Chapitre XXXIV
Dangle. – Diable ! il me semble que des deux c’est le commentateur qui est le plus difficile à comprendre.
Sheridan, Le Critique.
À peine m’étais-je abandonné à cet accès de sensibilité, que je fus honteux de ma faiblesse. Je me rappelai que depuis quelque temps j’avais tâché de ne considérer Diana Vernon, quand son image se présentait à mon souvenir, que comme une amie au bonheur de laquelle je ne cesserais jamais de prendre le plus vif intérêt, et avec qui je ne devais plus avoir de relations intimes. Mais la tendresse qu’elle venait de me montrer presque sans déguisement, notre rencontre subite et presque romanesque dans un désert où je devais si peu m’attendre à la voir étaient des circonstances qui m’avaient mis hors de garde. Je revins cependant à moi plus tôt qu’on n’aurait pu le croire, et sans me donner le temps de descendre dans mon cœur pour en faire l’examen, je continuai à marcher dans le sentier où cette étrange apparition s’était présentée à mes yeux.
Elle m’avait défendu de la suivre. – Mais, pensais-je, ce n’est pas la suivre que de continuer mon voyage par le seul chemin qui me soit ouvert. Quoique les papiers de mon père m’aient été rendus, c’est un devoir pour moi de m’assurer que M. Jarvie est délivré de la situation dangereuse où je l’ai laissé, et où il ne se trouve que par suite de son amitié pour moi. D’ailleurs, où puis-je trouver un asile pour cette nuit, si ce n’est dans le petit cabaret d’Aberfoil ? Sans doute ils s’y arrêteront aussi, car il est impossible que leurs chevaux les conduisent plus loin cette nuit. Je la reverrai donc encore, pour la dernière fois peut-être ! Mais je la reverrai, je l’entendrai, je saurai quel est cet heureux mortel qui exerce sur elle l’autorité d’un époux. J’apprendrai si elle éprouve dans ses projets quelque difficulté que je puisse vaincre, si je puis faire quelque chose pour lui prouver la reconnaissance que m’inspirent sa générosité et son amitié désintéressée.
En raisonnant ainsi avec moi-même, je cherchais à parer des prétextes les plus plausibles le désir que j’éprouvais de revoir encore une fois ma cousine quand je me sentis frapper sur l’épaule par un voyageur qui, quoique je marchasse assez bon pas, allait encore plus vite.
– Voilà une belle nuit, M. Osbaldistone ! me dit-il, elle était plus obscure quand nous nous sommes quittés.
Je reconnus sur-le-champ la voix de Mac-Gregor. Il avait échappé à la poursuite de ses ennemis et regagnait ses montagnes. Il avait trouvé le moyen de se procurer des armes, sans doute chez quelqu’un de ses partisans secrets, car il portait un fusil sur l’épaule et avait, suivant son usage, à la ceinture les autres pièces de l’armure nationale des Highlands. Dans une situation ordinaire, une pareille rencontre ne m’aurait pas été fort agréable ; car, quoique je n’eusse jamais eu avec lui que des relations amicales, je ne l’avais jamais entendu parler sans éprouver un frisson involontaire. Les intonations des montagnards donnent à leur voix un son dur et sourd, à cause surtout de l’expression gutturale si commune à leur langue ; et d’ailleurs ils parlent ordinairement avec une sorte d’emphase. À cette particularité nationale Rob-Roy joignait un ton d’indifférence dans son accent, qui n’appartenait qu’à lui : c’était l’expression d’une âme que rien ne pouvait étonner ni abattre, et qui n’était affectée par aucun des événements de la vie ; quelque imprévus, quelque fâcheux, quelque terribles qu’ils pussent être. Habitué aux dangers, plein de confiance en sa force et en son adresse, il était inaccessible à la crainte, et sa vie précaire et désordonnée l’avait exposé à tant de périls qu’elle avait émoussé, quoique non entièrement détruit, sa sensibilité pour ceux que couraient les autres. On doit se rappeler aussi que j’avais vu le même jour sa troupe faire périr sans pitié un individu suppliant et désarmé.
Tel était pourtant alors l’état de mon esprit que je m’applaudis que la compagnie de ce chef proscrit vînt faire diversion à mes pensées. Je n’étais même pas sans espérance qu’il pourrait me fournir un fil pour sortir du labyrinthe d’idées dans lequel je me trouvais engagé. Je lui répondis donc d’un air amical, et le félicitai d’avoir pu échapper à ses ennemis dans un moment où la fuite paraissait impossible.
– Ha ! ha ! me dit-il, il y a autant de distance entre la potence et un cou qu’entre la coupe et la bouche. Mais je ne courais pas autant de dangers que votre qualité d’étranger vous le faisait croire. Parmi tous ces gens qu’on avait rassemblés pour me prendre, me garder et me reprendre, il y en avait une moitié qui, comme dit le cousin Nicol Jarvie, n’avait envie ni de me prendre, ni de me garder, ni de me reprendre, et un quart qui n’aurait osé me toucher, ni même m’approcher. Je n’avais donc véritablement affaire qu’au quart de toute la troupe.
