7.
Sid Ali jeta une pincée de benjoin dans le brasero et huma, avec délectation, les volutes de fumées que dégagèrent les braises. L’arôme âcre de la résine chassa aussitôt le remugle de la pièce, obligeant Nafa Walid à se frotter discrètement le nez.
La maison du poète tenait de la geôle. Les murs étaient nus, rêches au toucher, ils n’avaient pas connu une couche de peinture depuis très longtemps. La pierre centenaire brillait dans la pénombre. Le plafond était haut, bigarré de salpêtre. Le carrelage ébréché était pansé, çà et là, par des toisons de brebis. Une lucarne filtrait une lumière livide, tranchante comme un couperet, qui dévoilait des tapis dans les encoignures, une mandoline, une jarre, des manuscrits et la carapace d’une tortue géante. Sid Ali se complaisait dans cette indigence mystique. Il passait le plus clair de son temps allongé sur sa paillasse protégée de moustiquaires, à téter sa pipe d’opium et à élever des qacida autour de sa muse.
Pour les gens de Sidi Abderrahmane, chauvins jusqu’aux gencives, il était le plus grand poète après El-Moutanabbi. Les vieux s’en enorgueillissaient, les jeunes l’idolâtraient ; il leur suffisait de méditer sa prose pour tout pardonner. Lorsque Sid Ali versifiait, les paons s’éventaient avec leur roue et les anges rangeaient leurs flûtes. Plus qu’une légende, il était une thérapie.
Nafa Walid grignota quelques cacahuètes. Assis en fakir sur une natte, il attendait que son hôte daignât s’occuper de lui.
Sid Ali n’était pas pressé. Il se laissait masser les chevilles par une jeune femme au regard ténébreux, et gloussait d’aise au gré des attouchements.
– C’est bientôt l’appel d’El Asr, fit remarquer Nafa.
Sid Ali revint sur terre. D’une main seigneuriale, il congédia la femme et se mit sur son séant.
– Le temps n’a pas cours dans ma maison.
– On m’attend, dehors.
– Tu n’es pas venu seul ?
– Je suis avec quelqu’un.
– Tu n’aurais pas dû l’abandonner dans la rue. Chez moi, tout le monde est le bienvenu.
– J’ai cru comprendre que tu voulais me parler.
Sid Ali se gratta le bout du nez.
– Finis d’abord ton verre de thé.
– J’ai mal à l’estomac.
Sid Ali sourit. Son visage, altéré par l’opium et les longues nuits de méditation, se parchemina de rides grisâtres qui partaient des commissures de sa bouche et finissaient sur ses tempes dans un mouvement de spirale semblable à celui que provoque un caillou à la surface de l’eau.
– Viens avec moi.
À contrecœur, Nafa Walid se leva et suivit le poète sur la terrasse.
Sid Ali épousseta sa robe saharienne dont la broderie s’effilochait autour du col, lissa sa barbe et se pencha sur la balustrade pour contempler la mer, feignant d’ignorer les clameurs séditieuses du quartier et l’impatience grandissante de son hôte. Il dit :
– Peut-être ne suis-je qu’un fabulateur zélé, un griot ébloui par les réverbérations de son génie, quelle que soit la dérive de mes points de repère, il m’est impossible de renoncer à l’idée qu’au commencement la Méditerranée était une fontaine. Une source à peine plus large que l’ombre d’un caroubier, avant qu’Eve s’y baigne et qu’Adam boive jusqu’à satiété. C’est ici, quelque part devant nous, qu’après avoir été bannis de l’Éden et avoir erré des années en quête l’un de l’autre, ils se sont retrouvés.
Il se redressa, déploya les bras pour contenir l’horizon :
– Car tout naquit ici, quelque part devant nous. La fontaine s’enhardit, devint mer, enfanta les océans…
– C’est pour me parler de la mer que tu m’as convoqué ?…
Sid Ali tapa sur la balustrade, mécontent d’être interrompu.
– Ouais, pour te parler de la mer. J’aimerais te raconter le ciel aussi, mais d’autres m’ont devancé.
Il se campa devant Nafa, les prunelles brasillantes. La colère faisait vibrer sa barbe. Son index jaillit de son poing, inflexible.
– Qu’es-tu allé chercher à la mosquée, Nafa Walid ?
– La paix.
– La paix ? J’ignorais qu’elle était aussi chaotique, la paix. (Son doigt montra la ville engrossée de fiel.) C’est la guerre que l’on réclame, en bas.
– Pas la guerre, la dignité.
Sid Ali se raidit.
