CHAPITRE VI
Une lueur naissante
Les trois détectives ayant à vérifier de nombreux points de détail, je décidai de rentrer seul dans nos appartements du village. Mais auparavant je voulus faire le tour du jardin qui flanquait le manoir. Entouré par des ifs vénérables, il contenait une belle pelouse au centre de laquelle était placé un antique cadran solaire ; son aspect reposant avait de quoi détendre mes nerfs. Dans cette ambiance profondément paisible, il devenait possible d'oublier (ou de s'en souvenir seulement comme d'un cauchemar fantastique) ce sombre bureau et le cadavre étendu, souillé de sang, sur le plancher. Et pourtant, pendant que j'essayais d'y rafraîchir mon âme, un incident imprévu reporta mes pensées vers la tragédie et m'impressionna fâcheusement.
J'ai dit que des massifs d'ifs cernaient le jardin. Du côté le plus éloigné du manoir ils s'épaississaient pour former une haie continue. Derrière cette haie, dissimulé aux regards des promeneurs venant du manoir, il y avait un banc de pierre. M'en approchant, je perçus le bruit d'une phrase prononcée par la voix grave d'un homme et, en réponse, un petit rire aigu féminin. Un moment plus tard j'avais contourné la haie, et je vis Mme Douglas et Barker. La physionomie de Mme Douglas me stupéfia. Dans la salle à manger, elle s'était montrée grave et réservée. A présent, tout simulacre de chagrin avait disparu. Ses yeux pétillaient de la joie de vivre, et son visage frémissait encore du plaisir amusé qu'avait provoqué la phrase de son compagnon. Lui était assis, penché en avant, les mains jointes et les coudes sur les genoux ; un sourire éclairait son fier visage viril. Dès qu'ils me virent, mais un peu tard, ils reprirent un air solennel. Ils se chuchotèrent quelques mots brefs ; puis Barker se leva et se dirigea vers moi.
– Excusez-moi, monsieur, dit-il. N'est-ce pas au docteur Watson que j'ai l'honneur de parler ?…
Je saluai avec une froideur qui dût devoir lui montrer, je pense, l'impression que j'avais ressentie.
– … Nous pensions que c'était vous, dont l'amitié avec M. Sherlock Holmes est notoire. Auriez-vous l'obligeance de venir par ici ? Mme Douglas désirerait vous dire deux mots.
Je le suivis en fronçant le sourcil. J'avais encore en mémoire l'image du mort défiguré sur le plancher. Or, à quelques heures de la tragédie, sa femme et son meilleur ami riaient ensemble derrière un buisson dans le jardin qui lui avait appartenu. Je saluai Mme Douglas avec réserve. J'avais sympathisé avec le chagrin qu'elle avait manifesté dans la salle à manger. A présent j'affrontais son visage implorant d'un œil inexpressif.
– Je crains que vous ne me considériez comme une femme sans cœur ? me dit-elle.
Je haussai les épaules.
– Ce n'est pas mon affaire.
– Peut-être me rendrez-vous justice un jour. Si vous compreniez seulement …
– Il n'est pas nécessaire que le docteur Watson comprenne, interrompit Barker. Comme il l'a dit lui-même, ce n'est vraiment pas son affaire.
– Exactement, dis-je. Et voilà pourquoi je vais vous demander permission de reprendre ma promenade.
– Un instant, docteur Watson ! s'écria Mme Douglas. Il y a une question à laquelle vous pouvez répondre avec plus d'autorité que n’importe qui au monde, et j'attends beaucoup de cette réponse-là. Vous connaissez M. Holmes et ses relations avec la police mieux que quiconque. En supposant qu'une affaire soit portée confidentiellement à sa connaissance, est-il absolument indispensable qu'il la communique aux détectives officiels ?
– Oui, voilà la question ! approuva Barker avec une sorte de passion. Travaille-t-il pour lui seul, ou est-il complètement associé avec eux ?
– Je ne sais vraiment pas si je suis qualifié pour en discuter.
