10.
– Ça suffît, s’insurgea le père Walid. Ce n’est pas un standard, ici. « Mourad a téléphoné, Mourad a téléphoné ? » Personne n’a téléphoné. Tu veux nous rendre fous ? Du matin au soir, toujours la même rengaine. On n’a pas que ça à faire. D’ailleurs, ajouta-t-il en faisant mine d’arracher les fils du combiné, je m’en vais te la mettre en pièces, ta saloperie d’appareil.
Nafa le saisit par le bras et l’immobilisa contre le mur. Sa main exerça une étreinte telle que le vieillard crut entendre craquer son bras. La bouche tordue de douleur et les jambes coupées, il ne lui restait que les yeux pour s’indigner. Le fils tint bon. Sa figure congestionnée s’enlaidit d’un rictus bestial et sa voix gronda :
– Ne touche jamais à cet appareil…
Le père considéra la main en train de lui broyer la chair, incrédule. Soudain, il mesura l’ampleur du parjure. Rassemblant ses forces en charpie, il se releva dans un chapelet d’imprécations :
– Sale bâtard ! Tu crois m’intimider, pourriture, mauvaise graine. Tu oses porter la main sur moi, toi, mon urine. Je suis vieux, mais pas fini. Je ne te laisserai pas imposer tes quatre volontés sous mon toit. Tu n’es rien d’autre qu’un morveux. Tu penses que tu as grandi ? Il me faudrait un microscope pour te repérer, fils de chien. Je te maudis,
Nafa prit conscience de la gravité de son geste. Il relâcha le bras de son père, recula, ne comprenant pas comment il en était arrivé là.
Le père refusa de masser son poignet meurtri. Pour lui, un millénaire de tabous s’effondrait. Était-ce le signe précurseur de l’Apocalypse ? Il était dit, dans la mémoire des siècles, que le jour où le fils porterait la main sur son géniteur commencerait l’ultime décompte. Rouge comme une pivoine, il cracha par terre et tituba vers sa paillasse en souhaitant mourir avant de l’atteindre.
Raides dans un coin de la pièce, les cinq filles se tenaient la tête entre les mains. La petite Nora fixait son frère, outragée. Le visage de mère Walid n’était plus qu’un coing blet. Elle s’interdisait d’admettre ce qu’elle venait de voir, là, dans sa maison.
– Je m’attendais à tout, chevrota-t-elle, sauf à ça…
Nafa pivota sur lui-même, buta contre le mur, puis il poussa un cri de fauve et sortit dans la rue.
La mère somma ses filles de retourner dans leur chambre, marmotta une prière et se dirigea vers le père offensé.
– Reste où tu es, lui cria-t-il. Tu ne vaux pas plus que lui. Une mère respectable ne peut enfanter un tel rejeton. Maintenant, je sais que tu m’as toujours menti.
Nafa avait le sentiment de devenir fou. Déjà fin décembre, et nulle trace de Mourad Brik. À chaque fois que le téléphone sonnait, il sautait au plafond avant de raccrocher brutalement en ne reconnaissant pas la voix du comédien au bout du fil. Ses sœurs redoutaient son retour. S’il n’y avait pas de message pour lui, il les insultait, parfois les brutalisait. Désormais, elles couraient se réfugier dans leur chambre dès qu’elles entendaient son pas sur le palier.
Nafa passait le plus clair de son temps dans les taxis et les bus, ballotté d’un bout de la ville à l’autre, à la recherche d’anciens figurants susceptibles de l’aider à retrouver Mourad Brik. Leur moue d’ignorance était aussi cuisante qu’une morsure. Il retourna plusieurs fois au Hammamet, se rendit à maintes reprises à l’aéroport : Mourad s’était volatilisé. La nuit, en rentrant chez lui, bredouille et dépressif, il ne pouvait s’empêcher de râler jusqu’au matin. Il avait maigri, négligeait ses tenues. Une barbe sauvage, que surplombaient deux yeux vitreux, lui conférait un air dément. Plus Mourad tardait à se manifester, plus il rêvait de partir. Paris devenait une idée fixe, s’ancrait au tréfonds de son être et l’habitait en entier.
L’arrêt du processus électoral le surprit dans un bureau du CCF.