Sa voix tomba comme la fièvre :
– Quand j’étais petit, je me rendais tous les jours à la gare pour entendre siffler les trains. J’adorais les voir aller de l’avant, fourbir les rails avec leurs grands cerceaux. C’étaient des moments magnifiques. M’imaginer dans un wagon suffisait à me rendre heureux. J’étais un garçon peu exigeant. Je me disais qu’un jour je partirais à mon tour, moi aussi. Je croyais que la connaissance du monde était une question de voyage… Puis, sans raison, je n’ai plus remis les pieds dans une gare.
Nafa se tenait sur ses gardes. Sid Ali était sibyllin. Il était ridicule de lui tenir tête.
– C’est à la gare que j’ai connu ton père, continua-t-il. J’étais sans parents. SNP était mon nom. Ton père n’avait pas le sou, pourtant, il avait toujours un bonbon pour moi. Parfois, il me cédait son sandwich en entier. C’était quelqu’un de bien… Aujourd’hui, je suis célèbre, mais je n’ai pas grandi. Je suis resté aussi pauvre qu’avant. Je n’ai qu’une tasse de thé à t’offrir, et un peu de mon temps.
Il prit Nafa par les épaules, le regarda dans les yeux.
– Je ne veux pas que tu lui fasses de la peine.
– Je ne vois pas comment, maintenant que je me suis rangé.
– Du côté des mutants…
Nafa repoussa les mains du poète. Sa figure s’empourpra :
– Tu n’as pas le droit de traiter ainsi de simples musulmans.
– Écoute…
– C’est toi qui vas écouter. Ce ne sont pas des monstres. Ils sont aussi humains que toi. Ils défendent une noble cause.
Sur ce, il pivota sur lui-même pour s’en aller.
– Nafa !
Nafa s’arrêta dans l’embrasure de la porte. Sans se retourner.
Sid Ali ne jugea plus nécessaire de l’approcher.
Il lui dit :
– Méfie-toi de ceux qui viennent te parler de choses plus importantes que ta vie. Ces gens-là te mentent. Ils veulent se servir de toi. Ils te parlent de grands idéaux, de sacrifices suprêmes, et ils te promettent la gloire éternelle pour quelques gouttes de ton sang. Ne les écoute pas. Rappelle-toi toujours ceci : il n’y a rien, absolument rien au-dessus de ta vie. Elle est la seule chose qui doit compter pour toi car elle est le seul bien qui t’appartient vraiment.
Nafa traversa la pièce, furieux, et sortit dans la rue.
Accroupi au pied d’un mur, en face de la maison du poète, Nabil Ghalem traçait des arabesques sur le sol à l’aide d’un bout de ferraille. En relevant la tête, il vit Nafa Walid sortir du taudis. À sa mine courroucée, il comprit que l’entretien s’était mal déroulé. Il laissa tomber le bout de ferraille, s’essuya les doigts sur un pan de son kamis et se dépêcha d’intercepter l’ancien chauffeur des Raja.
– Qu’est-ce qu’il te voulait ?
– Rien, dit Nafa dégoûté.
Ce fut davantage son attitude que la sécheresse de son « rien » qui agaça Nabil.
– Comment ça, rien ?
– Rien qui vaille la peine de la ramener.
Nabil réprima un accès de colère. Il avait horreur qu’on lui parlât sur ce ton. Ses yeux incandescents se tournèrent vers la maison du poète, se jetèrent dessus avec la hargne d’un anathème et cherchèrent, en vain, une silhouette derrière les fenêtres grandes ouvertes.
– Je parie qu’il a toujours sa saleté de pipe sur lui.
– Peut-on se défaire de son ombre ?
– Tu l’as trouvé dans les vapes, n’est-ce pas ? insista Nabil inquisiteur. C’est sûr, il était en train de divaguer. Qu’est-ce qu’il a bien pu te raconter pour te mettre dans cet état ?
Nafa préféra ne rien dire et s’enfonça dans la venelle tortueuse dont les marches, crevassées et ruisselantes d’eau usée, dégringolaient vers les soubassements. Les monticules d’ordures, que grillait le soleil et qu’assiégeaient d’incroyables nuées de mouches, empuantissaient l’air. Nullement dérangés par les exhalaisons, des gamins s’amusaient avec un chiot irrécupérable, la gueule démesurément ouverte et les narines débordantes de limaces. Il devenait de plus en plus rare de voir des chiens ou des chats s’aventurer dans la cité. À défaut d’aire de jeu pour shooter dans un ballon, les galopins se découvraient des vocations de tortionnaires. Quelquefois le spectacle était tel que les vieillards frisaient l’apoplexie.
Oubliés dans une porte cochère, deux enfants en bas âge faisaient gicler une flaque de rinçure sous leurs pieds en riant. Ils étaient crasseux, les jambes meurtries, le visage faunesque. Un troisième, les fesses nues et le crâne recouvert d’escarres blanchâtres, escaladait une lucarne aux vitres crevées, sous l’œil impassible des passants.
