vaste cheminée, et, contre le mur du fond, on apercevait un gros électrophone.

Le professeur était assis dans un fauteuil, près du feu. Sa tête était agitée d’un léger tremblement, ainsi que sa main gauche, et la peau de son visage était un peu tirée d’un côté. Autrefois grand et robuste, il n’était plus maintenant – Miss Neumann n’avait pas exagéré – que l’ombre de ce qu’il avait été. Ses yeux, néanmoins, brillaient d’intelligence. Il essaya de parler. Sa voix était encore assez forte, mais les sons qu’il émettait n’étaient pas parfaitement clairs.

Lisa Neumann alla se placer devant lui, observant ses lèvres, afin de pouvoir interpréter ses paroles si c’était nécessaire.

— Le professeur vous souhaite la bienvenue et est très heureux de vous voir, dit-elle. Il me charge de vous préciser que son ouïe est encore bonne, et qu’il est capable de saisir chacune des paroles que vous prononcerez. S’il est trop fatigué pour parler à haute voix, je lirai sur ses lèvres et vous transmettrai sa pensée.

— Je m’efforcerai, commença le colonel Munro, de ne pas perdre de temps et de vous fatiguer le moins possible.

Le professeur inclina la tête pour exprimer qu’il avait compris.

— Vous avez sans doute déjà reçu la lettre que je vous ai envoyée, poursuivit Munro.

— C’est exact, répondit Miss Neumann. Le professeur a reçu votre lettre et est au courant de son contenu.

L’infirmière entrebâilla la porte, mais sans entrer dans la pièce.

— N’avez-vous besoin de rien, Miss Neumann ? demanda-t-elle. Soit pour le professeur, soit pour les invités.

— Non, merci, Miss Ellis. Mais je serais heureuse que vous restiez si possible dans le petit salon, pour le cas où j’aurais à vous appeler.

— Certainement, Miss Neumann.

Elle disparut et referma la porte sans bruit.

— Je suppose, reprit Munro, que le professeur n’ignore pas les événements actuels.

— Il est parfaitement au courant, affirma la secrétaire.

— Se tient-il en rapport avec les milieux scientifiques ?

Robert Shoreham secoua lentement la tête de droite à gauche et répondit lui-même à la question.

— J’en ai fini avec tout cela.

— Cependant, vous connaissez, grosso modo, l’état actuel du monde ? Le succès de ce qui a été appelé la Révolution de la Jeunesse, la prise du pouvoir, en plusieurs pays, par les forces armées de cette organisation.

— Le professeur, répondit Miss Neumann, n’ignore rien des conditions politiques actuelles.

— Le monde est maintenant soumis à la violence, à la souffrance, aux doctrines révolutionnaires, à une incroyable philosophie de domination au profit d’une minorité d’anarchistes.

Un rien d’impatience passa dans les yeux du professeur.

— Il sait tout cela, intervint Mr. Robinson. Inutile de revenir sur ces choses.

— Vous rappelez-vous l’amiral Blunt ? reprit Munro.

Robert Shoreham inclina à nouveau la tête, et une ombre de sourire passa sur ses lèvres.

— L’amiral s’est souvenu des travaux que vous aviez faits sur un certain projet que vous aviez appelé, je crois, le Plan B.

Une flamme brilla dans le regard du professeur Shoreham.

— Le Plan B ! dit Miss Neumann. Vous revenez bien loin en arrière, me semble-t-il.

— C’était bien là un de vos projets, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit la secrétaire.

— Il nous est impossible de nous servir des armes nucléaires ou des gaz, mais cette découverte serait certainement utilisable.

Le silence plana un moment sur la pièce. Puis le professeur se mit à parler, mais d’une façon peu intelligible.

— Il reconnaît, traduisit Miss Neumann, que le plan serait utilisable dans les circonstances actuelles.

Le professeur s’était tourné vers sa secrétaire et continuait à parler.

— Il me demande, reprit Miss Neumann au bout d’un instant, de vous en toucher quelques mots. Le Plan B était un projet sur lequel il avait travaillé durant des années, mais que, pour des raisons personnelles, il avait fini par abandonner.

— N’était-il donc pas parvenu à le mener à bien ?

— Si. Je travaillais déjà avec lui, à cette époque, et je suis bien placée pour savoir que tout avait parfaitement réussi. Nous étions sur la bonne voie, et les expériences entreprises avaient été parfaitement concluantes.

