2.

Je m’étais présenté chez les Raja le mardi à 6 heures précises. M. Fayçal avait consulté sa montre, ostensiblement, avant de hocher la tête d’un air satisfait. Il me conduisit dans un immense garage où étaient parquées cinq grosses cylindrées flambant neuves, m’expliqua l’usage de chacune d’elles, puis entreprit de m’initier aux règles fondamentales du métier de chauffeur.

– Ne jamais regarder le patron dans les yeux, ne jamais lui tendre la main, insista-t-il.

Il me montra où je devais me tenir, comment ouvrir la portière, comment la refermer.

– Avec délicatesse, précisa-t-il. Pas de claquement. Contourner la voiture par-devant, jamais par-derrière. Une fois au volant, regardez droit devant vous. Lorsqu’on vous parle, ne vous retournez pas. Un simple coup d’œil dans le rétroviseur suffit. Pas plus de deux fois par trajet.

Il me fit faire le tour de la propriété, délimita ma « promenade », m’indiqua les sens interdits.

– Pour rejoindre la rue, inutile de passer par la piscine. Vous avez une petite porte, là-bas, sous le mimosa.

Vers 9 heures, il m’envoya dans un magasin de prêt-à-porter. J’eus droit à une demi-douzaine de costumes identiques, mais impeccables, trois paires de chaussures italiennes, un paquet de sous-vêtements, des chemises, des cravates noires et des lunettes de soleil. Le lendemain, à bord d’une Peugeot étincelante, je courus porter des plis à une dizaine de notables. Pour me familiariser avec les itinéraires les plus importants. Cinq jours plus tard, je pouvais frapper à la bonne porte les yeux fermés et sans traîner dans les rues. En haute sphère, la ponctualité est une vertu ; il n’est pire sacrilège que de faire attendre un nabab.

Les Raja étant en voyage d’affaires, M. Fayçal tenait à me former avant leur retour. Il me dispensa des briefing chaque matin, me fit réciter des noms et des adresses, chronométrant mes parcours, rectifiant mes feuilles de route, fulminant à chaque fausse manœuvre. Lorsqu’il piquait sa crise, son dos se voûtait et sa figure s’embrasait avec une telle rapidité qu’on l’aurait cru au bord de l’infarctus. Pendant ce temps, je m’efforçais de m’abriter derrière une obséquiosité à toute épreuve. Le soir, laminé par une journée marathonienne, je regagnais le pavillon 2 la tête sur le point d’exploser. Enfermé dans ma chambre, je me sentais devenir fou. Même le sommeil me fuyait. Je restais allongé sur le lit, les mains derrière la nuque, les yeux au plafond. J’essayais de me divertir en ironisant sur l’enfant que j’avais été, sur ses tribulations de cancre et ses grands secrets. Peine perdue. Quelque chose ne jouait pas le jeu. Je languissais déjà des bruits de mes rues, de l’appel de la misère, de la chaleur des miens. À cette heure-ci, à la Casbah, j’avais l’habitude de prendre l’air sur une terrasse, ou bien de me rendre chez Sid Ali le poète pour le regarder téter son joint et réciter sa prose entre deux bouffées. Ici, le silence, l’absence, la froideur empuantissaient mon haleine tandis que je me déshydratais en recueillant, au creux de ma main, la moiteur des solitudes. Mon « box » était semblable à une chrysalide stérile d’où aucun papillon ne s’échappera.

Les domestiques dînaient à 19 heures, au fond d’une sorte d’alcôve en face des cuisines. Trois hommes et deux femmes mangeaient autour d’une grande table en chêne, aussi inattentifs les uns aux autres qu’une bande de gargouilles. Le jardinier était un vieillard desséché, un fagot d’os jetés pêle-mêle à l’intérieur d’une salopette élimée. La tête chenue et l’œil recru, il mettait plus de temps à porter sa cuillère à sa bouche qu’un louchon à introduire un fil dans le chas d’une aiguille. Il se tenait à l’écart, fantomatique, recroquevillé sur son assiette, et il boudait son monde avec une sourde animosité. Les deux femmes de ménage se serraient dans leur coin, la figure ratatinée et le menton rentré, visiblement indisposées par la proximité des mâles. Agacés par ma curiosité, les deux autres larbins enfournaient leurs parts, visiblement pressés de débarrasser le plancher.

