17.

Le hameau de Sidi Ayach ne résista pas longtemps aux exactions intégristes. La proximité du ciel ne favorisa pas ses prières. Il toléra le racket, les brimades, les abus ; accepta de s’appauvrir pour nourrir ses persécuteurs, mais au lendemain d’un massacre des familles d’un garde champêtre et d’un retraité de l’armée, les villageois entassèrent enfants et balluchons sur des charrettes de fortune et s’évanouirent dans la nature.

La katiba[5] prit possession de leurs taudis, y installa son poste de commandement et réquisitionna les biens abandonnés.

Entouré de forêts et de ravins, le hameau se nichait en haut d’un pic vertigineux qui surplombait la zone et contrôlait l’unique route qui ceinturait la montagne. Les risques d’une opération militaire étaient minimes. Le moindre mouvement hostile était détecté au loin ; une seule bombe, sous un pont, y couperait court.

La katiba comptait une centaine d’individus que commandait un certain Chourahbil, un émir natif de la région dont le village se trouvait à quelques encablures en contrebas. C’était un énorme gaillard à la toison moutonnante, nanti d’une force herculéenne capable d’assommer un âne d’un coup de poing. Vétéran de l’Afghanistan, il disposait d’une troupe composée en majorité de parents et de voisins et régnait sans partage sur sa circonscription, cumulant les fonctions de maire, de juge, de notaire et d’imam. La population le vénérait. Grâce à lui, elle mangeait à sa faim. Lorsque Chourahbil pillait les centres d’approvisionnement étatiques, il distribuait les trois quarts de son butin aux pauvres et à ses proches. En hiver, quand il détournait des cargaisons entières de bouteilles de gaz, il en prélevait des spécimens pour son usage personnel ou pour la confection de bombes et offrait le reste aux tribus alliées. C’était un « seigneur », Il se préoccupait de l’état de santé des vieillards et des enfants, ne brûlait jamais un établissement scolaire sans ouvrir simultanément une école coranique, débarrassait les douars de la vermine du régime et enchantait les jeunes grâces à ses prêches saisissants. Les gens lui soumettaient leurs litiges, leurs soucis, leurs querelles, qu’il étudiait avec beaucoup d’attention. Ses décisions étaient sans appel. Il bénissait les mariages et les circoncisions, rendait les jugements de divorce, réglait de vieux différends conformément à la charia, familiarisant ainsi ses sujets avec la gestion administrative de l’État islamique imminent.

Chourahbil était juste. Son charisme n’avait d’égal que son intransigeance. Il exerçait la même terreur sur ses ennemis que sur ses hommes. Il avait désigné son frère aux fonctions d’adjoint, un cousin comme officier exégète, un beau-frère au secrétariat de l’unité et un neveu comme trésorier. Sa garde prétorienne était constituée de parents et d’enfants du pays. Ceux-là bénéficiaient de privilèges illimités. Ils avaient le droit de prendre femme et de vivre avec leurs familles au niveau du hameau. Ils en occupaient les meilleurs patios, étaient libres dans leurs déplacements et se servaient comme ils l’entendaient. Le reste de la katiba rassemblait un ramassis de soldats déserteurs, d’évadés de prison, de délinquants en rupture de ban, d’enseignants et d’ingénieurs chassés des villes et de jeunes paysans enlevés au hasard des expéditions et enrôlés de force. Cette catégorie de combattants était soumise à des règles draconiennes, suscitait la méfiance, payait de sa vie la plus insignifiante des incartades et devait se débrouiller pour se nourrir.

Nafa et ses compagnons ne furent pas reçus par l’émir. Ce dernier avait horreur des citadins et considérait leur mutation auprès de lui comme une mesure disciplinaire. Il expédia Amar et Mouqatel vers une autre katiba, garda à son côté Abdoul Bacir dont Salah vanta les qualités d’artificier, et livra Abou Tourab, Souheil et Nafa Walid à une sorte de caporal acerbe et vétilleux qui leur refusa les armes et les affecta à diverses corvées de secteur. Il leur déclara qu’ils n’avaient pas le droit de se joindre à la garde prétorienne, ni de se mêler aux combattants, que leurs tâches s’articulaient autour de l’approvisionnement de l’unité en eau potable qu’ils devaient ramener d’une source à des kilomètres en aval, la construction de casemates secondaires en vue d’éventuels replis, la prise en charge des mules et des canassons de la katiba et, accessoirement, la mise en terre des dépouilles. Parallèlement, ils devaient s’entraîner au close-combat au même titre que les nouvelles recrues et suivre les cours d’endoctrinement que dispensait, matin et soir, un muphti.