Elle se tourna à nouveau vers Shoreham et ébaucha une série de gestes étranges, portant successivement la main à ses lèvres, à ses oreilles, en une sorte de code.

— Je lui demande s’il m’autorise à vous expliquer plus en détail en quoi consistait son projet.

— Nous serions très heureux si vous pouviez nous mettre au courant.

— Le professeur voudrait savoir, auparavant, comment vous avez entendu parler de ses travaux.

— C’est une de vos vieilles amies, Professeur, qui a parlé de vos recherches à l’amiral Blunt. Une amie à qui vous aviez, autrefois, confié votre projet : Lady Matilda Cleckheaton.

Miss Neumann se tourna à nouveau vers lui, et un faible sourire passa sur ses lèvres.

— Le professeur, dit-elle, croyait Lady Matilda morte depuis plusieurs années.

— Elle est parfaitement vivante, et c’est elle qui a voulu que nous soyons au courant de cette découverte du professeur Shoreham.

— Le professeur veut bien vous en exposer les points principaux, tout en vous avertissant que ces connaissances ne vous seront d’aucune utilité. Les notes, les formules, les comptes rendus d’expériences, tout a été détruit. Mais puisque vous y tenez, je vais néanmoins vous indiquer les grandes lignes de ce plan. Vous savez l’usage que fait la police des gaz lacrymogènes pour disperser les émeutes.

— La découverte du professeur était-elle du même ordre ?

— Pas le moins du monde, mais elle aurait pu remplir le même but. Les savants ont pensé qu’il était possible de modifier non seulement les réactions essentielles des hommes et leurs sensations, mais encore leurs caractéristiques cérébrales. Il y a des gaz, des drogues diverses, des opérations glandulaires qui peuvent provoquer un changement de cette nature. Mais le professeur ne souhaite pas révéler les détails de son Plan B. Il veut seulement préciser qu’il s’agit d’un procédé pouvant changer les conceptions qu’un homme a de la vie et modifier profondément ses relations avec autrui. Même s’il se trouve dans un état de fureur homicide, même s’il fait preuve d’une violence pathologique, le Plan B peut en faire quelqu’un de totalement différent. Il devient bienveillant, il ne souhaite que faire du bien aux autres et déteste leur causer de la peine. Le produit peut être déversé sur une vaste étendue et affecter des centaines et des milliers de personnes, à condition d’être fabriqué en assez grande quantité et distribué dans de bonnes conditions.

— Combien de temps l’effet dure-t-il ?

— Il est définitif.

— Définitif ? Vous voulez dire que vous aurez ainsi modifié le comportement d’un homme, sa nature profonde d’une manière permanente et que vous ne pouvez ensuite le ramener à son état primitif ?

— C’est bien cela. Au début, cette découverte était surtout d’ordre médical. Mais ensuite, le professeur l’avait conçue comme une sorte de préventif à utiliser en cas de guerre, d’émeutes, de soulèvements massifs, de révolutions, d’anarchie. Le traitement – si toutefois je puis employer ce terme – ne donne pas le bonheur aux gens auxquels il est appliqué, mais seulement le désir de voir les autres heureux et en bonne santé. Donc, pour que les gens puissent éprouver de tels sentiments après ce traitement, il nous faut admettre qu’ils ont dans leur corps un organe qui contrôle ces désirs. Et si l’on met cet organe en action, il doit ensuite poursuivre ses fonctions d’une manière permanente.

— Merveilleux ! dit Mr. Robinson d’un air plus pensif qu’enthousiaste. C’est merveilleux d’avoir fait une telle découverte. Quelle chose extraordinaire à utiliser…

— Mais c’est exactement ce qu’il nous faut ! s’écria James Kleek, en proie à un enthousiasme délirant.

Miss Neumann secoua doucement la tête.

— Le Plan B, déclara-t-elle, n’est ni à vendre ni à offrir. Il a été abandonné.

— Voulez-vous dire que vous refusez ? demanda Munro d’un air incrédule.

— Oui. Le professeur Shoreham refuse catégoriquement, car il est parvenu à la conclusion que ce projet était contraire à…

Lisa Neumann s’interrompit pour reporter son attention sur le professeur. Ce dernier fit un signe de la main, agita la tête et émit quelques sons gutturaux.

