The Project Gutenberg EBook of Robert Burns, by Auguste Angellier

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Title: Robert Burns
Vol. I., La Vie.

Author: Auguste Angellier

Release Date: May 5, 2008 [EBook #25335]

Language: French


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AUGUSTE ANGELLIER
DOCTEUR ÈS LETTRES,
PROFESSEUR À L'UNIVERSITÉ DE LILLE.

ROBERT BURNS

I

LA VIE

PARIS, HACHETTE ET Cie. 1893.

À
M. ÉMILE CHARLES
CORRESPONDANT DE L'INSTITUT
RECTEUR DE L'ACADÉMIE DE LYON
JE DÉDIE CE LIVRE
EN TÉMOIGNAGE DE RESPECT ET D'AFFECTION.

AUGUSTE ANGELLIER.

PRÉFACE.

Après un siècle on sait ce que vaut la renommée d'un poète, et quelles verdures les contemporains ont plantées sur sa tombe: si c'étaient des peupliers et des bouleaux, essences de quelques années, ou le chêne qui résiste aux âges. Parmi les gloires poétiques qui ont éclaté en Angleterre à la fin du dernier siècle et au commencement du nôtre, quelques-unes se sont flétries; il n'en est pas qui ait plus régulièrement grandi que celle de Robert Burns. Il est désormais, pour une fraction considérable et supérieure de l'humanité, un grand poète d'usage quotidien, un de ceux où des milliers d'âmes trouvent le froment et le vin. Le rameau qui fut planté sur sa fosse est devenu un arbre puissant, indestructible.

Il nous a paru que Burns n'était pas assez connu en France, si l'on songe à la place que son nom tient désormais dans le monde. Les quelques études qui ont été écrites sur lui sont sommaires; la plupart ont été produites avant que les derniers documents, dont quelques-uns sont importants, aient été publiés. Il nous a paru aussi que, même après les biographies anglaises, dont plusieurs sont admirables, il était encore possible d'élucider certains moments intérieurs de sa vie. Cela nous a engagé à entreprendre ce travail. Sans doute une secrète sympathie pour cette âme curieuse et forte nous y poussait obscurément.

Sa vie est, en effet, intéressante et instructive entre toutes. C'est pour ainsi dire une vie type. Par la violence et la variété des sentiments et des vicissitudes, par le mélange de hautes intentions et d'accomplissements débiles, par certaines crises maîtresses et essentielles, elle est une figure à la fois complète et rare de la vie humaine. Et, plus précisément, par l'effort et l'énergie de la jeunesse, l'indécision et le vacillement de la maturité, le relâchement et la déchéance des dernières années, elle offre, avec des proportions plus amples et des accents plus forts, l'image et, le tracé de tant d'existences, entreprises avec confiance et courage, mollement maintenues au moment décisif, achevées dans les regrets et les remords. Elle est comme un exemplaire, fait d'un métal fin et frappé d'une empreinte forte, de la majeure partie peut-être des destinées qui se débattent sur ce globe.

Nous avons pensé que cette existence ne pouvait prendre son intérêt, son enseignement entiers, que si toutes les situations en étaient étudiées dans leur forme particulière et dans leur étroite succession. Ces études, à leur tour, ne pouvaient avoir de portée et de pénétration que si elles étaient assez détaillées pour revêtir l'intensité que ces situations eurent vraiment. Nous avons voulu reconstituer, avec tout le drame qu'elles contenaient, les crises de cœur, de conscience, ou de circonstances, dont fut formée cette destinée. En d'autres termes, nous avons essayé d'en écrire le roman, mais un roman réel, établi sur des faits, des lettres, des aveux. Nous voulons, par ce mot, indiquer notre effort pour remettre ces moments d'émotion dans la vérité vécue, pour les évoquer tels qu'ils furent dans le cœur qu'ils bouleversèrent. C'est une tentative pour reconstituer la réalité avec une pleine exactitude.

Le résultat inévitable de cet essai est un développement qu'on trouvera sans doute excessif; on nous reprochera d'avoir donné trop de place à des faits qui se retrouvent dans les souvenirs de beaucoup d'hommes. Nous pourrions répondre qu'il n'y a pas de faits peu importants quand ils renseignent sur une âme importante; et que souvent les faits les plus communs fournissent les plus probants indices pour connaître une conscience. Mais nous désirons revendiquer plus franchement et plus largement la méthode suivie dans ce travail. Si les actes ordinaires de gens ordinaires, étudiés avec minutie dans ce qu'ils ont d'individuellement intense et de généralement humain, suffisent à faire vivre le roman et le théâtre, pourquoi n'y aurait-il pas, dans une vie réelle, dans celle surtout d'un homme qui a senti plus que les autres, les mêmes situations de roman et de drame, la même émotion et les mêmes leçons. Que dis-je? L'impression est ici plus poignante et l'enseignement plus haut par la vérité des événements et la valeur de celui qui les a vécus. La même angoisse peut naître des crises d'un cœur qui a palpité que des crises de cœurs imaginaires. Toute étude psychologique d'un homme, si elle remontait à ce qui fut la réalité, se retrouverait devant une de ces analyses qui semblent réservées aux romanciers et aux dramaturges. La foncière étude d'un homme d'État, d'un artiste, d'un poète, d'un ambitieux ne diffère pas de l'étude du père Grandet ou de Macbeth. Et souvent les situations réelles ne le cèdent ni en grandeur ni en cruauté aux situations inventées. Celui qui essaye de reconstituer une âme, au moyen des débris qu'elle a laissés d'elle-même, se trouve, le plus souvent, en face d'une suite de scènes qui furent des drames; et l'on ne crée un drame que par la minutie du décor et du détail, eux seuls redonnent à un épisode ordinaire l'importance, la gravité majeure et comme l'accaparement qu'il eut pour les âmes qui en attendaient la tristesse ou la joie.

On me dira peut-être que j'ai été trop indulgent, que j'ai trop excusé une vie chargée de défaillances. Je répondrai: je n'ai pas été indulgent dans les faits; je ne les ai pas atténués; je n'en ai pas dissimulé un seul; il en est même plusieurs dont on n'avait pas aperçu la portée, je l'ai indiquée, à ce point que certains admirateurs du poète pourront me reprocher d'avoir été dur pour lui, d'avoir fait entrer le soleil dans certains coins qui auraient pu demeurer obscurs. Je n'ai pas non plus été indulgent dans l'interprétation de ces actes de faiblesse et d'égoïsme. Je crois avoir donné à chacun d'eux sa notation morale, mesurée surtout aux souffrances dont ils furent la cause. L'indulgence apparaît seulement dans le jugement général sur l'homme, en tenant compte du bien qu'il y avait en lui, de ses qualités, de ses efforts, des circonstances de sa vie, des entraînements d'une nature qui a fait partie de son génie. Là, en effet, l'indulgence existe; elle n'est autre chose que de l'équité. Je ne suis pas un juge pour condamner mon semblable; je n'en ai pas l'infaillibilité, et le cruel office ne m'en est pas imposé; je parle avec pitié et précaution des faiblesses apparentes d'un frère humain, d'un grand frère humain, dont je ne connais pas toute la vie, dont je ne sais pas toutes les souffrances, dont je ne puis mesurer les desseins, dont je n'ai pas pesé les regrets, dont je ne touche que la grossière écorce que les actes font autour des intentions de l'âme. Il y avait à la Renaissance un médailleur italien dont le nom a été perdu. Il avait l'habitude de graver au revers de ses œuvres la figure de l'Espérance, et on lui a donné le nom charmant de «médailleur à l'Espérance». De même, si c'est le devoir pour l'historien de montrer clairement les faits, il serait beau que derrière chacun de ses jugements on aperçût toujours la marque de bonté. Il n'y aurait pas à nos yeux de plus haut titre, pour un critique dont le nom serait inconnu ou oublié, que d'être désigné, même sur une seule page sauvée, comme le critique de l'Indulgence.[Lien vers la Table des matières.]

LA VIE.

CHAPITRE I.

ALLOWAY ET MONT-OLIPHANT.
1759—1777.

I.
ALLOWAY. — L'ENFANCE.

À deux milles environ au sud de la petite ville d'Ayr, en Écosse, sur la route qui longe la mer près de la côte, se trouve un cottage de paysan, blanchi à la chaux, qui est peut-être, après la petite maison de Shakspeare à Stratford-sur-l'Avon, le lieu de pèlerinage littéraire le plus fameux de la race anglo-saxonne. Ce ne sont pourtant pas les endroits consacrés qui manquent en Angleterre, et l'affluence des fidèles ne leur fait pas défaut. Aucune race n'a davantage le culte, parce qu'aucune n'a autant l'orgueil, de ses grands hommes. Les ruines de Newstead Abbey, avec les souvenirs orageux de Byron; la bourgeoise maison de Cowper à Olney; la résidence gothique de Walter Scott à Abbotsford; la paisible demeure de Wordsworth à Rydal Mount sont, chaque année, visitées par des milliers de voyageurs venus de tous les coins du monde, où l'on parle anglais. Mais elles le sont surtout par des catégories particulières d'admirateurs; elles attirent de préférence telle ou telle classe d'âmes, selon que celles-ci ont plus d'affinité pour la révolte, la douceur, la santé d'esprit ou la méditation sereine. Aucun de ces lieux n'est l'objet d'un culte aussi général que cette petite chaumière d'argile. C'est là que naquit Robert Burns. Sa vie et ses œuvres sont en effet assez pleines d'un intérêt unique pour exciter toutes les curiosités, assez pleines d'infortunes et de beautés pour exciter toutes les pitiés et toutes les admirations.

Son père William Burns, ou plutôt, pour écrire son nom comme il l'écrivait lui-même, Burnes, venait du nord-est de l'Écosse, du Kincardineshire. C'était le fils d'un fermier; il avait été élevé sur la côte austère et âpre de la mer du Nord, parmi les ruines du château de Dunnottar, sur l'ancien domaine de la famille des Keith-Marischal dont les biens avaient été confisqués après la révolte de 1715. La destinée avait été rude pour lui. Vers l'âge de 19 ans, il avait été, en même temps qu'un frère aîné, forcé de s'éloigner pour aller gagner sa vie. «J'ai souvent, dit Gilbert Burns, entendu mon père décrire l'angoisse qu'il ressentit, quand ils se séparèrent au sommet d'une colline, sur les confins de leur lieu de naissance, chacun prenant sa route à la recherche de nouvelles aventures et sachant à peine où il allait[1].» William Burnes avait d'abord séjourné à Édimbourg où il avait travaillé de son métier de jardinier. Puis il avait traversé l'Écosse et était venu vers l'ouest, s'établir dans l'Ayrshire. Après avoir servi les autres comme jardinier, il avait loué sept acres de terre, près du pont du Doon, pour s'y établir comme pépiniériste. Sur ce terrain, près de la vieille église du village d'Alloway, il avait de ses propres mains bâti le cottage aux murs d'argile, qui est maintenant un des joyaux de l'Écosse. Au mois de décembre 1757, il y avait amené sa femme de beaucoup plus jeune que lui, Agnes Brown, fille d'un fermier du Carrick.

À coup sûr, ce n'était pas un homme ordinaire. Froid, sévère, silencieux et sombre, singulièrement honnête, il vivait retiré en lui-même. Il semble avoir inspiré autour de lui un sentiment un peu timide de vénération et d'affection, comme il arrive aux hommes austères et bons. Sa femme avait pour lui un amour plein de déférence; lorsqu'il grondait ses enfants, ce qu'il faisait rarement, ils l'écoutaient avec une sorte de terreur respectueuse. Il avait eu l'art de gagner l'estime et le bon vouloir de ceux qu'il employait, et celui de conserver toute sa dignité devant les gens d'une position plus élevée que la sienne. Sous ces dehors glaciaux et rigides, il cachait une faculté d'observation pénétrante et une disposition à l'emportement dont Robert hérita sans sa puissance à la maîtriser. «Pendant de nombreuses années de vie errante ou de séjours, dit celui-ci en parlant de son père, il avait ramassé une assez grande somme d'observation et d'expérience, à laquelle je dois la plus grande partie de mes faibles prétentions à la sagesse. J'ai rencontré peu de personnes qui comprissent les hommes, leurs mœurs et leurs façons aussi bien que lui. Mais une intégrité obstinée et une irascibilité fougueuse et ingouvernable sont de mauvaises conditions pour réussir. Je naquis donc le fils d'un homme très pauvre[2].» Murdoch, le maître d'école de ses fils, dans le portrait qu'il en traça plus tard, dit qu'il ne le vit que deux fois en colère: une fois parce que les moissonneurs n'avaient pas fauché un champ comme il était dit; une autre fois parce qu'un vieillard avait tenu devant lui une conversation avec des allusions grivoises[3]. Mais, Murdoch vécut peu de temps avec lui, et ne le voyait que par intervalles. Burns, dans sa lettre au Dr Moore, revient une seconde fois sur cette disposition: «Il était, dit-il, sujet à de fortes colères.» Évidemment il y avait chez lui des réserves d'orage qui ne parurent jamais; mais parfois un éclair ou un grondement perçaient la froideur de l'aspect. L'orage éclata chez le fils, avec tous ses ravages et toutes ses beautés.

La mère de Burns était la fille d'un fermier du Carrick, et ce détail a son importance. Tandis que la partie de l'Écosse méridionale qui s'étend à l'est des collines des Lowther jusqu'à la mer du Nord, avait été envahie par les Angles et devenait saxonne, toute la contrée qui s'étend à l'ouest des mêmes collines jusqu'à la mer d'Irlande et qui constituait le royaume breton de Strathclyde, était restée autrefois celtique. Lorsque plus tard les Angles pénétrèrent dans la vallée de la Clyde et jusque dans les plaines d'Ayrshire, la partie sud de cette région, le Galloway, resta pur de tout mélange[4]; la population gallique, qui n'a pas cessé de l'habiter, déborda même sur une partie du comté d'Ayr et couvrit le district de Carrick qui en forme le coin méridional, contre la mer[5]. C'est de ce bout de terre, où s'est conservé un fonds de sang gaulois, que venait la mère de Burns. Elle était petite, extrêmement vive et active, d'une humeur gaie, avec une chevelure d'un roux pâle et de magnifiques yeux noirs. Elle avait le goût celtique pour la musique, elle savait une inépuisable quantité de vieilles chansons et de vieilles ballades qu'elle chantait fort bien et dont sûrement elle berça son fils. C'est à elle bien plus qu'à son père que Robert ressemblait de façons et de traits. Il tenait d'elle ces étincelants yeux noirs dont Walter Scott, qui avait connu cependant tous les hommes éminents de son temps, disait qu'il n'avait jamais vu les pareils dans une autre tête humaine; son aisance de démarche et de manières; sa force de familiarité et cette alerte joie de vivre qui, pendant longtemps, perça toutes ses tristesses. S'il est vrai que, dans la poésie anglaise, les qualités soudaines et brillantes, la vivacité de la couleur, la légèreté du rhythme, l'essor des strophes, l'ardeur, doivent être attribués au génie celtique[6], c'est par sa mère que Burns les a reçus. La partie grave et méditative de son œuvre, ses poèmes sagaces et solides peuvent être attribués à l'influence paternelle; c'est à l'influence maternelle que revient la partie lyrique, ses adorables chansons si légères, hymnes joyeuses aux couleurs claires qui laissent deviner le sang vif des Gaulois.