Souheil s’attendait à un accueil moins expéditif. Il avait été sous-officier dans la marine nationale et jouissait de certains égards de la part de l’Amirauté. En trahissant son unité, tuant au passage un camarade de chambrée et deux soldats, et en mettant les voiles, avec armes et bagages, il s’était persuadé qu’il décrocherait haut la main des galons d’émir. N’avait-il pas, en sa possession, trois fusils mitrailleurs, deux armes de poing, un caisson de grenades et la liste complète des officiers ? Les frères ne lui avaient-ils pas promis de l’envoyer dans la base arrière, en Europe, dès que possible, et de n’agir, en attendant, qu’en zone urbaine ? Sa formation de marin ne l’avait pas préparé aux inclémences des bivouacs ni aux épreuves des terrains accidentés. Il avait été opérateur-radio, bien au chaud dans sa cabine, le col de sa vareuse impeccable et les mains aussi délicates que celles d’un pianiste. Son atterrissage à Sidi Ayach lui resta en travers de la gorge. Il s’estimait floué. Par-delà le sentiment de dépaysement total qui le perturbait, il éprouvait une peur sans cesse grandissante des hommes de la katiba. Ils étaient sales, rebutants, les sourcils bas et le regard vénéneux. Ils mangeaient comme des bêtes, dormaient comme des bêtes, ne riaient jamais, priaient tout le temps, sans ablutions et sans se déchausser, et ne parlaient que des lames de leurs couteaux.

Souheil fit part à Nafa de ses intentions de retourner à Alger. Nafa lui conseilla de se tenir tranquille et de prendre son mal en patience. Souheil patienta une semaine. Un matin, on le signala absent au rassemblement. Ce fut la curée. La fête au village. La chasse à courre.

Le lendemain, sur la place du hameau, en se levant pour la prière de l’Aube, on découvrit Souheil accroché à un mât par les pieds, complètement nu, le cops écorché et la gorge tranchée d’une oreille à l’autre.

Nafa jura qu’il ne finirait pas comme lui.

 

– C’est d’une clarté désarmante, simple comme bonjour, dit le muphti de la katiba aux nouvelles recrues rassemblées autour de lui dans la clairière. Il n’y a pas trente-six voies, il n’y en a que deux : la voie du Seigneur et la voie du Diable. Et elles sont diamétralement opposées. On part d’un point donné. Plus on progresse, plus on s’approche d’une extrémité et plus on s’éloigne de l’autre. On ne peut pas avoir un pied sur le levant, et l’autre sur le couchant. Ce n’est pas possible. Lorsqu’on a choisi sa destination, on la suit. Il est des parcours ainsi faits, tellement étroits, qu’on dispose juste d’assez d’espace pour mettre un pied devant l’autre. On ne peut pas tourner en rond sans bousculer l’ordre des choses, sans renverser un repère et, par conséquent, s’égarer.

Les nouvelles recrues acquiescèrent en silence.

Le muphti lissa sa barbe rougie au henné d’une main translucide, tapa du doigt sur un volumineux recueil de hadiths et ajouta, la voix grave et chantante :

– Il ne faut pas croire que nous sommes des privilégiés. Dieu éclaire tous les êtres, sans exclusion. Il se trouve des hommes qui perçoivent Sa générosité, et d’autres qui la rejettent, lui préférant les ténèbres de la cécité. Nous avons le bonheur de figurer parmi les premiers. Parce que nous avons renoncé au clinquant illusoire, choisi le chemin de la nudité, où tout est net, sans fard ni camouflage. Au jour dernier, le fallacieux rendra son masque, l’ostentatoire se dévêtira : il ne sera exposé, au regard du Tout-Puissant, que la vérité brute de nos faits. Ce jour-là, nous n’aurons pas à rougir de notre nudité. Aujourd’hui, elle est la preuve de notre sincérité, elle certifie que nous n’avons rien à cacher… Ici, nous sommes les soldats de Dieu. Ceux qui ne nous ont pas rejoints croupissent à l’ombre des démons. Ceux-là ne doivent plus compter pour nous. Comme les herbes mauvaises, il faudra les sarcler. Notre chemin n’en sera que plus aisé, et aucune racine malveillante n’entravera nos pas. Le GIA est notre unique famille. L’émir est notre père à tous, notre guide et notre âme. Il porte en lui la prophétie. Suivons-le les yeux fermés. Il saura nous conduire aux jardins des Justes, et à nous les splendeurs de l’Éternité…

« Si votre géniteur naturel n’est pas de votre côté, il cesse aussitôt d’être votre père. Si votre mère n’est pas de votre côté, elle n’est plus votre mère. Si vos sœurs et vos frères, vos cousins et vos oncles ne sont pas de votre côté, vous n’êtes plus des leurs. Oubliez-les, conjurez-les, ce ne sont que des branches malades qu’il vous faudra élaguer pour préserver votre arbre généalogique.

« Entre Dieu et vos parents, le choix ne se pose même pas. On ne compare pas le ciel avec une bulle d’air. On ne choisit pas entre l’univers et un vulgaire grain de poussière.