– Nous sommes au courant de son petit manège, reprit Nabil Ghalem. Ici, nous contrôlons tout. Nous savons qu’il essaye de détourner certains membres de notre mouvement… Je suis content de constater que ça n’a pas marché avec toi non plus.
Nafa haussa les épaules.
Une jeune fille remontait la ruelle, un sac serré contre la poitrine. Nabil condamna la jupe qu’elle portait, et attendit qu’elle fût à sa hauteur pour lui crier.
– Tu n’as pas honte ? Traîner dans les rues à moitié nue.
La fille ne fit pas attention à lui. Visiblement fatiguée de subir ce genre de remontrances, elle rasa le mur et continua son chemin.
– Espèce de dévergondée, lui lança Nabil. Va te rhabiller.
Le pas stoïque et la nuque basse, la fille gravit les marches en silence et disparut.
– Si ça ne tenait qu’à moi, je lui travaillerais volontiers les jambes au chalumeau, à cette pourriture.
– Ça va, lui cria Nafa outré. Il y a des enfants.
Nabil grogna avant de se calmer.
À la Casbah, beaucoup ne saisissaient pas ce qui pouvait rapprocher deux êtres aussi différents. Nafa passait pour quelqu’un de courtois, un tantinet réservé mais aimable, soigné, jaloux de sa réputation de « bel homme ». Il était l’un des rares fidèles à ne pas arborer de kamis et à se raser régulièrement. Le vendredi, à la mosquée, il lui importait peu de ne pas être aux premiers rangs. Les jours de marches de protestation, il ne figurait dans aucun carré, et ne prenait part à aucun conciliabule. Le soir, lorsqu’il ne descendait pas en ville voir un film à grand budget ou siroter un café sur une terrasse à proximité des boulevards, il s’enfermait chez lui.
Nabil Ghalem, lui, ne tenait pas en place. Il était partout : à la mosquée, aux meetings, sur les toits en train de démonter les antennes paraboliques, dans les bas-fonds à dissuader les femmes de mœurs légères et leurs maquereaux, prêt à en découdre avec n’importe qui pour n’importe quoi. C’était un garçon excessif, désagréable et envahissant. Le parfait gardien du temple. Rien n’échappait à sa vigilance. À vingt ans, il avait réussi à convaincre les responsables du parti de sa volonté d’assainir la cité des ivrognes et des dévoyés. À peine intronisé à la tête du comité des jeunes islamistes du quartier, il imposa à son groupe une discipline de fer et parvint à recruter bon nombre de désœuvrés. Il commandait une dizaine de miliciens bénévoles, une équipe pour la collecte des fonds et une autre, constituée de filles volontaires et assidues, pour la prise en charge des familles nécessiteuses et des personnes âgées. Son efficacité et sa rentabilité enchantaient les intégristes. L’imam Younes l’avait, à maintes reprises, vanté devant de hautes personnalités du Mejless Ech-chouri. Grâce à ses méthodes musclées, les brasseries s’étaient converties en boutiques, l’unique salle de jeux de la place en bibliothèque coranique, et les jeunes délinquants, qui troublaient les nuits à la manière des esprits frappeurs, étaient obligés de changer d’air. Les rues retrouvaient leur tranquillité, et les noctambules ne se donnaient plus la peine de regarder derrière eux en regagnant leurs gourbis.
Nafa Walid n’aimait pas beaucoup Nabil. Il le redoutait même un peu, maintenant qu’il le fréquentait régulièrement. Il n’appréciait ni la crudité de ses propos, ni sa manie de se mêler de ce qui ne le concernait pas. Mais il était incontournable quant aux projets qu’il échafaudait depuis son retour au bercail. En effet, Nafa ne songeait qu’à prendre femme et à tourner la page sur ses antécédents. Il avait localisé un deux-pièces à Souk El-Djemâa et comptait s’y établir avant la fin de l’année. L’appartement était situé au rez-de-chaussée d’un immeuble périclitant, sans eau courante et sans éclairage dans la cage d’escalier, cependant, le loyer était raisonnable et le voisinage correct. Quant à la femme, il l’avait entrevue, un soir, à l’arrêt du buset avait été immédiatement conquis. C’était une fille de la houma[1] qu’il n’avait pas vue grandir. Elle l’avait surpris par sa grâce et son humilité.
Elle s’appelait Hanane. Elle était la sœur aînée de Nabil.
Tous les jours, à 17 heures, Nafa rôdait aux alentours de la station, nerveux, impatient, l’œil rivé au cadran de sa montre, pestant à chaque fois que le bus n’était pas le bon. Lorsqu’elle débarquait enfin, il ravalait convulsivement sa salive, désarçonné. Il veillait d’abord à ne pas se faire remarquer, ni d’elle ni des voisins qui avaient tendance à privilégier les ragots au risque de déclencher les foudres du ciel et qui nourrissaient, pour cette forme d’approche amoureuse, autant d’indignation que pour le parjure et la profanation.