– Je vous en prie ! Je vous assure, docteur Watson, que vous nous aiderez, que vous m'aiderez grandement si vous nous renseignez sur ce point !
Il y avait dans la voix de Mme Douglas un tel accent de sincérité que sur le moment j'oubliai toute sa légèreté et que je ne songeai plus qu'à lui faire plaisir.
– M. Holmes est un enquêteur indépendant, lui dis-je. Il est son propre maître et il agira selon son propre jugement. D'autre part, il ne peut que se montrer loyal envers les détectives officiels qui travaillent sur la même affaire, et il ne leur dissimulerait rien qui serait de nature à les aider à traduire un criminel devant la justice. Cela posé, je ne saurais vous en dire plus, et je vous renverrais à M. Holmes en personne si vous désiriez plus ample information.
Sur ces mots, je soulevai mon chapeau et je repris mon chemin en les laissant assis derrière la haie. Quand j'arrivai au bout des ifs, je me retournai : ils continuaient à discuter entre eux ; comme ils me suivaient du regard, ma déclaration faisait certainement l'objet de leur entretien.
– Je ne souhaite nullement leurs confidences, me répondit Holmes quand je lui fis part de ma conversation.
Il avait passé tout l'après-midi au manoir avec ses deux collègues, et il était rentré vers cinq heures avec un appétit dévorant pour le thé que j'avais commandé.
– Pas de confidences, Watson ! me répéta-t-il. Elles seraient bien encombrantes si l'on venait à une arrestation pour entente délictueuse et meurtre.
– Vous croyez que nous nous acheminons vers cela ?
Il était d'humeur charmante, débonnaire.
– Mon cher Watson, quand j'aurai exterminé ce quatrième œuf, je serai disposé à vous décrire toute la situation. Je ne dis pas que nous avons résolu l'énigme, loin de là ! Mais quand nous aurons retrouvé l'haltère manquant …
– L'haltère !
– Mon Dieu, Watson, est-il possible que vous n'ayez pas deviné que toute l'affaire tourne autour de cet haltère absent ? Allons, allons ! Ne prenez pas une mine de chien battu, car entre nous je ne crois pas que l'inspecteur MacDonald ou l'excellent spécialiste local ait évalué à sa juste valeur l'importance exceptionnelle de ce détail. Un haltère, Watson ! Un seul haltère ! Considérez un athlète avec un seul haltère. Représentez-vous le développement unilatéral, le risque évident d'une déviation de la colonne vertébrale ! C'est choquant, Watson : choquant, voyons !
Il avait la bouche pleine d'une tartine et ses yeux étincelaient de malice. Son appétit était un gage de succès, car je me rappelais certains jours et certaines nuits où il ne songeait ni à manger ni à boire parce que son esprit butait sur un problème. Finalement, il alluma sa pipe et, installé au coin du feu de notre vieille auberge de campagne, il se mit à parler lentement et d'une façon un peu décousue, plutôt comme quelqu'un qui pense à haute voix que comme un détective faisant une déposition bien mûrie.
– Un mensonge, Watson. Un gros mensonge. Un mensonge énorme, flagrant, absolu. Voilà ce qui nous attendait dès l'abord. Voilà notre point de départ. Toute l'histoire de Barker est un mensonge. Mais l'histoire de Barker est corroborée par Mme Douglas. Donc elle ment aussi. Tous deux mentent dans une entente délictueuse. Aussi nous trouvons-nous maintenant en face du problème simple que voici : pourquoi mentent-ils, et quelle est la vérité qu'ils essaient avec tant de soin de nous cacher ? Tentons, Watson, vous et moi, de percer ce rideau de mensonges et de reconstituer la vérité.