– Il me semble que c’en était bien assez.
– Je n’en sais rien ; mais ce que je sais bien, c’est que, s’ils veulent venir dans la vallée du clachan d’Aberfoil, je me charge de leur parler à tous, l’un après l’autre, le sabre à la main.
Il me demanda alors ce qui m’était arrivé depuis mon entrée dans nos montagnes, et il rit de bon cœur au récit que je lui fis du combat que nous avions soutenu dans l’auberge, et de la manière dont M. Jarvie s’était défendu avec un soc de charrue rougi au feu.
– Vive Glascow ! s’écria-t-il : que la malédiction de Cromwell tombe sur moi si j’aurais désiré un plus grand plaisir au monde que de voir le cousin Jarvie brandissant au bout d’un fer rouge le plaid d’Iverach, et le jetant bravement au feu ! Au surplus, ajouta-t-il d’un ton plus grave, le sang qui coule dans les veines du cousin est un sang noble. Il est bien malheureux qu’il ait été élevé dans de viles occupations qui ne peuvent que dégrader l’âme et l’esprit. À présent, vous devez savoir la raison qui m’a empêché de vous recevoir au clachan d’Aberfoil, comme j’en avais le projet. On m’avait préparé un joli filet pendant les deux ou trois jours que j’ai passés à Glascow pour les affaires du roi. Mais je crois qu’ils sont maintenant bridés par les oreilles, et il se passera du temps avant qu’ils puissent armer les clans des montagnes les uns contre les autres. J’espère que je verrai bientôt le jour où tous les montagnards suivront les mêmes bannières. Mais que vous est-il arrivé ensuite ?
Je lui parlai de l’arrivée du capitaine Thornton et de son détachement, et de la manière dont il nous avait détenus sous prétexte que nous lui paraissions suspects. D’autres questions qu’il me fit me rappelèrent que mon nom lui avait donné de nouveaux soupçons, enfin, qu’il avait ordre d’arrêter un homme de moyen âge et un jeune homme. Ce détail fit rire de nouveau l’outlaw montagnard.
– Sur mon âme ! s’écria-t-il, les butors ont pris mon ami le bailli pour Son Excellence. Mais vous, ils vous ont donc pris pour Diana Vernon ? Les bon chiens de chasse ! Il faut convenir qu’ils ont le nez fin !
– Diana Vernon ! lui dis-je en hésitant et en tremblant d’entendre sa réponse ; porte-t-elle encore ce nom ? Je viens de la rencontrer avec un homme qui semblait prendre avec elle un ton d’autorité.
– Oui, oui, dit Rob-Roy, autorité légitime. Il en était temps : c’était une dame qui savait faire faire ses volontés, brave fille d’ailleurs. Son voyage n’est pas bien gai : Son Excellence n’est pas jeune. Un compagnon comme vous, ou comme un de mes fils, Rob ou Hamish, aurait été mieux assorti avec elle du côté de l’âge.
Ici je vis s’écrouler tous les châteaux de cartes que mon imagination, en dépit de ma raison, s’était si souvent amusée à construire. Je devais m’y attendre : je n’avais pu croire que Diana pût voyager à une telle heure, dans un tel pays, accompagnée d’un seul homme, si cet homme n’avait eu un droit légal à être son protecteur. Cependant la confirmation de mes craintes n’en fut pas moins un coup bien cruel pour moi, et la voix de Mac-Gregor, qui m’engageait à continuer le récit de mes aventures, frappait mes oreilles sans arriver jusqu’à mon esprit.
– Vous n’êtes pas bien, me dit-il enfin après m’avoir inutilement adressé la parole deux ou trois fois, la fatigue de cette journée a été trop forte pour vous. Vous n’êtes pas habitué à de pareilles choses.
Le ton d’intérêt avec lequel il prononça ces mots me rendit ma présence d’esprit, et je continuai mon récit comme je pus. Rob-Roy prit un air de triomphe en apprenant le résultat du combat dans le défilé.
– On dit, s’écria-t-il, que la paille du roi vaut mieux que le blé des autres. J’en doute fort, mais je crois qu’on peut en dire autant des soldats du roi, puisqu’ils se laissent battre par des vieillards qui ont passé l’âge de porter les armes, par des enfants qui ne savent pas encore les manier, et par des femmes qui ont quitté un instant leur quenouille. Tout le rebut de nos montagnes ! Et Dougal Gregor donc ? Auriez-vous cru qu’il y eût autant de bon sens dans ce crâne ? N’est-ce pas un coup de maître qu’il a fait là ? Mais continuez, quoique je craigne d’apprendre le reste, car mon Hélène est un diable incarné quand elle a le sang échauffé. Au surplus, elle n’en a que trop de raisons !
Je lui racontai, avec le plus de délicatesse possible, la manière dont nous avions été reçus, et il ne me fut pas difficile de voir que ce récit le contrariait vivement.
