Chapitre 1
Lorsqu’en l’an 1782 le capitaine Roger Angmering se fit construire une maison sur une île située au large de la baie de Leathercombe, on cria au comble de l’excentricité. Un manoir cossu au cœur d’un vaste domaine tout en prairies et en gras pâturages, agrémenté – autant que faire se pouvait – d’un cours d’eau, voilà ce qui aurait convenu à un homme de sa condition.
Mais le capitaine n’avait qu’un seul amour : la mer. Il éleva donc sa maison – une solide bâtisse ainsi que l’exigeait le site – au sommet d’un promontoire battu par les vents, hanté par les mouettes et coupé de la terre ferme à marée haute.
Il ne se maria pas : la mer fut son unique compagne. À sa mort, maison et île allèrent à un cousin éloigné que cet héritage incongru laissa indifférent. C’est avec le même manque d’enthousiasme que ses descendants en héritèrent à leur tour. Leurs terres s’étaient réduites comme une peau de chagrin et ce n’était pas ce bout de rocher qui les sortirait de leur débâcle financière.
En 1922, quand le pays tout entier fut converti au culte des Vacances à la Mer et que la chaleur estivale de la côte du Devon et de Cornouailles devint officiellement tolérable, Arthur Angmering s’aperçut que sa belle mais inconfortable demeure fin XVIIIe était invendable. En revanche, il obtint un bon prix de l’insolite propriété léguée par le capitaine de marine Roger Angmering.
La bâtisse fut agrandie et embellie. On truffa l’île de « sentiers pédestres » et d’aires de repos, et une jetée de béton la relia à la terre ferme. Deux courts de tennis furent aménagés, ainsi que des terrasses pour prendre le soleil qui s’étageaient depuis une vaste plage agrémentée de radeaux et de plongeoirs.
L’hôtel du Jolly Roger – autrement dit du Pavillon Noir –, sur l’île des Contrebandiers, dans la baie de Leathercombe, fit une entrée triomphale sur la scène touristique. De juin à septembre – plus une courte saison à Pâques –, il était en général bondé. En 1934, de nouveaux agrandissements furent apportés à l’établissement qui s’enrichit d’un bar, d’une salle à manger de plus vastes proportions et de plusieurs salles de bains supplémentaires. Les prix grimpèrent.
— Vous ne connaissez pas la baie de Leathercombe ? entendait-on dans les dîners en ville. Il y a là un hôtel épatant, sur une espèce d’île. Tout le confort, pas de campeurs ni de cars de tourisme. Bonne cuisine et tout ce qui s’ensuit. Vous devriez y aller.
Et les gens y allaient.
*
Au Jolly Roger séjournait une personnalité de tout premier plan, du moins était-ce là l’opinion de l’intéressé. Etendu sur un transatlantique ultra-perfectionné, resplendissant dans un costume d’un blanc crème immaculé, un panama rabattu sur les yeux, les moustaches retroussées avec panache, Hercule Poirot embrassait la baie du regard. La plage était jonchée de matelas pneumatiques, de bouées, de canoës et de kayaks, de jouets en caoutchouc et de ballons. Il y avait un superbe tremplin et, à des distances stratégiques, trois pontons.
Parmi les « baigneurs », les uns se baignaient bel et bien, les autres lézardaient au soleil, d’aucuns encore s’enduisaient d’huile à bronzer.
Installés sur la première terrasse au-dessus de la plage, les « non-baigneurs » devisaient de tout et de rien : le temps, le spectacle qui se déroulait sous leurs yeux, la une des journaux du matin.
A la gauche d’Hercule Poirot, madame Gardener laissait échapper de ses lèvres, doux et monotone, un flot incessant de banalités tandis que cliquetaient ses aiguilles à tricoter maniées avec vigueur. À ses côtés, son mari, Odell C. Gardener, affalé sur un transat, le chapeau rabattu sur le nez, émettait de temps à autre le bref acquiescement que son épouse attendait de lui.
A la droite de Poirot, miss Brewster, créature d’allure sportive, cheveu grisonnant et visage hâlé par le grand air, lançait des réflexions bougonnes. Le tout n’était pas sans évoquer les aboiements d’un molosse interrompant les jappements d’un loulou de Poméranie.