» Comment sais-je qu'ils mentent ? Parce qu'ils ont édifié un échafaudage qui tout bonnement ne tient pas. Réfléchissez ! Selon l'histoire qui nous a été contée, l'assassin a disposé de moins d'une minute après le crime pour prendre l'alliance, qui était sous une autre bague, pour replacer l'autre bague (chose qu'il n'aurait jamais faite) et pour déposer ce carton singulier auprès de sa victime. Je dis que c'est impossible ! Vous pouvez ergoter et dire par exemple (mais je respecte trop, Watson, votre jugement, pour supposer que vous le ferez) que l'alliance a pu être retirée avant la mort de Douglas. Mais le fait que la bougie n'a pas brûlé longtemps montre que l'entretien a dû être bref. En outre, un homme comme Douglas, dont nous avons entendu vanter le courage intrépide, aurait-il retiré son alliance à la première injonction du meurtrier ? Et même pouvons-nous imaginer qu'il s'en serait séparé devant le pire des risques ? Non, Watson, l'assassin est resté seul avec le cadavre quelque temps après avoir allumé la lampe. J'en suis sûr. Mais le coup de feu a été apparemment la cause de la mort. Donc le coup de feu a dû être tiré un peu plus tôt qu'on ne nous l'a déclaré. Et dans une affaire pareille, il ne saurait s'agir d'une erreur involontaire ! Nous nous trouvons par conséquent en présence d’une véritable entente délictueuse de la part des deux personnes qui ont entendu la détonation : Barker et la femme Douglas. Quand pour comble je suis en mesure d'établir que la tache de sang sur l'appui de la fenêtre a été délibérément disposée là par Barker afin d'induire la police en erreur, vous admettrez que l'affaire prend des proportions inquiétantes pour lui.
» Maintenant nous allons tenter de préciser l'heure réelle à laquelle le crime a été commis. Jusqu'à dix heures et demie, les domestiques ont circulé dans le manoir ; donc il n'a pas eu lieu avant dix heures et demie. A onze heures moins le quart, ils étaient tous rentrés chez eux, sauf Ames, qui était à l'office. Après votre départ cet après-midi, je me suis livré à quelques expériences, et j'ai constaté qu'aucun des bruits que faisait MacDonald dans le bureau ne parvenait à l'office quand toutes les portes étaient fermées. Il en est différemment, toutefois, de la pièce où loge la femme de chambre. Elle n'est pas loin du corridor ; de chez elle, j'ai pu vaguement entendre un bruit de voix quand on parlait très fort. Le son d'une détonation est jusqu'à un certain point étouffé quand le coup est tiré à bout portant, et ç'a été incontestablement le cas ; elle n'a sans doute pas été bien bruyante ; tout de même, dans le silence de la nuit, elle aurait dû être perçue dans la chambre de Mme Allen. Elle nous a dit qu'elle était un peu dure d'oreille ; n'empêche qu'elle a déposé avoir entendu une porte claquer une demi-heure avant l'alarme. Une demi-heure avant l'alarme, cela fait onze heures moins le quart. Je suis à peu près certain que ce qu'elle a entendu était la détonation, et que c'est à cette heure-là qu'il faut situer le crime. S'il en est ainsi, nous avons à présent à déterminer ce qu'ont fait M. Barker et Mme Douglas, en admettant qu'ils ne soient pas les véritables meurtriers, entre onze heures moins le quart, lorsque le bruit de la détonation les a fait descendre et onze heures et quart, lorsqu'ils ont sonné pour appeler les domestiques. Que faisaient-ils ? Pourquoi n'ont-ils pas aussitôt donné l'alarme ? Telle est la question qui se pose à nous. Quand nous y aurons répondu, nous aurons réalisé un grand pas pour résoudre le problème.
– Quant à moi, dis-je, je suis convaincu qu'il existe une complicité entre ces deux personnes. Il faut qu'elle n'ait vraiment pas de cœur pour rire quelques heures après la mort de son mari !
– En effet. Elle ne se conduit guère comme une bonne épouse, et pendant sa déposition elle paraissait bien froide. Je ne suis pas un admirateur forcené du sexe faible, comme vous le savez, Watson, mais si j'en juge par mon expérience de la vie, peu de femmes éprouvant le moindre sentiment à l'égard de leur mari auraient accepté qu'une simple parole les éloignât du cadavre dudit mari. Si je me marie un jour, Watson, j'espère inspirer à ma femme un sentiment qui lui interdira de se laisser emmener par la femme de chambre quand mon cadavre sera à quelques mètres. Là, la mise en scène a été mauvaise, car le plus nul des enquêteurs serait frappé par l'absence des habituelles lamentations féminines. A défaut d'autre chose, cet incident m'aurait suggéré une entente délictueuse préalablement conclue.