Robert Burns naquit le 25 janvier 1759. Sa vie qui devait être si orageuse commença dans un orage, et lui-même rappelait, avec une rondeur de termes à laquelle il faut s'habituer avec lui, dans quelles circonstances il était venu au monde et ce qu'une commère lui avait prédit dès la première heure.

Il y eut un garçon qui naquit en Kyle,
Mais en quel jour et de quelle façon,
Je me demande si cela vaut la peine
D'être si minutieux pour Robin.

Robin fut un vagabond,
Un joyeux gars, un vagabond, un joyeux gars, un vagabond;
Robin fut un vagabond,
Un joyeux gars, un vagabond, Robin!

L'avant-dernière année de notre monarque
Était de vingt-cinq jours commencée,
Ce fut alors qu'une rafale du vent de janvier
Entra et commença à souffler sur Robin.

La commère regarda dans sa main,
Elle dit: «Qui vivra, verra la preuve
Que ce gros garçon ne sera pas un sot,
Je crois que nous l'appellerons Robin.

Il aura des malheurs, grands et petits,
Mais toujours un cœur au dessus d'eux,
Il nous fera honneur à nous tous,
Nous serons fiers de Robin.

Mais aussi sûr que trois fois trois font neuf,
Je vois par toutes les marques et toutes les lignes
Que le vaurien aimera chèrement notre sexe,
Aussi sois notre chéri, Robin[7]

Ce n'était pas assez: neuf ou dix jours après, un des ouragans qui sortent de l'Atlantique et se ruent sur cette côte écossaise, sans être ralentis ou affaiblis encore par aucun obstacle, renversa le pignon de la maison. Pauvre pignon, il est vrai, bâti d'argile, et sans doute par des mains malhabiles! Pour y établir sa cheminée, William Burnes avait mis dans le mur deux jambages et un linteau de pierre; mais lorsque l'argile s'était tassée, cette partie solide n'avait pas cédé et avait fait bomber la paroi en dehors. Avec sa méchanceté à découvrir le moindre point faible des abris humains, le vent avait profité de ce défaut pour pousser le pignon du côté où il penchait. Le mur s'était effondré. Pendant la nuit, à travers la tourmente, il fallut transporter la mère et le nouveau-né chez un voisin, où ils attendirent que William Burnes eût réparé les dégâts et refermé la maisonnette[8]. «Rien d'étonnant, disait plus tard Robert, que lorsqu'on est entré dans ce monde par une telle tempête, on soit la victime de passions tempétueuses[9]».

Moins d'un an après Robert, naquit son frère Gilbert qui devait être son compagnon, son confident et plus tard presque son meilleur biographe. Puis vinrent en 1762 et en 1764 deux sœurs, Agnes et Arabella, en sorte que le petit cottage fut bientôt trop peuplé. Plus tard la famille devait s'augmenter encore d'un troisième fils, William, né en 1767; d'un quatrième, John, né en 1769 et qui mourut jeune, et de la dernière fille, Isabella, née en 1771, douze ans après son frère aîné et qui mourut en 1858, amenant ainsi jusque dans notre génération un front sur lequel avaient joué les doigts de Robert Burns.

C'est dans les quelques milles compris entre la petite rivière de l'Ayr et le petit cours d'eau du Doon que s'écoulèrent les premières années de Robert Burns.

La route, qui passe maintenant devant le cottage, passait alors derrière, au bout du jardin, plus près de la mer, pittoresque et animée comme les routes d'alors par une population errante, très nombreuse en Écosse. C'étaient les colporteurs, avec leur paquet sur l'épaule et leur aune en main; des marchands de littérature populaire avec leurs livres à un penny et leurs ballades à un demi-penny; les chaudronniers avec leur provision de cornes et leur moule à faire les cuillers courtes qu'on nomme cutties; des bandes de gipsies; et parfois un sergent de recrutement ou un mendiant du roi avec sa robe de drap bleu et sa plaque d'étain. C'est là, sans doute, dans les interminables contemplations enfantines, que Burns prit le sentiment des grand'routes qui revient souvent chez lui et qu'il s'éprit de sympathie pour le peuple poudreux et déloqueté des vagabonds et des gueux. Les endroits qu'il habita en quittant le cottage de la route d'Ayr n'étaient pas aussi faits pour lui donner cette impression, qu'il dut surtout emporter d'ici. De devant le cottage, on voit, du côté du nord, les pignons débandés des dernières maisons d'Ayr, entre lesquels apparaissait jadis le Vieux Pont avec ses contreforts massifs; au dessus des toits se dresse la Tour de Wallace. Du côté sud, on voit la bordure d'arbres sous lesquels coule le Doon et le pont du Doon, avec son arche unique. En face, s'étagent des collines à pentes douces, couvertes de champs et parsemées de bouquets de bois. Elles n'avaient pas sans doute l'aspect de riche culture qu'elles ont aujourd'hui; mais elles présentaient déjà un paysage ramassé, de proportions moyennes, formant un ensemble et portant, de quelque côté qu'on se tournât, la marque de l'homme.

C'est là que, dans sa première enfance, Burns courut et gambada librement, pieds nus, tête nue, comme un vrai gamin écossais, et vécut de la vie des petits paysans. Il devait parfois vagabonder jusqu'à Ayr, qui lui paraissait sûrement une grande ville. Mais le plus souvent il a dû aller courir dans l'eau, sur les cailloux aux bords du Doon qui avait pour lui l'attrait qu'ont les ruisseaux pour les enfants. C'était, c'est encore—car, comme dit le rivulet de Tennyson, les ruisseaux passent moins vite que les hommes—une bonne rivière pour y jouer, peu profonde, assez rapide, un de ces cours d'eau dont les bonds semblent prendre part à la gaîté des petits garçons qui jouent avec eux. Surtout il est semé de gros galets et de rochers au milieu desquels il est si amusant de sauter de l'un à l'autre, en se mouillant un peu. Il y avait aussi cette bordure touffue de coudriers et de noisetiers, sous lesquels court et écume le flot, et qui étaient pleins d'oiseaux en avril et de noisettes en septembre. Plus d'une fois le gamin ardent au jeu dut s'y attarder, et revenir bien vite lorsque, le soir tombant, il fallait, pour rentrer à la maison, repasser devant la vieille église ruinée d'Alloway qu'on disait hantée. Ce coin de pays, qui a servi de trame à ses premiers souvenirs, se retrouve tout entier dans ses poèmes, depuis l'antique pont d'Ayr et l'auberge de la Grand'Rue jusqu'à la vieille église mystérieuse et au pont du Doon, sur lequel la sorcière en chemise devait brandir désespérément, dans les éclairs et l'orage, la queue de la jument de Tam de Shanter.

D'autre part, c'est peut-être le voisinage de la ville d'Ayr qui éveilla en Burns les sentiments de patriotisme rétrospectif par lesquels il est cher aux cœurs écossais. Ayr est une ville à souvenirs historiques. C'est là que William Wallace, le héros et le martyr de l'indépendance écossaise, à ce que raconte la légende, brûla 5.000 Anglais dans les magasins à grains qu'on appelait les granges d'Ayr. Le nom de William Wallace était resté vivant dans la contrée et sa vie était un des livres de lecture populaire. Un des premiers livres que Burns ait lus était une vie de Wallace que lui avait prêtée un forgeron, et lui-même raconte l'effet qu'il en ressentit. «La vie de Wallace versa dans mes veines un enthousiasme écossais qui y bouillonnera jusqu'à ce que les écluses de la vie se ferment dans le repos éternel.[10]» Ajoutez que c'est dans le district voisin du Carrick que Robert Bruce, le continuateur de Wallace, le vainqueur de Bannockburn se révolta et a d'abord «brandi sa lance[11]». C'est peut-être à ces premières impressions que les Écossais doivent l'Ode de Bruce à ses soldats.

Son enfance de poète eût été incomplète si elle n'avait eu sa part de contes merveilleux. Il y avait, dans la pauvre chaumière, une vieille femme que William Burnes avait recueillie par charité, et qui sous ses rides possédait une mémoire, une imagination de conteur; un trésor d'histoires fantastiques sortait d'elle comme ces beaux livres qu'on trouve dans un meuble vermoulu et poussiéreux. Elle n'était jamais lasse de raconter, et Burns lui a rendu justice. «J'ai dû beaucoup à une vieille femme qui restait dans la famille, remarquable par son ignorance, sa crédulité et sa superstition. Elle possédait, je suppose, la plus vaste collection dans le domaine des histoires et des chansons concernant diables, esprits, fées, lutins, sorcières, sorciers, feux-follets, lueurs d'elfes, lumières de trépassés, revenants, apparitions, charmes, géants, tours enchantées, dragons et autres fantasmagories. Cela cultiva en moi les germes cachés de poésie, mais eut un si puissant effet sur mon imagination que, même aujourd'hui, dans mes promenades nocturnes, je fais parfois attention dans les endroits qui ont mauvaise mine; et bien que personne ne puisse être plus sceptique que moi en pareille matière, cependant il faut que je fasse un effort de philosophie pour secouer ces vaines terreurs[12].» C'est probablement à ces contes de vieille femme que sont dues les pièces fantastiques de Burns: la Mort et le Docteur Hornbook, l'Adresse au Diable, toute la diablerie de Tam de Shanter, et surtout ce frisson d'épouvante qui y court.

Les huit premières années de la vie matrimoniale de William Burnes, les sept premières années de la vie de Robert Burns, se passèrent là et ainsi. Elles semblent avoir été les plus heureuses qu'ait connues la pauvre famille. Mais le nid était devenu trop étroit. Déjà trois enfants, un quatrième attendu. Pour rester dans la maisonnette, il fallait placer les aînés au dehors, les exposer si jeunes aux duretés, peut-être aux brutalités et, pire encore, peut-être aux mauvais exemples d'étrangers. Avec sa noblesse de vues, le père résolut de tout faire pour garder ses fils sous son regard et sous sa main, jusqu'à ce qu'ils fussent moralement formés. Robert Burns a marqué, très précisément, cette préoccupation de son père. «Si mon père était resté dans cette situation, il aurait fallu que je m'éloignasse et que je devinsse un des petits domestiques qui traînent dans une ferme. Mais c'était son souhait et sa prière les plus chers de pouvoir conserver ses enfants sous ses yeux, jusqu'à ce qu'ils pussent discerner entre le bien et le mal[12].» À ce beau devoir William Burnes immola sa santé et abrégea sa vie; mais un de ses enfants devint un grand homme et tous les autres furent d'honnêtes gens.

Que faire cependant pour vivre? Il pensa à se mettre fermier. C'était un nouveau métier qu'il fallait entreprendre à quarante ans. Une de ces heures mauvaises conseillères, qui passent dans la vie des plus prudents, le lui persuada. Et avec quel argent commencer? Comment acheter les outils, les charrues, les premières semences, les quelques bestiaux? Le propriétaire du terrain qu'occupait déjà William Burnes était en même temps propriétaire d'une ferme vacante. Il avait confiance dans le courage et l'honnêteté de son tenancier; il lui avança cent livres pour ses premiers débours. À la Pentecôte de 1766, William Burnes abandonna le cottage d'argile où il avait amené sa femme et où leurs fils leur étaient nés. Il alla s'installer à Mont-Oliphant, une ferme moyenne, située au sommet des collines, au pied desquelles était l'ancienne demeure qu'on pouvait voir de là-haut.[Lien vers la Table des matières.]

II.
MONT-OLIPHANT. — L'ÉDUCATION. — L'ADOLESCENCE.

Si la ferme avait été choisie par Robert Burns lui-même, qui paraît, pendant toute sa vie, avoir considéré plutôt le site que le sol de ses fermes, il ne l'aurait pas choisie ailleurs. Du verger qui est derrière le bâtiment, on découvre une des plus belles vues qui se rencontrent sur cette admirable côte ouest de l'Écosse. On est au haut et au centre d'un vaste amphithéâtre parsemé de bouquets d'arbres, qui descend jusqu'à la mer. À droite, derrière des hauteurs, les clochers et les fumées d'Ayr; à gauche, les collines brunes de Carrick qui aboutissent aux têtes d'Ayr, grands caps rocheux à pic, avec leur château ruiné de Greenan; en face la mer et, au fond de ce grandiose tableau, l'île d'Arran aux nobles lignes léonines, sur laquelle chaque soir d'admirables couchers de soleil descendent dans toutes les pourpres du ciel. C'est un paysage de côte, superbe d'ampleur et d'âpreté. Il n'a pas cependant, ainsi que nous le verrons, passé tout entier dans l'âme de Burns.

Le choix de William Burnes révélait son inexpérience. Ce site magnifique est fait d'une terre ingrate. «Mont-Oliphant, la ferme que mon père occupait dans la paroisse d'Ayr, est presque le plus pauvre sol que je connaisse en état de culture. Je ne puis en donner de plus forte preuve que le fait que, malgré l'accroissement extraordinaire de la valeur de la terre en Écosse, cette ferme, après qu'une somme considérable a été dépensée par le propriétaire pour l'améliorer, a été louée, il y a peu d'années, cinq livres (125 fr.) moins cher que la rente qu'en donnait mon père, il y a trente ans[13].» De plus l'exposition est des plus dures. La dévalée de terrain qui descend vers la mer forme une issue où tous les vents de la baie se précipitent, se réunissent, pour monter furieusement ce couloir au bout duquel est la ferme. Encore maintenant, les braves gens qui l'occupent disent que l'hiver y est terrible. William Burnes allait arroser en vain de sa sueur et de celle de ses fils, ce sol stérile.