Caché derrière un kiosque en ruine, il l’observait de loin, avec la fascination effarouchée d’un écolier épris de son institutrice.
Sans lui avoir jamais parlé, et sans être sûr de pouvoir, un jour, l’aborder, il était convaincu que c’était elle, la compagne de sa vie. Et la nuit, dans sa chambre, il l’effeuillait à son gré, incapable de trouver le sommeil tant ses yeux immenses, noirs et splendides, hantaient sa profonde solitude. Il la revoyait dévaler la ruelle, radieuse par-dessus son hijab, telle une houri dans le pré, insensible aux taquineries des imbéciles jalonnant son chemin, majestueuse et sereine, le regard pudiquement baissé comme il sied aux filles de bonne famille. Dès le matin, il se réveillait pour s’apercevoir qu’elle n’était plus là, que sa chambre était orpheline de son souvenir, et qu’il allait devoir languir d’elle toute la journée durant les heures oisives et cruelles le séparant de la minute sublime où elle apparaîtrait sur la place, le soir, peu avant l’appel du maghreb.
Mais, depuis quelques jours, Hanane ne rentrait pas.
– Tu devrais lui en parler, me suggéra ma mère.
– Ce n’est pas facile. Il est tellement imprévisible.
Ma mère fit la moue. Elle désapprouvait mes tergiversations. Avec patience, elle me laissa finir mon dîner, emporta le plateau auquel je n’avais presque pas touché, me reprochant au passage ma frugalité, et revint dans ma chambre pour me raisonner. Elle s’assit, joignit sous le menton ses petites mains abîmées par les corvées ménagères et réfléchit.
Ma petite sœur apparut dans l’embrasure de la porte.
– Tu as promis de m’aider, me supplia-t-elle en agitant un cahier.
– Nora, s’il te plaît, lui fit remarquer ma mère. Tu vois bien que ton frère et moi avons d’autres soucis.
– Oui, mais demain, nous avons composition.
– Tout à l’heure, ma chérie.
Nora grimaça, désemparée, et retourna dans la pièce voisine.
Ma mère se pencha par-dessus la table basse.
– Tu n’espères tout de même pas que quelqu’un le fasse à ta place. À mon avis, il faut en discuter avec lui. Il n’y a pas de mal à demander la main d’une fille.
– C’est un type compliqué, je te dis. Il est capable de me soupçonner de fréquenter sa sœur depuis des lustres. Je crains sa réaction. Nabil regarde toujours les choses du mauvais côté. Ça fait des mois que je me suis rangé. Je pratique la prière, je me tiens à carreau. Pourtant, à la moindre occasion, il s’empresse de remettre mes années d’égarement sur le tapis. J’essaye de l’amadouer, en vain. Il demeure obtus et ne pense qu’aux échauffourées. Et puis, avec tous ces chamboulements qui le mobilisent, je n’arrive pas à aborder le sujet avec lui.
– Je crois que c’est toi qui compliques les choses. Il s’agit d’une demande en mariage. C’est sérieux. Et les événements de la rue n’y changeront rien. Ma mère s’est mariée en pleine Grande Guerre. Les Américains grouillaient à Bab El-Oued. Le ciel vrombissait de bombardiers et les sirènes ululaient dans la nuit. Les noces, elles, ont été consommées dans la liesse. Moi en 62. L’OAS dynamitait le quartier. Des mitraillettes jappaient à chaque coin de rue. Tous les jours, des attentats visaient des inconnus. Ça n’a pas empêché le cortège nuptial de claironner sur les boulevards. La zorna a tonitrué jusqu’au matin. C’est la vie, mon garçon. Aucune misère ne peut arrêter le cours de la vie. On se marie malgré tout. Le monde n’aurait pas de raison d’être, autrement. Je me souviens : la nuit de nos noces, alors que ton père se faisait bousculer dans la chambre nuptiale par ses amis, des rafales crépitaient à quelques encablures seulement du patio. Et ton père m’a dit…
– Je ne t’ai rien dit, cria la voix enrouée de mon père du fond du salon. Et puis, personne ne me bousculait, cette nuit-là. Fais attention à ce que tu avances, femme. De mon temps, je n’avais pas besoin d’être bousculé, surtout pas devant une vierge de quinze ans.
Mes sœurs, qui écoutaient dans la cuisine, éclatèrent de rire. Ma mère se cacha ta bouche d’une main coupable et rentra le cou dans les épaules. De l’autre main, elle agita un éventail invisible autour de sa bourde que le vieux, sauf miracle, n’était pas près de lui pardonner.
À mon tour, je me suis mis à rire.