J’ai tué mon premier homme le mercredi 12 janvier 1994, à 7 h 35. C’était un magistrat. Il sortait de chez lui et se dirigeait vers sa voiture. Sa fille de six ans le devançait, les tresses fleuronnées de rubans bleus, le cartable sur le dos. Elle est passée à côté de moi sans me voir. Le magistrat lui souriait, mais son regard avait quelque chose de tragique. On aurait dit une bête traquée. Il a sursauté en me découvrant tapi dans la porte cochère. Je ne sais pas pourquoi il a continué son chemin comme si de rien n’était. Peut-être a-t-il pensé qu’en feignant d’ignorer la menace, il avait une chance de la repousser. J’ai sorti mon revolver et me suis dépêché de le rattraper. Il s’est arrêté, m’a fait face. En une fraction de seconde, son sang a fui son visage et ses traits se sont effacés. Un moment, j’ai craint de me tromper sur la personne. « Khodja ? lui ai-je demandé. – Oui », m’a-t-il répondu d’une voix sans timbre. Sa naïveté – ou son assurance – m’a fait fléchir. J’ai eu toutes les peines du monde à lever le bras. Mon doigt s’est engourdi sur la détente. « Qu’est-ce que tu attends ? m’a crié Sofiane. Descends-moi ce fils de pute. » La fillette ne paraissait pas saisir tout à fait. Ou refusait d’admettre son malheur. « Ce n’est pas vrai, me harcelait Sofiane. Tu ne vas pas te dégonfler maintenant. Ce n’est qu’un pourri. » Le sol menaçait de se dérober sous moi. La nausée me submergeait, enchevêtrait mes tripes, me tétanisait. Le magistrat a cru déceler, dans mon hésitation, la chance de sa vie. S’il était resté tranquille, je crois que je n’aurais pas eu la force d’aller plus loin. Chaque coup de feu m’ébranlait de la tête aux pieds. Je ne savais plus comment m’arrêter de tirer, ne percevais ni les détonations ni les cris de la petite fille. Pareil à une météorite, j’ai traversé le mur du son, pulvérisé le point de non-retour : je venais de basculer corps et âme dans un monde parallèle d’où je ne reviendrais jamais plus.

 

Sofiane me tendit un verre d’eau :

 – Comment tu te sens ?

Je ne sentais rien.

Je ne voulais rien : ni boire, ni manger, ni parler. Effondré dans un fauteuil, je faisais face à la fenêtre et respirais avec avidité l’air frais de l’hiver. Dehors, une pluie fine arrosait le jardin. Secoué par le vent, un arbre jouait à cache-cache. Au loin, on entendait le chuintement des voitures sur la chaussée gorgée d’eau. J’avais du mal à comprendre ce qui s’était passé. J’avais le vague sentiment que je venais de sauter le pas, que rien ne serait plus comme avant.

Par intermittence, des flashes zébraient l’obscurité dans ma tête. L’espace d’une fraction de seconde, je distinguais un visage, une lèvre, des tresses fleuronnées, le pistolet qui se cabrait dans mon poing, le ciel et la terre tournoyant autour de moi comme si un moulin fou m’avait happé. Puis tout se bloquait, se taisait, s’éteignait. Il ne restait plus que moi, en tête à tête avec ma conscience. Je m’agrippais aux accoudoirs du siège pour réprimer une quelconque réaction… Aucune réaction. Je ne sentais rien. Mes mains ne tremblaient même pas.

Je me revoyais sur les lieux de l’attentat. Sur la pointe des pieds. Par à-coups. Revoyais le corps qui dégringolait sous mes balles, se relevait, dégringolait, se relevait, dégringolait comme si le film s’emballait. Je ne percevais ni les détonations ni les cris de la fillette. Je crois que j’étais devenu momentanément sourd pendant que je tirais. Sofiane avait dû me ceinturer pour me traîner vers la voiture. Sans son intervention, je serais resté planté tel un épouvantail devant ma victime. Je n’ai pas dit un traître mot depuis notre repli. Une rage inextinguible me consumait. J’en voulais au revolver qui avait refusé de se calmer, à mon poing qui s’était laissé faire… J’en voulais surtout au magistrat qui avait accepté son sort, comme ça, simplement parce qu’un inconnu avait décidé de l’abattre, dans la rue, comme une bête. Je lui en voulais de m’avoir entraîné dans sa chute, impliqué dans le drame… J’en voulais aussi aux hommes de n’être que des apparences fallacieuses, de vulgaires moustiques, des statues aux pieds d’argile qu’une balle deux fois plus petite qu’un dé effaçait en un instant..

J’étais furieux contre la facilité déconcertante avec laquelle l’Homme tirait sa révérence, quittait le monde par la petite porte, lui qui incarne l’image de Dieu tout-puissant.

Je venais de découvrir, avec une extrême brutalité, qu’il n’y avait rien de plus vulnérable, de plus misérable, de moins consistant qu’un homme…

C’était effarant. Insoutenable. Révoltant.

– À partir du troisième, tout rentrera dans l’ordre, me prédit Sofiane.