CHAPITRE IX
LE RÉCIT DE MARK EASTERBROOK
— Il s’en passe des choses à la campagne, dit Hermia d’un ton léger.
Nous venions de finir de dîner.
Je regardais Hermia. Sa réaction n’était pas tout à fait celle que j’attendais. J’avais passé un quart d’heure à lui raconter mon histoire qu’elle avait écoutée avec intérêt, mais elle ne paraissait ni choquée, ni enthousiasmée.
— … Les gens qui prétendent que la campagne est ennuyeuse et la ville pleine de ressources, continua-t-elle, ne savent pas ce dont ils parlent. Sorcières, messes noires, objets d’un culte infernal !… On pourrait faire une série d’articles amusants de tout cela. Pourquoi n’essayez-vous pas ?
— Vous ne semblez pas avoir très bien compris ce que je vous ai dit, Hermia.
— Mais parfaitement, Mark ! Je trouve tout cela prodigieusement intéressant. C’est une page d’histoire, un vestige des traditions du Moyen-Âge.
— Je me moque du côté historique, répondis-je, irrité. Ce sont les faits qui m’occupent. Une liste de noms sur une feuille de papier. Je sais ce qui est arrivé à certains d’entre eux. Mais que va-t-il advenir ou qu’est-il advenu des autres ?
— Ne vous laissez-vous pas un peu emporter ?
— Non ! Je juge la menace très réelle. Et je ne suis pas le seul. La femme du vicaire est de mon avis.
— Oh ! La femme du vicaire ! dit Hermia, moqueuse.
— C’est une femme parfaite ! protestai-je. Toute cette affaire est sérieuse, Hermia.
Elle haussa les épaules.
— Peut-être. Mais j’ai l’impression que votre imagination vous joue des tours. Vos trois vieilles filles sont certainement convaincues de la véracité de ce qu’elles racontent. Elles sont certainement odieuses !
— Mais pas dangereuses ?
— Voyons, Mark ! Et comment pourraient-elles l’être ?
Je réfléchis, ou plus exactement mon esprit vagabonda de l’obscurité du Cheval pâle à la clarté représentée par Hermia, ne laissant rien dans l’ombre, révélant tous les objets d’une pièce dans leur simplicité…
— Il me faut comprendre, Hermia, dis-je brusquement. Savoir ce qui se passe.
— Vous avez raison. Cela peut être intéressant et même réellement amusant.
— Ah ! non !… Hermia, je voulais vous demander de m’aider.
— De vous aider ? Comment ?
— À enquêter.
— Mais, mon cher Mark, j’ai énormément de travail… cet article pour le Journal. L’affaire byzantine. Et j’ai promis à deux de mes élèves…
Je ne l’écoutais plus.
— Oui, je comprends, vous êtes débordée.
— C’est cela, acquiesça-t-elle, visiblement soulagée.
Elle me sourit et son air indulgent me frappa. C’était celui d’une mère à son petit garçon absorbé par un nouveau jouet.
Bon sang, je n’étais pas un gamin !
*
* *
Le lendemain matin, j’essayai, en vain, d’atteindre Jim Corrigan. Je laissai un message, lui demandant de venir entre six et sept heures. Il était fort occupé et je n’espérai pas beaucoup le voir, mais il arriva à sept heures moins dix.
Je lui préparai à boire et lui expliquai le motif de mon appel.
— Tu dois te demander pourquoi je t’ai convoqué de façon si comminatoire, mais il s’est produit quelque chose qui peut avoir un rapport avec l’affaire dont nous avons parlé la dernière fois.
— Qu’était-ce ? euh… ah ! oui ! L’histoire du Père Gorman.
— Oui. Tout d’abord : Le Cheval pâle. Cela te dit-il quelque chose ?
— Le Cheval pâle ? Non… je ne vois pas. Pourquoi ?
— Parce que je crois que cela peut avoir un rapport avec la liste que tu m’as montrée. J’ai été à la campagne, avec des amis, à Much Deeping. On m’a conduit dans une ancienne auberge qui s’appelait le Cheval pâle.
— Attends ! Much Deeping ?… N’est-ce pas dans les environs de Bournemouth ?
— À une quinzaine de kilomètres.
— Je ne pense pas que tu aies rencontré un certain Venables ?
— Oui, je l’ai vu.
— Tu l’as vu ? Tu as du pot, toi ! À quoi ressemble-t-il ?
— C’est un homme remarquable.
— En quoi ?