Un adolescent leva la main, rompant le charme de l’instant. Quelques voisins lui donnèrent du coude pour le prier de baisser le bras. Il refusa de céder et agita le doigt jusqu’à ce que le muphti accepte de l’écouter ?

– Oui, mon garçon ?

L’adolescent s’embrouilla.

– Tu as une question à poser, mon garçon ?

– Voilà, cheikh, balbutia le néophyte. Quelle doit être notre attitude vis-à-vis de parents qui… qui… militent dans l’AIS ?

Un chuchotement scandalisé se propagea dans la clairière, vite apaisé par la main auguste du muphti.

– L’AIS est un nid de vipères, mon garçon. Ce sont des boughat, c’est-à-dire des consentants. Ils s’arrangent de toutes les connivences et flirteraient avec Satan s’il daignait les laisser effleurer un coin de son trône. Ses gens-là sont versatiles, démagogues et calculateurs. Ce ne sont que des opportunistes déguisés en bons samaritains, des loups sous des toisons de brebis, des diseurs de bonne aventure dont la vocation consiste à endormir les misérables sur des orties en leur faisant croire que le miracle éclot dans les rêves. Ils sont pires que les taghout, leurs alliés. Ils instrumentassent la foi à des fins mercantiles, négocient leur part du gâteau avec les truands officiels et se moquent éperdument du reste,..

« Le GIA ne marchande pas. Il ne s’assoira jamais autour d’une table avec les ennemis de la Parole. Aucune concession ne l’appâtera, aucun partage, aucun avantage… Nous ne savons pas être diplomates lorsque Dieu est offensé. Nous combattrons les nations entières, s’il le faut, pour Lui. Et ce pays gangrené qui est le nôtre, que la sécheresse terrasse à cause de nos péchés, eh bien, il souffre et nous conjure de le délivrer du joug des renégats et des serres des vautours. Tel est le serment du GIA : la guerre, rien que la guerre, jusqu’à l’extermination radicale des taghout, des boughat, des laïcs, des francs-maçons, et des laquais – surtout des laquais, car il n’y a qu’une seule façon de redresser le monde : le débarrasser de tous ceux qui courbent l’échine.

– Donc, nous devons traiter en ennemis les parents qui militent dans l’AIS, déduisit l’adolescent flamboyant d’aise.

– Absolument.

– Tu vois ? fit-il à un voisin qui se dépêcha d’enfoncer le cou dans ses épaules. Qu’est-ce que je te disais ? (Puis, s’adressant au muphti :) Peut-on essayer de les convaincre de nous suivre ?

– Ils n’en valent pas la peine. Combien sont-ils, dans l’AIS ? Quelques centaines de brigands de grand chemin, quelques poignées de croque-mitaines tout juste bons à effaroucher des gosses insomniaques ? Nous n’avons que faire d’eux. Pour nous, ce sont des morts que les fossoyeurs répugnent à enterrer. Le destin de la nation est entre nos mains, à nous. Nous sommes des milliers dans les maquis, des millions dans les villes, nous sommes déjà le peuple de demain. La preuve est autour de vous : ces montagnes où pas un taghout ne s’aventure, ces foules qui paniquent au bruit de nos pas, ces artères qui tremblent sous l’éructation de nos bombes, ces cimetières qui accueillent, tous les jours, la charogne de prévaricateurs en voie d’extinction… En doutez-vous ?

– Non, cheikh.

– Je n’ai pas entendu.

– NON, cheikh !

– Celui qui doute de notre parole doute de celle du Seigneur. Celui-là verra les laves incandescentes de l’enfer transformer ses cris en torches inextinguibles. Méfiez-vous du Malin, mes frères. Il guette le moindre de vos fléchissements intérieurs pour s’ancrer en vous. Un moudjahid doit rester vigilant. Ne doutez jamais, jamais, jamais de votre émir. C’est Dieu qui parle par sa bouche. Ne réfléchissez pas, ne vous attardez pas sur vos faits et gestes, chassez vos pensées de vos têtes, vos hésitations de vos cœurs, et contentez-vous d’être le bras qui porte les coups, et l’étendard vert, et le flambeau. Et rappelez-vous ceci, rappelez-vous-en jour et nuit : si quelque chose vous choque tandis que vous semez la mort et le feu, dites-vous que c’est le Malin qui, conscient de votre victoire prochaine, tente de vous en détourner.

Le muphti referma sèchement son livre. Le cours était terminé. L’instructeur militaire, qui bayait aux corneilles à l’abri d’un buisson, se leva et tapa dans ses mains. Les nouvelles recrues se mirent debout, formèrent un carré et, les poings sur la poitrine et les genoux au menton, ils s’enfoncèrent dans les bois en hurlant à la manière des commandos. L’instructeur, un ancien caporal parachutiste, le gourdin tournoyant, brailla après les traînards, exigea des rangs bien serrés. Les chants tonitruants de ses louveteaux cadencèrent les vibrations du sol.

