Deux gosses
Voulez-vous me permettre de vous présenter deux amis à moi ?
Le premier : M. Henri, jeune gentleman frisant la douzaine. (On dit : friser la quarantaine ; pourquoi ne friserait-on pas la douzaine ou même la demi-douzaine ? Et pourquoi les hommes mûrs détiendraient-ils le privilège de faire des papillotes à leur âge !)
Mon autre camarade, le frère du premier, répond au nom de Toto (quand il condescend à répondre) et se dispose à la proche mélancolie de son sixième automne.
Leur papa, un peintre de beaucoup de talent, doublé du meilleur des hommes et veuf depuis deux ou trois ans, a élevé ses mômes de telle façon que ce serait bien plus simple de dire qu’il ne les a pas élevés du tout.
On pourrait soigneusement fouiller toute l’Europe Occidentale avant de découvrir des drilles aussi fâcheusement éduqués.
Mais si drôles avec ça, si malins, si peu pas banals ! Et leur conversation !
Comparées à leurs coutumiers propos, les réflexions du jeune Bob (celui de Gyp) sembleraient discours académiques.
Henri cueille des prunes, non sans témérité.
– Papa ! s’écrie Toto.
– Quoi, Toto ?
– Dix sous qu’Henri se casse la g... avant trois minutes ?
– Tenu.
Papa gagna le pari, Henri redescendant indemne de sa cueillette (à part quelques notables fragments de culotte demeurés aux aspérités du prunier).
– Tiens, papa, v’là tes dix sous.
– Je t’en fais cadeau, Toto.
– Dis donc, est-ce que tu me prends pour un sale rasta ? Quand j’ai perdu, moi, je casque.
Le petit cottage qu’ils habitent encore serait un véritable Éden, sans un redoutable professeur qui vient chaque jour inculquer à Henri des notions de toutes sortes : histoire, arithmétique, latin, allemand, etc.
Henri professe pour l’histoire grecque une aversion sans bornes, et comme papa cherche à rallier sur cette branche d’éducation les suffrages de son fils :
– Mais enfin, papa, proteste Henri, qu’est-ce que tu veux que ça me f... à moi les histoires de tous ces vieux types, qui sont claqués il y a plus de trois mille ans !
Son jeune frère manifesterait plutôt une vague tendance aux études historiques.
Il a assisté l’autre jour à une leçon d’histoire grecque, infligée à son aîné, et voici le suc qu’il en a retiré :
– Dis donc, papa, tu ne sais pas ce qu’ils faisaient, les Macélédoniens ?
– Les... quoi, Toto ?
– Macélédoniens.
– Tu veux dire, sans doute, les Lacédémoniens.
– Oui, les Lamécédoniens, pour empêcher les gosses de se saoûler ?
– Raconte-moi ça, Toto.
– Eh bien ! ils fichaient une bonne cuite à des pilotes.
– À des pilotes, Toto ?
– Oui, à des pilotes.
– À des ilotes, tu veux dire, Toto ?
– Peut-être bien... Mais j’avais entendu des pilotes. Mais une bonne cuite, tu sais ! Une sale cuite ! Alors, c’était tellement dégoûtant, que les gosses ne buvaient plus que de l’eau, après.
L’application de Toto à l’étude des civilisations hellènes ne l’empêche pas de se coller au front des ecchymoses polychromes où le bleu, pourtant, domine.
– Qu’est-ce que tu t’es fait, Toto ? demande papa, un peu alarmé.
– Oh ! c’est rien, papa ! En courant dans la serre, je me suis cogné contre un oranger.
– Est-ce que tu ne te f... pas un peu de moi, Toto ?
– Mais non, papa ? Pourquoi ?
– Parce que, mon vieux Toto, depuis le temps que je fais de la peinture, c’est la première fois que je vois faire du bleu avec un orangé.
Que voulez-vous que des enfants deviennent avec une telle éducation ?