– Vous pensez donc, en définitive, que Barker et Mme Douglas sont coupables du meurtre ?
– Il y a dans vos questions, Watson, une consternante absence de nuances ! soupira Holmes en me menaçant de sa pipe. Elles m'arrivent comme autant de boulets de canon. Si vous voulez dire que Mme Douglas et Barker connaissent la vérité sur le crime et s'entendent pour la cacher, alors je puis vous répondre avec certitude : oui. Mais votre conclusion, beaucoup plus terrible, ne me paraît pas tout à fait aussi démontrée. Examinons un instant les difficultés que nous avons à surmonter en chemin.
» Supposons que ce couple ; soit uni par les liens d'un amour coupable, que Barker et Mme Douglas aient décidé de se débarrasser de l'homme qui est leur suprême obstacle. C'est une supposition audacieuse, car une enquête discrète auprès des domestiques et des gens du pays ne permet absolument pas de l'établir. Au contraire, tout semble indiquer que les Douglas étaient très unis.
– De cela je suis sûr, que non, dis-je en me rappelant le beau visage souriant que j'avais vu dans le jardin.
– Au moins ils donnaient cette impression. Supposons par conséquent que le couple coupable était extraordinairement astucieux, suffisamment pour tromper tout le monde et pour conspirer la mort du mari. Il se trouve que celui-ci, sur la tête duquel planait un certain danger…
– Hypothèse qui nous a été suggérée par eux seuls !
Holmes réfléchit.
– Je vois, Watson. Vous êtes en train de bâtir une théorie selon laquelle tout ce qu'ils disent est faux depuis le commencement. Selon vous, il n'y a jamais eu de menace latente ni de société secrète, ni de vallée de la peur, ni de chef de corps M. Je-ne-sais-qui. Considérons ce que nous apportent vos dénégations. Ils inventent cette théorie pour expliquer le crime. Puis ils ont l'idée de laisser une bicyclette dans le parc afin de prouver l'existence d'un étranger. La tache sur l'appui de la fenêtre participe de la même idée. De même, le carton sur le cadavre, qui aurait pu être préparé au manoir. Tout cela cadre avec votre hypothèse, Watson. Mais maintenant nous tombons sur le mauvais angle, sur des bouts de faits qui ne cadrent plus. Pourquoi un fusil scié ? Et pourquoi un fusil américain ? Comment auraient-ils pu avoir la certitude que le coup de feu ne serait entendu de personne ? C'est pur hasard, en effet, que Mme Allen ne soit pas sortie de sa chambre à cause de cette porte qui aurait claqué. Pourquoi votre couple coupable aurait-il agi de la sorte, Watson ?
– J'avoue que je ne peux pas l'expliquer.
– Et puis, si une femme et son amant s'entendent pour tuer le mari, vont-ils afficher leur crime en retirant son alliance après sa mort ? Est-ce une éventualité probable, Watson ?
– Non.
– Et encore ceci : si vous aviez eu l'idée de laisser une bicyclette dissimulée à l'extérieur, ne l'auriez-vous pas écartée en réfléchissant que le détective le plus obtus dirait tout naturellement qu'il lait d'une feinte, puisque la bicyclette était la première chose dont le fugitif avait besoin pour réussir sa fuite ?
– Je ne conçois pas d'explications.
– Et cependant aucune combinaison d'événements n'échappe à l’explication humaine. Une sorte d'exercice mental, sans aucune garantie de vérité, m'indique une ligne possible qui correspond aux faits. C'est, je le confesse, un travail de pure imagination ; mais combien de fois l'imagination ne s'est-elle pas révélée mère de la vérité ?