— Le professeur a eu peur, reprit Miss Neumann. Peur des résultats auxquels est parvenue la science, peur des choses qu’elle a découvertes et données au monde, des drogues qui devaient être miraculeuses et qui ne l’ont pas toujours été, de la pénicilline qui a sauvé des vies humaines et qui en a perdu d’autres, des greffes d’organes qui ont apporté la désillusion d’une mort qu’on n’attendait pas. Le professeur a vécu l’époque de la fission nucléaire, il a vu les nouvelles armes horriblement meurtrières, les tragédies causées par la radioactivité, les pollutions apportées par les récentes découvertes industrielles. Il a eu peur des résultats auxquels peut conduire la science si elle est appliquée sans discrimination.

— Cependant, le Plan B serait bénéfique pour tout le monde ! s’écria Munro.

— Beaucoup d’autres choses ont paru bénéfiques, au départ. Certaines ont été saluées comme des bienfaits pour l’humanité. Et puis, on en a vu les résultats secondaires, et même souvent on s’est aperçu que, loin d’être bénéfiques, elles étaient franchement désastreuses. C’est pourquoi le professeur a pris la résolution d’abandonner le projet. Certes, il est heureux d’être parvenu au but qu’il s’était fixé et d’avoir réalisé cette découverte, mais il a décidé de ne pas la divulguer. Il fallait qu’elle fût détruite, et elle l’a été. La réponse à votre demande ne peut donc qu’être négative.

Robert Shoreham se mit alors à parler d’une voix rauque.

— J’ai détruit le fruit de mon cerveau, et personne ne sait comment j’étais parvenu à cette découverte. Un seul homme m’avait aidé, mais il est mort de la tuberculose un an à peine après notre réussite. Vous voyez donc que je ne puis vous aider en aucune façon.

— Et pourtant, cette découverte pourrait sauver l’humanité.

Le professeur se mit à rire, d’un rire rauque comme ses paroles.

— Sauver l’humanité ! Quelle expression ! Mais c’est ce que veulent faire vos jeunes énergumènes. Du moins le croient-ils. Ils avancent au milieu de la haine et de la violence avec l’intention de sauver le monde ! Ils ignorent, bien sûr, comment ils vont s’y prendre, mais ils devront le faire eux-mêmes, par leurs propres moyens. Nous n’avons à leur fournir aucun procédé artificiel pour y parvenir. Une bonté, une bienveillance artificielles ? Non. Voilà qui ne signifierait rien. Ce serait aller contre les lois de la Nature. Ce serait aller contre Dieu lui-même.

Les derniers mots tombèrent avec plus de force que les autres de la bouche du professeur.

— J’avais parfaitement le droit de détruire ce que j’avais créé, dit-il en promenant ses regards sur l’assemblée.

— Je n’en suis pas aussi sûr, répondit Robinson. Le savoir, c’est le savoir. On ne doit pas détruire ce qu’on a engendré.

— Vous avez parfaitement le droit d’avoir cette opinion, mais vous serez bien obligé d’accepter le fait.

— Non ! déclara Robinson avec force.

Lisa Neumann tourna vers lui un regard chargé d’irritation.

— Que signifie ce non, je vous prie ?

Ses yeux lançaient des éclairs. Une belle femme, songea Robinson. Une femme qui avait dû être, toute sa vie, amoureuse de Robert Shoreham, qui s’était entièrement consacrée à lui et lui était dévouée corps et âme.

— On apprend bien des choses, au cours d’une vie, répondit Robinson. Shoreham, vous êtes un honnête homme, et je suis sûr que vous n’auriez pas détruit votre œuvre. Vous n’auriez pu vous y résoudre. Je suis certain d’être dans le vrai. Vous avez mis vos documents en lieu sûr, mais probablement pas dans cette maison même. Je suppose qu’ils sont déposés dans un coffre de votre banque, et Miss Neumann le sait parfaitement, car elle est la seule personne au monde en qui vous avez confiance.

— Qui diable êtes-vous donc ? demanda Shoreham d’une voix presque claire.