– J’aurais donné mille marcs pour m’être trouvé là ! accueillir ainsi des étrangers, et mon propre cousin surtout, un homme qui m’a rendu tant de services ! j’aimerais mieux qu’elle eût fait mettre le feu à la moitié du comté de Lennox. Voilà ce que c’est que de se fier à des femmes et à des enfants ! ils ne connaissent ni mesure ni raison ! Au surplus, c’est ce chien de jaugeur qui en est cause. C’est lui qui m’a trahi en m’apportant un prétendu message de Rashleigh votre cousin, pour m’engager à l’aller trouver pour les affaires du roi. Il me semblait assez vraisemblable qu’il fût avec Galbraith et d’autres gentilshommes du comté de Lennox qui doivent se déclarer pour le roi Jacques. Je ne me doutai que j’étais trompé que lorsque je me trouvai en présence du duc ; et, quand il m’eut fait lier et désarmer, il ne me fut pas difficile de prévoir le sort qu’il me destinait. Je connais votre parent, Dieu merci, je sais ce dont il est capable. Il ne ménage personne. Je souhaite pour lui qu’il n’ait pas trempé dans ce tour. Vous ne sauriez croire comme ce Morris eut l’air sot quand j’ordonnai qu’on le gardât en otage jusqu’à que je revinsse. Mais me voilà revenu, non pas grâce à lui ni à ceux qui l’ont employé, et je vous réponds que le collecteur du fisc ne se tirera pas de mes mains sans payer une bonne rançon.
– Il a déjà payé la plus forte et la dernière qu’on puisse exiger d’un homme.
– Quoi ! comment ! mort ! il a donc été tué dans l’escarmouche ?
– Non, M. Campbell ! Après le combat, de sang-froid.
– De sang-froid, damnation ! s’écria-t-il en grinçant les dents ; et comment cela est-il arrivé, monsieur ? Parlez, monsieur, parlez donc, et ne m’appelez ni monsieur, ni Campbell. J’ai le pied dans mes bruyères natales, et mon nom est Mac-Gregor.
Ses passions étaient évidemment montées à un haut degré d’irritation. Sans faire attention à la rudesse de son ton, je lui fis clairement, et en peu de mots, le détail de la mort de Morris. Frappant alors avec force un grand coup contre terre de la crosse de son fusil : – Je jure sur mon Dieu, s’écria-t-il, qu’une telle action ferait abandonner femme, enfants, clan et patrie ! Et pourtant le misérable a bien mérité son sort : car quelle différence y a-t-il entre être jeté à l’eau avec une pierre au cou, ou être suspendu par le cou à une corde en plein air ? L’un vaut l’autre après tout, et il n’a trouvé que ce qu’il m’envoyait chercher. J’aurais pourtant préféré qu’on lui mît une balle dans la tête, ou qu’on l’expédiât d’un bon coup de sabre. La manière dont on l’a fait périr donnera lieu à bien des bavardages. Au surplus chacun a son jour fixé : quand il est arrivé, il faut bien partir, et personne ne niera qu’Hélène Mac-Grégor n’ait à venger bien des outrages.
En parlant ainsi, il parut chercher à écarter de son esprit un sujet de réflexions qui lui étaient désagréables, et il me demanda comment je m’étais séparé de la troupe du duc, qui avait l’air de me retenir prisonnier.
Ce récit ne fut pas long, et je finis en lui disant que les papiers de mon père m’avaient été remis ; mais je ne me sentis pas la force de prononcer une seconde fois le nom de Diana Vernon.
– J’étais sûr que vous les auriez. La lettre dont vous étiez chargé pour moi contenait les ordres de Son Excellence à ce sujet, et bien certainement mon intention était de contribuer à vous les faire rendre. C’est pour cela que je vous avais engagé à venir dans nos montagnes. Mais il est probable que Son Excellence les a obtenus de Rashleigh dans l’intervalle.
La première partie de cette réponse fut ce qui me frappa le plus.
– La lettre que je vous ai apportée était donc écrite par la personne que vous appelez Son Excellence... Quel est son nom ?... Quel est son rang ?
– Si vous ne connaissez pas déjà tous ces détails, vous n’avez pas grand besoin de les connaître ; ainsi je ne vous en dirai rien. Mais il est très vrai que la lettre était écrite de sa propre main ; car sans cela, ayant déjà sur les bras assez d’affaires pour mon propre compte, comme vous le voyez, je ne puis dire que je me serais tant occupé des vôtres.
Je me rappelai en ce moment les lumières que j’avais vues dans la bibliothèque, le gant que j’y avais trouvé, le mouvement que j’avais remarqué dans la tapisserie qui couvrait le passage secret conduisant à l’appartement de Rashleigh, enfin toutes les circonstances qui avaient fait naître ma jalousie. Je me souvins surtout que Diana s’était retirée pour écrire, comme je le pensais alors, le billet auquel je devais avoir recours à la dernière nécessité. Ses instants n’étaient donc pas consacrés à la solitude, mais à écouter les protestations d’amour de quelque agent de révolte. On avait vu des jeunes filles se vendre au poids de l’or, sacrifier à la vanité leurs premières inclinations ; mais Diana avait pu consentir à partager le sort de quelque misérable aventurier, à errer avec lui dans les ténèbres au milieu des repaires du brigandage, sans autre espoir de rang et de fortune que l’ombre que pouvait en offrir la prétendue cour des Stuarts à Saint-Germain.
