Chapitre VIII

 

Ma foi, monsieur, dit l’avocat,

Je trouve que votre cuisine

Exhale un parfum délicat ;

Et, quand vers elle on s’achemine,

On se croirait chez un seigneur.

Butler.

 

Nous trouvâmes dans la cour un domestique à la livrée de sir Hildebrand qui tint nos chevaux, et nous entrâmes dans la maison. Je fus très étonné, et ma belle compagne parut l’être encore davantage, de rencontrer sous le péristyle Rashleigh Osbaldistone, qui de son côté semblait ne pas éprouver moins de surprise de nous voir.

– Rashleigh, dit miss Vernon sans lui donner le temps de faire aucune question, vous avez entendu parler de l’affaire de M. Francis Osbaldistone, et vous venez sans doute d’en entretenir le juge de paix.

– Oui, dit Rashleigh avec son flegme ordinaire, c’est ce qui m’avait fait venir. Je me suis efforcé, ajouta-t-il en me saluant, de rendre à mon cousin tous les services qui dépendaient de moi ; mais je suis fâché de le rencontrer ici.

– En qualité de parent et d’ami, M. Osbaldistone, vous devriez être plutôt charmé de m’y voir lorsque l’atteinte qu’on veut porter à ma réputation exige ma présence en ces lieux.

– Il est vrai ; mais d’après ce que disait mon père, j’aurais cru qu’en vous retirant momentanément en Écosse jusqu’à ce que l’affaire fût assoupie...

Je répondis avec chaleur que je n’avais pas de ménagement à garder, et que, loin de vouloir assoupir cette affaire, je venais pour dévoiler une insigne calomnie, et que j’étais résolu d’en approfondir la cause.

– M. Francis est innocent, Rashleigh ; il brûle de se disculper, je viens le défendre.

– Vous, ma jolie cousine ? Il me semble que je pourrais être plutôt l’avocat de M. Francis, avocat sinon aussi éloquent, du moins aussi zélé et peut-être plus convenable.

– Oui, mais deux têtes valent mieux qu’une, comme vous savez.

– Surtout une tête telle que la vôtre, ma charmante Diana, répondit Rashleigh en s’avançant et en lui prenant la main avec une tendre familiarité qui me le fit paraître encore mille fois plus hideux que la nature ne l’avait fait. Miss Vernon le tira à l’écart, et ils s’entretinrent à demi-voix : elle paraissait lui faire une demande à laquelle il ne voulait ou ne pouvait point accéder. Je n’ai jamais vu de contraste aussi frappant entre l’expression de deux figures. La colère se peignit bientôt dans tous les traits de miss Vernon : ses yeux s’animèrent, le rouge lui monta au visage ; elle raidit ses bras, et frappant du pied, elle semblait écouter avec autant de mépris que d’indignation les excuses qu’à l’air de déférence de Rashleigh, à son sourire respectueux et composé, je jugeai qu’il lui faisait. À la fin elle s’éloigna de lui en disant d’un ton d’autorité :

– Je le veux absolument.

– Cela m’est impossible, entièrement impossible. Le croiriez-vous, M. Osbaldistone ? dit-il en s’adressant à moi.

– Êtes-vous fou ? s’écria-t-elle en l’interrompant.

– Le croiriez-vous ? répéta Rashleigh sans l’écouter ; miss Vernon prétend non seulement que je connais votre innocence, dont en effet personne ne peut être plus convaincu que je ne le suis, mais que je dois même connaître les véritables auteurs du vol fait à ce Morris. Est-ce raisonnable, M. Osbaldistone ?

– Ce n’est pas à M. Osbaldistone qu’il faut en appeler, Rashleigh, dit miss Vernon ; il ne connaît pas comme moi toute l’étendue des renseignements qu’il vous est facile d’obtenir.

– En vérité vous me faites plus d’honneur que je ne mérite.

– De la justice, Rashleigh ; de la justice, c’est tout ce que je demande.

– Vous agissez en tyran, Diana, répondit-il avec une sorte de soupir, en tyran capricieux, et vous gouvernez vos sujets avec une verge de fer. Il faudra bien faire ce que vous désirez. Mais vous ne devez pas être ici ; vous savez que vous ne le devez pas. Il faut que vous retourniez avec moi.