Une vie de labeur et de privations commença alors pour la famille. Il est probable que Robert et son frère furent mis aussitôt au travail et que les autres aussi, à mesure qu'ils grandissaient, étaient pris par la besogne. Ces années doivent avoir été bien dures, car elles ont laissé, dans des cœurs courageux qui habitaient des corps endurcis, un souvenir dont la cruauté fut indestructible. Plus de dix ans après, Robert Burns écrivait «la ferme était une affaire ruineuse, mon père était avancé en âge quand il s'était marié; j'étais l'aîné de sept enfants et lui, usé par des privations de jeunesse, n'était pas capable de travailler. Nous vivions très pauvrement; j'étais un habile laboureur pour mon âge et celui qui venait après moi était un frère qui pouvait conduire très bien une charrue et m'aider à battre le grain... Ce genre de vie, la tristesse sombre d'un ermite avec le travail sans répit d'un galérien, me conduisit à ma seizième année[14].» Et près de trente ans plus tard, Gilbert, si calme cependant, en parle dans des termes qui, dans leur simplicité et leur exactitude, sont terribles. «Mon père, en conséquence de ceci (la mauvaise qualité de la terre), tomba dans des difficultés qui s'augmentèrent par la perte d'une partie de ses bestiaux et par la maladie. Aux attaques du malheur, nous ne pouvions opposer qu'un rude labeur et la plus rigide économie. Nous vivions très étroitement. Pendant plusieurs années, la viande de boucherie fut inconnue à la maison, tandis que tous les membres de la famille travaillaient de toutes leurs forces, et même plutôt au-delà de leurs forces, aux besognes de la ferme. Mon frère, à treize ans, aidait à battre la récolte de blé et, à quinze ans, il était le principal ouvrier de la ferme, car nous n'avions aucun domestique, ni mâle ni femelle. L'angoisse d'esprit que nous ressentîmes dans nos tendres années sous ces privations et ces difficultés fut très grande. Quand nous pensions à notre père vieilli (il avait alors plus de 50 ans), brisé par les longues et continues fatigues de sa vie, avec une femme et cinq autres enfants et dans une situation déclinante, ces réflexions produisaient dans l'esprit de mon frère et dans le mien des sensations de la plus profonde détresse. Je n'ai aucun doute que le dur travail et le chagrin de cette période de sa vie n'aient été en grande partie la cause de cette dépression de vitalité dont Robert fut si souvent affligé pendant tout le reste de sa vie. À cette époque, il souffrait presque constamment, le soir, d'une sourde migraine, qui, à une période ultérieure de sa vie, se changea en palpitations du cœur et en menaces de faiblesses et de suffocations dans le lit, pendant la nuit.[15]»

Il est impossible, en lisant ces lignes, de ne pas voir tous ces enfants, garçons et filles, le père, la mère, la famille entière s'épuisant sur ce sol méchant, pendant des journées où l'acharnement au travail étourdit sur son inutilité, puis rentrant le soir exténuée, hâve de fatigue, et s'asseyant à un maigre souper qui calme à peine la faim et ne refait pas les forces. On devine une vie qui épuise les tempéraments, décharne les muscles et durcit les traits. On y sent surtout ce découragement progressif du paysan, quand sa ruine semble se tramer dans la solitude des champs, qu'il a contre lui, avec le mauvais vouloir de la glèbe, les contrariétés fourbes des saisons, et que son travail, sans récompense, prend vraiment le caractère d'un châtiment.

C'est à travers ces anxiétés et ces privations que se fit l'éducation de Robert Burns et de son frère. Elle mérite qu'on s'y arrête avec respect, car elle forme un des touchants chapitres de l'admirable histoire de l'instruction populaire en Écosse. Rien n'est plus curieux et plus beau que les efforts de ce petit peuple, si pauvre cependant, si durement éprouvé par le climat, les guerres étrangères et les discordes civiles, vers une éducation. «Dans presque toutes les périodes de l'histoire de l'Écosse, dit J. Hill Burton, tous les documents qui traitent de la condition sociale du pays révèlent un système d'éducation (machinery for education) toujours en avance sur les traces de l'art ou des autres éléments de civilisation.[16]»

Ce que l'Écosse a eu d'original, ce n'a pas été ses quatre Universités, bien qu'elles fussent nombreuses, eu égard à la population, et libéralement ouvertes à tous; ce n'était pas même ses écoles de grammaire, qui existaient dans toutes les villes de quelque importance; ces mêmes institutions se retrouvaient en Angleterre, plus riches et plus répandues. Ce qui a fait l'Écosse ce qu'elle a été, ce qui a tiré de cette maigre population un nombre considérable d'hommes illustres, un nombre incalculable d'hommes distingués, a été son système d'éducation primaire. Elle avait organisé l'instruction universelle que notre âge croit avoir découverte. Dès 1560, les rédacteurs du Premier Livre de Discipline proposaient qu'une partie des biens du clergé fût appliquée à l'éducation nationale. «Attendu que tous les hommes venaient ignorants au monde et que Dieu avait cessé de les éclairer miraculeusement, un système d'éducation pour tous devenait une nécessité.» Une école devait être attachée à chaque église et les parents qui n'avaient pas le moyen de mettre leurs enfants à l'école devaient être assistés sur les fonds de l'église[17]. Le clergé réformé poussait dans ce sens. En 1616, un acte du Conseil Privé portait qu'il y aurait une école dans chaque paroisse du royaume, sous la surveillance de l'évêque[18]. Enfin, en 1696, parut le statut qui créa définitivement le fameux système connu sous le nom des «Écoles Paroissiales». Il portait que, dans chaque paroisse, l'entretien d'une école devenait un impôt de la propriété foncière. Le salaire du maître d'école devenait une charge à l'égal du traitement du ministre. Les propriétaires fonciers devaient également fournir au maître d'école une maison convenable[19].

Dès lors, dans chaque paroisse, les pauvres purent être instruits. Humble enseignement, sans doute, donné souvent dans des masures, par des ignorants. Mais qu'importe? Le peuple avait la soif de la science qui, pour l'énergie et l'activité de la vie, vaut mieux, vaut mille fois mieux que la possession et la satiété de la science. Maîtres et élèves enseignaient, apprenaient du mieux qu'ils pouvaient; la bonne volonté va loin en tout. Dans presque toutes les chaumières, à la lumière du feu de tourbe, car on ne brûlait guère de houille alors et les collines écossaises n'ont le plus souvent que des taillis, on lisait avidement; on se passait les quelques livres qu'on pouvait avoir, souvent des livres de théologie ou des recueils de sermons; on discutait l'orthodoxie, la doctrine du ministre, parfois avec une éloquence ou une perspicacité natives, toujours avec une ténacité d'argumentation caractéristique de la race. Tandis que les villes des autres pays étaient encore des bas-fonds d'ignorance croupissante, le voyageur qui passait dans le plus misérable clachan écossais s'émerveillait d'y trouver des germes et parfois des fleurs singulièrement épanouies de vie intellectuelle. Il y a de cette surprise un exemple bien probant. Dans le voyage que Wordsworth fit avec Coleridge en Écosse, un peu après cette époque, et dont le charmant journal a été publié récemment, on trouve des impressions comme celles-ci: «Nos petits gars avant d'être loin furent rejoints par une demi-douzaine de leurs compagnons, tous sans souliers ni bas. Ils nous dirent qu'ils demeuraient à Wanlockhead, le village là-haut, qu'ils montaient au sommet de la colline; ils allaient à l'école et apprenaient le latin, Virgile, et quelques-uns d'entre eux le grec, Homère; mais quand Coleridge commença à les questionner plus avant, vite, ils s'enfuirent, pauvres petits! Je suppose qu'ils avaient peur d'être examinés.» Le lendemain on trouve cette note: «Passé près d'un berger qui était assis sur le sol, lisant, avec un livre sur ses genoux, s'abritant du vent au moyen de son plaid, tandis qu'un troupeau de moutons paissait près de lui parmi les roseaux et une herbe grossière»; et le soir du même jour, cet autre trait: «La petite fille fut enchantée des six pence que je lui donnai et dit qu'elle achèterait avec cela un livre lundi matin.» Le lendemain était un dimanche et il n'était pas question d'acheter quoi que ce fût en Écosse, un dimanche. Ces quelques notes de voyage en prouvent plus que beaucoup de textes[20].

De ces écoles de villages, il arrivait que des élèves plus méritants allaient jusqu'à une des Universités. Au prix de quels sacrifices et de quelles privations! Il fallait vraiment que la flamme sacrée brûlât en eux. Les classes étaient ouvertes cinq mois par an; le reste du temps, ils enseignaient eux-mêmes ou revenaient travailler la terre pour gagner leurs maigres dépenses. Ils recevaient, pendant leurs termes, par les voituriers, leurs provisions de pain d'avoine et de pommes de terre; ils vivaient avec cela; aux vacances, ils regagnaient à pied la maison du père[21]. Boswell raconte qu'étant dans l'île de Col, il vit un fermier dont le fils allait chaque année à pied à Aberdeen, pour son éducation, et en revenait dans l'été, servir de maître d'école dans l'île, traversant ainsi deux fois l'Écosse d'une mer à l'autre. «Il y a quelque chose de noble, dit le Dr Johnson, dans ce jeune homme qui fait une marche de deux cents milles, et autant pour revenir, par amour du savoir[22]». «L'éducation est une passion en Écosse», dit Froude en racontant l'histoire, touchante aussi, de l'éducation d'un autre grand Écossais, Thomas Carlyle[23]. C'est ainsi qu'ont été élevés beaucoup des hommes qui ont fait honneur à l'Écosse.

Même dans ce pays si merveilleusement épris de savoir, l'éducation de Robert Burns et de son frère Gilbert forme un épisode rare et vraiment émouvant. On ne sait ce qu'on y doit le plus admirer des sacrifices du père, du dévouement du maître, ou de l'ardeur des enfants à apprendre. À eux tous ils forment comme un groupe complet qui symbolise ce qu'il y a eu de plus élevé et de plus méritoire dans l'élan universel de l'Écosse vers l'éducation.

William Burnes habitait encore son cottage d'Alloway quand il commença à songer à l'instruction de ses fils. Le maître de l'école d'Alloway venait de partir et l'école était vide. William Burnes va à Ayr, s'informe. Il y avait alors un jeune garçon d'environ dix-sept ans, nommé John Murdoch, qui achevait lui-même son éducation et perfectionnait son écriture. William lui envoie dire qu'il l'attend à l'auberge où il le prie d'apporter un de ses cahiers. L'examen ayant été favorable, il l'engage. Burnes s'était entendu avec quatre de ses voisins. Ils donnaient, à tour de rôle, l'hospitalité au jeune maître d'école; Murdoch restait une semaine chez l'un, puis la semaine suivante chez l'autre, et ainsi de suite[24]. Il enseignait dans la journée les enfants de ces braves gens, et sans doute, le soir, faisait quelques lectures, commençait presque sans livres et sans ressource à apprendre le français qu'il devait plus tard posséder fort bien. Au bout d'environ un an, William Burnes se transporta à Mont-Oliphant; mais, malgré la distance qui, à la vérité, n'était pas grande, Robert et Gilbert continuèrent de venir à l'école de John Murdoch, pendant plus d'une année.

Ce qui n'est pas moins remarquable que tout ceci, c'est l'excellence de l'éducation qui se donnait dans un coin perdu de ce pays qu'on regardait ailleurs comme presque barbare. Les livres dont on se servait étaient le Nouveau-Testament, la Bible, un choix de morceaux en vers et en prose, la grammaire anglaise. On lisait, on épelait sans livre, on faisait des analyses. Murdoch lui-même a laissé un exposé de sa méthode. «C'était, dit-il, de leur faire bien comprendre le sens de chaque mot, dans chaque phrase qu'on devait apprendre par cœur. Soit dit en passant, ceci peut se faire plus aisément et plus tôt qu'on ne le pense généralement. Dès qu'ils étaient assez avancés pour le faire, je leur enseignais à mettre les vers dans l'ordre naturel de la prose, quelquefois à substituer les expressions synonymes aux mots poétiques et à suppléer toutes les ellipses. Ce sont des moyens de s'assurer que l'élève comprend son auteur. Ce sont des aides excellentes pour apprendre l'arrangement des mots dans les phrases, et pour acquérir de la variété d'expression[24]

Robert et Gilbert faisaient de rapides progrès. Ils apprenaient les hymnes et les poésies de leur recueil avec une grande facilité, et, dans tous les petits exercices littéraires, ils étaient à la tête de leur classe. Chose étrange, Murdoch était beaucoup plus frappé de Gilbert que de Robert. Le premier dont la face joyeuse disait: «Gaîté, avec toi je veux vivre![25]» lui semblait doué d'une imagination plus vive et avoir plus d'esprit. «Assurément, si on avait demandé à quelqu'un qui connaissait les deux enfants, lequel courtiserait les Muses, il n'aurait jamais deviné que Robert vraisemblablement eût une tendance de ce côté[26].» Celui-ci avait une expression généralement grave, qui révélait un esprit sérieux, contemplatif et pensif. «À cette époque, dit-il de lui-même, je n'étais le favori de personne. J'étais noté pour une mémoire tenace, quelque chose de brusque et d'obstiné dans mon caractère et une piété enthousiaste et stupide. Je dis stupide, parce que je n'étais encore qu'un enfant. Bien qu'il en coûtât quelques corrections au maître d'école, je devins un excellent élève en anglais et, vers l'âge de dix ou onze ans, j'étais passé critique en substantifs, verbes et particules[27]

Après avoir fait ainsi la classe à Alloway, pendant plus de deux ans et demi, Murdoch dut quitter le pays. Des changements étaient survenus parmi les fermiers qui soutenaient l'école; on lui offrait une situation meilleure dans le Carrick. Il ne voulut pas partir sans dire adieu à ses deux élèves favoris et à leur père pour lequel il avait de la vénération. Un soir, il s'en alla par les collines qui montent vers Mont-Oliphant, un peu triste sans doute, comme aux déplacements de la pauvre vie de maître d'école, avec la perspective de nouveaux visages et d'un milieu peut-être plus difficile. Il n'était pas riche, et cependant il emportait pour chacun de ses élèves, un présent qu'ils garderaient en souvenir de lui, peu de chose, à la vérité, un présent un peu pédant, et toutefois touchant à cause de la pauvreté et de l'affection de celui qui le donnait: un résumé de grammaire anglaise et la tragédie de Titus Andronicus. Pour passer la soirée, il se mit à lire la pièce à haute voix. Toute la famille écoutait en cercle. Shakspeare, si ce drame est de lui, y a entassé toutes les horreurs de l'ancien théâtre anglais. À la fin du second acte, on voit, dans une forêt, Lavinia ensanglantée, la langue et les mains coupées, entre deux scélérats qui viennent de la violer et qui lui conseillent de demander de l'eau pour se laver les mains. À cet endroit, toute la famille éclata en sanglots et pria Murdoch de ne pas poursuivre. Burnes toujours calme, fit observer avec raison que, si on ne voulait écouter la pièce jusqu'au bout, il était inutile que Murdoch la laissât. Mais Robert impétueusement s'écria que, si on la laissait, il la jetterait au feu. Le père allait gronder; le jeune maître intervint, en disant qu'il aimait cette sensibilité et laissa une autre comédie à la place du terrible Titus Andronicus[28]. Combien y avait-il, à cette époque, en Europe, de foyers de paysans où une pareille scène fût possible?