Madame Gardener pérorait :
— Et alors j’ai dit à Mr Gardener, je lui ai dit, écoute, le tourisme, c’est bien beau et quand on visite un pays, je trouve qu’il faut le faire à fond. Mais après tout, je lui ai dit, nous avons déjà fait l’Angleterre comme il faut et ce dont j’ai envie maintenant, c’est d’un petit coin tranquille en bord de mer rien que pour se détendre. C’est ce que je t’ai dit, n’est-ce pas, Odell ? Rien que de la détente. J’ai besoin de me détendre, je lui ai dit. Je t’ai bien dit ça, n’est-ce pas, Odell ?
— Oui, chérie, murmura Mr Gardener sous son chapeau.
Madame Gardener continua sur sa lancée :
— Et alors j’en ai parlé à Mr Kelso, chez Cook – c’est lui qui a établi notre itinéraire, il nous a été d’un grand secours, je ne sais pas ce que nous aurions fait sans lui !
— Et donc, comme je disais, quand j’en ai parlé à Mr Kelso, il m’a dit que nous ne pouvions pas trouver mieux que la baie de Leathercombe. Un endroit des plus pittoresques, m’a-t-il dit, loin de tout mais en même temps très confortable et très, très bien fréquenté. Là, bien sûr, Mr Gardener est intervenu pour demander ce qu’il en était des sanitaires. Parce que vous ne me croirez peut-être pas, monsieur Poirot, mais une sœur de Mr Gardener a séjourné dans une pension de famille très bien fréquentée, lui avait-on assuré, et située au cœur de la lande, eh bien, que vous me croyiez ou non, il n’y avait que des feuillées ! Ce qui fait que Mr Gardener se méfie des endroits loin de tout, n’est-ce pas, Odell ?
— Évidemment, chérie.
— Mais Mr Kelso nous a tout de suite rassurés. Les installations sanitaires, à ce qu’il nous a dit, étaient du dernier cri et la cuisine excellente. Et je dois reconnaître que c’est vrai. Et puis ce qui me plaît ici, c’est qu’on est entre soi, si vous voyez ce que je veux dire. Comme ce n’est pas grand, tout le monde se parle, tout le monde se connaît. Parce que s’il y a une chose qu’on peut reprocher aux Anglais, c’est qu’il leur faut des siècles pour sortir de leur réserve. Après ça, ce sont des amours. Mr Kelso nous a dit aussi que des célébrités fréquentaient le Jolly Roger, et je constate qu’il ne nous a pas menti. Il y a vous, monsieur Poirot, et puis miss Darnley. Oh ! j’étais folle de joie quand je vous ai vu ici, n’est-ce pas, Odell ?
— C’est vrai, chérie.
— Ouaf ! lança miss Brewster de sa grosse voix, nous côtoyons le gratin, hein, monsieur Poirot !
Hercule Poirot esquissa un geste de protestation – davantage par politesse cependant que par intime conviction.
— Voyez-vous, monsieur Poirot, enchaîna l’imperturbable madame Gardener, j’ai beaucoup entendu parler de vous par Cornelia Robson. Mr Gardener et moi nous sommes trouvés à Badenhof au mois de mai en même temps que Cornelia. Naturellement, elle nous a tout raconté de cette affaire qui s’est passée en Égypte, quand Linnet Ridgeway a été assassinée. Il paraît que vous avez été merveilleux et je mourais littéralement d’envie de faire votre connaissance, n’est-ce pas, Odell ?
— Tout à fait exact, chérie.
— C’est comme miss Darnley. Je suis une cliente assidue de chez Rose Mond – et Rose Mond, c’est elle ! Ses vêtements ont un chic fou, une ligne extraordinaire. La robe que je portais hier soir vient de chez elle. Avec ça, c’est une femme adorable et elle a…
Assis juste après miss Brewster, le major Barry louchait sur les baigneuses à s’en faire sortir les yeux de la tête.
— … Une classe du feu de Dieu ! éructa-t-il d’une voix rauque.
Madame Gardener fit cliqueter ses aiguilles avec un regain de vigueur :
— Je vous dois un aveu, monsieur Poirot. Quand je vous ai reconnu, j’ai quand même eu un choc. Non que je ne sois pas ravie de faire votre connaissance, parce que je l’étais, c’est la vérité, Mr Gardener le sait bien. Mais je me suis demandé si vous n’étiez pas ici… dans un but professionnel. Vous voyez ce que je veux dire ? C’est que je suis terriblement impressionnable, Mr Gardener vous le dira, et que je ne pourrais jamais supporter d’être mêlée à une affaire criminelle quelle qu’elle soit. Voyez-vous, je…
Mr Gardener se racla la gorge :
— Voyez-vous, monsieur Poirot, madame Gardener est très impressionnable.