La secrétaire écarta les bras, désolée :
– Nous n’avons octroyé aucune bourse au nom de Mourad Brik, monsieur.
– Ce n’est pas possible, madame.
– Nous avons vérifié. Notre fichier est formel.
Nafa réprima un juron.
Il erra dans la ville, pareil à un spectre.
Il ne voyait ni les gens qui se dépêchaient autour de lui, ni les chars de l’armée qui avaient investi les rues durant la nuit…
Il n’y aurait pas de deuxième tour de scrutin.
Les législatives furent annulées.
Aux rassemblements des islamistes ripostèrent les descentes de police, les rafles, la chasse aux sorcières,
L’Algérie basculait, corps et âme, dans l’irréparable.
En un tournemain, les clameurs intégristes se prolongèrent dans le mugissement des sirènes. Les véhicules de gendarmerie sillonnaient le territoire des gourous, profanaient leurs sanctuaires. Les portes étaient fracassées. Réveillées à des heures impensables, les familles cédaient à la panique. Les mains des femmes tentaient de délivrer un frère, un père, un gendre. Rien à faire. Les menottes mettaient les supplications sous scellés. Les cheikhs promettaient de revenir, d’une manière ou d’une autre, venger l’affront. Certains quittaient les leurs la tête haute, radieux, convaincus que les lendemains leur donneraient raison, que l’arbitraire saurait consolider leurs rangs et affermir leurs serments. D’autres s’agrippaient aux bras de leurs parents, juraient de se raser la barbe si profond qu’elle ne repousserait jamais plus.
Les matraques dissuadaient les uns et les autres.
Les fourgons cellulaires disparaissaient dans la nuit.
Appuyé contre la porte-fenêtre, Rachid Derrag observait les CRS en train de charger des bandes d’adolescents à travers les artères du quartier. Des pneus brûlaient sur la chaussée et la fumée emmitouflait les immeubles dans des écharpes noirâtres. L’écho des rafales ricochait sur tes murs, fusait dans les clameurs comme les cris d’une hydre forcenée. Les manifestants se précipitaient sur les grenades lacrymogènes avant qu’elles ne contaminent l’air, les renvoyaient sur les policiers ou les noyaient dans des seaux d’eau. Les barres de fer s’acharnaient sur les véhicules, émiettaient les vitres, défonçaient les carrosseries. Des voyous s’attaquaient aux devantures des boutiques, pulvérisaient les vitrines et s’engouffraient à l’intérieur des magasins pour piller.
Une escouade de policiers déboucha sur le square, battit rapidement en retraite sous le déluge de pierres. Touché à la tête, un agent s’écroula au pied d’un lampadaire. Deux barbus lui sautèrent dessus, le délestèrent de son arme et s’évanouirent dans la confusion.
Un véhicule sécuritaire, pare-brise étoilé et pneus à plat, avança timidement à l’angle d’une rue. Un cocktail Molotov le frappa de plein fouet. Le feu se propagea à l’engin d’où s’éjecta en hurlant une torche humaine. Des flics bravèrent les projectiles pour se porter à son secours.
Plus loin, un convoi militaire venait à la rescousse, et la foule se replia sur les hauteurs du quartier.
De nouveau, les mitraillettes se firent entendre, sporadiques puis incessantes…
– Si ce n’est pas malheureux, soupira le cinéaste en retirant ses mains de ses poches.
Nafa Walid se triturait les doigts en contemplant l’armoire en face de lui. Le bureau de Rachid Derrag était exigu, juste un cagibi malodorant où s’entassaient des tiroirs métalliques superposés, deux fauteuils en cuir synthétique pelé, une table entaillée et des étagères chargées de grimoires aux pages racornies. Les semelles de chaussures imprimaient nettement leur empreinte sur le parquet poussiéreux. Au mur, l’affiche de Chroniques des années de braise jaunissait. Par endroits, le générique était effacé, et quelqu’un, à l’aide d’un feutre gras, avait ajouté des cornes sataniques sur le visage en gros plan.