Murdoch parti, la petite école de là-bas, près de l'ancien cottage, avait de nouveau fermé ses volets. D'ailleurs, les garçons grandissaient; leurs services commençaient à se faire sentir à la ferme; on avait besoin d'eux, car la lutte contre la misère était âpre et serrée; il fallait que tout le monde fût là. Pendant les soirées d'hiver, à la chandelle, le père enseignait l'arithmétique à ses fils; les deux sœurs aînées et un frère de la mère de Burns qui étaient à la ferme profitaient des leçons. William Burnes essayait de continuer lui-même l'éducation de ses fils. Il est beau de voir comment cet homme, dévoré de soucis et livré à ses propres ressources, essayait, malgré tout, de diriger ses enfants. Quand ils l'accompagnaient dans ses occupations de la ferme, il causait avec eux de tous les sujets, comme s'ils avaient été des hommes; il essayait de mener la conversation sur tout ce qui pouvait augmenter leur savoir ou les affermir dans des habitudes de vertu. Il avait emprunté pour eux un manuel de géographie, et s'efforçait de leur faire connaître la situation et l'histoire des diverses contrées du globe. À un cabinet de lecture d'Ayr, il se procurait la Théologie physique et astrale de Durham, la Sagesse de Dieu dans la Création de Ray, pour leur donner quelque idée d'astronomie et d'histoire naturelle. Il avait souscrit chez un libraire de Kilmarnock à l'Histoire de la Bible de Stackhouse. Jusque dans les personnages secondaires, on retrouve cette soif d'apprendre et, du fond de ce tableau si curieux, sortent de toutes parts des détails qui en complètent l'impression. Un frère de la mère de Burns, qui était resté quelque temps à la ferme, en avait profité pour apprendre lui-même un peu d'arithmétique, «à la chandelle des soirs d'hiver,» comme dit Gilbert. Il s'en va un jour à Ayr, dans une boutique de libraire, pour acheter un guide du calculateur ou quelque parfait secrétaire du temps. Il s'explique mal ou le marchand se trompe, et il emporte un choix de lettres des principaux écrivains anglais. Comme tous les livres qui entraient dans la maison, celui-ci passe par les mains de Burns, et c'est sans doute à l'impression qu'il en reçut qu'on doit sa correspondance qui fut, peut-être, pour lui un travail plus sérieux que sa poésie[29]. Une des plus grosses dépenses de cette famille si pauvre était l'achat de quelques livres.

En 1772, une bonne nouvelle arriva: Murdoch, qui a été si longtemps absent, dont on a si souvent parlé, qui a séjourné dans le Carrick, puis à Dumfries, Murdoch revient à Ayr. Sur cinq candidats, il a été choisi pour être professeur à l'école de la ville. C'est un ami qui est rendu! Il n'a pas oublié ses anciens élèves. Il leur envoie en cadeau les Œuvres de Pope et quelque autre poésie. C'est la première qu'ils aient entre les mains, depuis le recueil de la petite école d'autrefois. William Burns profite du retour de son jeune ami pour lui envoyer son fils aîné, qui se perfectionnera avec lui et pourra, à son tour, servir de maître à ses frères et sœurs. Mais le travail presse et on ne peut guère disposer que des quelques semaines qui précèdent immédiatement la moisson. Aussitôt qu'on commencera à faucher, Robert, qui fournit la besogne d'un homme, devra être à son rang, à l'aube, quand la file des moissonneurs se préparera à attaquer le premier champ. C'est dans les souvenirs de Murdoch lui-même qu'il faut lire l'emploi de ces quelques jours dérobés au labeur de la ferme et retrouver l'enthousiasme du maître et de l'élève.

«En 1773 Robert Burns vint vivre et loger avec moi, dans le dessein de revoir la grammaire anglaise etc., afin d'être plus capable d'instruire ses frères et sœurs à la maison. Il était avec moi jour et nuit, à l'étude, à tous les repas et dans toutes mes promenades. Au bout d'une semaine, je lui dis que, comme il possédait assez bien les parties du discours etc., j'aimerais à lui enseigner un peu de prononciation française, afin que lorsqu'il rencontrerait le nom d'une ville française, d'un navire, d'un officier ou quelque autre nom semblable dans les journaux, il pût le prononcer un peu comme du français. Robert fut heureux d'entendre cette proposition et nous attaquâmes immédiatement le français avec grand courage. On n'entendait plus autre chose que la déclinaison des noms, la conjugaison des verbes etc. Quand nous nous promenions ensemble, et même aux repas, je lui disais continuellement le nom des objets en français, au fur et à mesure qu'ils s'offraient; en sorte que d'heure en heure il accumulait une provision de mots et quelquefois de petites phrases. Bref, il prit si grand plaisir à apprendre, et moi à enseigner, qu'il était difficile de dire lequel des deux était le plus zélé, et, vers la fin de la seconde semaine de notre étude du français, nous commençâmes à lire un peu des aventures de Télémaque, dans les mots mêmes de Fénelon.

Mais voici que les plaines de Mont-Oliphant commencèrent à jaunir et Robert rappelé dut abandonner les agréables scènes qui entouraient la grotte de Calypso et, armé d'une faucille, chercher la gloire en se signalant dans les champs de Cérès. Et c'est ce qu'il faisait, car bien qu'il n'eût que quinze ans, on me disait qu'il faisait l'ouvrage d'un homme.

Aussi fus-je privé de mon très bon élève et d'un très agréable compagnon au bout de trois semaines, dont l'une fut entièrement consacrée à l'étude de l'anglais et les deux autres principalement à celle du français. Cependant je ne le perdis pas de vue; mais je faisais de fréquentes visites chez son père quand j'avais moi-même ma demi-journée de congé, et souvent j'y allais accompagné d'une ou deux personnes plus intelligentes que moi-même, afin que le bon William Burnes pût goûter une petite fête intellectuelle. Alors on passait à d'autres mains l'aviron. Le père et le fils s'asseyaient avec nous et nous goûtions une conversation où un raisonnement solide, des remarques sensées et un assaisonnement modéré de plaisanterie étaient si heureusement mêlés qu'elle était du goût de tout le monde. Robert avait cent choses à me demander sur les Français, etc. et le père, qui avait toujours en vue une instruction rationnelle, avait sans cesse quelques questions à poser à mes amis, plus instruits sur la physique ou les sciences naturelles ou la philosophie ou quelque autre sujet intéressant[30]

Cette page, dans sa bonhomie simple et son enthousiasme un peu naïf, n'est-elle pas d'une âme excellente et saine? De son séjour auprès de Murdoch, Robert avait rapporté un dictionnaire et une grammaire français ainsi que les fameuses Aventures de Télémaque. «En peu de temps, au moyen de ces livres, il acquit une connaissance du langage suffisante pour lire et comprendre n'importe quel auteur français en prose. Ceci fut considéré comme une sorte de prodige et, par l'entremise de Murdoch, lui procura la connaissance de plusieurs jeunes garçons d'Ayr, qui à ce moment s'exerçaient à parler français, et l'attention de quelques familles, en particulier celle du Dr Malcolm où la connaissance du français était une recommandation[31]

Tous les personnages de cette histoire, même ceux qui sortent à peine du second plan, sont intéressants par cette soif de savoir et l'énergie de leur travail solitaire. Voici une autre figure qui apparaît à peine et qui est bien de ce monde-là. «Observant la facilité avec laquelle il avait acquis le français, M. Robinson, le maître d'écriture établi à Ayr, et ami particulier de M. Murdoch, après avoir acquis une connaissance considérable du latin par son propre effort, sans l'avoir jamais appris à l'école, conseilla à Robert de faire la même tentative en lui promettant toute l'aide en son pouvoir. Conformément à cet avis, celui-ci acheta Les Rudiments du latin, mais trouvant cette étude aride et peu intéressante, il l'abandonna peu après[31].» Ce maître d'écriture qui s'est fait par lui-même latiniste et qui veut enseigner la langue de Virgile et de Tite-Live à un petit paysan n'est pas non plus à passer sous silence.

Quant à Murdoch, après avoir continué pendant quelques années à enseigner à Ayr, il se fâcha avec le ministre de la paroisse et partit pour Londres. Il y vécut en y donnant des leçons de français aux Anglais et d'anglais aux étrangers; il paraît qu'il eut pour élève Talleyrand. À force de volonté, il avait réussi à posséder le français assez bien pour écrire un Vocabulaire des Racines de la Langue Française; un Essai sur la Prononciation et l'Orthographe de la Langue Française. La renommée de Burns lui parvint à travers le bruit de Londres. Après une vie de peine, il arriva pauvre à la vieillesse. Les amis et les admirateurs du poète firent une souscription en sa faveur pour le retirer de l'indigence. Il mourut en 1824, à soixante-dix-sept ans, après avoir survécu vingt-huit ans à son élève favori. Il a mérité d'être uni à sa gloire, et il a droit au respect qui revient aux cœurs bons et aux vies d'honnêteté.

Il est à peu près clair, d'après la page citée plus haut, que Murdoch avait à cette époque modifié son opinion sur les deux frères. Une flamme était allumée dans Robert. Il était dès à présent facile de voir que la lueur qui se formait en lui n'était pas de même essence que chez les autres. Dans l'isolement de Mont-Oliphant dont Gilbert disait plus tard: «Rien ne pouvait être plus retiré que notre manière ordinaire de vivre à Mont-Oliphant; nous voyions rarement quelqu'un d'autre que les membres de notre famille[32]», dans cette solitude de pauvreté et ce travail sans trêve, Robert s'était jeté avec fureur dans la lecture.

Tout jeune, il avait aimé à lire et il semble avoir été très tôt sensible aux beautés littéraires. Il se rappelait, comme tous ceux qui aiment les lettres, le premier morceau qui lui avait fait impression et donné ce petit choc inoubliable qui éveille l'âme à des choses nouvelles. C'était la vision où Mirzah contemple, du sommet de la colline, la vie humaine, sous la forme d'un pont aux arches ruineuses jeté sur le torrent du temps, et discerne au-delà les îles bienheureuses, dans lesquelles reposent ceux qui furent gens de bien[33]. C'est un des beaux morceaux de prose anglaise, calme, harmonieux, et, en dépit de son affabulation orientale, éclairé d'une lumière qui semble empruntée aux allégories de Platon. «Je pouvais voir des personnes vêtues d'habits brillants avec des guirlandes sur la tête, passant entre les arbres, couchées au bord de fontaines ou reposant sur des lits de fleurs; et je pouvais entendre une harmonie confuse d'oiseaux chanteurs, d'eaux tombantes, de voix humaines et d'instruments de musique. Une allégresse grandit en moi à la découverte d'une scène si délicieuse.» À côté de cette noble page un autre morceau, également d'Addison, avait agi sur lui, un hymne de remerciement à Dieu après les dangers d'un voyage, d'une dignité un peu artificielle. «Le premier objet de composition littéraire dans lequel je me rappelle avoir pris plaisir était la vision de Mirzah et un hymne d'Addison commençant: «Combien bénis sont tes serviteurs, ô Seigneur.» Je me rappelle particulièrement une demi stance qui était une musique pour mes oreilles d'enfant; je rencontrai ces deux morceaux dans le recueil de Mason, un de mes livres de classe.» La strophe qui était restée dans sa mémoire est, en effet, une des meilleures du morceau. Addison fut ainsi doublement un initiateur pour Burns. Il lui révéla d'un même coup les deux côtés du plaisir littéraire: le pouvoir qu'ont les mots d'évoquer de belles images et la part de musique qu'ils peuvent contenir.

À partir de ce moment, il dévora tout ce qui lui tombait sous la main: vieux livres, volumes dépareillés, romans incomplets, ouvrages ennuyeux ou démodés. Il mettait à contribution les pauvres planches de livres des voisins. L'un d'eux lui prêtait deux volumes de Pamela; le forgeron qui ferrait les chevaux lui prêtait la Vie de William Wallace. Robert lisait tout cela avec une avidité et une ardeur sans égales. «Aucun livre n'était assez volumineux pour effrayer son zèle ou assez vieux pour refroidir ses recherches[34].» Lui-même a laissé la liste de ces lectures hétérogènes, rassemblées au hasard des prêts ou des trouvailles dans un panier de bouquiniste. «Ma connaissance de l'histoire ancienne provenait de la Grammaire géographique de Guthrie et de Salmon; j'acquis du Spectateur mes connaissances de mœurs modernes, de littérature et de critique. Ces livres, avec les œuvres de Pope, quelques pièces de Shakspeare, Tull et Dickson sur l'Agriculture, le Panthéon, l'Essai de Locke sur l'Entendement Humain, l'Histoire de la Bible de Stackhouse, le Jardinier anglais de Justice, les Lectures de Boyle, les œuvres d'Allan Ramsay, la Doctrine de l'Évangile sur le Péché originel du Dr Taylor, une collection choisie de chansons anglaises et les Méditations d'Hervey avaient été la mesure de mes lectures[35].» Et il ajoute ces mots qui font saisir à son origine sa vocation de chansonnier, au moment très précoce où l'action future point dans une préférence. «La collection de chansons était mon vade mecum. Je les lisais et relisais, en conduisant mon chariot ou en allant au travail, chanson par chanson, vers par vers, notant soigneusement le tendre et le sublime; de l'affectation ou de la boursouflure. Je suis convaincu que je dois à cet exercice beaucoup de mon habileté de critique, telle quelle[35]

Il n'est guère possible de parcourir la liste de ces auteurs sans faire une remarque importante et à laquelle les critiques anglais ne paraissent pas avoir prêté suffisamment attention. C'est, si on néglige les livres de renseignements, qu'Addison et Pope ont été les deux premiers maîtres littéraires de Burns; il a été formé, à l'âge où les impressions sont vives et profondes, par les deux écrivains les plus classiques de l'époque classique de la littérature anglaise, j'entends ceux qui ont le mieux possédé, l'un par art et l'autre par grâce de nature, la netteté et la sobriété de la forme, ceux également où l'idée s'ajuste sur un plan très raisonné. Burns a peu lu les auteurs colorés et imaginatifs du XVIe siècle. Dans sa jeunesse, il n'avait, on le voit, que quelques pièces de Shakspeare; il n'a connu Spenser que beaucoup plus tard, après qu'il avait déjà fourni la meilleure partie de son œuvre. Il doit peut-être, en partie, à ces modèles, ce que sa poésie a de court, d'arrêté et de direct, on pourrait presque dire de classique. Il faut ajouter à cette influence celle des chansons populaires, dont il parle lui-même et qui souvent, pour d'autres causes, ont des qualités analogues, avec plus de passion.

Le travail d'esprit que ces lectures excitaient faisait naître peu à peu dans ce jeune paysan la conscience confuse de sa force. Il était bien loin de croire qu'il serait jamais un écrivain, un poète. Mais il prenait lentement le sentiment de sa supériorité. Il était fier de ses lectures. Il aimait à se mêler à ces discussions théologiques familières aux paysans écossais, nourris de la lecture de la Bible, d'ouvrages religieux et de sermons raisonneurs. Il s'y jetait avec son impétuosité naturelle et une hardiesse, où entrait peut-être bien quelque envie d'étonner et de terrifier l'entourage. «Les discussions de théologie, vers cette époque, faisaient perdre à moitié la tête au pays, et moi, ambitieux de briller les dimanches, entre les sermons, dans les conversations, aux funérailles, etc., je pris l'habitude, quelques années plus tard, de mettre le calvinisme dans l'embarras, avec tant de chaleur et d'emportement, que je soulevai contre moi un haro d'hérésie qui n'a pas encore cessé à présent[36].» Il y employait déjà la vigueur et la souplesse de raisonnement qui devaient plus tard tant frapper les esprits cultivés d'Édimbourg, et sans doute aussi sa raideur de sarcasme. Il rapportait un certain orgueil de ces rencontres où il devait secouer ses adversaires comme il lui plaisait. À cela se mêlait une poussée obscure de rêves, de désirs, d'aspirations sans forme, et cependant claires et chères, car elles prenaient un corps dans la solitude des travaux champêtres, et la misère de sa vie leur donnait de la douceur. Tout cela s'ébauchait indistinct, au fond d'un gars robuste, gauche et timide, tantôt ombrageux et sombre, tantôt pris d'accès de sociabilité et de gaîté.