Je la verrai, pensai-je, je la verrai encore une fois, s’il est possible. Je lui parlerai du risque qu’elle court, en ami, en parent. Je faciliterai sa retraite en France, où elle pourra plus convenablement, plus en sûreté, attendre le résultat du mouvement que cherche certainement à exciter l’intrigant politique à qui elle a uni sa destinée.
– Je conclus de tout cela, dis-je à Mac-Gregor après un silence gardé de part et d’autre pendant environ cinq minutes, que Son Excellence, puisque je ne le connais que par cette dénomination, résidait en même temps que moi à Osbaldistone-Hall.
– Sans doute, sans doute... Dans l’appartement de la jeune dame, comme cela devait être ! – Cette information gratuite ne faisait que jeter de l’huile sur le feu qui me consumait. – Mais, ajouta Mac-Gregor, peu de personnes, excepté sir Hildebrand et Rashleigh, étaient instruites de ce secret ; car il n’était pas besoin de vous mettre dans la confidence, et les autres jeunes gens n’ont pas assez d’esprit pour empêcher le chat de manger la crème... Au surplus, c’est une belle et bonne maison, bâtie à l’ancienne mode. Ce que j’en admire le plus, c’est une multitude de cachettes, d’escaliers et de passages secrets qui s’y trouvent. On pourrait y cacher vingt ou trente hommes dans un coin, mettre une autre famille dans le château, et je la défierais de les trouver, ce qui peut être utile en certaines occasions. Je voudrais que nous eussions un pareil château dans nos montagnes, mais il faut nous contenter de nos bois et de nos cavernes.
– Je suppose que Son Excellence n’était pas étrangère au premier accident qui arriva...
Je ne pus m’empêcher d’hésiter un moment.
– Vous voulez dire à Morris ? dit Rob-Roy du plus grand sang-froid, car il était trop habitué aux actes de violence pour que l’émotion qu’il avait éprouvée en apprenant la fin déplorable du douanier pût être de longue durée ; j’ai ri bien des fois de ce tour, mais je n’en ai plus le courage depuis cette maudite histoire du lac... Non, non, Son Excellence n’y était pour rien. Tout avait été concerté entre Rashleigh et moi. Mais ce qui s’ensuivit !... Rashleigh, trouvant le moyen de faire tomber les soupçons sur vous, qu’il n’avait jamais aimé dès l’origine ; miss Diana, qui nous oblige à détordre les fils dont nous vous avions enveloppé, et à vous tirer des griffes de la justice ; ce poltron de Morris, perdant le peu de sens qu’il avait en voyant paraître hardiment devant lui le véritable voleur, au moment même où il en accusait un autre ; ce coucou de clerc ; cet ivrogne de juge ; non, rien ne m’a fait tant rire de ma vie ! et à présent tout ce que je puis faire pour le pauvre diable, c’est de faire dire quelques messes pour le repos de son âme.
– Puis-je vous demander comment il se fait que miss Vernon eut assez d’influence sur vous et sur Rashleigh pour vous faire renoncer à l’exécution de votre projet ?
– De mon projet ? Le projet ne venait pas de moi. Je n’ai jamais cherché à rejeter mon fardeau sur les épaules d’un autre, mais la vérité est que Rashleigh en était le seul auteur... Quant à miss Vernon, bien certainement elle avait beaucoup d’influence sur lui et sur moi, à cause de l’affection de Son Excellence, et parce qu’elle était instruite de bien des secrets qu’il ne fallait pas mettre au grand jour... Au diable soit quiconque confie à une femme un secret à garder ou un pouvoir dont elle peut abuser... Il ne faut pas mettre un bâton ferré entre les mains d’un fou.
Nous n’étions plus qu’à un quart de mille du clachan, quand trois montagnards se montrèrent à nous, et, nous présentant le bout de leurs carabines, nous ordonnèrent de nous arrêter et nous demandèrent qui nous étions. Le seul mot Gregarach prononcé d’une voix qui fut reconnue au même instant leur fit pousser des hurlements d’allégresse. Celui qui était à la tête, laissant tomber son mousquet, se précipita sur mon compagnon et le serra si étroitement dans ses bras que Rob-Roy fut quelque temps avant de s’en dégager. Lorsque le premier torrent des félicitations fut écoulé, ceux d’entre eux coururent vers le clachan, où il se trouvait un fort détachement de Highlanders, avec autant de rapidité que les daims de leurs montagnes, pour y répandre l’heureuse nouvelle du retour de leur chef. Elle fut célébrée par des cris de joie qui firent retentir de nouveau tous les rochers des environs ; et tous, hommes, femmes, vieillards, enfants, sans distinction de sexe ni d’âge, accoururent à notre rencontre avec l’impétuosité d’un fleuve retenu par une digue, et qui vient de la briser. Quand j’entendis le tumulte de cette multitude enivrée de joie qui s’approchait de nous, je crus à propos de rappeler à Mac-Gregor que j’étais étranger, et sous sa protection. Aussitôt il me prit par le bras, et tandis que la foule qui arrivait se livrait à des transports qui étaient véritablement attendrissants et que chacun s’efforçait de venir lui toucher la main, il ne la présenta à personne avant d’avoir expliqué que j’étais son ami, et que je devais être traité avec affection et respect.