— Simplement un homme qui s’occupe de questions financières, mais je connais les habitudes et les manies des gens. Et je sais que, si vous le désiriez, vous pourriez parfaitement récupérer les documents que vous avez déposés en lieu sûr. Certes, je ne prétends pas que vous poursuivriez les mêmes recherches aujourd’hui, dans les circonstances que nous traversons, car je reconnais qu’il y a du vrai dans ce que vous nous avez exposé il y a un instant. Peut-être avez-vous raison, je veux bien l’admettre, lorsque vous dites que les bienfaits envers l’humanité sont choses délicates à manier. Pauvre vieux Beveridge[15] qui avait pensé créer un paradis sur terre. Il n’y est nullement parvenu, et je ne crois pas que votre Plan B y parviendrait mieux, car la bonté a ses dangers comme tout autre chose. Mais il pourrait supprimer la souffrance, la violence, l’anarchie, l’esclavage de la drogue. Il pourrait empêcher certains événements de se produire, changer les habitudes des jeunes. Naturellement, en rendant les gens bienveillants, il risquerait de les rendre en même temps condescendants, suffisants et contents d’eux-mêmes. Et il y aussi une chance pour que, si vous changez la nature des humains par la force et d’une manière définitive, un certain nombre d’entre eux découvrent qu’ils avaient la vocation innée de ce qu’on leur a fait accomplir par la contrainte…

— Je ne comprends pas de quoi vous êtes tous en train de discuter, intervint le colonel Munro.

— Ce ne sont là que sottises, déclara sans ambages Miss Neumann. Messieurs, il vous faut accepter la réponse du professeur Shoreham. Il fera de sa découverte ce qu’il voudra, et je ne vois pas que vous ayez aucun droit de lui forcer la main.

— C’est juste, dit doucement Lord Altamount. Nous n’avons nullement l’intention de vous obliger à nous révéler votre cachette si elle existe, Robert. Vous ferez ce que vous jugerez bon de faire, je vous en donne ma parole.

— Edward…

La voix lui manqua à nouveau, et Miss Neumann se mit à traduire d’après le mouvement de ses lèvres.

— Lord Altamount, le professeur vous demande si vous souhaitez véritablement, de tout votre cœur et de tout votre esprit, prendre le Plan B sous votre responsabilité.

Elle observa encore Shoreham pendant quelques secondes avant d’ajouter :

— Il dit que vous êtes le seul homme public de toute l’Angleterre en qui il ait confiance. Si vous souhaitez véritablement…

James Kleek se leva soudain et s’approcha vivement du fauteuil occupé par Lord Altamount.

— Laissez-moi vous aider à vous redresser, dit-il. Vous n’avez pas l’air bien du tout. Miss Neumann, voudriez-vous vous écarter un peu, je vous prie ? J’ai ses médicaments sur moi, et je sais ce qu’il faut faire…

Il plongea la main dans sa poche et en tira une seringue hypodermique.

— Si je ne lui administre pas cela tout de suite, il sera ensuite trop tard.

Déjà, il avait saisi le bras de Lord Altamount, retroussé la manche de sa veste, et il lui pinçait la peau entre le pouce et l’index, prêt à pratiquer l’injection.

Mais quelqu’un d’autre venait d’apparaître : Horsham qui, bousculant le colonel Munro, s’avança d’un pas rapide. Sa main se referma sur le bras de Kleek. L’homme se débattait, essayait de résister, mais son adversaire était beaucoup plus fort que lui. Munro venait de s’approcher à son tour.

— C’était donc vous, James Kleek ! s’écria-t-il. C’était vous qui nous trahissiez !

Miss Neumann s’était avancée vers la porte qu’elle ouvrit d’un seul coup pour appeler l’infirmière.

— Miss Ellis ? Venez vite…

L’infirmière apparut presque aussitôt et jeta un coup d’œil au professeur Shoreham. Mais il l’éloigna d’un geste pour lui désigner l’endroit de la vaste pièce où le colonel et Horsham avaient entraîné Kleek, lequel se débattait toujours comme un forcené. La jeune femme plongea la main dans la poche de sa blouse.

— Lord Altamount ! bégaya le professeur. Une attaque… cardiaque.

— Vous parlez d’une attaque ! rugit Munro. Une tentative d’assassinat, oui. Ne lâchez surtout pas ce gars-là, Horsham.

Le colonel traversa la pièce comme un bolide.

— Mrs. Cortman ? depuis combien de temps avez-vous embrassé la profession d’infirmière ? Vous nous avez filé entre les doigts à Baltimore, n’est-ce pas ? Mais il n’en sera pas toujours de même.

Milly Jean tira soudain la main de sa poche. Elle tenait un petit automatique entre ses doigts crispés. Elle jeta un coup d’œil en direction du professeur, mais Munro lui barra le passage, et Lisa Neumann alla se placer devant le fauteuil de Shoreham.