Cependant, ces jours assombris ne furent pas sans leur joie, et, pour employer le proverbe anglais, ces nuages eurent leur liseré d'argent. Au milieu de ces tracas, l'amour entra dans l'âme du poète et y éveilla la poésie. Ce fut une pastorale charmante et chaste qui restera mémorable dans l'histoire de la littérature écossaise. C'était au temps de la moisson. Les champs de Mont-Oliphant n'étaient pas aussi bruyants que ceux de ce fermier qui louait un musicien pour animer ses travailleurs et faisait tomber les gerbes au son des cornemuses. Toutefois la récolte est joyeuse partout, et il y a, dans l'emportement du faucheur lancé dans les blés, une sorte d'ivresse qui fait oublier les soucis. À chaque moissonneur, c'était la coutume d'adjoindre une moissonneuse qui le suivait, mettait en javelle les épis qu'il avait coupés. Robert avait quinze ans, mais il donnait le travail d'un homme. Il eut pour la première fois sa place et sa compagne. La fillette avait un an de moins que lui. Elle se nommait Nelly Kilpatrick; c'était la fille du forgeron qui avait jadis prêté à Burns la Vie de Wallace[37]. L'Écosse n'est pas disposée à oublier le nom de cette famille qui a eu, à deux reprises, sur son poète, une telle influence. Burns a laissé lui-même le récit ravissant de cette idylle; il y a quelque chose de la simplicité et de la grâce de certains passages de Daphnis et Chloé.

Vous connaissez la coutume de nos campagnes d'associer un homme et une femme comme partenaires dans les travaux de la moisson. Dans mon quinzième automne, ma compagne était une ensorcelante créature qui comptait juste un automne moins que moi. La pauvreté de mon anglais me refuse le pouvoir de lui rendre justice dans ce langage, mais vous connaissez notre expression écossaise, elle était une «bonie, sweet, sonsie lass.» Bref, tout à fait sans en avoir conscience, elle m'initia à certaine passion délicieuse, que je tiens, quoi qu'en puissent dire le désappointement aigri, la prudence routinière et la philosophie pédante, pour la première des joies humaines et notre principal plaisir ici-bas. Comment elle attrapa la contagion, je n'en sais rien; vous autres, médecins, vous parlez beaucoup d'infection en respirant le même air, du toucher etc., mais je ne lui dis jamais expressément que je l'aimais. À la vérité, je ne savais pas bien moi-même pourquoi j'aimais tant à m'attarder en arrière avec elle, quand nous revenions au soir de notre travail; pourquoi les tons de sa voix faisaient frémir les cordes de mon cœur, comme une harpe éolienne; et particulièrement pourquoi mon pouls battait une charge si furieuse quand je la regardais et que je tenais dans mes doigts sa main pour en retirer les piquants d'orties et de chardons. Parmi ses autres titres à inspirer l'amour, elle chantait avec douceur, et c'est son réel écossais favori que j'essayai de traduire et d'exprimer en rimes.

Je n'étais pas assez présomptueux pour m'imaginer que je pouvais faire des vers comme les vers imprimés, composés par des hommes qui possédaient le grec et le latin. Mais ma fillette chantait une chanson qui, disait-on, avait été composée par le fils d'un petit propriétaire de campagne, sur une des servantes de son père, dont il était épris. Je ne voyais pas pourquoi je ne pourrais pas rimer aussi bien que lui, car excepté pour goudronner les moutons et mouler la tourbe (car son père vivait dans les moors) il n'avait pas plus d'habileté de savant que moi. Ainsi commencèrent en moi l'amour et la poésie qui, par moments, ont été mon seul et, jusqu'à cette dernière année, mon plus haut bonheur[38].

Cette première chanson, pour laquelle il conserva toujours une tendresse secrète, était, faut-il le dire? un pauvre essai tout gauche. Lui-même déclarait plus tard qu'elle était «puérile et sotte», mais qu'elle lui plaisait toujours parce qu'elle lui rappelait ces jours heureux où son cœur était honnête et sa langue sincère[39]. Elle est cependant intéressante par le mélange de bonnes intentions et de platitudes, s'embrouillant dans une maladresse de débutant. Elle marque bien d'où est parti le poète, et permet de mesurer ses progrès.

Ô jadis j'aimais une jolie fillette,
Oui, et Je l'aime encore;
Et tant que la vertu réchauffera ma poitrine,
J'aimerai ma jolie Nell.

J'ai vu des fillettes aussi jolies,
Et j'en ai vu mainte aussi bien mise;
Mais pour un air modeste et gracieux,
Je ne vis jamais sa pareille.

Une jolie fillette, je le confesse,
Est agréable à l'œil;
Mais, sans d'autres meilleures qualités,
Elle n'est pas la fillette qu'il me faut.

Mais l'air de Nelly est gai et doux,
Et, ce qui vaut mieux que tout,
Sa réputation est complète
Et claire sans une tache.

Elle s'habille si net et si propre,
À la fois décente et gentille;
Et puis, il y a quelque chose dans sa marche
Qui fait paraître bien n'importe quelle toilette.

Une mise voyante, un air doux
Peuvent toucher légèrement le cœur;
Mais c'est l'innocence et la modestie
Qui polissent la flèche toujours.

C'est ce qui me plaît en Nelly,
C'est ce qui enchante mon âme,
Car, absolument, dans mon cœur,
Elle règne sans contrôle[40].

Ce furent les premiers vers et le premier amour de Burns. Tous deux lui restèrent chers. «Elle est pleine de défauts, disait-il, mais je me souviens que je la composai dans un enthousiasme extravagant de passion, et aujourd'hui même, je n'y puis pas penser que ce souvenir ne fasse fondre mon cœur et bondir mon sang[41].» Il conserva de la reconnaissance pour l'enfant qui avait fait jaillir en lui la première chanson.

Je me rappelle, il y a longtemps,
Alors que j'étais sans barbe, jeune et timide,
Quand je commençais à être capable de battre en grange
Ou de conduire un attelage à la charrue,
Et que, bien que fatigué et endolori souvent,
J'étais tout fier d'apprendre,
La première fois où, dans les blés jaunis,
Je fus compté pour un homme,
Et où, avec les autres, chaque gai matin,
J'eus, à ma place, mon sillon et ma fillette;
À faucher ferme, à enlever ferme
Chaque rangée de javelles,
Dans le babil et les légers propos,
La journée se passait.

Dès alors un souhait me vint (je sais sa puissance)
Un souhait qui, jusqu'à ma dernière heure,
Gonflera fortement ma poitrine,
De pouvoir, pour la vieille Écosse aimée,
Faire un plan ou un livre utile,
Ou chanter une chanson tout au moins;
Le rude chardon aigu, qui s'étalait à l'aise
Dans l'orge aux épis barbelés,
J'en détournais les cisailles du sarcleur,
Et j'épargnais le cher emblème;
Aucune nation, aucune position
Ne pouvaient exciter mon envie;
Écossais toujours, sans reproche toujours,
Je ne savais pas de plus haut éloge.

Cependant les éléments de la poésie,
Informes, embrouillés, le bon et le mauvais,
Pêle-mêle flottaient dans mon cerveau,
Jusqu'à ce que, pendant cette moisson dont je parle,
Ma compagne dans la bande joyeuse,
Éveillât les chants qui se formaient;
Je la vois encore la jolie fillette
Qui a allumé mes rimailles,
Son sourire ensorcelant, ses yeux malins,
Qui faisaient frémir les cordes de mon cœur,
Je m'enflammai, inspiré
Par ses regards qui portaient la flamme,
Mais fauchant avec rage, abattant l'ouvrage,
Je n'osai jamais parler[42].

Vingt années après, lorsqu'il donnait au recueil publié par Johnson ses plus parfaites chansons, la dernière qu'il envoya fut cette modeste chanson d'autrefois, qui avait été la primevère de sa poésie. Et après que tant d'amours si divers, les uns chastes et distants, les autres ardents et douloureux, d'autres vulgaires, tous sincères, eurent secoué son cœur de leurs joies et de leurs chagrins, l'image de cette affection enfantine, éclose dans les premiers blés coupés, lui revenait avec toute sa grâce.

Peu de temps après cette aventure et dans le courant de sa dix-septième année, il se fit en lui une crise. Ce n'était pas qu'il se transformât; mais il se manifestait. L'homme excessif qu'il devait être perçait à travers l'adolescent, et sa vie commença à affecter la tournure qu'elle devait garder jusqu'au bout. On put voir apparaître en lui, dans leurs premières et encore faibles manifestations, l'emportement dans le plaisir qui venait de son tempérament, le besoin de primer et de briller qui venait de sa supériorité intellectuelle, et un désir de sociabilité bruyante dont lui-même a bien marqué les causes, les unes gaies, les autres sombres: une certaine jovialité naturelle qui l'attirait vers les autres, et une hypocondrie contractée dans des misères précoces qui le poussait hors de lui. À côté de ces causes d'entraînement et de danger, on eût pu discerner un manque de soutien et de direction morale. Et du même coup on eût aperçu que, à cette absence de principes rigides, grâce auxquels il eût accepté sa position comme un devoir,—ce qui probablement avait été le cas de son père—s'ajoutait un manque de proportion entre ses facultés et leur champ d'action, et que cet écart était excessif, inquiétant. Son lot ne l'avait pas placé dans une de ces existences solidement établies qui maintiennent leur homme. Il a eu lui-même conscience de ce travail et il en a fort bien distingué les éléments: «Le grand malheur de ma vie fut de n'avoir jamais de but. J'avais senti de bonne heure quelques éveils d'ambition, mais c'étaient les tâtonnements aveugles du Cyclope d'Homère autour des murailles de sa caverne. Les deux seules portes par lesquelles je pouvais entrer dans les champs de la fortune étaient la plus lésinarde économie ou le petit art chicanant de faire des marchés. La première est une ouverture si étroite que je ne pus jamais me rapetisser assez pour y passer. La seconde... j'ai toujours abhorré la souillure de son seuil. Ainsi privé de tout dessein et de tout but dans la vie, avec un fort appétit de sociabilité—qui provenait autant d'une gaîté native que d'un orgueil d'observations et de remarques—j'avais une teinte d'hypocondrie constitutionnelle qui me faisait fuir la solitude. Ajoutez à tous ces mobiles vers une vie sociable, que ma réputation de savant en livres, un certain talent aventureux de logique, une certaine force de pensée et quelque chose comme les rudiments du bon sens faisaient que j'étais généralement un hôte bien accueilli. Aussi n'est-ce pas grande merveille que toujours «quand deux ou trois étaient réunis j'étais au milieu d'eux[43].» Là était le danger. Qui n'en a connu, à un niveau plus bas, de ces jeunes paysans, que la nature a doués d'une certaine force comique, sans lesquels il n'y a pas de bonne partie ni de rires bruyants, qui sont les rois et les oracles, et plus tard les victimes, des cabarets de bourgades?

Ces premières apparitions du véritable tempérament de son fils durent peiner et courroucer William Burnes. Austère et religieux, rendu plus sombre par le malheur et plus exigeant par la misère, il voyait avec chagrin son aîné chercher des occasions de dissipation et de dépense. Le premier différend se produisit entre le père et le fils quand celui-ci se mit dans l'idée de suivre une de ces écoles de danse qui commençaient à se répandre dans la campagne, au grand scandale des rigides. La danse, qui n'est en somme qu'un prétexte au rapprochement des deux sexes, avait toujours été chose haïssable au Presbytérianisme. Elle avait longtemps été prohibée, même aux mariages. Certaines paroisses avaient interdit, à cet effet, la présence de cornemusiers aux noces, et décrété que les hommes et les femmes «coupables de danses promiscueuses» comparaîtraient en lieu public et confesseraient leur faute[44]. Quand on ouvrit en 1723 la première assemblée ou réunion dansante à Édimbourg, il fallut une véritable polémique. Il y eut des brochures publiées contre cette abomination, et Allan Ramsay dut écrire un poème pour la défendre[45]. Dans les campagnes c'était une chose inouïe. Le charmant et admirable volume de John Galt Les Annales de la Paroisse, qu'on a heureusement comparé au Vicaire de Wakefield et qui lui est comparable, note l'effet que produisait, vers cette époque, l'arrivée dans une paroisse rurale de cette cause de relâchement et de vanité. «Pendant le courant de cette année (1761) une chose se produisit qui mérite d'être enregistrée, parce qu'elle manifeste l'effet que la contrebande commençait à exercer sur les mœurs du pays. Un M. Macskipnish, originaire des Hautes-Terres, qui avait été valet de chambre d'un major pendant ses campagnes et fait prisonnier avec lui par les Français, ayant été relâché dans un échange, ouvrit une école de danse à Irville. Il avait appris cet art de la façon la plus distinguée, à la mode de Paris et de la Cour de France. Jamais de mémoire d'homme on n'avait, dans tout ce côté de la contrée, entendu parler de quelque chose comme une école de danse. Les pas et les cotillons de M. Macskipnish firent un tel bruit que tous les gars et les fillettes, qui avaient un peu de temps et d'argent, allaient le trouver au grand dommage de leur travail[46].» On comprend que William Burnes ait eu toutes sortes d'objections à ce que Robert fréquentât une de ces écoles. Il y a apparence qu'il essaya de l'en dissuader et que son fils ne l'écouta pas; puis qu'il le lui défendit et que son fils lui désobéit. Ce qu'il y a d'assuré, c'est qu'un dissentiment durable se produisit à ce propos entre le père et le fils, une de ces fêlures qui font qu'une affection n'a plus jamais le même son qu'avant. Il suffit d'en lire l'aveu dans l'autobiographie de Burns. «Dans ma dix-septième année, pour donner à mes manières un coup de brosse, j'allai à une école de danse de campagne. Mon père avait une antipathie inexplicable contre ces réunions. J'y allai—ce dont je me repens encore aujourd'hui—absolument en dépit de ses ordres. Mon père, comme je l'ai dit auparavant, était le jouet de colères violentes. Par suite de ce fait de rébellion, il conçut envers moi une sorte d'éloignement qui, je le crois, fut une cause de la dissipation qui marqua mes années futures[47]

Cette fréquentation de l'école de danse avec ses attraits et ses rencontres, et cette révolte, n'étaient qu'un symptôme du tumulte d'âme qui se faisait en lui. L'idylle délicate de la moisson avait jeté l'étincelle dans un cœur étrange qui se mit à flamber follement, et à tout propos, et pour toujours. Presque aussitôt commença pour Burns ce libertinage, ce vagabondage de cœur, qui est la marque de sa vie. Il semble avoir secoué sa timidité et assumé du premier coup l'audace, l'esprit d'aventure et, selon son expression, la dextérité d'un don Juan. L'amour devint pour lui une sorte d'ivresse dans laquelle il se complut dès lors.