Abou Tourab s’approcha du muphti assis sur un tapis, occupé à contempler ses grimaces dans un bout de glace.

– Je n’ai jamais entendu un orateur aussi fascinant que toi, maître.

Le muphti cligna de l’œil, rusé comme un djinn :

– C’est parce que tu ne te donnais pas la peine de te débourrer les oreilles, avant.

– Vraiment, maître, insista Abou Tourab hypocrite. Tes paroles sont une potion magique. Elles réconfortent l’âme,

– Hélas ! elles n’empêchent pas les tiennes de sonner faux, frère Abou Tourab.

– Je suis sincère.

Le muphti rangea son morceau de miroir dans une poche secrète de son kamis et se leva. Il dépassait de deux têtes Abou Tourab et Nafa, ce qui lui donnait un supplément de hauteur.

– Mon cher frère, si j’avais un faible pour le chant de sirènes, je serais en train de divaguer sur quelque récif, à l’heure qu’il est. Grâce à Dieu, mon ouïe est alerte et infaillible. Elle m’avertit toujours à temps. Si le destin m’avait fait roi, avec des oreilles pareilles, mon palais n’aurait rien à envier aux charniers. Mes courtisans seraient pendus par la langue et les conspirateurs neutralisés plus vite qu’ils le pensent. Sais-tu pourquoi ?

– Non, maître.

– Parce que je n’entends jamais une parole sans décortiquer la pensée qui la motive. Les flagorneries rebondissent sur ma personne comme la grêle sur une armure. Aussi, épargne-toi ce genre de détour et entre dans le vif du sujet.

– Très bien, maître. Tout à l’heure, tu disais qu’un moudjahid ne doit pas douter de son émir.

– Exact.

– Doit-on douter d’un moudjahid ?

Le muphti balança un pan de son turban par-dessus l’épaule et gravit un raidillon.

– Où veux-tu en venir, frère Abou Tourab ?

– Nous sommes arrivés dans la katiba au printemps, frère Nafa et moi. L’été tire à sa fin, et on ne nous a toujours pas remis une arme. De nouvelles recrues ont été formées et envoyées au baptême du feu. Nafa et moi, nous continuons de soigner les mules et de nous tourner les pouces. Pourtant, nous avons fait nos preuves à Alger en tuant un tas d’impies.

– D’après vous, pourquoi vos anciens émirs ne vous ont pas gardés ?

– Notre devoir est de ne pas chercher à le savoir. Nous avons dû faillir quelque part, par inadvertance. Si c’est le cas, nous voulons nous racheter. J’ai été le lieutenant d’Abou Mariem. Je l’ai sûrement déçu, à mon insu, mais jamais trahi. Nous souhaitons que l’on nous mette à l’épreuve. Si nous trébuchons encore, qu’on nous laisse à terre pour de bon. Les corvées, maître, nous humilient. La guerre fait rage, et nous tenons à être de la partie. Nous avons pris les armes pour vaincre ou mourir.

– Adressez-vous donc à l’émir.

– Tu plaideras notre cause mieux que nous-mêmes. Tu as l’ouïe infaillible. Je suis certain que tu perçois ma sincérité.

Le muphti se racla la gorge, dévisagea les deux hommes. Il sortit un chapelet d’ambre d’on ne sait où, l’égrena en réfléchissant.

– Bon, fit-il, je vais voir ce que je peux faire. Retournez auprès des mules en attendant. Parfois, leur compagnie est plus instructive que celle des chevaux.

 

– Ainsi, vous voulez nous faire croire que vous n’êtes pas des tire-au-flanc ?

Abou Tourab et Nafa Walid étaient dans leur gourbi, à préparer leur déjeuner, quand tonna derrière eux la voix puissante de Abdel Jalil. Ils suspendirent leurs gestes et se redressèrent, surpris par la visite du guerrier le plus intrépide de la katiba.

Abdel Jalil était un authentique géant, si colossal qu’on ne trouvait pas chaussures à sa pointure. Haut et large, des cartouchières en sautoir sur la poitrine et la machette au ceinturon, il aurait fait mourir ses proies rien qu’en plissant les yeux. Il sortait droit d’un cauchemar, avec sa chevelure tressée qui rappelait celle de Méduse et sa voix qui portait plus loin qu’un mousqueton. Lorsqu’il passait ses hommes en revue, son odeur de fauve les faisait frémir de la tête aux pieds.

Abdel Jalil n’était pas seulement de chair et de sang ; il était la mort en marche.

Cousin de Chourahbil, il commandait la section itinérante de l’unité, celle qui surgissait n’importe où, n’importe quand, aussi ravageuse qu’une épidémie, aussi foudroyante qu’un éclair.

– L’émir m’a chargé de voir ce que je peux tirer de deux larrons comme vous.

– C’est un honneur de servir sous tes ordres, cria Abou Tourab.

– Je ne suis pas sourd.

Il dut se courber pour pénétrer dans le taudis.