On n’aurait pas obéi plus promptement à un mandat du sultan de Delhi. Les attentions dont je fus l’objet me devinrent presque aussi à charge que la rudesse aurait pu l’être. À peine voulait-on souffrir que l’ami du chef fit usage de ses jambes, tant on s’empressait à m’offrir le bras et à m’aider à marcher ! Et enfin, saisissant l’occasion d’un faux pas que me fit faire une pierre que je n’avais pu voir, attendu la foule qui se pressait autour de nous, quelques-uns d’entre les Highlanders s’emparèrent de moi et me portèrent comme en triomphe jusqu’à la porte de mistress Mac-Alpine.
En arrivant devant cette auberge hospitalière, je vis que le pouvoir et la popularité avaient leurs inconvénients au milieu des Highlands comme dans le reste du monde : car, avant que Mac-Gregor pût entrer dans la maison pour y prendre le repos et la nourriture dont il avait besoin, il fut obligé de raconter une douzaine de fois à divers cercles d’auditeurs qui se succédaient les uns aux autres la manière dont il avait échappé à ses ennemis, ce que j’appris d’un vieillard fort obligeant qui se donnait la peine de m’expliquer tout ce que répondait Rob-Roy à ceux qui l’interrogeaient, et que la politesse m’obligeait à écouter avec une espèce d’attention. L’auditoire étant enfin satisfait, les groupes se dispersèrent pour passer la nuit, les uns à la belle étoile, les autres dans les chaumières du voisinage ; quelques-uns maudissant le duc et Galbraith, d’autres déplorant le malheur d’Ewan, qui paraissait avoir été mal payé du service qu’il avait rendu à Mac-Gregor ; tous convenant que la manière dont Rob-Roy s’était tiré des mains de ses ennemis pouvait être comparée aux exploits les plus glorieux de tous les chefs de leur clan, à commencer par Dougal-Ciar, qui en avait été le fondateur.
Me prenant alors par le bras, l’outlaw mon ami me fit entrer dans la grande salle du petit cabaret. Mes yeux cherchèrent à percer le nuage de fumée qui la remplissait pour y trouver Diana et son compagnon de voyage ; mais je ne les aperçus point, et il me sembla que si je faisais quelque question, ce serait avouer de secrets motifs qu’il était plus convenable de cacher. La seule figure de ma connaissance que j’y trouvai fut celle du bailli, qui, assis sur une escabelle au coin du feu, recevait d’un air de réserve et de dignité les prévenances de Rob-Roy, les excuses qu’il lui faisait de ne pouvoir mieux le recevoir, et les questions qu’il lui adressait sur l’état de sa santé.
– Elle est bonne, cousin, dit le magistrat, passablement bonne ; je vous remercie. Quant à la manière dont on est ici, c’est tout simple : on ne peut apporter sur son dos dans vos montagnes sa maison de Salt-Market, comme un limaçon porte sa coquille. Au surplus je suis charmé que vous ayez échappé à vos ennemis.
– Eh bien ! eh bien ! qu’avez-vous donc qui vous tourmente ? Tout ce qui finit bien est bien. Le monde durera autant que nous. Allons, prenez un verre d’eau-de-vie, c’est ce que votre père le diacre n’a jamais refusé.
– Cela peut être, Rob, surtout quand il était fatigué, et Dieu sait que j’ai eu aujourd’hui des fatigues de plus d’une espèce ! Mais, ajouta-t-il en remplissant une tasse de bois qui pouvait contenir trois verres, le diacre était toujours très sobre dans la boisson, et je tâche de l’imiter. À votre santé, Rob, à celle de ma cousine Hélène et de vos deux enfants, dont je me réserve de vous parler ci-après. À votre bonheur à tous en ce monde et en l’autre.
En achevant ces mots il vida sa coupe d’un air grave et délibéré, tandis que Mac-Gregor jetait sur moi un coup d’œil à la dérobée en souriant, comme pour me faire remarquer l’air d’autorité magistrale du bailli, qui semblait vouloir l’exercer sur Mac-Gregor à la tête de son clan armé comme lorsqu’il était à sa merci dans la prison de Glascow. Il me parut que Rob-Roy voulait me donner à entendre que, s’il souffrait le ton que prenait M. Jarvie, c’était par égard pour les droits de l’hospitalité, et surtout pour s’en faire un amusement.
Ce ne fut qu’en remettant sa tasse sur la table que le bon négociant me reconnut. Il me témoigna le plaisir qu’il avait de me voir, me serra la main avec amitié, mais ne me fit aucune question sur mon voyage.
