En voyage

 

Je m’y suis pris un peu tard, cette année, pour faire de la villégiature ; mais, comme dit la sagesse des nations : vaut mieux tard que jamais. Du reste ça m’a pris comme une envie. Je m’ennuyais à Paris, j’avais eu des petits embêtements. Vous savez ce que c’est, moi, j’ai gardé un cœur excessivement jeune, et, parfois, souriez, enfants ! j’éprouve de ces tortures passionnelles qui semblent l’apanage exclusif de l’adolescence.

Musset a dit :

 

L’absence ni le temps ne sont rien quand on aime.

 

Musset s’est grossièrement trompé.

L’absence est beaucoup et le temps est tout quand on aime. Je me suis donc dit : laissons faire le temps et essayons de l’absence.

Voilà pourquoi, samedi matin, je prenais le train de Saint-Malo.

Pas d’incidents jusqu’à Versailles.

Là, le chef de la gare des Chantiers, un bien digne homme, m’affligea. Il était aux prises avec quatre individus d’allure sinistre, sordidement vêtus, de ces types qu’on n’aperçoit qu’aux heures d’émeutes ou de guillotine. Ces hommes (un roux, deux blonds et un brun) profitaient de leur nombre pour invectiver l’honnête vieillard. Ce dernier, avec un sang-froid qui détermine encore mon enthousiasme, prit sur son carnet le nom des insulteurs, et j’ai la douce espérance qu’à l’heure où j’écris ces lignes les quatre ruffians prennent le frais sur la paille humide des cachots.

Cependant le train de Saint-Malo (départ de la gare Montparnasse) arriva et mit fin à cette scène pénible. Je m’installai en un confortable compartiment, et, fouette, cocher... ou plutôt siffle, mécanicien.

Ah ! les chemins de fer sont une belle invention ! S’ils n’ont point le pittoresque des diligences de nos pères, quel confortable ne représentent-ils point ! Et quand ils n’auraient que le mérite de raccourcir les distances ? Est-ce vraiment à dédaigner ?

Et dire que ces chemins de fer qui causent notre plus vive admiration seront peut-être un jour l’objet des railleries de nos petits-neveux ! Car, tenez-le pour certain, ce serait une folie téméraire d’assigner des limites au progrès.

La chimère d’hier est la réalité d’aujourd’hui et la vieillerie de demain.

C’est triste à constater cet incessant tourbillon qui entraîne l’humanité dans ses cycles infinis, mais qu’importe ! Comme je dis, la vie est la vie, usons-en par tous les bouts et surtout par le bon.

Et, pendant que je me livrais à cet abîme de réflexions, Saint-Malo approchait. Il approcha même de si près que le train pénétra dans la gare et que je pus descendre.

Je n’avais jamais vu Saint-Malo, et je ne le regrette pas, car, si je l’avais vu déjà, j’aurais été moins frappé de son aspect que je ne le fus samedi soir en l’apercevant pour la première fois.

Les géologues, qui sont parfois d’adorables poètes sans s’en douter, ont dit que Saint-Malo est bâti sur un terrain granitique. Rien de plus vrai et de plus délicieux.

Du granit par-ci, du granit par-là, du granit partout. Ah ! pour un terrain granitique, on peut dire que c’est un terrain granitique ! Je ne suis plus jeune. Mais, en fouillant au plus creux de mes souvenirs, j’aurais bien de la peine à trouver un terrain plus granitique que celui-là, oui, plus granitique !

On comprend, en voyant ce terrain granitique, qu’il ait pu naître et pousser là toute une génération d’intrépides marins, de hardis corsaires, et l’on se dit que ces robustes constitutions

 

Ont dû sucer un peu du lait de ces granits.

 

Entre autres particularités de Saint-Malo, je citerai volontiers la beauté des jeunes filles aborigènes. Une surtout, nommée Victorine, sur la gorge de laquelle pourraient s’érailler tous les granits de son pays.

Cette Victorine n’a pas peu contribué à ma consolation.

Quand j’aurai besoin d’être consolé, je reviendrai à Saint-Malo.

Et même sans ça.

 

*

 

Voilà bien longtemps que je voulais voir le mont Saint-Michel. Je n’ai pas voulu passer si près sans m’y arrêter, et, en route pour Pontorson ! De Pontorson, on prend la diligence. Au bout de quelques kilomètres, on aperçoit le mont Saint-Michel.

Je n’ai pas la prétention de vous apprendre ce que c’est que le mont Saint-Michel. Vous le savez aussi bien que moi.

Au loin, vu de l’impériale de la voiture, ça fait un très bel effet, mais, vous l’avouerai-je ? j’ai éprouvé une grande déception. Je croyais que c’était plus pointu que ça.

C’est joli, mais ce n’est pas assez pointu.

Du reste, on travaille à la restauration, et, j’en adjure MM. les architectes ; faites un peu plus pointu. Garnier vous le dira comme moi.

Ce qu’il y a de mieux au mont Saint-Michel, c’est Mme Poulard. Vous ne connaissez pas Mme Poulard ? Quelle charmante femme, et gentille, et aimable !

Je ne suis pas arrivé à mon âge, n’est-ce pas, sans manger de bonnes omelettes : eh bien ! les omelettes que j’ai mangées jusqu’à présent sont des saloperies inavouables auprès des omelettes de Mme Poulard.

Ah ! ma bonne madame Poulard, comment arrivez-vous à cette perfection dans l’omelette ?

Du mont Saint-Michel, je suis revenu à Pontorson, où, emporté par mon tempérament, j’ai manqué le train. En attendant le suivant, j’ai dîné à l’hôtel de Bretagne. À la même table que moi, se trouvaient les quatre individus qui avaient fait au chef de gare de Versailles (Chantiers) la scène scandaleuse réprouvée par les honnêtes gens de tous les partis, scène dont j’ai parlé plus haut.

Bon hôtel, l’hôtel de Bretagne. Bonne nourriture, bon service, sous la surveillance d’une jeune fille charmante (la fille de la maison, je crois).

Maintenant, je suis à Granville d’où je vous écris ces lignes.

J’y ai fait la connaissance d’un garçon bien gentil dont j’avais entendu parler à Paris, un nommé Willette qui fait des dessins dans les journaux. Je lui ai donné quelques conseils dont il profitera, j’espère.

Lui, de son côté, s’est engagé à m’illustrer quelques chroniques que je vais faire paraître en volume à la fin de l’année pour les étrennes.

Le mot de la fin de cet article sera donc, excusez-le pour une fois, une annonce en librairie.

 

Sous presse :

LES CHRONIQUES DU BON SENS

par Francisque Sarcey

dessins de Willette.

 

Et ça s’enlèvera comme du pain !

 

Francisque Sarcey.