J’étais resté absent de Paris pendant quelques mois, fort pris par un voyage d’exploration dans la région nord-ouest de Courbevoie.
Quand je rentrai à Paris, des lettres s’amoncelaient sur le bureau de mon cabinet de travail ; parmi ces dernières, une, bordée de noir.
C’est ainsi que j’éprouvai la douloureuse stupeur d’apprendre le décès de mon pauvre ami Bonaventure Desmachins, trépassé dans sa vingt-huitième année.
– Comment, m’écriai-je, Desmachins ! Un garçon si bien portant, si vigoureusement constitué !
Mais quand j’appris, quelques heures plus tard, de quoi était mort Desmachins, ma douloureuse stupeur fit alors place à un si vif épatement que j’en tombai de mon haut (2 m 08).
– Comment, me récriai-je, Desmachins ! Un garçon si rangé, si vertueux !
Le fait est que la chose paraissait invraisemblable.
Pauvre Desmachins ! Je le vois encore si tranquille, si bien peigné, si bien ordonné dans son existence.
Il avait bien ses petites manies, parbleu ! mais qui n’a pas les siennes ?
Par exemple, il n’aurait pas, pour un boulet de canon, acheté un timbre-poste ailleurs qu’à la Civette du Théâtre-Français. Il prétendait qu’en s’adressant à cette boutique, il réalisait des économies considérables de ports de lettres, les timbres de la Civette étant plus secs, par conséquent plus légers et moins idoines à surcharger la correspondance.
Innocente manie, n’est-il pas vrai ?
Si Desmachins n’avait eu que ce petit faible, il vivrait encore à l’heure qu’il est. Malheureusement, il avait une passion d’apparence non dangereuse, mais qui, pourtant, le conduisit à la tombe.
Desmachins collectionnait les autographes.
Il les collectionnait comme la lionne aime ses petits : farouchement.
Et il en avait, de ces autographes ! Il en avait ! Mon Dieu, en avait-il !
De tout le monde, par exemple : de Napoléon Ier, d’Yvette Guilbert, de Chincholle, de Henry Gauthier-Villars, de Charlemagne…
Il est vrai que celui de Charlemagne !… J’en savais la provenance, mais, pour ne point désoler Desmachins, je gardai toujours, à l’égard de ce parchemin faussement suranné, un silence d’or.
(C’était un vieil élève de l’École des chartes, tombé dans une vie d’improbité crapuleuse, qui s’était adonné à la fabrication de manuscrits carlovingiens – ne pas écrire carnovingiens – et qui fournissait à Desmachins des autographes des époques les plus reculées).
L’ami qui m’apprenait le trépas de Desmachins, en tous ses pénibles détails, semblait lutter contre un désir d’aveu.
À la fin, il murmura : – Et ce qu’il y a de plus terrible, c’est que je suis un peu son assassin.
Du coup, ma douloureuse stupeur se teinta d’étonnement.
– Oui continua-t-il, le pauvre Desmachins est mort sur mon conseil !
– Le guillotiné par persuasion, quoi !
– Oh ! ne ris pas, c’est une épouvantable histoire, et je vais te la conter.
Je pris l’attitude bien connue du gentleman à qui on va conter une épouvantable histoire, et mon ami – car, malgré tout, c’est encore mon ami – me narra la chose en ces termes :
– Un jour, je rencontrai Desmachins enchanté d’une nouvelle acquisition. Il venait d’acheter un os de mouton sur lequel était inscrit, de la main même du Prophète, un verset du Coran.
« – Et tu as payé ça ?… lui demandai-je.
« – Une bouchée de pain, mon cher. C’est un vieux cheik arabe qui me l’a cédé. Comme il avait absolument besoin d’argent, j’ai pu avoir l’objet pour 3000 francs.
« Mâtin ! pensai-je, 3000 francs, une bouchée de pain ! Ça le remet cher la livre ! »
« Et il m’emmena chez lui pour me faire admirer son nouveau classement. Il avait, disait-il, inventé un nouveau classement dont il était très fier.
« La vue d’une lettre de Nélaton me suggéra une idée et, machinalement, je lui demandai :
« – Tu n’as pas d’autographe de Ricord ?
« – Ricord ?… Qui est-ce ?
« – Comment ! tu ne connais pas Ricord ?
« Le malheureux… c’est-à-dire, non, le bienheureux… ou plutôt non, le malheureux ne connaissait pas Ricord.
« Alors, moi, je lui dis la gloire de Ricord, et Desmachins résolut aussitôt d’avoir, en sa collection, un mot du célèbre spécialiste.
« Dès le lendemain, il alla chez ses fournisseurs ordinaires : pas le moindre Ricord.
« Chez ses fournisseurs extraordinaires, pas davantage.
« Desmachins se désolait, s’impatientait. Car lui, si calme d’habitude, tournait facilement au fauve lorsqu’il s’agissait de sa collection.
« – Pourtant, rugissait-il, il y a des gens qui en ont, de ces autographes !
« – Oui, répliquai-je avec douceur, mais ceux qui les détiennent sont plus disposés à les enfouir dans les plus intimes replis de leur portefeuille qu’à en tirer une vanité frivole.
« – Tu me donnes une idée ! Puisque Ricord est médecin, je vais aller le trouver, il me fera une ordonnance qu’il signera, et j’aurai un autographe !
« – C’est ingénieux, mais malheureusement… ou plutôt heureusement, tu n’es pas malade.
« – J’ai un fort rhume de cerveau… Tu vois, mon nez coule.
« – Ton nez…
« Je n’achevai pas, ayant toujours eu l’horreur des plaisanteries faciles, mais j’éclairai Desmachins sur le rôle de Ricord dans la société contemporaine.
« Huit jours se passèrent.
« Un matin, Desmachins entra chez moi, pâle mais les yeux résolus.
« – Tu sais, j’y suis décidé !
« – À quoi ?
« – À aller chez Ricord.
« – Mais, encore une fois, tu n’es pas… malade.
« – Je le deviendrai !… Et précisément, je viens te demander des détails.
« Je crus qu’il plaisantait, mais pas du tout ! C’était une idée fixe.
« Alors – et ce sera l’éternel remords de ma vie – j’eus la faiblesse de lui fournir quelques explications. Je lui conseillai les Folies Bergère, par expérience.
« La semaine d’après, Desmachins m’envoyait un petit bleu ainsi conçu :
« »Viens me voir. Je suis au lit. Mais qu’importe ! JE L’AI ! »
« Les trois derniers mots triomphalement soulignés.
« Oui, termina tristement le narrateur, il l’avait, et c’est de ça qu’il est mort ».