– Nous causerons plus tard de vos affaires, me dit-il ; je dois, comme de raison, commencer par celles du cousin. Je présume, Rob, ajouta-t-il, en promenant ses regards sur un assez grand nombre de montagnards qui étaient entrés avec nous, je présume qu’il ne se trouve ici personne capable d’aller reporter au conseil de la ville, à votre préjudice et au mien, rien de ce que j’ai à vous dire.
– Soyez bien tranquille, cousin Nicol. La moitié de ceux qui sont ici n’entendront rien à ce que vous me direz, et les autres ne s’en soucient guère. D’ailleurs tous savent que je couperais la langue à quiconque oserait répéter une seule parole prononcée en ma présence.
– Eh bien ! cousin, les choses étant ainsi, et M. Osbaldistone ici présent étant un jeune homme prudent et un ami sûr, je vous dirai franchement que vous élevez votre famille dans une mauvaise route. – Alors, cherchant à rendre sa voix plus claire par un hem ! préalable, il continua en s’adressant à son parent, et, comme Malvolio[135] se proposait de le faire au jour de sa grandeur, il fit succéder à son sourire familier un air sévère et important. – Vous savez que vous pesez peu de chose aux yeux de la loi ; et pour ma cousine Hélène, indépendamment de l’accueil que j’en ai reçu en ce bienheureux jour, et qui était à l’amitié comme un vent du nord à la chaleur, ce que j’excuse à cause de la perturbation d’esprit qu’elle éprouvait en ce moment, j’ai à vous dire, mettant à part ce sujet personnel de plainte, j’ai à vous dire de votre femme que...
– Cousin, dit Mac-Gregor d’un ton grave et ferme, songez à ne m’adresser sur ma femme que des choses qu’un ami puisse dire et qu’un mari puisse entendre. Quant à ce qui me concerne, parlez tout comme il vous plaira.
– Fort bien, fort bien ! dit M. Jarvie un peu déconcerté ; laissons ce chapitre de côté. D’ailleurs, je n’aime pas à semer la zizanie dans les familles. J’en viens donc à vos deux fils, Rob et Hamish, ce qui signifie James, à ce que j’ai pu entendre. Je vous dirai en passant que j’espère que vous lui donnerezà l’avenir ce dernier nom, car on ne connaît rien de bon des Hamish, des Eachine et des Angus, si ce n’est que ce sont des noms qu’on retrouve dans toutes les assises de l’Écosse pour des vols de troupeaux et autres délits de même nature. Mais, pour en revenir à vos deux garçons, ils n’ont par reçu les premiers principes d’une éducation libérale. Ils ne connaissent pas même la table de multiplication, qui est le fondement de toutes les sciences utiles. Ils n’ont fait que rire et se moquer de moi quand je leur ai dit ma façon de penser sur leur ignorance. Je crois vraiment qu’ils ne savent ni lire ni écrire, quoiqu’il soit bien pénible d’avoir à penser ainsi de parents chrétiens.
– S’ils avaient de la science, cousin, dit Mac-Gregor de l’air le plus indifférent, il faudrait qu’elle fût venue les chercher elle-même. Qui diable voulez-vous qui leur en donne ? Faut-il que j’affiche sur la porte du collège de Glascow : On désire un précepteur pour les enfants de Rob-Roy ?
– Non, cousin, mais vous auriez pu mettre ces enfants dans un endroit où ils auraient appris la crainte de Dieu et les usages des hommes civilisés. Ils sont aussi ignorants que les bœufs que vous conduisiez autrefois au marché, ou que les rustres anglais auxquels vous les vendiez, et jamais ils ne pourront faire rien qui vaille.
– Ho ! ho ! Hamish est en état d’abattre une perdrix au vol d’un coup de fusil chargé d’une seule balle, et Rob perce de son poignard une planche de deux pouces d’épaisseur.
– Tant pis, cousin, tant pis ! dit le banquier de Glascow d’un ton tranchant. S’ils ne savent que cela, il vaudrait mieux qu’il ne sussent rien. Dites-moi, Rob, n’êtes-vous pas en état d’en faire tout autant ? Eh bien, qu’est-ce que ces beaux talents vous ont valu ? N’étiez-vous pas plus heureux quand vous chassiez devant vous votre bétail, faisant un négoce honnête, qu’à présent que vous êtes à la tête de cinq cents enragés montagnards ?
Je remarquai que Mac-Gregor, pendant que son parent, animé sans doute par de bonnes intentions, lui adressait cette remontrance, se contraignait péniblement comme un homme qui souffre une vive douleur, mais qui est déterminé à ne pas laisser échapper une plainte. Je désirais trouver une occasion d’interrompre un discours qui, quoique raisonnable en lui-même, me paraissait peu convenable aux circonstances, mais la conversation se termina sans que j’eusse besoin d’y intervenir.