Les mains d’Hercule Poirot s’élevèrent dans un grand geste lénifiant :
— Permettez que je vous certifie, très chère petite madame, baragouina-t-il dans son inimitable anglais mâtiné de belge pompeux, que je suis venu ici poussé par les mêmes impérieux motifs que vous : souffler un peu, me détendre, profiter des vacances ! J’ai oublié jusqu’à la notion même de crime !
— Pas de corps de la victime sur l’île des Contrebandiers, ha, ha ! hurla de rire miss Brewster.
— Voilà qui n’est pas tout à fait exact, dit le détective, montrant d’un geste ample la plage de l’hôtel. Regardez-les allongés en rangs sur le sable. À quoi ressemblent-ils ? À des hommes et à des femmes ? Non. Victimes de quoi, je n’en sais rien, mais ce ne sont que des corps, parfaitement anonymes !
Le major Barry intervint en connaisseur.
— Il y a quand même quelques jolies pouliches dans le lot. Un peu maigrichonnes, peut-être…
— Mais où est la saveur ? Où est le mystère ? protesta Poirot. Je suis vieux jeu, moi ! De mon temps, c’est à peine si l’on devinait la cheville. Le froufrou d’un jupon, quelle extase ! Le galbe aimable d’un mollet… un genou entr’aperçu parmi le bouillonnement des dessous enrubannés…
— Vous êtes du genre paillard ! s’étrangla le major tout ému.
— Beaucoup plus rationnelle, la façon dont nous nous habillons maintenant, trancha miss Brewster.
— C’est quand même vrai, acquiesça madame Gardener. Je crois sincèrement, monsieur Poirot, que les jeunes gens d’aujourd’hui mènent une vie plus naturelle et plus saine. Ils s’ébattent ensemble sans, eh bien…
Elle rougit quelque peu car elle avait de la pudeur :
— Sans penser à ça, si vous me comprenez.
— C’est bien ce que je dis, répliqua Hercule Poirot. C’est lamentable.
— Lamentable ?
— On a supprimé le mystère, on a tué le romanesque Aujourd’hui, tout est standardisé.
Il fit un geste en direction des silhouettes affalées :
— Ça me rappelle la morgue de Paris.
— Monsieur Poirot ! trémola madame Gardener, scandalisée.
— De la viande à un étal de boucher.
— N’exagérez-vous pas un peu, monsieur Poirot ?
— Si, probablement, reconnut-il.
— En tout cas, trancha madame Gardener en attaquant un nouveau rang, je veux bien vous rejoindre sur un point. Ces filles qui se vautrent comme ça au soleil vont avoir du poil qui va leur pousser sur les bras et les jambes. J’ai prévenu Irène – c’est ma fille, monsieur Poirot. Je lui ai dit, Irène, si tu t’exposes au soleil, tu vas finir couverte de poils, poils sur les bras, poils sur les jambes et poils sur la poitrine – et tu ressembleras à quoi ? Voilà ce que je lui ai dit. N’est-ce pas, Odell ?
— Oui, chérie, dit Mr Gardener. Tous se turent, s’efforçant peut-être de se représenter Irène après son effroyable mutation.
Madame Gardener roula son ouvrage :
— Je crois qu’il est temps de…
— Oui, chérie. Mr Gardener s’arracha à son fauteuil et ramassa le tricot et le livre de sa femme.
— Vous venez prendre un verre avec nous, miss Brewster ? s’enquit-il.
— Non, pas tout de suite, merci. Les Gardener se dirigèrent vers l’hôtel.
— Ah, parlez-moi des maris américains ! s’extasia miss Brewster.
*
La place de madame Gardener ne tarda pas à être occupée par le révérend Stephen Lane.
Grand et solidement charpenté, Mr Lane était un pasteur d’une cinquantaine d’années. Il avait le teint boucané et portait un pantalon de flanelle anthracite qui avait connu des jours meilleurs, le pantalon type des vacances.
— Quelle région splendide ! s’exclama-t-il avec enthousiasme. Je suis allé à pied de Leathercombe jusqu’à Harford et retour en passant par la falaise.