— Par sa puissante personnalité, d’abord, bien qu’il soit paralysé…
Corrigan m’interrompit brusquement :
— Quoi ?
— Il a eu la poliomyélite, il y a quelques années. Il est paralysé de la taille aux pieds.
Corrigan se rejeta sur le dossier de sa chaise avec une grimace de dégoût.
— Ça démolit tout ! Je me disais que c’était trop beau pour être vrai.
— Je ne te comprends pas du tout.
— Il faut que tu voies l’inspecteur Lejeune. Ce que tu viens de me dire l’intéressera. Lorsque l’on a tué Gorman, Lejeune a demandé aux gens qui l’auraient vu ce soir-là de se faire connaître. La plupart des renseignements n’avaient aucun intérêt, bien entendu. Mais un pharmacien du voisinage, un certain Osborne, a déclaré avoir vu le Père Gorman suivi de près par un homme dont il a fait une excellente description. Et, il y a quelques jours, Lejeune a reçu une lettre de cet Osborne, qui a pris sa retraite et vit à Bournemouth, dans laquelle il disait avoir vu son homme lors d’une fête de charité. Il s’est renseigné et a appris qu’il s’appelait Venables.
— Oui, il a assisté à cette fête. Mais il lui aurait été absolument impossible de suivre le Père Gorman. Osborne s’est trompé.
— Il en a fait une description très minutieuse : un nez en bec d’aigle, une pomme d’Adam très prononcée…
— Oui, cela correspond, mais cependant…
— Je sais. Osborne n’est pas infaillible. Il a été le jouet d’une ressemblance. Mais c’est troublant de t’entendre parler du même pays… Qu’est-ce que c’est que cette histoire de Cheval pâle ?
— Tu ne voudras pas me croire.
— Vas-y toujours.
Je lui rapportai ma conversation avec Thyrza Grey.
Sa réaction fut immédiate.
— Quelles balivernes ! Qu’est-ce qui te prend, Mark ? Des poulets blancs… pour les sacrifices, je suppose ? Un médium, la sorcière du coin et une vieille fille qui expédient un rayon garanti mortel. C’est fou, mon vieux… absolument fou !
— Oui, c’est fou ! répétai-je, morne.
— Oh ! ça suffit. Mark ! Tu me ferais croire qu’il y a quelque chose là-dedans. Tu y crois, toi ?
— Laisse-moi d’abord te poser une question. Est-il vrai que chacun, inconsciemment, désire mourir ?
Corrigan hésita un instant avant de répondre.
— Je ne suis pas psychiatre. Entre nous, je crois que la moitié d’entre eux sont aussi un peu givrés. Ils se grisent de phrases. Et ils dépassent la mesure. Je peux t’assurer que la police ne prend pas pour parole d’Évangile tout ce que disent les experts médicaux pour excuser le comportement d’un criminel.
— Tu préfères ta théorie sur l’action glandulaire ?
— Ça va, ça va ! J’admets être, moi aussi, un théoricien. Mais mon raisonnement est basé sur de bonnes données physiques. Quant à cette histoire de subconscient, peuh !
— Tu n’y crois pas ?
— Bien sûr que j’y crois. Mais il ne faut pas exagérer. Il y a quelque chose dans ce « désir de mourir », mais pas autant qu’on veut le faire entendre. Achète donc un traité de psychologie.
— Thyrza Grey prétend connaître tout ce qu’il y a à savoir sur ce sujet.
— Thyrza Grey ! Qu’est-ce que peut comprendre une veille fille racornie à la psychologie ? C’est de la fichaise !
— C’est ce qu’ont toujours prétendu les gens pour des découvertes ne correspondant pas à leurs conceptions : des cuirassés ? Fichaise ! Des avions ? Fichaise ! Des…
Il m’interrompit.
— Alors, tu as tout avalé ? L’hameçon, la ligne et le bouchon ?
— Nullement. Je voulais simplement savoir s’il y avait, à cela, une base scientifique.
Il renifla avec mépris.
— Une base scientifique ! Mon œil !
— Parfait. Mais tu pourrais au moins me dire où tu en es avec ta liste de noms ?
— On a travaillé dur, mais ça prend du temps. Il est difficile d’identifier des noms sans prénoms et sans adresse.
— Prends cela sous un angle différent. Je te parie que depuis un an, un an et demi, chacun de ces noms a figuré sur un avis de décès. Ai-je tort ?
Il me lança un coup d’œil acéré.
— Tu as raison… c’est ça le pire.