— Descends Altamount, Juanita ! hurla James Kleek.

La jeune femme leva vivement le bras et tira.

Lord Altamount, qui avait reçu une formation classique, leva les yeux vers son ancien protégé et murmura :

— Jamie ? Et tu Brute[16] ?

Et il s’affala contre le dossier de son fauteuil.

 

*

* *

 

Le Dr McCulloch jeta un coup d’œil autour de lui, ne sachant pas très bien le comportement qu’il lui fallait observer. Lisa Neumann s’approcha et posa un verre près de lui.

— C’est un grog, dit-elle.

— J’ai toujours su que vous étiez une femme d’exception, Miss Neumann, dit-il en portant le verre à ses lèvres. J’avoue que j’aimerais bien savoir ce que tout cela signifie. Mais je suppose que c’est une affaire confidentielle dont personne ne voudra me parler.

— Le professeur va bien, n’est-ce pas ? s’enquit Miss Neumann d’une voix chargée d’anxiété.

— Le professeur ? Mais certainement.

— Je craignais que le choc…

— Je vais très bien, ma chère Lisa, murmura Shoreham. C’est précisément de ce choc que j’avais besoin. Je me sens… revivre.

— Remarquez comme sa voix est plus forte, reprit le médecin. Dans ce genre d’affection, c’est l’apathie qui est la grande ennemie. Ce dont il a besoin, c’est de se remettre au travail, de faire agir son cerveau. La musique, c’est fort bien. Elle l’a apaisé et lui a permis de profiter un peu de la vie. Mais le professeur est un homme d’une grande puissance intellectuelle, et il lui manque cette activité mentale qui a été l’essence même de sa vie. Poussez-le dans cette voie, si vous le pouvez.

Et il adressa un sourire d’encouragement à la secrétaire qui le regardait avec une nuance d’incrédulité.

— Je crois, Dr McCulloch, dit le colonel Munro, que nous vous devons quelques explications sur les événements qui se sont déroulés ce soir, même si on veut garder, en haut lieu, le secret sur cette affaire. La mort de Lord Altamount…

— Ce n’est pas la balle qui l’a tué, expliqua le docteur. La mort est simplement due au saisissement. La seringue aurait joué le même rôle. Ce jeune homme…

— Je l’ai retenu juste à temps, dit Horsham. C’est le fils d’un des plus vieux amis de Lord Altamount qui, depuis plus de sept ans, avait en lui une confiance absolue.

— Ce sont des choses qui arrivent. Et la jeune femme était aussi du complot, j’imagine ?

— Oui. Elle avait obtenu cet emploi d’infirmière grâce à de faux certificats, et elle était déjà recherchée par la police pour le meurtre de son mari, Sam Cortman, l’ambassadeur des États-Unis à Londres. Elle l’a tué d’un coup de revolver sur le perron de l’ambassade, puis est allée raconter une histoire de jeunes gens masqués qui l’auraient attaqué.

— L’a-t-elle tué pour des raisons personnelles ou politiques ?

— Il avait découvert quelques-unes de ses activités, croyons-nous.

— Je pense, précisa Horsham, qu’il la soupçonnait d’infidélité. Mais, au lieu de cela, il a découvert tout un réseau d’espionnage dirigé par sa femme. Il ne savait quelles mesures il convenait de prendre, car si c’était un fort brave garçon, par contre il était un peu lent quand il s’agissait de prendre une décision, à l’inverse de sa femme qui, elle, savait agir avec la rapidité qu’imposaient les circonstances.

 

*

* *

 

Le médecin parti, le professeur Shoreham se redressa un peu dans son fauteuil.

— Et maintenant, dit-il, au travail…

Lisa eut aussitôt la réaction de toutes les femmes.

— Il faut être prudent, Robert.

— Prudent ? Certes non, car le temps presse. J’aimerais bien avoir Gottlieb auprès de moi. Il me serait agréable de travailler avec lui. Mais peut-être est-il mort.

— Il est en vie, intervint Robinson. Il se trouve à la Fondation Baker, à Austin, dans le Texas.

— Lisa, reprit le professeur, il faut aller à la banque retirer ces documents du coffre.

— Mon Dieu ! Mais… qu’allons-nous donc faire ?

— Reprendre l’étude du Plan B. C’est pour cela qu’est mort Edward Altamount. Et nul ne doit mourir en vain.

 

Passager pour Francfort
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