— Marcher par cette chaleur, merci bien, grogna le major qui ne mettait jamais un pied devant l’autre.
— C’est un excellent exercice, fit savoir miss Brewster. Moi, je n’ai pas encore été ramer aujourd’hui. Rien de tel que la rame pour les abdominaux.
L’œil d’Hercule Poirot se coula, chagrin, jusqu’à son ventre rebondi.
— Si vous en faisiez un peu tous les jours, vous vous en débarrasseriez bien vite, monsieur Poirot, dit charitablement miss Brewster qui avait surpris son regard.
— Je vous remercie, bien chère mademoiselle, mais j’exècre les bateaux.
— Les petits ?
— Quelle que soit leur taille. Il ferma les yeux et réprima un frisson.
— Le… le mouvement de la mer est un phénomène insupportable.
— Taratata, elle est calme comme un lac, aujourd’hui.
— Une mer calme, ça n’existe pas, fit Poirot, sentencieux. La mer est en perpétuel mouvement.
— Si vous voulez mon avis, intervint le major, le mal de mer, neuf fois sur dix, c’est les nerfs.
— Parole de loup de mer, hein major ? dit le pasteur avec un sourire.
— Jamais été malade en mer, moi, sauf une fois – et en traversant la Manche encore ! « Pense à autre chose », voilà ma devise.
— C’est bizarre, le mal de mer, dit miss Brewster. Pourquoi certaines personnes y sont-elles sujettes et d’autres non ? Ça n’est pas juste. Et ce n’est pas une question de santé. Il y a des mauviettes qui ont le pied marin. On m’a dit que ça avait à voir avec la moelle épinière. C’est comme les gens qui ont peur du vide. Je suis un peu sujette au vertige, mais ça n’est rien à côté de madame Redfern. L’autre jour, sur le sentier qui longe la falaise, la tête lui a tourné et il a fallu qu’elle se cramponne à moi. Elle m’a raconté qu’une fois, à Milan, en redescendant l’escalier extérieur du Dôme, elle était restée coincée à mi-chemin. Elle était montée sans y penser, mais rien à faire pour redescendre.
— Alors il vaut mieux qu’elle ne se risque pas sur l’échelle de la crique aux Lutins, remarqua Mr Lane.
Miss Brewster fit une grimace :
— Moi, déjà, j’y ai la frousse. C’est bon pour les jeunes. Les petits Cowan et les Masterman passent leur vie à faire les singes là-dessus. Ça a l’air de leur plaire.
— Tiens, voilà justement madame Redfern qui revient de son bain, dit Lane.
— M. Poirot doit la tenir en haute estime : ce n’est pas elle qui s’exposerait au soleil.
La jeune femme, qui avait enlevé son bonnet de caoutchouc, secouait ses cheveux blond cendré. Elle était d’une blancheur maladive, comme souvent ce type de blonde.
— Un peu mal cuite au milieu des autres, non ? commenta le major avec un gloussement éraillé.
S’enveloppant dans un long peignoir de bain, Christine Redfern monta les marches qui conduisaient à la terrasse.
Petites mains, pieds menus, visage sérieux, regard clair, elle était ce qu’il est convenu d’appeler « charmante » – quand on ne trouve rien de mieux à dire.
Souriante, elle s’assit par terre à côté du groupe en serrant son peignoir.
— Vous avez gagné l’estime de M. Poirot, dit miss Brewster. Il n’aime pas les adeptes du bain de soleil. D’après lui, ils ressemblent à des quartiers de viande à l’étal ou quelque chose d’approchant.
Christine Redfern eut un petit sourire désolé.
— Si seulement je pouvais en prendre, des bains de soleil ! Malheureusement, je ne brunis pas. Ma peau part en lambeaux et mes bras se couvrent d’horribles taches de rousseur.
— Ça vaut toujours mieux que de devenir velue comme Irène, la fille de madame Gardener, ironisa miss Brewster.
En réponse au regard interrogateur de Christine Redfern, miss Brewster expliqua :
— Madame Gardener était en pleine forme, ce matin. Intarissable : « N’est-ce pas, Odell ? – Oui, chérie. »
Elle se tut un instant avant de reprendre :
— Je n’ai qu’un regret, c’est que vous ne l’ayez pas fait un peu marcher, monsieur Poirot. Dommage ! Pourquoi ne lui avez-vous pas dit que vous enquêtiez sur un meurtre particulièrement atroce et que l’assassin, un dangereux maniaque, était forcément un client de l’hôtel ?