» Supposons qu'il existait un secret coupable, un secret réellement honteux, dans la vie de ce Douglas. Cela aboutit à son assassinat par quelqu'un de l'extérieur, je suppose un vengeur. Ce vengeur, pour un certain motif que j'avoue être encore impuissant à préciser, a subtilisé l'alliance du mort. La vendetta pourrait raisonnablement remonter au premier mariage de Douglas, ce qui justifierait le vol de l'alliance. Avant que ce vengeur ait pu fuir, Barker et Mme Douglas sont entrés dans le bureau. L'assassin a pu les convaincre que son arrestation entraînerait la publication d'un scandale abominable. Ils se sont ralliés à cette idée et ont préféré le laisser fuir. Dans ce but, ils ont probablement abaissé le pont-levis, ce qu'ils pouvaient faire sans bruit, et ils l'ont relevé ensuite. L'assassin a donc pu s'échapper et, pour une raison que j'ignore, il a pensé qu'il valait mieux partir à pied qu'à bicyclette. Il a donc laissé son vélo là où celui-ci ne risquait pas d'être découvert avant qu'il ait pris du champ. Jusque-là nous sommes dans les limites du possible, non ?
– C'est possible, sans doute ! répondis-je sans conviction.
– Nous devons nous rappeler, Watson, que ce qui s'est passé sort à coup sûr du banal. Reprenons mon hypothèse. Le couple, pas forcément un couple coupable, réalise après le départ du criminel qu'il s'est placé dans une situation délicate : car comment prouver qu'ils n'ont pas tué ou qu'ils n'étaient pas de connivence avec le criminel ? Rapidement, et assez maladroitement, ils ont arrêté leurs décisions. Barker a placé l'empreinte de sa pantoufle tachée de sang sur l'appui de la fenêtre pour suggérer le mode d'évasion du meurtrier. De toute évidence eux seuls avaient entendu la détonation : ils ont donc donné l'alarme, mais une bonne demi-heure après l'événement.
– Et comment vous proposez-vous de prouver tout cela ?
– D'abord, s'il s'agit d'un étranger, je ne désespère pas qu'il soit arrêté. Ce qui serait la meilleure des preuves. Mais sinon… Eh bien ! les ressources de la science sont loin d'être épuisées ! Je pense qu'une soirée seul dans ce bureau m'aiderait beaucoup.
– Une soirée là-bas tout seul !
– J'ai l'intention d'y aller tantôt. J'ai tout arrangé avec l'estimable Ames. Je m'assoirai dans cette pièce dont l'atmosphère, m'inspirera peut-être. Je crois dans le genius loci. Vous souriez, ami Watson ? Eh bien ! nous verrons, A propos, vous avez bien votre gros parapluie ici, n'est-ce pas ?
– Il est là.
– Je vais donc vous l'emprunter, si vous le permettez.
– Certainement. Mais… Quelle mauvaise arme ! Si un danger se présente…
– Aucun danger sérieux, mon cher Watson. Autrement je solliciterais votre concours. Mais je prendrai, le parapluie. Pour l'instant, je n'attends plus que le retour de nos collègues de Tunbridge Wells, où ils cherchent à identifier le propriétaire de la bicyclette.
La nuit était tombée quand l'inspecteur MacDonald et White Mason rentrèrent de leur expédition. Ils exultaient. Ils avaient fait avancer l'enquête d'un grand pas.
– Mon cher, vous savez que je doutais fort de l'intrusion de quelqu'un de l'extérieur, dit MacDonald. Mais ces doutes tombent. Nous avons identifié la bicyclette, et nous tenons le signalement de notre homme.
– J'ai l'impression que nous touchons au commencement de la fin, dit Holmes. Je vous félicite tous deux de tout mon cœur.
– Voilà. Je suis parti du fait que M. Douglas avait paru contrarié la veille du crime, à son retour de Tunbridge Wells. C'était donc à Tunbridge Wells qu'il avait eu la révélation d'un danger quelconque. Par conséquent, si quelqu'un était venu ici à bicyclette, il était vraisemblablement parti de Tunbridge Wells. Nous avons emmené la bicyclette et nous l'avons montrée dans les hôtels. Tout de suite le directeur de l'Aigle-Commercial l'a identifiée comme appartenant à un soi-disant Hargrave, qui avait loué une chambre depuis deux jours. Ce Hargrave n'avait pour tout bagage que sa bicyclette et une petite valise. Il s'était fait inscrire comme venant de Londres, sans préciser davantage son adresse. La valise est une valise de Londres ; son contenu est anglais ; mais l'homme lui-même était incontestablement un Américain.