Toute cette éclosion prit peu de temps. Juste un an après la jeune moissonneuse, il était occupé d'aventures d'un autre caractère. Vaguement désireux sans doute d'échapper à l'existence de misère où son père s'enfonçait, il alla passer, chez un frère de sa mère, une partie de son dix-septième été, afin d'étudier sous le maître d'école du petit village de Kirkosvald, qui avait une renommée dans la contrée pour la géométrie et la levée des plans. C'était un long séjour que Burns faisait hors du regard paternel. L'endroit était mal choisi. Toute cette côte du district de Carrick était infestée de contrebande qui se faisait avec l'île de Man, nid de contrebandiers. «Ce fut cette année-là, dit M. Balwhidder dans Les Annales de la Paroisse, que la grande extension de la contrebande corrompit toute la côte ouest, spécialement les basses terres dans les environs de Troon et de Loans. Le thé passait comme paille de blé, l'eau-de-vie comme eau de puits, et le gaspillage de toutes choses était terrible. On ne s'occupait plus que des porte-balles, qui passaient à cheval dans le jour, et des gens de l'excise, dans la nuit,—et des batailles entre les contrebandiers et les gens du roi, sur terre et sur mer. Il y eut une débauche et une ivrognerie continuelles, et notre paroisse, qui n'était qu'au bord de ce tourbillon d'iniquités, passa des moments terribles[48].» Burns trouva là des brutalités et des audaces nouvelles, les orgies lourdes et âpres de cette populace de receleurs et de smuggleurs. Il se mêla à eux, prit part à leurs séances de cabarets. Ce n'était pas seulement l'attrait de ces beuveries, mais plus encore son désir d'observation, d'étudier les caractères, qui se montrait déjà en lui. Il se trouva là avec des types nouveaux et bien marqués. Enfin il mélangea à tout cela une intrigue dont le ton si différent de celui de l'année précédente montre bien le chemin parcouru.

«Une autre circonstance de ma vie, qui produisit des altérations considérables sur mon esprit et mes mœurs, fut que je passai mon dix-septième été à une bonne distance de la maison, sur une côte de contrebandiers, à une école connue, pour apprendre la mensuration, l'arpentage, l'art d'employer les cadrans etc., où je fis d'assez bons progrès. Mais je fis de plus grands progrès dans la connaissance du genre humain. La contrebande était à cette époque-là en pleine prospérité; les scènes de débauche fanfaronne et de dissipation bruyante m'avaient été jusque-là inconnues, et je n'étais pas ennemi d'une existence sociable. Bien que j'apprisse ici à regarder sans émoi un large compte de taverne, et à me mêler sans peur dans des bagarres d'ivrognes, néanmoins j'avançai haut la main dans ma géométrie, jusqu'au moment où le soleil entra dans la Vierge, un mois qui met toujours le carnaval dans mon cœur. Une charmante fillette, qui vivait dans la maison porte à porte avec l'école, renversa ma trigonométrie et m'envoya par la tangente hors de la sphère de mes études. Je continuai à lutter avec mes sinus et cosinus encore pendant quelques jours; mais étant sorti dans le jardin, par un joli midi charmant, pour prendre l'altitude du soleil, je rencontrai mon ange:

«Comme Proserpine cueillant des fleurs,
Elle-même fleur plus belle.»

Il devint inutile de songer à faire rien de bon à l'école. La dernière semaine de mon séjour, je ne fis rien d'autre que de mettre à l'envers toutes les facultés de mon âme à propos d'elle, ou de me glisser dehors pour la rencontrer, et les deux dernières nuits de mon séjour dans le pays, si le sommeil avait été un péché mortel, j'aurais été innocent[49]

Le changement dans la manière de sentir est bien apparent. Ce n'est déjà plus l'amour involontaire et troublé et subi; c'est je ne sais quelle façon délibérée et provoquante de s'y abandonner, un parti pris d'aimer, le goût à rechercher le moment le plus pétillant et le plus capiteux de l'amour, c'est-à-dire les commencements, où l'incertitude fait les joies plus soudaines et plus fortes, outre qu'elles sont neuves. «Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, disait déjà don Juan, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement[50]

Il est bien vrai cependant que la poésie et l'amour se tenaient dans le cœur de Burns. Cette seconde aventure lui fournit le thème d'une chanson qui, à un an d'intervalle, est aussi loin de sa première chanson, que ses sentiments étaient loin du trouble juvénile qu'il avait ressenti. Quels pas étonnants faisait ce garçon, capable désormais d'écrire des strophes comme celles-ci:

Maintenant les vents d'ouest et les fusils meurtriers
Ramènent le plaisant temps d'automne;
Le coq de marais s'envole sur ses ailes bruissantes
Parmi la bruyère fleurissante;
Maintenant les grains, ondoyant au loin sur la plaine,
Réjouissent le fermier fatigué,
Et la lune brille clairement quand j'erre la nuit
Pour songer à ma charmeresse.

Mais, ô chère Peggy, la soirée est claire,
Pressées volent les effleurantes hirondelles,
Le ciel est bleu, les champs à la vue
Ne sont que vert fané et que jaune;
Viens errer, viens suivre notre chemin joyeux,
Et voir les charmes de la nature,
Les blés frémissants, l'épine en fruits
Et toutes les créatures heureuses.

Nous marcherons lentement, nous parlerons doucement,
Jusqu'à ce que la lune silencieuse brille clairement,
Je serrerai ta taille et dans tes bras aimants
Je jurerai combien je t'aime chèrement:
Les averses printanières aux fleurs en boutons,
L'automne au fermier,
Ne sont pas aussi chers que tu l'es pour moi,
Ma belle, mon aimable charmeresse[51].

Le développement se faisait en lui avec une rapidité singulière. Tout lui était une source d'acquisitions et chaque semaine était une étape. C'était un esprit qui grandissait à vue d'œil. Ces quelques semaines passées loin de chez lui, au milieu de physionomies et de façons nouvelles, lui avaient été profitables à un degré qu'on ne soupçonnerait pas si l'on n'avait son témoignage. «Je revins chez moi, dit-il en parlant de cette excursion, ayant fait des progrès considérables. Mes lectures s'étaient élargies de l'addition très importante des œuvres de Thomson et de Shenstone; et j'engageai plusieurs de mes camarades d'école à entretenir avec moi une correspondance littéraire. J'avais trouvé une collection de lettres par les beaux esprits du règne de la reine Anne, et je les relisais très dévotieusement. Je conservais copie de celles de mes propres lettres qui me plaisaient, et la comparaison entre elles et les compositions de la plupart de mes correspondants flattait ma vanité. Je poussai ce caprice si loin que, quoique je n'eusse pas pour trois liards d'affaires au monde, chaque poste m'apportait autant de lettres que si j'avais été un lourd et laborieux fils du journal et du grand-livre[52]

Toutes ces choses, clartés ou flammes, éclataient dans les soucis plus sombres chaque jour qui entouraient la famille. Malgré le courage et les privations de tous, les affaires allaient en empirant. Le propriétaire de William Burnes, celui qui lui avait prêté cent livres et lui témoignait de la bonté, était mort; cette mort était pour les pauvres gens le dernier coup de malheur. La gestion des biens était tombée entre les mains d'un intendant cruel, brutal. La tristesse s'augmentait de scènes, de menaces et de violences. «Pour compléter la malédiction, nous tombâmes entre les mains d'un agent qui a posé pour la peinture que j'ai donnée d'un de ces hommes dans Les deux chiens... Mon indignation bout encore au souvenir des lettres menaçantes et insolentes de ce chenapan et de ce despote, qui nous mettaient tous en larmes[53].» Par les vers auxquels il fait allusion, on a ces scènes devant les yeux:

J'ai remarqué le jour d'audience de nôtre seigneur,
Et maintefois mon cœur en a été attristé;
Les pauvres tenanciers, maigrement pourvus d'argent,
Comme ils doivent supporter l'insolence de l'intendant!
Il frappe du pied et menace, maudit et jure
Qu'ils iront en prison, qu'il saisira leur bien;
Tandis qu'ils doivent se tenir debout, avec un aspect humble,
Et tout entendre, et craindre et trembler[54].

Plus d'une fois, tandis que le père accablé acceptait tout et que les femmes étaient en pleurs, les deux garçons durent se retenir, les poings crispés, pour ne pas jeter ce butor dehors, lui surtout, ce gars aux yeux flamboyants dont la force était terrible et qui avait en lui des énergies de colères aussi violentes que celles d'amour. Que d'affronts ils dévorèrent, bouleversés par la rage d'honnêtes gens brutalisés jusque dans leur désespoir! Il n'y a pas de doute que ces humiliations n'aient été le germe de rancunes et de colères qui se font sentir dans toute la correspondance de Burns, et qui, à bien des années de là, firent de plusieurs de ses pièces des cris redoutables de revendication sociale. Ces temps doivent avoir été horribles à traverser. En dehors des chansons d'amour, les seuls vers qui aient subsisté de cette période sont des plaintes, des lamentations comme cette chanson qui est placée dans la bouche «d'un fermier ruiné»:

Le soleil est enfoncé à l'ouest,
Toutes les créatures sont retirées au repos,
Tandis qu'ici je suis assis, douloureusement assiégé
De chagrins, de douleurs, de peines;
Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas!

L'homme prospère est endormi,
Il n'entend pas les tourbillons de vent passer;
Mais la misère et moi veillons, guettons
La morne tempête souffler;
Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas!

Là dort la chère compagne de mon cœur;
Ses soucis pour un instant reposent;
Faut-il que je te voie, orgueil de mes jeunes ans,
Ainsi descendue et tombée!
Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas!

Mes doux bébés reposent dans ses bras,
Les craintes anxieuses n'alarment pas leurs petits cœurs;
Mais pour eux mon cœur souffre
De maintes angoisses amères;
Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas!

Je fus jadis par la fortune caressé,
Je pus jadis soulager la détresse;
Maintenant le maigre soutien de la vie durement gagné
Mon destin me l'accorde à peine;
Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas!

Je n'ai pas d'espoir, pas d'espoir!
Comme la tombe serait bienvenue!
Mais alors, ma femme et mes chers petits
Oh! où iraient-ils?
Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas!

Oh, où, oh où me tournerai-je!
Partout sans ami, abandonné, délaissé,
Car dans ce monde, ni le Repos, ni la Paix
Je ne les connaîtrai plus!
Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas![55]

C'étaient les sentiments de son père que Burns traduisait ainsi. Enfin, à travers ces angoisses, William Burnes atteignit le terme d'une des périodes sexennales de son bail, époque à laquelle il pouvait le résilier. Il abandonna cette ferme ingrate de Mont-Oliphant, où lui et les siens avaient tant peiné et tant souffert. Ce fut à la Pentecôte de 1777. Robert Burns avait un peu plus de dix-huit ans[56].[Lien vers la Table des matières.]

CHAPITRE II.

LOCHLEA.
1777—1784.

La nouvelle ferme de Lochlea se trouve à une distance de dix milles au Nord de Mont-Oliphant, un peu plus enfoncée dans les terres, non loin du village de Tarbolton, dont elle dépend. Ce n'est plus le décor de Mont-Oliphant, avec la route animée des voitures, et, derrière la route, la mer animée de navires; ce n'est plus le voisinage d'Ayr, la capitale du comté. La ferme est au fond d'un entonnoir de collines nues, dans un site borné et morose, à l'écart de tout chemin. Quelques arbres chétifs et d'aspect tourmenté se montrent çà et là au haut des pentes. L'impression est attristante; c'est un vilain endroit. De quelques sommets voisins, la vue se dégage et s'élargit; mais le mouvement humain fait péniblement défaut. Tarbolton lui-même est à l'avenant. Pauvre village perdu; une seule longue rue de masures affaissées sous leurs chaumes verdis de mousse, et des champs aux deux bouts. Quand on le traverse aujourd'hui, on y sent la misère et l'abandon. La population, à un des derniers recensements, ne dépassait guère huit cents habitants[57]. Et pourtant là est le cabaret que Burns a fait trembler d'éclats de rire, la loge maçonnique où les séances se prolongeaient jusqu'à cinq heures du matin, le cimetière où tant d'éloquence et d'ironie fut dépensé dans des discussions religieuses. Tout ce coin de pays est maussade. Mais à quelque distance, le pays, boisé, parsemé de vieilles résidences et de parcs, coupé par le cours pittoresque de l'Ayr, offre des endroits charmants, propices aux rencontres amoureuses.

Le séjour à Lochlea, qui fut de sept années, compte peu dans l'œuvre de Burns; cependant, Gilbert se trompe, lorsqu'il dit en parlant de son frère: «les sept années que nous vécûmes dans la paroisse de Tarbolton ne furent pas marquées par un grand avancement littéraire[58].» Si la production, dont une partie n'a pas été conservée, fut peu considérable, l'effort fut continuel et le progrès immense. C'est une période de formation plutôt que de création, et dans laquelle il faut chercher plutôt des germes que des résultats. Au point de vue du caractère, c'est également une époque importante et décisive. «C'est pendant ce temps, dit Gilbert, que les fondements furent posés de certaines habitudes dans le caractère de mon frère, qui, plus tard, ne devinrent que trop proéminentes, et que la malice et l'envie ont pris plaisir à exagérer[59].» Et Robert, lui-même, se rappelant ces jours en apparence insignifiants, écrivait: «C'est pendant cette époque climatérique que ma petite histoire est le plus pleine d'événements[60]»; non pas d'événements extérieurs et bruyants comme ceux qui, plus tard, se présentent dans sa vie; mais de ces petits faits intérieurs et silencieux dont on n'a pas conscience sur le moment, par lesquels une nature se forme, se modifie ou se révèle, et qui grandissent dans les souvenirs jusqu'à y envahir et y étouffer tous les autres. Un grain qui tombe est pour le sillon un événement plus important que tous les orages qui, plus tard, battront l'épi.

La vie continua toujours la même pour la famille, une vie de labeur et de frugalité. Les premiers temps furent tolérables. «Pendant quatre années nous y vécûmes confortablement,» dit Robert[60]. Ce dut être un soulagement après la vie de Mont-Oliphant. Tout le monde travaillait. Robert et Gilbert recevaient les gages qu'on donnait aux autres ouvriers, d'où on défalquait les objets de vêtement fabriqués dans la maison par la mère et les sœurs.[Lien vers la Table des matières.]