— Elle m’aurait cru, soupira Poirot. C’est ce qui m’a fait reculer.
Le major Barry laissa échapper un rire quinteux.
— Pardi ! Plutôt deux fois qu’une !
— Mais non ! décréta miss Brewster. Même madame Gardener aurait compris que c’était une blague. Ce n’est pas le genre d’endroit où on risque de se trouver nez à nez avec un cadavre !
Poirot s’agita dans son transat.
— Pourquoi pas, mademoiselle ? Au nom de quoi serait-il impossible de trouver un cadavre sur l’île des Contrebandiers ?
— Je n’en sais rien. Mais j’imagine qu’il y a des coins qui s’y prêtent moins que d’autres. Le Jolly Roger ne me paraît pas le genre d’endroit où…
Éprouvant quelque difficulté à aller au bout de sa pensée, elle laissa sa phrase inachevée.
— C’est romantique, oui, acquiesça Poirot. C’est paisible. La mer est bleue. Le soleil brille. Mais vous oubliez, miss Brewster, que le mal est partout sous le soleil. Le pasteur s’agita, se pencha en avant et tourna vers Poirot ses yeux d’un bleu intense.
Miss Brewster haussa les épaules.
— Oui, d’accord, je sais, mais tout de même…
— Tout de même il vous semble que ce lieu n’est pas le cadre approprié pour un crime ? Vous oubliez quelque chose, mademoiselle.
— La malignité humaine, j’imagine ?
— Oui, ça aussi, bien sûr. Il faut toujours compter avec elle. Mais ce n’est pas là ce que j’allais dire. J’allais vous faire remarquer que tout le monde ici est en vacances.
Emily Brewster leva vers lui un regard perplexe.
— Je ne comprends pas. Poirot lui dédia un grand sourire.
— Imaginons que vous ayez un ennemi, dit-il, ponctuant son discours d’un doigt emphatique. Si vous le suivez chez lui, à son bureau, dans la rue, il vous faut à cela une raison – il vous faut pouvoir justifier votre présence. Tandis qu’ici, au bord de mer, personne n’a à justifier quoi que ce soit. Vous êtes à Leathercombe Bay, pourquoi ? Parbleu, c’est le mois d’août – au mois d’août on est en vacances et on va au bord de la mer. Il est donc tout à fait naturel que vous soyez ici, que Mr Lane y soit, de même que le major Barry ainsi que madame Redfern et son mari. Parce que c’est l’usage, en Angleterre, de passer le mois d’août à la mer.
— Il fallait y penser, reconnut miss Brewster. Mais que faites-vous des Gardener ? Ils sont américains, eux.
Poirot sourit :
— Même madame Gardener – elle nous l’a expliqué – éprouve le besoin de se détendre. En outre, puisqu’elle fait l’Angleterre, elle est tenue, en bonne touriste, de passer au moins quinze jours à la mer. Et puis elle adore regarder les gens vivre.
— Vous aussi, n’est-ce pas, vous aimez les regarder vivre ? murmura madame Redfern.
— Je l’avoue, oui, madame.
— Et vous voyez… pas mal de choses, ajouta-t-elle, pensive.
*
Il y eut un silence et Stephen Lane s’éclaircit la gorge.
— Vous avez prononcé une phrase fort intéressante, dit-il d’une voix tendue. Vous avez dit que le mal sévissait partout sous le soleil. C’était presque une citation de l’Ecclésiaste.
Il ferma les yeux un instant, puis, le visage transfiguré par une sorte d’extase, cita la Bible à son tour :
— « En vérité, le cœur des fils de l’homme est habité par le mal et la folie sévit dans leur cœur tout au long de leur vie. » J’ai apprécié de vous entendre parler ainsi. Aujourd’hui, plus personne ne croit au mal. On le tient, au mieux, pour la simple négation du bien. Ceux qui font le mal agissent, dit-on, sans savoir, par ignorance, par manque d’éducation, et il faut avoir pitié d’eux au lieu de les blâmer. Pourtant, monsieur Poirot, le mal est un fait ! C’est une réalité ! Je crois au Mal comme je crois au Bien. Le Mal existe ! Il est puissant ! Il mène le monde !