Il inspecta les recoins de la pièce, retourna un grabat du bout du pied, s’accroupit devant la marmite, en souleva le couvercle :

– Qu’est-ce que vous mijotez ?

– Un ragoût.

– Je ne parle pas de cette merde, mais de ce qui vous trotte derrière la tête.

Il se releva, dégaina sa machette, s’en frappa la paume.

Nafa se raidit.

Abou Tourab batailla pour ne pas fléchir. Il était évident que leur destin dépendait des secondes qui allaient suivre. Se concentrant fortement, il respira un bon coup et répondit d’une voix claire et ferme :

– Nous n’avons qu’une tête, et c’est celle de l’émir.

Abdel Jalil brandit sa lame, la fit luire dans la lumière qui filtrait par un trou dans le mur. Avec adresse, il l’agita devant Abou Tourab avant de la glisser sous le menton de Nafa.

– Les faux jetons n’ont pas le temps de pourrir, chez moi. Ce que je leur fais subir est inimaginable.

– Ils n’en méritent pas moins, approuva Abou Tourab, le cœur battant la chamade.

Abdel Jalil allongea les lèvres. Ses yeux de forcené furetèrent çà et là, à l’affût d’une convulsion suspecte ou d’un regard vacillant. Satisfait, il se racla la gorge et passa devant les deux hommes au garde-à-vous, pareils à deux kamikazes posant pour la postérité.

Il replongea la machette dans son étui et s’en alla, sans un mot de plus.

Abou Tourab libéra un soupir qui le plia en deux.

Nafa mit plus de temps à réaliser que c’était fini.

Quelques jours plus tard, on leur distribua un fusil de chasse, des cartouches et des gilets pare-balles improvisés à partir de morceaux de chambre à air remplis de sable, et on les intégra dans la section d’Abdel Jalil.

La première sortie les mena à une cinquantaine de kilomètres, dans une vallée où des militaires venaient d’installer un camp. Chourahbil tenait à souhaiter aux taghout la bienvenue dans sa circonscription. Deux bombes artisanales dissimulées au milieu de la piste, une trentaine de guerriers embusqués dans les taillis, et l’embuscade élimina, en moins de dix minutes, dix-sept soldats et permît la récupération d’une dizaine de fusils mitrailleurs, autant de gilets pare-balles conventionnels, des caisses de munitions, un poste radio, ainsi que la destruction d’un camion et d’une jeep.

De retour à Sidi Ayach, les héros eurent droit à une fête mémorable. Le succès de l’opération enchanta jusqu’à l’émir zonal – c’est-à-dire le commandeur de l’ensemble des katiba de la région – qui rappliqua, à la tête de son escorte, pour féliciter en personne Abdel Jalil.

– Le pays est à nous, déclara-t-il solennellement.

Il disait vrai. Le pays appartenait aux intégristes armés. La katiba se déplaçait où bon lui semblait, en toute quiétude. Elle réquisitionnait les camions des routiers interceptés au cours des faux barrages, volait ceux des parcs-autos communaux, narguait les forces de l’ordre, paradait dans les villages, en plein jour, la tête plus haute que la bannière. On l’accueillait avec les honneurs, on l’ovationnait, on l’acclamait. Dès qu’elle se manifestait à l’horizon, les gosses couraient à sa rencontre, les paysans abandonnaient leurs charrues pour la saluer tandis que les femmes lançaient leurs youyous à travers la campagne. Les notables ne lésinaient pas sur les moyens. Ils alignaient une dizaine de méchouis sur la place, garnis de plateaux de couscous, de miel et de thé vert. Des chants religieux s’élevaient dans le ciel, et les petites gens, frissonnant d’émotion, versaient des larmes de joie à l’approche des sauveurs. Parfois, Chourahbil montait une jument blanche. Ces jours-là, avec son turban étincelant, son burnous de soie et ses babouches brodées d’or, il incarnait quelque imam messianique dont la silhouette provoquait l’hystérie collective. Après les festins auxquels tout le monde était convié, on rassemblait la population autour de la mosquée, et le muphti donnait libre cours à ses théories. Il parlait d’un pays mirobolant, aux lumières éclatantes, où les hommes seraient libres et égaux, où le bonheur serait à portée de main… un pays où, la nuit, on entendrait bruire les jardins du Seigneur comme on entend, chaque matin, retentir l’appel du muezzin.

L’automne s’enfuyait devant la progression de la katiba. Chourahbil se taillait une légende. Il avait une épouse dans chaque bourgade et un trésor dans chaque maquis. On ramassait les collectes de fonds par sacs entiers et on rackettait les hameaux réticents. Quelquefois, pour assujettir davantage les alliés et faire rentrer dans les rangs les « insoumis », on massacrait une famille par-ci, on brûlait des fermes par-là, au hasard des tournées. Lorsqu’un douar n’avait rien à se reprocher, on lui sortait immanquablement un notable indésirable ou une attitude répréhensible pour le châtier. Les téléviseurs et la radio étaient interdits, leurs propriétaires fouettés. On traquait les conjurateurs, les imams indociles, les figures emblématiques de naguère, les femmes indélicates et les parents de taghout. Ceux-là étaient égorgés, décapités, brûlés vifs ou écartelés, et leurs corps exposés sur la place.