– J’ai donc pensé, Rob, continua M. Jarvie, que votre nom est peut-être écrit en lettres trop noires sur le livre de la justice pour qu’on puisse l’en effacer, et que d’ailleurs vous êtes maintenant trop âgé pour changer de vie, mais que ce serait une pitié que de souffrir que deux garçons de belle espérance comme les vôtres continuassent à faire le même métier que leur père ; et je me chargerais volontiers de les prendre pour apprentis au métier de tisserand, comme mon digne père feu le diacre a commencé, comme j’ai commencé moi-même, quoique, Dieu merci, je ne fasse plus maintenant que le commerce en gros, et... et...
Le bailli vit s’amasser sur le front de Rob un nuage qui le détermina à ajouter sur-le-champ, comme palliatif d’une proposition qui semblait lui déplaire, une offre qu’il réservait pour couronner sa générosité, si son projet avait été accueilli.
– Mais pourquoi cet air sombre, Rob ? Je ferai tous les frais de l’apprentissage, et... et jamais je ne vous parlerai des mille livres en question.
– Ceade millia diaoul ! cent mille diables ! s’écria Rob-Roy en frappant la table d’un grand coup de poing qui nous fit tressaillir : mes enfants devenir des tisserands ! millia molligheart ! mille morts ! j’aimerais mieux voir tous les métiers, tout le fil, tout le coton, toutes les navettes de Glascow au milieu du feu des enfers !
Tandis qu’il se promenait à grands pas dans la salle, je parvins, non sans quelque peine, à faire comprendre au bailli, qui préparait une réponse, qu’il ne convenait pas de presser davantage notre hôte sur un sujet qui lui était évidemment désagréable ; et au bout d’une minute Mac-Gregor reprit ou du moins eut l’air de reprendre sa sérénité.
– Au surplus, Nicol, vos intentions sont bonnes ; elles sont bonnes. Ainsi, donnez-moi la main. Si jamais je mets mes enfants en apprentissage, je vous donnerai la préférence. Mais, comme vous le dites, nous avons à régler l’affaire des mille livres. Holà, Eachine Mac-Analeister, apportez-moi ma bourse.
Un montagnard grand et vigoureux, qui semblait exercer les fonctions de premier lieutenant de Mac-Gregor, lui présenta une espèce de grand sac de peau de loutre marine garni d’ornements en argent, semblable à ceux que portent les principaux chefs des montagnards quand ils sont en grand costume.
– Je ne conseille à personne d’essayer d’ouvrir cette bourse sans en avoir le secret, dit Rob-Roy : poussant alors et tirant tour à tour quelques boutons et quelques clous, la bourse, dont l’ouverture était garnie d’argent massif, s’ouvrit d’elle-même, et offrit un libre passage à la main. Il me fit remarquer, sans doute pour couper court à la conversation de M. Jarvie, qu’un petit pistolet d’acier était caché dans le travail intérieur de la bourse, et que des ressorts artistement disposés ne pouvaient manquer d’en faire jouer la détente si l’on parvenait à l’ouvrir par tout autre moyen que celui que venait d’employer le propriétaire : de manière que la curiosité, l’indiscrétion ou la friponnerie ne pouvaient manquer de subir à l’instant leur punition.
– Voilà, me dit-il en touchant le pistolet, le trésorier de ma caisse privée. La simplicité de cette invention, destinée à défendre une bourse qui pouvait facilement être ouverte sans qu’on touchât le ressort, me rappela ce passage de l’Odyssée où Ulysse, dans un siècle encore plus grossier, se contente de protéger son trésor par les nœuds compliqués des cordes dont il entoure la cassette où il l’a déposé.
Le bailli mit ses lunettes pour examiner le mécanisme, et quand il eut fini, il le rendit en soupirant et en souriant à la fois.
– Ah ! Rob, dit-il à son cousin, si la bourse des autres avait été aussi bien gardée, je doute que celle-ci fût aussi bien garnie qu’elle l’est à en juger par le poids.
– Ne vous inquiétez pas, cousin, répondit Rob-Roy en riant ; elle s’ouvrira toujours pour aider un ami dans le besoin et pour payer une dette légitime. Voici, ajouta-t-il en tirant un rouleau de pièces d’or, voici vos mille livres. Vérifiez-les, et voyez si vous avez votre compte.
M. Jarvie prit le rouleau en silence, le pesa un instant dans sa main, et, le plaçant sur la table : – Je ne puis prendre cela, Rob, dit-il, je ne le puis, cela ne me porterait pas bonheur. J’ai trop bien vu aujourd’hui comment l’argent vous arrive. Bien mal acquis ne prospère jamais. Non, Rob, je n’y toucherai pas. Il y a des taches de sang sur ces pièces d’or.
– Bah ! dit Rob-Roy d’un air d’indifférence qui n’était peut-être qu’affecté. Regardez-y. C’est de l’or de France, de l’or qui n’est jamais entré dans une autre poche écossaise que la mienne. Ce sont des louis d’or, aussi neufs, aussi brillants que le jour où ils ont été frappés.
– Cela n’en est que pire, Rob, cela n’en est que pire, dit le bailli en détournant les yeux du rouleau, tandis que semblable à César aux Lupercales, les doigts lui démangeaient de l’envie d’y toucher. La rébellion est pire que le vol et la sorcellerie ; c’est une loi de l’Évangile.