Une nouvelle recrue suscite toujours de la méfiance au début. J’ai pensé qu’à la longue, j’allais finir par obtenir un sourire, ou un frémissement de sourcils. Au bout d’une semaine, c’était le même accueil glacial, le même rejet. J’avais beau dire bonjour, bonsoir, salut tout le monde, pas l’ombre d’un regard, pas le moindre grognement, sauf peut-être le grincement d’une chaise ou l’arrêt momentané d’un cliquetis de fourchette, trahissant la gêne que suscitait ma manifestation intempestive. Je m’installais à l’autre bout de la table ; on me servait furtivement, dans un silence significatif, parfois on débarrassait avant que j’aie terminé mon repas. En un tournemain, mes voisins se retiraient sur la pointe des pieds ; je me retrouvais seul au milieu des cuisines, avec un sentiment de dépaysement qui se transformait au fil de la soirée en une insondable déprime.

Sid Ali, le chantre de la Casbah, me disait que l’Algérie était le plus grand archipel du monde constitué de vingt-huit millions d’îles et de quelques poussières. Il avait omis d’ajouter que les océans de malentendus qui nous séparaient les uns des autres étaient » eux aussi, les plus obscurs et les plus vastes de la planète.

Le huitième jour, alors que j’envisageais sérieusement de tout laisser tomber et de retourner dans les dédales de la Casbah, un homme envahit ma chambre.

– C’est toi, le nouveau ?

Sans me laisser le temps de me lever, il s’empara d’une bouteille d’eau minérale sur ma table de chevet et la porta à sa bouche. C’était un grand gaillard noir, carré comme un ring, nanti de deux bras herculéens et d’un visage massif et cabossé. Il écrasa la bouteille entre ses doigts, la jeta dans la corbeille à papiers et s’essuya les lèvres sur son poignet. Ses yeux intenses me balayèrent de la tête aux pieds.

– Je te cherche depuis un quart d’heure.

– J’étais en train de dîner avec les autres.

– Avec ces pantins, ça va pas ? C’est pas un endroit pour toi, mon gars. Il y a un snack, au 61, rue Fakhar. Le Fouquet’s. Il appartient à Junior. Dorénavant, tu te restaureras là-bas.

– Je ne savais pas, dis-je, soulagé.

– Tu le sais, maintenant. (Il me tendit brusquement la main.) Mon nom est Hamid. Je bosse pour le fils du patron. Ne restons pas là. Je me sens pousser des cheveux blancs rien qu’en m’y attardant.

Nous sortîmes par la petite porte sous le mimosa. La nuit avait conquis les rues et était en passe de venir à bout des dernières poches de canicule. Dans le ciel, une lune ventripotente passait en revue ses pelotons d’étoiles. Hamid m’invita à prendre place dans une Mercedes monumentale, se répandit derrière le volant et fonça sur les chapeaux de roue à travers les artères désertes.

– Ton visage m’est familier, lui dis-je au bout d’un long silence éprouvant.

Il me montra ses grandes dents dans un sourire :

– Médaille d’or aux Jeux méditerranéens, vice-champion du monde militaire, vice-champion d’Afrique, deux fois champion du monde arabe, deux participations aux jeux Olympiques…

Je me frappai le front avec le plat de la main :

– Hamid Sallal, le boxeur.

– J’allais être déçu.

– Tu n’avais pas opté pour une carrière professionnelle ?

– Ouais, seulement les rentiers de la Fédération se sont montrés gourmands. J’ai dit : je partage pas. Alors, ils m’ont saqué. Je suis resté deux ans à Marseille. J’ai gagné mes premiers combats avant la limite. Et, d’un coup, je me suis retrouvé plongeur dans un bistrot.

– Comment ça ?

– Les fédés ont sorti des lois de leur casse-tête chinois et ont résilié mes contrats. Je suis rentré au bled pour reprendre un nouvel élan. Ils ont monté le staff contre moi, puis on m’a éjecté de l’équipe nationale.

– Pourquoi ?

– Ils voulaient m’exploiter, un bon filon. Des coups pour moi, du blé pour eux. C’est comme ça que ça se passe, dans la Fédération. Bilal le Rouget, Rachid Yanes, le Gaucher, c’étaient des champions du monde potentiels. C’est parce qu’ils ont refusé de marcher dans les combines de la pègre sportive qu’ils ont été brisés. Bilal a profité d’un stage au Canada pour mettre les voiles. Rachid est mécanicien à Boufarik. Seul le Gaucher s’est dégotté une écurie, du côté de Relizane. Il entraîne des gamins le matin, le soir il picole. Le bled, mon gars, c’est pas pour les chevaux de race. Pour y survivre, il faut être ou bourricot ou canasson… Hé ! Si je t’ennuie, tu m’arrêtes. Côté papotage, je suis imbattable toutes catégories confondues.

– Tu ne m’ennuies pas. Ça fait une semaine que je ronge mon frein.