I.
LA JEUNESSE. — LES PREMIERS AMOURS.

Dès le début de cette période, on retrouve Burns devenu homme. C'est un beau gars, de taille moyenne, robuste, carré, agile quoique d'une structure massive, le teint brun, le front solide, les cheveux noirs, les traits un peu gros, la bouche forte et mobile, et de merveilleux yeux noirs, larges, hardis, étincelants, «pleins d'ardeur et d'intelligence[61]»; «sa physionomie avait à première vue un certain air de lourdeur mêlé à une expression de profonde pénétration et de réflexion calme qui touchait à la mélancolie[61]». C'est son expression habituelle. Mais le visage se transforme sans cesse et il prend, avec une rapidité et une force extraordinaires, le reflet de toutes les passions, depuis le rire le plus franc jusqu'à toutes les éloquences que l'amour ou la colère peuvent prêter à une face humaine. Il est impossible de voir ce garçon sans le remarquer. Il est même une manière de personnage dans le pays et les hameaux d'alentour. Il est entouré d'une sorte de notoriété; on s'occupe de lui; les uns l'admirent, les autres redoutent son sarcasme. Lui-même n'est pas fâché d'attirer l'attention sur lui: il se singularise, s'habille d'une façon originale qui doit lui attirer les regards. Il tranche sur les autres; il est le seul gars de la paroisse qui porte les cheveux liés derrière; c'est le dimanche à l'église qu'il se montre ainsi. Les filles se chuchotent: «C'est Robie Burns»; les gars le regardent avec admiration et envie; ils désirent faire sa connaissance. Il est le lion du village. Il le sait et il en est fier. Tous ces points apparaissent clairement dans les souvenirs de David Sillar qui fut son compagnon à cette époque: «M. Robert Burns était depuis quelque temps dans la paroisse de Tarbolton, quand je fis sa connaissance. Son humeur sociable lui procurait facilement des relations, mais un certain assaisonnement satirique, qui était mêlé à son génie comme à tous les génies poétiques, tout en faisant éclater de rire le cercle rustique, ne laissait pas d'amener à sa suite sa compagne naturelle: une défiance craintive. Je me rappelle avoir entendu ses voisins dire qu'il avait la langue bien pendue et qu'ils suspectaient ses principes. Il portait la seule chevelure nouée qu'il y eût dans la paroisse, et à l'église, il drapait son plaid, qui était d'une couleur particulière, feuille morte je crois, d'une manière particulière autour de ses épaules. Ces notions et son extérieur eurent une influence si magique sur ma curiosité qu'ils me rendirent très désireux de faire sa connaissance. Je ne me rappelle plus maintenant très bien si ma liaison avec Gilbert fut accidentelle ou préméditée. Par lui je fus présenté non seulement à son frère mais à toute cette famille où, au bout de peu de temps, je fus un visiteur fréquent, et, je le crois, bienvenu[62].» On devine, dans cette affectation de vêtement, quelque chose de théâtral. M. Robert Stevenson l'a bien remarqué, et il rappelle que, dix ans plus tard, quand il sera marié, père de famille, on le retrouve dans un costume encore plus extraordinaire: une casquette de fourrure, un pardessus avec un ceinturon et une grande rapière écossaise au côté. «Il aimait, dit-il, à s'habiller pour le plaisir de s'habiller»[63]; et le critique observe finement qu'il y a là une marque fréquente chez les tempéraments artistiques. Il eût pu ajouter qu'elle est faite d'une disposition à vivre en dehors des conditions entourantes, qui vient de l'activité de l'imagination et d'un besoin de se distinguer, et résulte d'un mélange complexe de vanité, de paradoxe, de logique et de bravoure.

Au milieu de ce monde villageois où il se sentait aisément le chef, où sa supériorité était acceptée, il marchait avec assurance. Mais dès qu'il se trouvait avec des étrangers, surtout lorsqu'ils étaient d'une position supérieure à la sienne, il devenait taciturne et se repliait en une observation méfiante. Il avait ce mélange de timidité et d'orgueil que bien des gens supérieurs, accoutumés à se sentir les maîtres dans leur cercle habituel, apportent dans un milieu nouveau. Sans calcul sans doute, ils attendent de s'en rendre compte avant d'en prendre possession. Ainsi faisait-il: il écoutait, il observait, et quand dans son coin il avait jaugé ces nouveaux venus il sortait de ce silence et du même coup prenait le haut du pavé dans la conversation. L'impression qu'il fit au docteur Mackenzie est très formelle à cet égard. On retrouve, encore là, exprimée par un homme dont la déposition dénote un observateur expert et soigneux, la différence qu'il y avait entre les deux frères; elle confirme assez bien la remarque de Murdoch: «Gilbert et Robert étaient certainement très différents d'apparence et de façons, bien qu'ils possédassent tous deux de grandes capacités et un savoir peu commun. Gilbert, dans la première entrevue que j'eus avec lui à Lochlea, était franc, modeste, bien renseigné et communicatif. Le poète semblait distrait, soupçonneux et sans aucun désir d'intéresser ou de plaire. Il demeura très silencieux dans un coin sombre de la chambre et, avant qu'il prît aucune part à l'entretien, je le surpris fréquemment en train de me scruter pendant ma causerie avec son père et sa mère. Mais plus tard quand la conversation, qui était sur un sujet de médecine, eut pris le tour qu'il souhaitait, il commença à s'y engager, déployant une dextérité de raisonnement, une subtilité de réflexion, et une familiarité avec des sujets au delà de sa portée, dont son visiteur ne fut pas moins charmé qu'étonné[64]

Ces premières années de Lochlea, non seulement elles sont intéressantes, parce qu'elles nous montrent l'apparition de qualités et de défauts qui devaient se développer et rendre plus tard illustre et malheureuse la vie de Burns, mais elles sont reposantes, et on aime à y faire une halte. C'est le seul moment de tranquillité qu'ait connu cette famille persécutée du malheur, un répit entre la misère de Mont-Oliphant et la ruine qui ne tarda pas à venir. Pendant quelque temps, on connut presque le bien-être. Et pour Burns lui-même, c'est un temps de joie et de pureté de cœur. Nous aurons la gaieté de Mossgiel, un peu factice, nerveuse et souvent plus près du défi que de la joie, l'éblouissement d'Édimbourg, l'assombrissement d'Ellisland et de Dumfries; nous ne le reverrons plus dans cette atmosphère joyeuse et légère. Il aura de plus éclatants moments, mais souvent avec des orages, et les plus heureux ne seront jamais sans leurs nuées. On aime à se le représenter, serein, avec ses regards si éloquents où ne passaient pas encore les regrets, robuste, gai, se précipitant, comme il le faisait, en toutes choses, impétueusement dans le travail. Il ne craignait personne pour conduire une charrue ou manier une faux. Avec cela, plein de bonté pour les gens et les bêtes. Son frère avait un peu de la sévérité du père, mais, lui, sous son enveloppe plus rude, avait toujours un coup de main et un mot d'encouragement prêt pour les plus jeunes travailleurs; quand l'autre grondait, «ô homme! vous n'êtes pas fait pour ce jeune peuple,» disait-il[65]. Les animaux eux-mêmes semblaient sentir en lui une indulgence plus grande: on peut être sûr qu'il leur causait amicalement et que le Salut de Nouvelle Année du Vieux Fermier à sa vieille jument n'est pas autre chose qu'une de ces conversations.

Et quels flots de poésie, de gaieté, d'éloquence, d'humour, de fantaisie, répandus sur toute la dure besogne de cette dure vie; tout cela débordant, jaillissant, étincelant, intarissable, plein de bonds joyeux, de visions fantastiques, comme le ruisseau écossais qui saute autour d'un roc et frissonne aux rayons du soleil. Les œuvres, chez lui, ne sont que des fragments, les premiers venus, de sa parole ordinaire. Tous ceux qui l'ont connu prétendent que sa conversation était égale, sinon supérieure à sa poésie; et elle n'eut jamais plus de gaieté qu'à Lochlea. Gilbert se rappelait avec bonheur les jours où, avec deux autres compagnons, ils allaient couper de la tourbe pour le combustible d'hiver[66]: Avec ces deux ou trois paysans obscurs pour auditeurs, Robert entretenait un feu roulant d'esprit, de fines remarques sur les hommes et les choses, qui rendaient radieuses ces heures passées dans un marécage. Il était vraiment l'étonnement et la gaieté de tout le pays. Les anecdotes sont unanimes et inépuisables à raconter l'effet de sa parole sur ceux qui l'entouraient. Un jour, passant dans un champ qu'on fauchait, il attire peu à peu autour de lui toute la bande des moissonneurs qui se tordent de rire et se laissent tomber à terre oubliant leur besogne. Un autre jour, il entre dans un moulin et fait si bien que ceux qui sont chargés de déblayer l'auge où tombe la farine, absorbés à l'entendre, la laissent s'emplir jusqu'à ce que la meule s'engorge et s'arrête. Ailleurs, c'est le forgeron qui, le marteau levé, l'écoute jusqu'à ce que le morceau de fer qu'il avait sur l'enclume se refroidisse. C'était à la forge surtout, le lieu de réunion du village, qu'il fallait le voir. Chaque fois qu'il y devait venir, les voisins arrivaient pour faire cercle autour de lui et écouter les histoires qu'il inventait et racontait, de façon à les secouer de gaîté ou à leur arracher des larmes[67]. C'était vraiment un poète par nature que cet homme qui composait, pour des filles de fermes, les plus adorables chansons d'amour de la littérature anglaise et qui, devant quelques laboureurs, jetait à pleine main des récits dont la Mort et le Dr Hornbook et Tam de Shanter peuvent nous donner une idée. On croirait à peine à une telle puissance de parole chez ce jeune paysan de vingt et quelques années, si plus tard les hommes distingués et critiques qui l'entendirent à Édimbourg n'étaient aussi d'accord pour reconnaître que sa conversation les surprit plus encore que ses vers. On trouve dans ces souvenirs du Dr Mackenzie la première déposition, faite par un esprit cultivé, sur l'invraisemblable puissance de conversation de Burns. «À partir de la période dont je parle, je pris un vif intérêt à Robert Burns et, avant de connaître ses pouvoirs poétiques, je m'aperçus qu'il possédait de très grandes capacités intellectuelles, une imagination extraordinairement fertile et vive, une connaissance profonde de beaucoup de nos poètes écossais et une admiration enthousiaste de Ramsay et de Fergusson. Même alors, sur les sujets qu'il connaissait, sa conversation était riche en figures bien choisies, animée et énergique. À la vérité j'ai toujours pensé que personne ne pouvait avoir une juste idée de l'étendue des talents de Burns s'il n'avait pas eu l'occasion de l'entendre causer[68].» On voit ainsi peu à peu l'homme grandir et la force de cet esprit s'imposer à tous autour de lui.

Cependant les choses de l'esprit continuaient à l'attirer. Il portait toujours quelque livre dans sa poche. C'était l'Homme de Sentiment de Mackenzie, le Tristram Shandy de Sterne, les œuvres du vieux poète écossais Adam Ramsay, c'était surtout sa chère collection de chansons. Il continuait à les lire avec le même soin; il prenait dans cette habitude une sûreté critique qui paraît dans les notes qu'il a mises aux vieilles chansons écossaises, et à la façon dont il juge les siennes propres. Du reste, toute la famille lisait, et quand on entrait à la ferme aux heures des repas, les seules libres, on voyait le père et les fils un livre à la main[69].

Le goût de l'activité intellectuelle était vraiment admirable parmi ces hommes accablés de fatigues, et pour lesquels il semble que le repos dût être un affaissement vide et silencieux. Robert, Gilbert et quatre ou cinq de leurs amis, auxquels quelques-uns s'adjoignirent encore, formèrent une sorte de club dans lequel on devait discuter des questions proposées et s'exercer à la parole. Cela en soi n'a rien d'étonnant; c'est dans des réunions de ce genre que bien des jeunes éloquences ont donné leurs premiers coups d'ailes. Mais si l'on réfléchit au milieu, si l'on songe que les membres de cette conférence rustique étaient quelques jeunes paysans sans ressources, perdus dans un petit village que l'absence de communications enfonçait davantage dans la campagne, on comprendra qu'il y avait là une ardeur intellectuelle qu'il n'eût pas été facile de retrouver ailleurs[70]. Le premier président fut Burns. La première séance eut lieu le 11 novembre 1780. La première question discutée fut celle-ci:

Étant donné qu'un jeune homme élevé pour être fermier, mais sans aucune fortune, peut épouser de deux femmes l'une: ou bien une fille de fortune, ni belle de sa personne, ni agréable de conversation, mais capable de diriger suffisamment les affaires domestiques d'une ferme; ou bien une fille agréable de toutes façons, de personne, de conversation et de manières, mais sans fortune, laquelle des deux choisira-t-il?

On peut reconnaître dans le choix de cette question une des préoccupations habituelles de Burns et imaginer la discussion et les déclamations éloquentes, auxquelles elle donna lieu. Burns y prit une part active et le Dr Currie retrouva dans ses papiers les notes d'un discours dans lequel il soutenait la seconde alternative. Il n'est peut-être pas sans intérêt de voir quel était le genre de questions débattues par ces jeunes laboureurs. En voici quelques-unes:

Retirons-nous plus de bonheur de l'amour ou de l'amitié?

Doit-il exister quelque réserve entre des amis qui n'ont aucune raison de douter de l'amitié l'un de l'autre?

Lequel est le plus heureux du sauvage ou du paysan d'une contrée civilisée?

Un jeune homme des rangs inférieurs de la vie sera-il plus heureux s'il a reçu une bonne éducation et s'il a un esprit meublé de savoir; ou s'il a juste l'éducation et le savoir de ceux qui l'entourent?

Les deux dernières questions dépassent le cercle des sentimentalités générales des deux premières. Elles ont la marque de leur époque; elles arrivent jusqu'au bord de la discussion sociale à la façon du XVIIIe siècle; on y sent comme une lointaine influence de Rousseau. Peut-être cependant, celle-ci n'était-elle pas indispensable pour que des demandes semblables se posassent dans l'esprit de Burns. Il aurait suffi de l'analogie des génies et des situations. Il y eut de bonne heure dans Burns une protestation et une révolte inévitables contre l'inégalité des rangs et, ce qui est mieux, une revendication de la valeur individuelle. L'amour, les préoccupations de la vie, d'autres luttes l'empêchèrent de développer tout à fait ce côté de protestation sociale, mais il éclatera dans quelques passages de ses poésies, et on en discerne le germe dans ces discussions de jeunesse.

En même temps il se fit affilier à la loge maçonnique de Tarbolton, dont les séances se tenaient dans une salle de l'auberge du village. Les registres y sont encore conservés et montrent qu'il était assidu aux séances[71].