— Ils ont une chose en commun : la mort.
— Oui, mais cela peut avoir moins d’importance qu’il y paraît. Sais-tu combien il meurt de gens chaque jour, en Angleterre ? Et beaucoup de ces noms sont très courants… ce qui ne facilite pas les choses.
— Delafontaine, dis-je. Mary Delafontaine. Voilà un nom peu commun. L’enterrement a eu lieu mardi dernier, je crois.
— Comment le sais-tu ?
— Par l’une de ses amies.
— Cette mort était parfaitement naturelle. En fait, la police a fait une enquête ; tous les décès étaient normaux. S’il y avait eu « accident », cela pourrait être suspect. Mais pneumonie, hémorragie cérébrale, tumeur du cerveau, calculs biliaires, un cas de poliomyélite… rien de suspect, je te dis.
— C’est cela. Aucun accident. Une maladie parfaitement courante et la mort. Exactement ce dont parle Thyrza Grey.
— Vas-tu prétendre que cette femme peut provoquer chez une personne qu’elle n’a jamais vue une pneumonie dont elle mourra ?
— Je ne prétends rien de la sorte. C’est elle. Je trouve cela fantastique et je voudrais le croire impossible. Mais il demeure des faits pour le moins curieux. Cette évocation du Cheval pâle, alors que l’on parlait de faire disparaître un gêneur. Ce Cheval pâle existe et la femme qui y habite proclame que ce genre d’opération est faisable. L’homme que l’on prétend avoir vu suivre le Père Gorman, le soir de sa mort, vit dans le voisinage.
— Ce ne pouvait pas être Venables puisque, tu le dis toi-même, il est paralysé.
— Du point de vue médical, cette paralysie ne pourrait pas être simulée ?
— Bien sûr que non. Les membres sont atrophiés.
— Cela paraît évidemment régler la question, admis-je avec un soupir. Quel dommage ! S’il existe une organisation spécialisée, comment dirais-je… en « suppressions humaines », j’aurais très bien vu Venables à sa tête. Les meubles et les objets d’art qu’il possède représentent une véritable fortune. D’où cet argent vient-il ?
« … Tous ces gens qui se sont éteints confortablement dans leur lit, poursuivis-je, qui a profité de leur mort ?
— Il y a toujours quelqu’un auquel la mort d’un tiers rapporte à un degré ou à un autre. Lady Hesketh-Dubois, comme tu dois le savoir, laisse à peu près cinquante mille livres. Un neveu et une nièce les héritent. Le neveu vit au Canada. La nièce est mariée dans le nord de l’Angleterre. Ils n’ont besoin d’argent ni l’un ni l’autre. Le père de Thomasina Tuckerton lui avait laissé une belle fortune qui devait revenir à sa femme – la belle-mère de Thomasina – si la jeune fille mourait célibataire avant sa majorité. La belle-mère semble irréprochable. Puis il y a votre Mrs Delafontaine… C’est une cousine qui touche…
— Ah ! oui. Et cette cousine ?
— Elle vit au Kenya avec son mari.
— Tous magnifiquement absents.
Corrigan me lança un coup d’œil réprobateur.
— Des trois Sandford qui ont avalé leur extrait de naissance, l’un laisse une femme beaucoup plus jeune que lui et qui s’est remariée… sans perdre de temps. Ce Sandford, un catholique, ne voulait pas divorcer. Un certain Sidney Harmondsworth, mort des suites d’une hémorragie cérébrale, était soupçonné par le Yard d’augmenter ses revenus en pratiquant un chantage discret. Pas mal de gens bien placés ont dû être joliment soulagés de le voir disparaître.
— Tu en conviendras, tous ces décès sont venus à point. Et, au sujet de Corrigan ?
— C’est un nom courant. Il en est mort beaucoup… mais autant qu’on le sache, sans profit pour personne.
— Tu es donc la prochaine victime. Prends garde !
— Je n’y manquerai pas. Mais ne va pas croire que ta sorcière va m’expédier un cancer du duodénum ou la grippe espagnole !
— Jim ! Je veux étudier cette affaire de Thyrza Grey. Veux-tu m’aider ?
— Ah ! non ! Je ne peux pas comprendre qu’un type instruit comme toi se laisse prendre à toutes ces fichaises !
— Ne pourrais-tu pas trouver un autre mot ?
— Balivernes, si tu préfères.
— Pas davantage.
— On peut dire que tu es entêté.
— Il le faut bien !