– Peut-être, mais c’est pas une raison pour que j’en abuse. Junior, lui, quand j’affiche la fréquence, il me fout un jeton dans la gueule pour me court-circuiter.

Avant que j’aie acquiescé, il poursuivit :

– J’ai traîné mes guêtres partout, touché à tous les petits métiers de merde. J’ai même tangué des mois sur un chalutier. Un soir que je me soûlais pour digérer mes déconvenues, le patron du cabaret m’a offert de bosser pour lui comme videur. Le coin était mal famé. Une authentique ménagerie. Pour un rien, on te tranchait la gorge. Tout de suite, j’ai rétabli l’ordre. Non pas que je cognais dur. J’avais pas besoin de le faire. Les clients avaient du respect pour un champion. Dans notre bled, ta gloire, c’est chez les petites gens que tu as des chances de la retrouver intacte. Y a que là qu’on reconnaît tes mérites. Les officiels, ils te félicitent un soir, et ils t’oublient le lendemain. Ils n’ont pas que ça à faire. Tous des fumiers… Au cabaret, j’ai rencontré Junior. Il cherchait un garde du corps. Il m’a dit : Montre voir tes poings. J’ai montré mes poings. Il a dit : Ils sont en bronze ; maintenant ouvre-les. Je les ai ouverts. Junior a dit : Dedans, y a que du vent. Ensuite, il m’a montré ses poings, à lui. J’ai dit : Ils sont mignons, mais en porcelaine. Junior a ri, et il les a ouverts. À l’intérieur, il y avait du fric… J’suis boxeur. Avec les coups que j’ai reçus sur la tronche, je suis devenu dur à la détente. Mais, cette nuit-là, j’avais pas besoin d’un tableau. J’ai pigé de suite. C’est comme ça que Junior m’a recruté.

Nous arrivâmes devant un chalet suisse embusqué derrière une jeune forêt de plantes tropicales. La voiture roucoula sur le cailloutis, s’arrêta face à une baie vitrée. Un homme en kimono se prélassait dans un rocking-chair au bord d’une piscine, le cigare aussi imposant qu’un spectre et le regard souverain.

– C’est Junior, m’avertit Hamid.

Je mis de l’ordre dans mon costume et me raidis au pied du perron en marbre. Junior me toisa. Sa robe de chambre s’écarta sur un caleçon grenat lorsqu’il remua ses jambes replètes et duveteuses. Le teint vermeil et la bedaine conquérante, il sentait la fortune à des lieues à la ronde. Il avait entre vingt-cinq et trente ans, mais il devait s’estimer assez âgé pour se permettre des attitudes de patriarche.

– Approche que je te vise de plus près, m’ordonnât-il.

Je montai les quatre marches qui nous séparaient et me tins à bonne distance, conformément aux instructions de M. Fayçal. Junior reposa son cigare dans un cendrier en forme de nénuphar, me dévisagea, les lèvres lourdes. D’une chiquenaude, il me lança négligemment une carte de visite frappée d’un croquis.

– Tu vas me ramener une dame. Elle t’attend à Fouka Marine. Tu sais au moins où ça se trouve ?

– À soixante ou quatre-vingts kilomètres d’ici.

– Chez nous, on parle timing. Ton tableau de bord, c’est le cadran de ta montre. Me suis-je fait bien comprendre ?

– Bien, monsieur.

– L’itinéraire est sur cette carte. Je veux que tu sois de retour avant 22 heures. Tu as déjà trois minutes de retard.

Hamid ramassa la carte, me la fourra dans la poche et me poussa dans la Mercedes.

– Top chrono !

Je fis rugir le moteur.

– Où sont les papiers de la voiture ?

– Les bagnoles des Raja n’en ont pas besoin. Démarre, démarre…

J’avais mis une heure pour atteindre Fouka, la pédale de l’accélérateur constamment au plancher. Je ne tenais pas à rater ma première sortie. Le parchemin me conduisit jusqu’à une villa, au sortir de la cité. À peine avais-je eu le temps de me ranger qu’une femme surgit de l’obscurité et se glissa furtivement sur la banquette arrière.

– Tu devrais éteindre tes phares, imbécile, maugréa-t-elle.

– Je suis nouveau, madame.

– Ce n’est pas une excuse.

Sa figure blême inonda le rétroviseur de grimaces.

– Roule, nom de Dieu ! cria-t-elle en français.

Sa sécheresse de ton me désarçonna. Je m’embrouillai, démarrai en heurtant le trottoir. La secousse propulsa la dame contre la portière.

– Espèce d’abruti, fulmina-t-elle. Retourne dans ton douar retaper ta charrette.