À travers tout cela, il continuait plus que jamais son métier d'amoureux rural: «L'amour sage ou insensé fut une perpétuelle nécessité de son âme,» dit Hately Waddell[72]; et Carlyle, dans une de ses fortes appréciations qui dégagent la ligne morale de toute une existence, avait dit: «À la vérité, il n'y a qu'une ère dans la vie de Burns, c'est la première. Nous n'avons pas la jeunesse, puis la maturité, mais seulement la jeunesse; car, jusqu'à la fin, nous ne discernons aucun changement décisif dans la complexion de son caractère; dans sa trente-septième année, il est encore, pour ainsi dire, dans la jeunesse[73].» C'est surtout pour ce qui concerne son intarissable faculté d'aimer que cela est vrai. Pendant vingt ans, il a été dans une continuelle admiration de la beauté ou plutôt de la grâce féminine, et ce qu'il y a de particulier en lui c'est que ses derniers amours avaient autant d'enthousiasme que les premiers. Il a chéri toute sa vie avec la bonne foi fougueuse des dix-huit ans, et il eût aimé ainsi indéfiniment. Chez lui, les passions ne formaient pas ces légers résidus d'accoutumance, d'amertume, de lassitude ou seulement d'habitude, que même les meilleures laissent au fond du cœur, et qui rendent celles qui y viennent ensuite moins douces ou les font paraître moins charmantes. Bien qu'il y ait bu souvent, le cristal de la coupe resta clair et transparent. L'amour conserva toujours pour lui toute sa nouveauté et sa délicieuse surprise. Il ne devint pas en lui amer comme dans Byron, railleur comme dans Heine, ou douloureux comme dans Musset. Il continua d'être pour lui, selon l'expression de Keats, «une chose de beauté et une joie éternelle.»

L'épisode de la petite moissonneuse n'avait été qu'une de ces aspirations vagues dont tous les cœurs de seize ans sont troublés, et l'épisode de Kirkoswald un premier essai. C'est à Lochlea qu'aimer devint l'habitude et l'état normal de son âme. Quand il y arriva, il était gauche et timide; il confesse «qu'au commencement de cette période, il était peut-être le garçon le plus lourd et le plus empêtré de toute la paroisse[74].» Mais cela ne devait pas durer et il ne devait pas tarder à prendre sa place, soit comme héros, soit comme confident, dans la plupart des intrigues amoureuses du village et des environs. Il y apporta bientôt la désinvolture et la sûreté d'un maître. Il avait ce don de familiarité rieuse et railleuse qui est la clef qui ouvre le plus de cœurs féminins. «Après le début de mes relations avec lui, raconte David Sillar, nous nous rencontrions souvent à l'église, et au lieu d'aller avec nos amis ou les filles à l'auberge, nous faisions une promenade dans les champs. Dans ces promenades j'ai été souvent frappé de sa facilité à s'adresser au beau sexe et mainte fois, quand j'étais tout confus et ne savais comment m'exprimer, il était entré en conversation avec elles avec la plus grande aisance et la plus grande liberté; c'était généralement la mort de notre conversation, si agréable fût-elle, que de rencontrer une connaissance féminine[75].» Burns d'ailleurs a raconté lui-même comment il se tirait d'affaires dans ces rencontres:

Bien au delà de toutes les autres impulsions de mon cœur était un penchant pour l'adorable moitié du genre humain[76]. Mon cœur était du pur amadou et était continuellement enflammé, par une déesse ou une autre. Comme il arrive dans toutes les campagnes de ce monde, ma fortune était diverse. Tantôt j'étais reçu avec faveur, tantôt mortifié par un échec. À la charrue, à la faux et à la faucille, je ne craignais pas de rival, je défiais aussi le besoin et comme je ne me suis jamais préoccupé de mon labeur que pendant que j'y étais employé, je passais mes soirées d'après mon cœur. Un jeune campagnard conduit rarement une aventure d'amour sans un confident qui l'assiste. Je possédais un zèle, une curiosité et une dextérité intrépide qui me recommandaient comme un second convenable dans ces occasions, et, j'ose le dire, j'avais autant de plaisir à être dans le secret de la moitié des amours de la paroisse de Tarbolton que jamais homme d'État en a ressenti à connaître les intrigues de la moitié des cours d'Europe. La plume que je tiens à la main semble connaître instinctivement ce sentier familier de mon imagination, et j'ai de la peine à l'empêcher de vous donner une couple de paragraphes sur les histoires d'amour de mes compagnons, humbles habitants de la ferme ou de la chaumière. Mais les graves fils de la science, de l'ambition ou de l'avarice baptisent ces choses du nom de folies. Pour les fils du travail et de la pauvreté, ce sont des matières de la plus sérieuse nature: pour eux, l'espoir ardent, l'entrevue dérobée, le tendre adieu sont les plus grandes et les plus délicieuses parties de leur bonheur[77]

Les occasions ne lui manquèrent pas. Quand on regarde d'un peu près la vie rurale de son temps, on est surpris de la quantité d'intrigues qui allaient leur train dans ces petits villages, de ferme à ferme, sous la stricte surveillance presbytérienne. La façon dont ces intrigues se passaient est un trait de mœurs écossaises qui ne manque pas d'une certaine grâce rustique. Après une rude journée à la charrue ou au fléau, quand le soir descendait, le jeune paysan mettait son bonnet bleu et son plaid. Il faisait deux ou trois milles, parfois plus, jusqu'au cottage de sa promise. Un homme, qui n'est rien moins que le grave Lockhart, a retracé, avec complaisance, la manière dont les choses se passaient. «Dans ces districts, l'amoureux rustique poursuit sa tendre recherche d'une façon dont les jeunes citadins peuvent trouver difficile de comprendre le charme. Quand les travaux de la journée sont finis, que dis-je? souvent lorsque ses parents le croient dans le lit, l'heureux gars regarde comme un jeu de marcher maints longs milles écossais, jusqu'à la résidence de sa maîtresse. Au signal d'un coup donné à sa fenêtre, celle-ci sort pour passer une heure ou deux sous la lune d'été ou, si le temps est âpre, (circonstance qui n'empêche jamais le voyage) parmi les gerbes de la grange paternelle. Ce «chappin' out», comme ils l'appellent, est une coutume dont les parents affectent de ne pas voir la mise en pratique, s'ils ne l'approuvent pas. Et les conséquences sont très rares et beaucoup plus fréquemment inoffensives que ne sont disposées à se l'imaginer les personnes qui ne sont pas familières avec les mœurs et les sentiments de nos paysans[78].» Ceci est peut-être moins sûr. À consulter les registres de la paroisse, à lire les épîtres de Burns et à suivre toute sa vie, il ne paraît pas que les paysans écossais—dans ces environs du moins—fussent plus habiles qu'ailleurs à brider l'amour. C'est sur des expéditions de ce genre que sont composées les quelques-unes des premières et des plus jolies choses de Burns.

Derrière ces collines là-bas, où le Lugar coule,
Parmi de nombreux moors et marais, Ô,
Le soleil d'hiver a clos le jour,
Et je vais retrouver Nannie, Ô.

Le vent d'ouest souffle bruyant et aigre;
La nuit est à la fois noire et pluvieuse, Ô;
Mais je prendrai mon plaid; je me glisserai dehors,
Et, par delà les collines, vers Nannie, Ô.

Ma Nannie est charmante, douce et jeune,
Sans ruses artificieuses pour vous attirer, Ô;
Le malheur tombe sur la langue flatteuse
Qui séduirait ma Nannie, Ô!

Son visage est joli, son cœur est sincère,
Aussi innocente qu'elle est gentille, Ô.
La pâquerette, qui s'ouvre humide de rosée,
N'est pas plus pure que Nannie, Ô.

Je ne suis qu'un jeune paysan,
Et il y a peu de gens qui me connaissent, Ô;
Mais que m'importe combien peu ils sont,
Je suis toujours bienvenu chez Nannie, Ô.

Toutes mes richesses sont mes gages,
Et il faut que je les gère avec soin, Ô;
Mais les biens de ce monde ne m'inquiètent pas,
Toutes mes pensées sont: Ma Nannie, Ô.»

Notre vieux fermier se plaît à regarder
Ses moutons et ses vaches prospérer grassement, Ô;
Mais je suis aussi heureux, moi qui tiens sa charrue,
Et n'ai d'autre souci que Nannie, Ô.

Vienne heur, vienne malheur, je ne m'en occupe guère;
Je prendrai ce que le Ciel m'enverra, Ô;
Je n'ai pas d'autre souci dans la vie
Que de vivre et d'aimer ma Nannie, Ô[79].

C'est à cœur perdu que Burns se jeta dans ces aventures qui bientôt ne se comptèrent plus. Il avait généralement une affection principale et centrale, mais il rencontrait sans cesse des affections nouvelles et subordonnées qui se groupaient autour de celle-là, et formaient autant d'intrigues secondaires, dans le drame de son amour. Gilbert, rappelant à ce propos un fin passage de Sterne, un des auteurs favoris de Robert, compare spirituellement son frère à Yorick, qui venait de jurer à Eliza une fidélité éternelle et à qui il suffisait de se trouver cinq minutes, à la porte de la remise, avec Mme de L... pour en tomber épris, juste le temps que M. Dessein mettait à courir chercher les clefs[80]. Peu lui importait d'ailleurs à quelle femme il s'adressait. Il avait vite fait de les transformer, de les embellir, de les transfigurer, dès qu'elles entraient dans le rayonnement du rêve de beauté qu'il portait en lui. Gilbert, en homme froid et raisonnable qu'il était, n'y comprenait rien. «Quand, dans la souveraineté de son bon plaisir, il choisissait une personne à qui il décidait d'offrir ses attentions particulières, elle était sur le champ revêtue d'une quantité suffisante de charmes pris dans les abondantes réserves de son imagination. Il y avait souvent une grande différence entre sa maîtresse, telle que les autres la voyaient, et ce qu'elle semblait lorsqu'elle était revêtue des attributs qu'il lui donnait[81] Sans doute; mais c'est que Murdoch s'était trompé et que Gilbert n'était pas poète. Quant à Robert, il admirait de tous côtés, répandant, devant ces simples filles étonnées, des trésors de poésie qu'elles ne comprenaient sans doute pas, mais où, avec l'intuition féminine, elles sentaient quelque chose de supérieur et de précieux. Qui peut imaginer, car son éloquence fut peut-être plus merveilleuse que ses vers, quelles strophes pleines de ferveur et de tendresse il a murmurées à des oreilles ignorantes, où elles résonnaient comme une musique incompréhensible et cependant douce à écouter? Ses chansons n'en sont peut-être qu'un écho affaibli.

Et ce qu'il y a de surprenant en lui c'est qu'il n'aimait pas des lèvres, mais vraiment du cœur. Chacune de ces amourettes avait, pendant qu'elle durait, la véhémence et l'intensité d'une passion qui le bouleversait de joie ou de désespoir. Les passions se poussaient dans ce cœur continuellement agité, rapides mais fortes et innombrables comme des vagues. C'étaient de vraies ivresses et de vraies angoisses qu'il éprouvait sans trêve. Sa charpente de paysan, singulièrement massive et solide, endurcie à toutes les fatigues, en éprouvait des secousses terribles. Il ne s'habitua jamais à aimer. Les cœurs ordinaires se tarissent dans des amours trop répétés qui vont s'affaiblissant par leur abondance. Mais cette âme inépuisable fournit un torrent de passion qui resta jusqu'au bout égal à lui-même dans son impétuosité. Gilbert qui n'est pas suspect d'exagérer ces sujets, disait: «Bien qu'il fût, dans sa jeunesse, timide et gauche dans ses rapports avec les femmes, cependant, quand il devint un homme, son attachement à leur société devint très fort et il était constamment la victime et l'esclave de quelque beauté. Les symptômes de sa passion étaient souvent tels qu'ils égalaient ceux de la célèbre Sapho. À la vérité, je ne sache pas qu'il se soit jamais évanoui, qu'il ait fléchi sur ses genoux et expiré; mais son agitation physique et mentale surpassait tout ce que j'ai jamais vu de ce genre, dans la vie réelle[82]

Chez certains poètes, les passions ne deviennent une matière poétique que lorsqu'elles sont façonnées par le souvenir; ils travaillent, toujours tournés vers leur passé, semblables aux cordiers qui n'ont jamais dans la main qu'une masse confuse de chanvre et ne voient leur travail se faire que loin d'eux. Leur œuvre a presque toujours de la tristesse et du calme, parce que les choses dont ils parlent sont perdues, écoulées, parce qu'elles sont éloignées. Mais il en est d'autres pour lesquels la production est immédiate et n'est que le prolongement, l'écho instantané de la joie ou de la souffrance présentes. Ils sont comme des boucliers qui retentissent en même temps qu'on les frappe. Leurs chants conservent toute la vibration triomphale ou déchirante du coup dont tremble encore leur âme. Leur œuvre a souvent le trouble et l'élan de sentiments que le temps n'a pas épurés mais n'a pas affaiblis. Elle contient moins de pensée et plus de passion. C'est parmi ces derniers qu'il faut placer Burns. Non seulement, l'émotion et la création étaient chez lui simultanées, mais la première était si désordonnée qu'elle eût été intolérable, si elle n'avait trouvé un soulagement dans la seconde. «Mes passions, dit-il, une fois allumées, se déchaînaient comme autant de démons, jusqu'à ce qu'elles trouvassent une issue dans la rime, et, alors, réciter par cœur mes vers agissait comme un charme et calmait et adoucissait tout[83].» Il faut ajouter que ces amours, malgré leur violence, étaient purs, car Gilbert et Burns lui-même ont pris soin de marquer la date où ils cessèrent de l'être.

Ainsi, avec les journées dans les champs, les sorties du soir, les lectures et les compositions le long du chemin, les séances chez le forgeron, les discussions du club, le mélange de travail, de tristesse et de joie qui fait la vie de tous; avec des rafales de passion, des éclairs d'ambition, des élans de tendresses charmantes, des bondissements éblouissants de gaîté qui n'étaient propres qu'à lui; jetant à pleines mains, comme lorsqu'il semait, la poésie et le rire, inconscient encore et cependant déjà frémissant de son génie, causant une sorte d'étonnement autour de lui, impétueux et honnête en toutes choses, avec l'emportement qui devait lui faire commettre bien des fautes, mais sans le remords d'en avoir encore commis, il passa les premières années de Lochlea. Années agitées, mais pures, et qui, en somme, furent heureuses.

Il tint peut-être alors à peu de chose que cette agitation ne se fixât et que le calme ne grandît dans sa vie. «Comme toutes ces relations, dit Gilbert, en parlant de ses intrigues, étaient gouvernées par les règles les plus strictes de la vertu et de la modestie—desquelles il ne dévia jamais jusqu'à ce qu'il eût atteint sa vingt-troisième année—il devint anxieux d'être en situation de se marier[84].» Il y avait, dans une famille qui habitait sur les bords du Cessnock, petite rivière qui va rejoindre l'Irvine, une jeune fille qui s'appelait Ellison Begbie. Elle y servait en qualité de domestique, comme beaucoup de filles de fermiers. Son père était lui-même fermier à Galston, près de Kilmarnock. C'est sur elle que Burns avait jeté les yeux et fixé son choix. Ce n'était pas une beauté, semble-t-il, mais elle avait un charme particulier et une sorte d'attrait vif que la beauté a rarement. Dans la chanson qu'il a écrite sur elle, on devine, à travers les comparaisons dont elle se compose, un visage vermeil, tout riant de couleurs fraîches et vives, des cheveux fins et châtains, un sourire où éclate la blancheur des dents. Mais, le refrain est: «ses deux yeux brillants et malicieux», comme s'ils étaient en effet le trait principal de cette physionomie mobile, ouverte et charmante de gaîté. Avec cela une grâce spirituelle faite d'enjouement et de malice.