– Laissez vos lois de côté, répondit le chef des montagnes ; cet or ne vous arrive-t-il pas d’une manière honnête ? Ne vous est-il pas légitimement dû ? S’il sort de la poche d’un roi, vous pouvez le faire entrer, si bon vous semble, dans celle de l’autre ; ce sera un renfort contre ses ennemis. Ce pauvre roi Jacques ! il ne manque ni de cœur ni d’amis, Dieu le sait ; mais je crois bien qu’il manque un peu d’argent.
– Il ne faut donc pas qu’il compte beaucoup sur les montagnards, Rob, dit M. Jarvie en mettant ses lunettes sur son nez ; et défaisant le rouleau, il se mit à faire le compte des pièces qu’il contenait.
– Ni sur les habitants des Basses-Terres, dit Mac-Gregor en fronçant le sourcil ; et jetant les yeux sur moi, il me fit signe de regarder le bailli, qui, par suite d’une ancienne habitude et sans songer au ridicule qu’il se donnait en ce moment, examinait scrupuleusement chaque pièce l’une après l’autre ; il compta deux fois la somme, et trouvant qu’elle était égale à ce qui lui était dû en principal et intérêts, il remit à Rob-Roy trois pièces, pour acheter, lui dit-il, une robe à sa cousine, et deux autres pour ses enfants, qui en feraient ce qu’ils voudraient. – Pourvu, ajouta-t-il, qu’ils ne les emploient point à acheter de la poudre à fusil.
Le montagnard ouvrit de grands yeux à cette générosité inattendue ; mais il accepta poliment son présent et fit rentrer les cinq pièces dans la place de sûreté d’où elles venaient de sortir.
Le bailli prit alors la reconnaissance qu’il avait de cette somme, et tirant de sa poche une petite écritoire dont il s’était muni à tout hasard, il écrivit la quittance au dos, me pria de la signer comme témoin, et dit à Rob-Roy d’en appeler un autre, les lois d’Écosse en exigeant deux pour la validité d’une quittance.
– Oui-dà ! dit Mac-Gregor. Mais vous ne savez donc pas qu’excepté nous trois vous ne trouveriez peut-être pas à trois milles à la ronde un homme qui sache écrire ? Mais soyez tranquille, j’arrangerai bien l’affaire sans cela.
En même temps prenant le papier il le jeta au milieu du feu. M. Jarvie ouvrit de grands yeux à son tour.
– C’est ainsi que nous réglons les comptes dans les montagnes, dit Mac-Gregor. Ne voyez-vous donc pas, cousin, que si je gardais des pièces semblables, il pourrait venir un moment où il serait possible que mes amis fussent inquiétés pour m’avoir obligé ?
Le bailli n’essaya pas de résister à cet argument, et l’on nous servit un souper où il régnait une abondance et même une recherche que nous ne pouvions guère espérer dans cet endroit. La plupart des provisions étaient froides, ce qui semblait prouver qu’elles avaient été préparées à quelque distance. Plusieurs bouteilles d’excellent vin de France accompagnaient les pâtés de venaison et d’autres mets fort bien apprêtés. Mac-Gregor faisait parfaitement les honneurs de sa table et nous pria de l’excuser si quelques-uns des plats qui paraissaient sur la table avaient été entamés avant de nous avoir été servis. – Il faut que vous sachiez, dit-il à M. Jarvie sans me regarder, que vous n’êtes pas les seuls hôtes que j’ai eu à recevoir ce soir, et vous n’en douterez pas, car sans cette raison ma femme et mes enfants seraient à présent ici par honneur pour vous, comme c’est leur devoir.
M. Jarvie ne parut pas trop fâché que quelque circonstance les eût empêchés de remplir ce devoir, et j’aurais été certainement du même avis si les excuses que Rob-Roy venait de faire ne m’avaient fait penser que les hôtes dont il parlait étaient Diana et son compagnon de voyage, que mon imagination me représentait toujours comme son époux.
Tandis que ces idées désagréables faisaient disparaître l’appétit qu’avaient excité mes courses, une excellente chère et un bon accueil, je remarquai que Rob-Roy avait poussé l’attention jusqu’à nous faire préparer de meilleurs lits que ceux que nous avions eus la nuit précédente. On avait rempli de bruyère fraîche, alors en pleine fleur, les deux mauvais grabats qui étaient le long des murs, et qui offraient ainsi un matelas doux et parfumé ; on les avait couverts de draps grossiers mais bien blancs, et des meilleures couvertures qu’on avait pu trouver. M. Jarvie paraissant épuisé de fatigue, je lui dis que je remettrais au lendemain tout ce que j’avais à lui dire ; et dès qu’il eut fini de souper, il ne se fit pas prier pour se mettre au lit.
Quoique je fusse moi-même très fatigué, je ne me sentais aucune disposition à dormir. J’étais agité par une espèce de fièvre d’inquiétude, et je restai à table avec Rob-Roy.