Il se tut, haletant, et s’épongea le front avec son mouchoir.
— Je vous demande pardon, s’excusa-t-il. Je me laisse emporter.
— Je comprends votre façon de voir, répondit Poirot sans s’émouvoir. Et jusqu’à un certain point, je suis d’accord avec vous. Le mal gouverne le monde en effet, c’est indiscutable.
— En parlant de ça, intervint le major Barry, il y a aux Indes des fakirs qui…
Le major séjournait au Jolly Roger depuis assez longtemps pour que chacun se tienne en garde contre sa redoutable propension à s’embarquer dans d’interminables souvenirs des Indes. Miss Brewster et madame Redfern eurent le même réflexe :
— Ce n’est pas votre mari qui revient à la nage, madame Redfern ? Quel crawl ! C’est vraiment un magnifique nageur !
— Oh, regardez le ravissant petit bateau avec les voiles rouges ! C’est Mr Blatt, non ?
Un voilier croisait en effet à l’embouchure de la baie.
— Des voiles rouges ! Drôle d’idée, grommela le major. Mais la menace des fakirs était écartée. Hercule Poirot regarda avec intérêt le jeune homme qui venait de sortir de l’eau. Patrick Redfern était beau garçon. Mince, bronzé, athlétique, il avait un air de gaieté et une joie de vivre contagieuse – grâce naturelle qui lui valait la sympathie des femmes dans leur ensemble et de la quasi-totalité des hommes.
S’ébrouant, il salua joyeusement sa femme qui lui répondit d’un signe de la main.
— Tu viens, Pat ? l’appela-t-elle.
— J’arrive ! Il fit quelques pas pour aller ramasser sa serviette. C’est alors que, descendant de l’hôtel et se dirigeant vers la plage, une femme passa tout près du petit groupe installé sur la terrasse.
Son apparition fut aussi théâtrale qu’une entrée en scène.
On voyait à sa démarche qu’elle en était consciente. Mais sans la moindre affectation. Apparemment, elle avait l’habitude de produire cet effet.
Grande et mince, vêtue d’un simple maillot de bain blanc échancré dans le dos, elle avait la beauté parfaite d’une statue : chaque centimètre de sa peau brunie par le soleil était d’un beau bronze doré et ses longs cheveux auburn aux reflets flamboyants retombaient sur sa nuque en boucles souples. Son visage était légèrement marqué par la trentaine. Cependant, ce qui frappait surtout chez elle, c’était l’éclatante vitalité de la jeunesse qui l’animait toujours. Ses traits avaient une immobilité quasi orientale et ses yeux d’un bleu profond étaient fendus en amande. Elle portait un étonnant chapeau chinois de carton bouilli vert jade.
Instantanément, toutes les femmes sur la plage parurent ternes et insignifiantes, et tous les regards masculins convergèrent irrésistiblement sur elle.
Hercule Poirot souleva une paupière et frémit de la moustache ; les yeux protubérants du major lui sortirent encore un peu plus de la tête ; quant au révérend Lane, il était raide et ne respirait plus.
— Arlena Stuart ! souffla le major Barry dans un râle. C’était son nom de scène avant d’épouser Marshall. Je l’ai vue dans « Un petit tour » et puis s’en va avant ses adieux à la scène. Quel morceau !
— Elle est belle, oui, dit lentement Christine Redfern d’un ton aussi froid que la glace. Mais on dirait une bête fauve.
— Vous évoquiez le mal, monsieur Poirot, décréta abruptement miss Brewster. Pour moi, cette femme est le mal incarné. Une pourriture. Et je sais de quoi je parle.
— Ça me rappelle une gourgandine, à Simla, dit le major en veine de réminiscences. Rousse elle aussi. Mariée à un sous-officier. Elle a mis le feu à la garnison, ce n’est rien de le dire ! Les hommes étaient fous d’elle. Et les femmes, comme de bien entendu, l’auraient volontiers coupée en rondelles. Elle a fichu la pagaille dans je ne sais combien de ménages.
Ce souvenir lui arracha un petit rire.
— Le mari, c’était un brave type. Il aurait baisé la terre sous ses pas. Il ne s’est jamais rendu compte de rien – ou alors il faisait comme si.