Parti d’un douar perdu au large de Tadmaït, Rachid était venu, dans les années 70, fouiner dans les faubourgs d’Alger à la poursuite d’un rêve de gamin. La projection en plein air des Dix Commandements avait éveillé en lui une curieuse mais irrésistible vocation. Il avait réalisé quelques documentaires pour la télévision avant de partir, à Moscou, étudier le cinéma. Major de sa promotion, il était revenu au pays se tourner les pouces. Les budgets alloués étant insignifiants, il avait bricolé deux ou trois films sur le malaise des jeunes, dont Les Enfants de l’aube qui avait révélé Nafa Walid, et appris à attendre, comme d’autres cinéastes, que les décideurs du régime daignent le siffler. Bien que n’ayant jamais disposé de moyens dignes de son talent, Rachid avait eu la consolation de découvrir beaucoup de jeunes comédiens. Certains étaient parvenus à survivre aux épreuves du métier et à gravir les chemins escarpés de la gloire jusqu’en France. Ceux-là ne sont jamais revenus raconter leurs passionnantes tribulations. D’autres, moins chanceux, étaient devenus toxicomanes ou soûlards et tombés si bas que, même avec un scaphandre, il n’était pas sûr de les atteindre.
Rachid Derrag se laissa choir derrière son bureau, s’empara d’un paquet de cigarettes vide, le jeta par-dessus son épaule, planta les coudes sur un sous-main et appuya ses pouces contre ses tempes. Sa calvitie s’accentuait au milieu de ses longs cheveux épars. Il avait vieilli. Son état se dégradait tout comme son unique costume, trahissant, à lui seul, la déchéance d’une génération d’artistes appauvrie pour mieux être assujettie.
– Je n’aime pas ça, dit-il, je n’aime pas ça du tout.
Il parlait de la rue.
Nafa avait d’autres préoccupations :
– Vous devez avoir son adresse dans vos archives.
– Quelle adresse ?
– Celle de Mourad Brik. Autrement, comment faites-vous pour le convoquer ?
Le cinéaste se souvint de l’objet de l’entretien. Il fit « ah », et dit :
– On n’avait pas besoin de le faire. Mourad rôdait dans les parages, tous les matins. Dès qu’on me remettait un scénario, il jaillissait devant moi avant que j’aie le temps d’en lire le titre.
– Qu’il me rende mon passeport. Tant pis pour l’argent, je veux récupérer mon passeport. Sans ça, je suis condamné à croupir ici.
Rachid Derrag gonfla les joues.
– Ce qui me chagrine le plus, c’est de voir un artiste changer de cap à cent quatre-vingt degrés. Mourad Brik, escroc… un comédien talentueux réduit à des agissements aussi déplorables ? J’en ai honte, pour lui, et pour le cinéma. C’est grotesque, grotesque…
– Il paraît qu’il a arnaqué d’autres collègues.
– Je suis au courant..
– Il faut que je le retrouve. C’est impératif.
– Qu’est-ce que tu me chantes, là ? explosa le cinéaste à bout. Tu me culpabilises, ou tu me prends pour un détective ? Le bled chavire, et tu viens me casser les pieds avec ton histoire de dupe. Tu t’es fait avoir, un point, c’est tout. Tu ne dois t’en prendre qu’à toi-même. Tu penses que tu es le seul à vouloir mettre les voiles ? Nous voulons tous nous tailler d’ici. Il se passe des choses pas sunnites, dehors. Le Raïs a été limogé. Les chars esquintent nos asphaltes. Il y a des vigiles jusque sous nos lits, et les sirènes nous empêchent de fermer l’œil une minute. Et toi, parce qu’un fumier s’est payé ta tronche de demeuré, tu débarques chez moi, et tu crois être le centre de l’univers… Cette fois, ce n’est plus un remake d’octobre 88, un regrettable chahut de gamins. La guerre est là. Nous sommes foutus… Maintenant, s’il te plaît, va-t’en. J’ai besoin d’être seul.
Nafa avait quitté Rachid Derrag, la gorge serrée. Il n’était pas encore midi, pourtant c’était la nuit qu’il traversait.
Deux voitures se consumaient dans une cour, leurs flammes léchaient, au gré de leurs soubresauts, les branches d’un arbre mutilé. La chaussée était hérissée de pierres, de tessons de bouteilles, de morceaux de ferraille et de restes de pneus calcinés. Sur les murs zébrés de fumée, les affiches électorales en lambeaux battaient de l’aile, semblables à des volatiles pris au piège dans du torchis.