Parallèlement, on débusquait les fractions de l’AlS pour les repousser loin des agglomérations et des régions névralgiques. De cette façon, on les isolait de leurs bases logistiques pour les affamer afin de les obliger à se prosterner devant le GIA. Quelques escarmouches fusaient par endroits, dérisoires. Sous-équipés, moins galvanisés, les boughat déguerpissaient au plus vite, renonçant à leurs repaires et à leurs documents. Parfois, un groupe acculé rendait les armes. Il serait réduit à l’esclavage pur et simple avant de finir dans le fossé.

Par ailleurs, lors des ratissages, l’armée, encore tâtonnante, revenait bredouille. Trop lourde, elle se trahissait dès le départ et arrivait toujours trop tard sur les lieux. Chourahbil n’avait qu’à se déporter sur le côté pour laisser passer l’orage avant de s’attaquer aux unités isolées à leur retour des opérations. Grâce aux prouesses d’Abdoul Bacir, on minait les pistes, piégeait les véhicules intentionnellement abandonnés sur place, infligeant ainsi des pertes à l’ennemi sans avoir à croiser le fer avec lui.

La population coopérait avec l’émir. Elle lui signalait, à temps, les mouvements des militaires, leurs itinéraires, leurs compositions et leurs desseins. Dès qu’un cantonnement était déployé quelque part, il était identifié et évalué. Les postes de gendarmerie, que l’on construisait dans le « secret absolu », étaient dynamités la veille de leur occupation ; parfois une bombe transformait le jour de l’inauguration en boucherie. Plus les taghout s’obstinaient à gagner du terrain, et plus le GIA élargissait son espace vital. La recrudescence des attentats, en plein cœur des villes et villages, l’exode rural massif qui engrossait les banlieues, la psychose qui y régnait, les enlèvements au nez des vigiles, les attaques contre les barrages et les patrouilles, les engins explosifs semés dans les enceintes et cités militaires, toute cette avalanche de frappes et de harcèlement déstabilisait les « autorités » et livrait le reste du pays, la campagne et les réseaux routiers aux bons soins des katiba. On assistait alors à l’îlotage de l’ennemi dont l’influence rétrécissait comme peau de chagrin et aux appétits extensifs des émirs qui, enivrés par leur impunité, se mirent à nourrir des ambitions démesurées et à rêver d’empires fabuleux.

Les démons de la discorde se réveillèrent.

La cupidité rallia la boulimie.

Le trône chavirait sous les ébats des alliances et sous les convulsions des luttes intestines.

Un matin, une fébrilité inhabituelle s’empara de Sidi Ayach. On procéda aux corvées de secteur, on distribua des baskets neuves aux nouvelles recrues, on habilla tout le monde en tenue afghane : un éminent commandeur honorait la katiba de sa visite. Chourahbil mit son costume cérémoniel, celui qu’il portait lors de ses tournées dans les villages exaltés. Une vingtaine de moutons fut immolée. Pour la première fois, la garde prétorienne se mêla aux combattants ordinaires pour cacher son teint écarlate et son embonpoint embarrassant. À midi, les précurseurs de la délégation arrivèrent, inspectèrent le camp et placèrent des gardes partout. Tard dans la soirée, l’émir Zitouni débarqua avec ses troupes impressionnantes. La mine grisâtre, il refusa de goûter au festin et s’enferma des heures durant avec les principaux chefs de la katiba dans la maison de Chourahbil. À l’issue de la réunion, il quitta le hameau au milieu de la nuit.

Abdel Jalil expliqua à ses hommes qu’une fraction dissidente, composée de quatre cents traîtres, menaçait l’unité du GIA.

– Des salafites, pesta-t-il en feignant de vomir, des merdeux qui ne se torchent même pas le cul. Eh bien, nous allons voir si ce qu’ils ont dans les tripes est aussi consistant que ce qu’ils ont derrière la tête.

Il s’agissait des troupes de Kada Benchiha, un barbier de Sidi Bel-Abbes, pied-bot et mégalomane, qui commandait les katiba de l’Ouest avant d’être destitué et condamné à mort par le Conseil national. Personnage mythique, il s’était distingué par les agressions les plus meurtrières contre d’importantes garnisons, dans l’Oranie. Ses hommes étaient des Afghans extrêmement dangereux. Ils détenaient les meilleurs équipements de guerre et étaient les seuls à disposer d’artillerie et de bazookas. L’émir avait réclamé une partie de leur armada pour en doter les troupes algéroises. Non seulement Kada Benchiha avait refusé, mais il avait exigé d’être nommé à la tête du GIA, raison pour laquelle il marchait sur le PC national afin de l’investir par la force.