— Ces créatures sont une peste, gronda Lane d’une voix vibrante, une peste pour…
Il s’interrompit. Arlena Stuart avait atteint le bord de l’eau. Deux jeunes gens, à peine plus que des collégiens, s’étaient précipités a sa rencontre. Elle leur dédia un sourire.
Mais son regard ne tarda pas à se poser plus loin, sur Patrick Redfern qui longeait la plage.
L’image d’une boussole s’imposa soudain à l’esprit d’Hercule Poirot. Patrick Redfern fut dévié, ses pieds changèrent de direction. L’aiguille, qu’elle le veuille ou non, obéit aux lois magnétiques et se tourne vers le nord. Patrick Redfern rejoignit donc Arlena Stuart.
Elle l’attendit sans cesser de sourire. Puis, lentement, elle fit quelques pas sur le rivage. Redfern marcha à ses côtés. Et, quand elle s’étendit près d’un rocher, il se laissa tomber à côté d’elle sur les galets.
Brusquement, Christine Redfern se leva et regagna l’hôtel.
*
Un silence embarrassé suivit le départ de madame Redfern.
— C’est lamentable, décréta miss Brewster. Elle est mignonne comme tout. Ils ne sont mariés que depuis un an ou deux.
— La fille dont je parlais, dit le major Barry, celle de Simla. Eh bien, elle a provoqué le divorce de deux couples parfaitement heureux. Plutôt moche, hein ?
— Il y a des femmes qui n’aiment rien tant que briser les ménages, commenta miss Brewster qui conclut sans nuances : Patrick Redfern est un crétin.
Hercule Poirot ne soufflait mot. Il contemplait la plage. Mais ce n’était pas Patrick Redfern et Arlena Stuart qu’il regardait.
— Bon, il serait peut-être temps que j’aille ramer un brin, annonça miss Brewster.
Elle s’éloigna. Le major Barry tourna ses gros yeux verdâtres, assez semblables à des groseilles à maquereau après cuisson, et s’enquit, curieux :
— Dites donc, Poirot, à quoi pensez-vous ? Vous n’avez pas encore ouvert la bouche. Votre opinion sur la sirène ? Ça vous rend tout chose, hein ?
— Peut-être bien.
— Allez, vieux coquin ! Je les connais, les Français.
— Je ne suis pas français, répliqua froidement Poirot.
— Ouais, ne me dites pas qu’une jolie fille vous laisse indifférent. Qu’est-ce que vous pensez d’elle ?
— Elle n’est plus toute jeune.
— Quelle importance ? Une femme a l’âge qu’elle parait. Et celle-là, c’est quand même du premier choix.
Poirot acquiesça d’un signe de tête :
— Oui, elle est belle, mais là n’est pas l’essentiel. Ce n’est pas pour sa beauté que toutes les têtes – sauf une – se sont tournées vers elle.
— Elle a du d’ça, comme on dit, mon vieux. Voilà ce que c’est : elle a du d’ça.
Intrigué par l’attitude de Poirot, il questionna encore.
— Mais qu’est-ce que vous voyez de si captivant par là ?
— L’exception, répondit ce dernier. Le seul homme qui n’a pas bronché quand elle est passée.
Le major suivit le regard du détective et découvrit un homme d’une quarantaine d’années, bronzé, cheveux blonds, beau visage viril. Assis sur le sable, impassible, il lisait le Times en fumant la pipe.
— Oh, ça ! s’écria Barry. C’est le mari, mon vieux. C’est Marshall.
— Je sais, dit Poirot. Le major gloussa. Célibataire, il avait pour habitude de classer Le Mari en trois catégories : « l’Obstacle Insurmontable », « l’Empêcheur de Danser en Rond », « le Paravent Providentiel ».
— Il a l’air bien, ce garçon, dit-il. Sans histoires. Au fait, je me demande si mon Times est arrivé.
Il se leva et remonta vers l’hôtel. Le regard de Poirot se porta alors sur Stephen Lane. Le révérend n’avait cessé d’observer Arlena Stuart et Patrick Redfern. Il se retourna brusquement. Une lueur fanatique brillait au fond de ses yeux :
— Cette femme est le Diable. En doutez-vous ?
— Difficile de se prononcer, murmura lentement Poirot.
— Mais ne sentez-vous donc pas sa présence ? insista Stephen Lane. Autour de vous ? La présence du Mal ?
Lentement encore, Hercule Poirot hocha la tête.