– Hé ! hé ! fit joyeusement Holmes. Vous avez fait du très bon travail pendant que je demeurais assis à échafauder des théories avec mon ami Watson. Voilà ce que c'est que d'être pratique, monsieur Mac !
– Hé ! oui, vous l'avez dit ! répondit l'inspecteur avec une satisfaction évidente.
– Mais cette découverte peut cadrer avec votre théorie, dis-je à Holmes.
– Oui ou non. Mais écoutons la fin. Dites-moi, monsieur Mac, n’avez-vous rien trouvé qui permettrait d'identifier cet homme ?
– Si peu de choses que de toute évidence il prenait grand soin à conserver l'incognito. Ni papiers, ni lettres, ni marques sur les vêtements. Sur sa table, il y avait une carte de la région. Il a quitté son hôtel hier matin après le petit déjeuner, il a enfourché sa bicyclette, et on n'a plus entendu parler de lui.
– Voilà justement ce qui me tracasse, monsieur Holmes ! intervint White Mason. Puisque ce type ne voulait pas attirer l'attention, il aurait dû revenir et rester à l'hôtel comme un touriste inoffensif. Il n'est pas sans savoir que le directeur de l'hôtel va signaler sa disparition à la police et que celle-ci établira un rapprochement entre sa disparition et le crime.
– Sans doute. Jusqu'ici en tout cas il n'a qu'à se louer de son astuce puisqu'il n'a pas été arrêté. Mais son signalement, le possédez-vous ?
MacDonald se reporta à son carnet…
– Nous l'avons tel qu'il nous a été donné. On ne paraît pas avoir observé particulièrement notre homme, mais enfin le portier, l'employé de la réception et la femme de chambre sont d'accord sur les points suivants : il ne mesure pas loin d'un mètre quatre-vingts, il est âgé de cinquante-cinq ans environ, il a des cheveux légèrement grisonnants, il porte une moustache non moins grisonnante, il a le nez busqué et un visage que tous m'ont dépeint comme farouche et peu engageant.
– Ma foi, à l'exception de ce dernier trait, on jurerait une description de Douglas lui-même ! dit Holmes. Il a un peu plus de cinquante ans, des cheveux poivre et sel, une moustache grisonnante, et il est approximativement de la même taille. Avez-vous quelque chose d'autre ?
– Il était habillé d'un gros costume gris, d'un pardessus jaune et court, et il était coiffé d'un chapeau mou.
– Rien sur le fusil ?
– Un fusil de soixante-cinq centimètres de long pouvait parfaitement tenir dans sa valise et être dissimulé sous le pardessus.
– Et- comment situez-vous ces informations dans le cadre général de l'affaire ?
– Eh bien ! monsieur Holmes, répondit MacDonald, quand nous aurons notre homme (et croyez-moi, son signalement a été transmis par télégramme dans les cinq minutes qui ont suivi), nous serons mieux placés pour en discuter. Mais dans l'état actuel des choses, nous savons qu'un Américain prétendant s'appeler Hargrave est arrivé avant-hier à Tunbridge. Wells avec une bicyclette et une valise. Dans : celle-ci il y avait un fusil de chasse scié. Il est donc venu dans l'intention délibérée de commettre un crime. Hier matin, il s'est rendu à bicyclette à Birlstone, et il avait dissimulé son fusil sous son pardessus. Personne ne l'a vu arriver ici, du moins à notre connaissance ; mais il n'avait pas besoin de traverser le village pour atteindre la grille du parc, et nombreux sont les cyclistes qui empruntent la route. Je présume qu'il a caché aussitôt son vélo au milieu des lauriers, là où il a été découvert, et qu'il s'y est sans doute blotti lui-même tout en surveillant la maison et en attendant que sorte M. Douglas. Le fusil de chasse est une arme dont l'usage apparaît anormal à l'intérieur d'une maison ; mais le meurtrier avait l'intention de s'en servir dehors ; là, le fusil de chasse présentait deux avantages évidents : d'abord il tue son homme à coup sûr ; ensuite le bruit de la détonation aurait été si banal dans une campagne anglaise giboyeuse que personne n'y aurait prêté attention.