– Je suis algérois de souche, dis-je avec suffisamment d’agressivité pour lui signifier que j’étais prêt à lui abandonner son tacot et à rentrer chez moi à pied.

Elle se calma, s’aperçut qu’elle avait perdu quelque chose, chercha autour d’elle, puis farfouilla dans son sac en râlant avant de se renverser contre le dossier, épuisée et blasée. Plus loin, elle alluma le plafonnier et se remit à tâtonner sur le plancher et à fourrager à l’intérieur de son sac.

– Je peux vous aider, madame ? me proposai-je, conciliant.

– Oui : occupez-vous de vos oignons.

Nos regards s’entrechoquèrent au fond du rétroviseur.

– Tu veux ma photo ? hurla-t-elle.

Je me détournai.

Son souffle saccadé me brûla la nuque durant tout le reste du parcours.

Hamid nous guettait à l’entrée de la résidence. Dès qu’il reconnut la Mercedes, il accourut et entreprit d’ouvrir la portière sans attendre l’arrêt de la voiture. La dame s’agitait derrière, l’humeur massacrante. Au moment où elle mit pied à terre , je m’aperçus qu’elle était totalement nue sous son manteau de fourrure. Junior nous rejoignit, l’enlaça avec désinvolture et l’embrassa sur les lèvres.

– Tu as oublié ton sourire sur ton poudrier, chérie ?

– J’avais un petit cadeau pour toi. Je n’arrive pas à mettre la main dessus.

– Ouf ! J’ai cru que tu n’étais pas ravie de me revoir.

Il la poussa devant, lui assena une claque sonore sur

le postérieur :

– On va régler cet impondérable, trésor. À ma manière, bien sûr.

Et refermèrent la porte vitrée derrière eux,

– Tu sais qui c’est ? me demanda Hamid d’une voix fiévreuse.

– Non.

– Tu n’as jamais entendu parler de « Notre-Dame de Chenoua ?» 

– Je ne vois pas.

– Eh bien c’est elle : Leïla Soccar, elle ferait tourner la tête aux statues. Fille d’un diplomate, on raconte qu’un émir d’Orient a renoncé à ses titres simplement parce qu’elle le lui avait demandé.

– Et bien sûr, je suis obligé de croire ces histoires.

– Moi, j’y crois. Aujourd’hui encore, n’importe quelle grosse légume se ferait une joie de lui lécher les orteils. À quarante ans, elle demeure la chagatte la plus convoitée du Grand-Alger. Lorsque Junior l’a rencontrée pour la première fois, il a manqué de se foutre à poil. Pourtant il dispose d’un harem à chaque coin de rue. Mais Leïla, c’est son meilleur trophée, sa gloire. Malgré leur différence d’âge, ils font crever de jalousie la ville entière.

– Je suis claqué, dis-je pour freiner ses élucubrations. Je peux disposer ?

– Pas question, mon gars. Tu vas la reconduire chez elle dans une petite heure. Son mari rentre à l’aube, et il faut qu’elle soit là-bas pour lui faire la bise.

Son mari rentre à l’aube ?…

– Hé ! il est des fantasmes qui reposent uniquement sur les risques qu’ils font courir. Tu n’as encore rien vu…

Je raccompagnai la dame vers 3 heures du matin. Durant le trajet, nous n’échangeâmes pas un mot. Elle s’était allongée sur la banquette et elle fixait le plafonnier sans ciller. Elle fuma une cigarette en écoutant la musique que diffusait la radio. Arrivée devant sa maison, elle attendit que je lui ouvre la portière puis elle entra chez elle sans me regarder. Avant de repartir, je remarquai un boîtier coincé entre les coussins du siège arrière. Je retournai le lui porter.

– Vous avez oublié ceci, madame.

Son regard éthéré refusa de se porter sur ce que je tenais dans la main, préféra plonger dans le mien pour y traquer mes pensées. Je le sentis glisser au plus profond de moi, telle une coulée de lave, inonder mes tripes et troubler mon âme. D’un geste languissant, ses doigts vinrent effleurer mes joues et déclenchèrent une vague de frissons dans ma chair. Subitement, elle se ressaisit.

– Je n’oublie jamais rien, petit

Voyant que je ne comprenais pas, elle ajouta :

– Vous pouvez le garder.

Sur ce, elle referma doucement la porte entre nous.

De retour dans la voiture, je défis le boîtier et tombai sur une magnifique montre Rolex enchâssée dans un bracelet en or.

– Nafa, mon garçon, me dis-je, je ne sais pas si les marches que tu gravis mènent sur un podium ou sur un échafaud ; une chose est sûre : c’est parti…