Chourahbil rassembla ses unités et mit cap, sans tarder, sur l’ouest. En chemin, il fut rejoint par d’autres katiba. Des centaines d’hommes, qui à dos de mulets, qui à bord de camions volés ou prêtés par la population, sillonnèrent les maquis et convergèrent vers le massif de l’Ouarsenis où les salafites les attendaient de pied ferme.

Les combats furent titanesques. Des dizaines de morts. Une aubaine pour l’armée qui profita de l’inestimable présence des belligérants pour les tailler en pièces sur les lieux des affrontements.

Le repli s’opéra dans la débandade totale. Les hélicoptères pourchassaient les hordes intégristes, l’artillerie les déroutait, les parachutistes les interceptaient dans des traquenards voraces. Abou Tourab fut touché au dos. Sans Nafa, il aurait péri. Abdel Jalil chargea ses morts dans des remorques et ses blessés sur des mulets et se fraya miraculeusement un passage dans la toile de feu. Il mit plusieurs jours pour rattraper la katiba qui fuyait par le sud, sévèrement touchée.

Les pertes furent vite oubliées. On jugea la bataille de l’Ouarsenis positive. Les salafites avaient été défaits, c’était ce qui comptait. L’émir Zitouni ne cacha pas son soulagement, mais jugea l’atmosphère encore empoisonnée. Il déclencha une vaste opération d’épuration. L’émir zonal fut jugé par une cour martiale et condamné à mort pour intelligence avec les salafites, usurpation de fonction et hérésie. Sa tête fut accrochée à un lampadaire, dans son village natal. D’autres chefs connurent le même sort. Des unités furent dissoutes ou transférées dans le sang. Le remaniement remit les pendules à l’heure.

Chourahbil devint l’émir zonal. Pour célébrer sa promotion, il se rendit dans son douar familial épouser une cousine. Une fois les noces consommées, il chargea deux vieillards d’aller trouver les soldats pour leur annoncer que l’émir était agonisant et que huit « terroristes » attendaient, au village, de l’enterrer. L’appât était appétissant. Un convoi militaire ne tarda pas à rappliquer. Au détour d’un virage donnant sur un précipice, il tomba dans la nasse. Le premier et le dernier camion sautèrent sur des bombes. Pris en étau, le reste de la compagnie s’embrasa sous le déluge de mitraille. Trente soldats tués. Les blessés furent entassés sur un engin, arrosés d’essence et flambés vifs. Leurs hurlements résonnèrent dans la montagne telle une chorale damnée ; ni les vents glacés, ni les fortes chutes de neige de l’hiver ne parvinrent à les rafraîchir.

 

– Entre donc, rugit Abdel Jalil en désignant une toison de bélier étalée par terre.

Nafa Walid obéit. Il s’assit en fakir à l’endroit indiqué et joignit les mains dans le creux de ses jambes.

La salle était chichement éclairée. Une cassolette fumante l’embaumait de senteurs douceâtres. Il n’y avait pas de meubles, hormis une minuscule table basse au centre de la pièce. Sur les murs nus, quelques trophées de guerre : deux sabres croisés, un casque de soldat cabossé, et un sahd – un bazooka artisanal pris à une unité de l’AIS, inopérant et ridicule.

Abdel Jalil trônait sur une estrade matelassée, un chapelet autour du doigt, un burnous seigneurial sur les épaules. Désigné à la tête de la katiba, il n’avait plus besoin de s’encombrer de cartouchières et de machette. Sa parole était la loi, ses cris des sentences, et, si l’on avait la Foi, on percevrait à coup sûr, dans l’aura qui le nimbait, comme le battement subreptice d’une aile angélique.

– Comment va ton ami ?

– Il s’en tirera, émir.

Abdel Jalil hocha la barbe. Une oriflamme flottante, que cette barbe bénie.

Après un recueillement, il déclara :

– Tu m’as convaincu, frère Nafa.

Un jeune combattant apporta une théière, servit l’émir ensuite Nafa et sortit sur la pointe des pieds.

– Détends-toi et bois.

Nafa avala une gorgée qui lui brûla le palais, puis une autre, et une troisième jusqu’à s’enflammer le gosier. Il ne se rendit même pas compte que le breuvage n’était pas sucré.

– Je t’observe depuis ton arrivée chez nous. Je t’ai observé dans l’Ouarsenis, et durant la retraite. Tu as été brave. Et tu ne sembles pas nourrir de desseins personnels. En somme, tu es quelqu’un de désintéressé. Humble et efficace. Le type d’homme qu’il me botterait d’avoir sous mes ordres.

– Je suis très…

– Ne dis rien, l’interrompit-il en se levant.

Il arpenta la pièce, les mains dans le dos.

– Cependant, il y a une chose déplorable en toi.