Les gens se terraient chez eux, dépassés par la tournure des événements.
Au bout de la rue, une bande de galopins passa à vive allure, des policiers à ses trousses.
Au loin, des coups de feu crépitaient, tantôt rageurs, tantôt fugitifs. Par endroits, l’épaisseur des fumées voilait le ciel et plongeait les maisons dans une pénombre asphyxiante. Des camions militaires vrombissaient dans tous les sens, pulvérisaient les obstacles rudimentaires dressés hâtivement sur le bitume. Les ambulances se pourchassaient dans une chorale assourdissante, zigzaguaient au milieu des barricades et se perdaient dans la brume des sinistres.
L’émeute rattrapa Nafa au détour d’un square, l’entraîna vers une arène en ébullition. Quelqu’un lui glissa une barre de fer dans la main et lui désigna une grosse cylindrée aux portières grandes ouvertes.
– Elle appartient sûrement à un fils de chien de sale bourgeois. Ne te gêne surtout pas.
Ses prunelles éclatées illustraient parfaitement ses propos. Sans réfléchir, Nafa fonça sur la voiture et se mit à cogner dessus comme si Mourad Brik était dedans… Puis, plus rien. Juste un long tunnel de vacarmes, d’orages et d’opacité…
Nafa se réveilla dans un panier à salade, la veste déchirée, du sang sur la chemise et des menottes aux poignets. On l’enferma deux jours dans une cellule nauséabonde, avec un ramassis de vandales surexcités qui n’arrêtaient pas de chanter à tue-tête des slogans intégristes en essayant d’arracher les barreaux. Ils s’égosillèrent le premier jour, prièrent la première nuit et ne commencèrent à s’essouffler que le lendemain. L’après-midi, un agent ordonna à Nafa de le suivre. Il le poussa rudement dans un bureau où un inspecteur établissait des listes à partir d’une pile de cartes d’identité rassemblée à côté de lui.
– C’est toi, Nafa Walid ?
– Oui.
Il reposa son stylo pour le dévisager,
– Un ami m’a certifié que tu n’as rien à voir avec ces boucs déphasés. Je me suis donné la peine de le croire. Tu penses que j’ai eu tort ?
Il lui indiqua la porte de sortie :
– Tu es libre.
Avant de le congédier, il tapa du doigt sur un registre :
– Ton nom figure là-dedans, je te préviens. Tu es fiché, et ça va te coller au train. Autrement dit, tu es en sursis. Un faux pas, et je me ferai un plaisir de te coffrer moi-même.
Nafa Walid ramassa ses objets personnels sur le comptoir et sortit dans la rue.
Le ciel était couvert. Un soleil anémique filtrait à travers les nuages sans parvenir à chatouiller les rues.
Dahmane descendit d’une voiture. La main sur la portière, il improvisa un sourire de circonstance.
– Je ne t’ai rien demandé, lui lança Nafa furieux de le trouver là.
– Ton père, si. Son cœur ne tiendra pas si tu persistes à faire l’imbécile. Quand vas-tu t’assagir, à la fin ?
– Quand tu me lâcheras les baskets.
– Prouve d’abord que tu es capable de marcher droit.
Nafa menaça son ami du doigt :
– Fais gaffe à ce que tu insinues. Je suis assez grand pour me démerder seul.
– Tu ne serais pas obligé, si tu te tenais à carreau.
– C’est pas tes oignons. On n’est pas sur le même bateau. Tu files en croisière, et moi je galère.
– C’est la faute à qui, d’après toi ?
– Tu ne peux pas comprendre, Dahmane. On ne voit pas les choses sous le même angle. Tu fréquentes les gens de la haute, tu as un appartement de luxe, un compte en banque et pas de soucis. Moi, je ne mange pas de ce pain.
Dahmane sentit son cœur se pincer. Il fit, conciliant :
– Allez, viens. On va faire un tour. Il remonta dans la voiture, se coucha sur le siège d’à côté pour ouvrir la portière. Nafa Walid pivota sur ses talons et s’éloigna. Dahmane n’eut pas besoin de lui courir après. Quelque chose lui dit que son ami de toujours avait opté, irrémédiablement, pour un tout autre chemin.