– C'est très clair ! dit Holmes.
– Mais M. Douglas ne sortit pas. Que pouvait faire dès lors le meurtrier ? Il abandonna sa bicyclette et s'approcha du manoir entre chien et loup. Il trouva le pont abaissé et les environs déserts. Il courut son risque, en ayant sans doute préparé une excuse pour le cas où il rencontrerait quelqu'un. Il ne rencontra personne. Il se glissa dans la pièce la plus proche et se cacha derrière le rideau. De là, il put voir le pont-levis se relever, et il comprit qu'il lui faudrait traverser la douve pour s'échapper. Il attendit jusqu'à onze heures et quart : à cette heure, M. Douglas, faisant sa ronde habituelle, pénétra dans le bureau. Il le tua et s'enfuit. Il savait que sa bicyclette pourrait être reconnue par les gens de l'hôtel ; voilà pourquoi il l'abandonna et se rendit par un autre moyen de locomotion à Londres ou dans toute autre cachette. Qu'en pensez-vous, monsieur Holmes ?
– Eh bien ! monsieur Mac, c'est très bien, très clair pour l'instant. Moi, je crois que le crime a été commis une demi-heure plus tôt qu'on ne nous l'a dit ; que Mme Douglas et M. Barker s'entendent tous les deux pour cacher quelque chose ; qu'ils ont aidé le meurtrier à s'enfuir, ou du moins qu'ils sont entrés dans le bureau avant qu'il se soit enfui ; qu'ils ont fabriqué l'indice permettant de croire qu'il s'est sauvé par la fenêtre ; que selon toute vraisemblance ils l'ont laissé partir en abaissant le pont-levis. Voilà comment je lis la première moitié.
Les deux détectives hochèrent la tête.
– Si votre version est exacte, monsieur Holmes, dit l'inspecteur MacDonald, nous ne faisons que changer de mystère.
– Et par certains côtés nous heurter à un mystère plus indéchiffrable encore, ajouta White Mason. Mme Douglas n'est jamais allée en Amérique. Quelle relation possible aurait-elle avec un assassin américain – relation assez forte pour l'inciter à le protéger ?
– J'admets toutes les difficultés qui se présentent, dit Holmes. Je me propose de procéder ce soir à une petite enquête de mon cru, et il n'est pas impossible qu'elle contribue à la cause commune.
– Pouvons-nous vous aider, monsieur Holmes ?
– Non, non ! L'obscurité et le parapluie du docteur Watson. Mes besoins sont modestes. Et Ames, le fidèle Ames, me fera bien une petite concession. Toutes mes pensées convergent invariablement sur le même problème de base : pourquoi un athlète développe-t-il ses muscles avec un instrument aussi anormal qu'un seul et unique haltère ?
Il était tard lorsque Holmes rentra de son excursion solitaire. Nous couchions dans une chambre à deux lits : c'était le maximum qu'avait pu faire pour nous une petite auberge de campagne. J'étais déjà endormi quand il arriva.
– Alors, Holmes, murmurai-je, avez-vous découvert quelque chose ?
Il se tenait près de moi sans parler, une bougie à la main. Il se pencha pour me chuchoter à l'oreille :
– Dites, Watson, vous n'avez pas peur de dormir dans la même chambre qu'un fou, un âne bâté, un individu au cerveau ramolli, un idiot qui a perdu la raison ?
– Pas le moins du monde, répondis-je tout étonné.
– Eh bien ! c'est heureux ! soupira-t-il.
Et sans un mot de plus, il se coula entre les draps.