Nafa reposa son verre, soudain aux abois.

Abdel Jalil se campa devant lui.

– Une fêlure dans ta cuirasse, frère Nafa… Une fâcheuse lézarde : Tes yeux. Tu les baisses trop vite.

Confus, Nafa ploya la nuque,

– Tu vois ? Tu regardes trop tes pieds, et c’est mauvais. De cette façon, tu ne sais pas où tu vas… Relève la tête, frère Nafa. Qui a ton courage se doit de garder la tête haute, très haute… Sais-tu pourquoi je t’ai convoqué ?

– Non, émir.

– Pour te mettre des cales sous le menton. Afin que tu puisses garder la nuque droite…

– Les cales ne seraient pas nécessaires, émir.

– Alors redresse l’échiné car, à partir d’aujourd’hui, tu vas commander la saria itinérante.

– Moi ?

– Tu vois une tierce personne, ici ?… C’est une section coriace, dure à cuire. Elle exige une poigne d’acier, je te préviens. Ta nomination fera certainement des jaloux. Il existe des combattants plus qualifiés que toi, plus anciens, qui piaffent d’impatience de commander. Leur problème est que je déteste les hommes pressés, les ambitieux. Ils sont capables de marcher sur le corps de leurs proches pour assouvir leurs aspirations. Et ça, je le refuse. Suis-je assez clair ?

– Oui, émir.

– Très bien. Lève-toi, maintenant

Nafa se mit debout.

Abdel Jalil lui posa les mains sur les épaules, l’écrasa de son poids. C’était le signe d’un grand respect.

– Félicitations, émir Nafa. Que Dieu guide tes pas et tes coups. Désormais, tu es un chef. Tu bénéficieras des privilèges qui te reviennent de droit et tu auras à assumer tes responsabilités seul. Tes ordres seront exécutés à la lettre. Tu n’admettras ni geste hésitant ni réflexion déplacée. Tes hommes seront les doigts de ta main, et rien de plus. Tu comprends ?

– Oui, émir.

– Je compte sur toi pour que tu le fasses entrer dans le crâne de tes subordonnés. J’exige une prise en main fulminante et définitive, que tu gardes la tête haute et les yeux grands ouverts.

– Bien, émir.

– Les jaloux, tu les brises. En cas de force majeure, tu as le droit d’en éliminer un ou deux pour l’exemple.

– J’espère que je n’aurai pas à le faire.

– Ils le feront, eux.

Nafa opina.

Abdel Jalil lui tourna le dos.

L’entretien était clos.

La prise en main ne fut pas indispensable. Le passage d’Abdel Jalil, dans la saria, avait marqué les esprits. Nafa n’eut aucune peine à s’imposer. Hormis Khebbab – un ancien capitaine de l’aviation converti en artificier -, les autres affichaient profil bas. La section n’était, d’ailleurs, que l’ombre d’elle-même. Sa déroute dans l’Ouarsenis l’avait ramenée sur terre. Avec ses dix morts et huit blessés, elle n’avait pas le droit de rechigner.

La rudesse de l’hiver limita les missions, dans l’espace et dans le temps. Nafa inaugura son règne par de modestes incursions çà et là, quelques faux barrages symboliques, et rentra à Sidi Ayach savourer le repos du guerrier.

Sa fonction d’émir le dispensait d’un certain nombre de préoccupations roturières. Il n’avait plus de souci à se faire au sujet du lit et du couvert. Un serviteur obséquieux trottait derrière lui, prêt à combler ses vœux avec la spontanéité d’un bon génie.

Il résidait dans un patio décent. Du feu brûlait jour et nuit dans sa cheminée. Le matin, à côté d’un petit déjeuner gargantuesque, il trouvait de l’eau chaude pour ses ablutions.

Il était émir.

Il découvrait l’ivresse du pouvoir et des égards. Il n’y avait rien de plus merveilleux, constatait-il. Pareil aux élus du ciel flânant dans les jardins d’Éden, il n’avait qu’à claquer des doigts pour lever le songe. Souvent, il n’avait même pas à se donner cette peine. Ses hommes pensaient pour lui. Tous s’appliquaient à mériter sa bonne grâce, à façonner son plaisir.

Nafa était étonné par ta simplicité des choses et des êtres. Son passage de combattant à émir s’opérait avec une formidable facilité.

C’était magique.

La fonte des neiges s’amorça dans le roucoulement des forêts. Le clapotis des cascades noyait le silence de symphonies cristallines. Les vergers émergeaient au milieu des peaux de chagrin laiteuses. La terre verdoyait sous un ciel chaleureux. Lorsque Nafa levait les yeux sur son territoire, c’était son coin de paradis qui lui ouvrait les bras. Il aimait se dresser au sommet d’un rocher et passer des heures à écouter les basques de son manteau l’applaudir dans la brise. Debout par-dessus les montagnes et les hommes, il n’avait qu’à déployer les bras pour s’envoler.