Alors, quittant Diana, qui semblait indécise, et se tournant de mon côté, il me dit du ton le plus affectueux : – Ne doutez pas de l’intérêt que je prends à tout ce qui vous concerne, M. Osbaldistone. Si je vous quitte dans ce moment, c’est pour aller agir efficacement pour vous. Mais il faut que vous employiez votre influence sur ma cousine pour l’engager à retourner au château ; sa présence ne peut vous être utile, et nuirait sans doute à sa réputation.

– J’en suis convaincu comme vous, monsieur, répondis-je ; j’ai prié plusieurs fois miss Vernon de retourner sur ses pas, mais c’est inutilement que je l’en ai pressée.

– J’ai fait mes réflexions, dit miss Vernon après un moment de silence, et je ne m’en irai pas que je ne vous aie vu hors des griffes des Philistins. Rashleigh a ses raisons pour parler de la sorte ; mais nous nous connaissons bien tous les deux. Rashleigh, je ne m’en irai pas... Je sais, ajouta-t-elle d’un ton plus doux, qu’en restant ici ce sera un motif de plus pour vous de faire diligence.

– Restez donc, fille obstinée, dit Rashleigh ; vous ne connaissez que trop bien votre pouvoir sur moi. Il sortit à ces mots, monta à cheval et partit au même instant.

– Grâce au ciel ! le voilà parti, dit Diana. À présent, allons chercher le juge de paix.

– Ne ferions-nous pas mieux d’appeler un domestique ?

– Non, non, je connais le chemin. Il faut tomber sur lui à l’improviste. Suivez-moi.

Elle me prit la main, monta quelques marches, traversa un petit passage et entra dans une espèce d’antichambre tapissée de vieilles mappemondes, de plans d’architecture et d’arbres généalogiques. Une grande porte battante conduisait de cette salle dans la salle à manger de M. Inglewood, d’où nous entendîmes ce refrain d’une vieille chanson, entonné par une voix dont le timbre convenait parfaitement aux chansons de table :

 

Mais qui dit non à gentille fillette,

Doit voir son vin se changer en poison.

 

– Grand Dieu ! dit miss Vernon, est-ce que le cher juge a déjà dîné. Je ne croyais pas qu’il fût si tard.

Il avait en effet dîné. Son appétit s’était éveillé ce jour-là plus tôt qu’à l’ordinaire, et il avait avancé son dîner d’une heure, de sorte qu’il s’était mis à table à midi, l’usage étant alors de dîner à une heure en Angleterre. – Nous sommes en retard, dit Diana, mais restez ici ; je connais la maison, et je vais appeler un domestique ; votre brusque apparition pourrait déplaire à présent au vieux Inglewood, qui n’aime pas qu’on le dérange quand il cause avec sa bouteille ; et elle s’échappa à ces mots, me laissant incertain si je devais avancer ou me retirer. Il m’était impossible de ne pas entendre une partie de ce qui se disait dans l’appartement voisin, et entre autres, diverses excuses pour ne pas chanter, prononcées par une voix qui ne m’était pas entièrement inconnue. – Ne pas chanter, monsieur ? Par Notre-Dame ! vous chanterez. Comment ! vous avez avalé de l’eau-de-vie plein ma noix de coco montée en argent, et vous me dites que vous ne pouvez pas chanter !... Monsieur, l’eau-de-vie ferait parler et chanter même un chat. Ainsi vite une chanson, ou videz ma maison à l’instant même... Croyez-vous que vous viendrez m’ennuyer de vos chiennes de déclarations, et me dire ensuite que vous ne pouvez pas chanter ?

– La décision est parfaitement juste, dit une autre voix qu’à son ton flûté et méthodique je présumai être celle du clerc, et la partie doit s’y conformer. La loi a prononcé canet[29], il chantera.

– Qu’il l’exécute donc, dit le juge, ou, par saint Christophe, je lui fais avaler plein ma noix de coco d’eau salée, conformément aux statuts établis ou à établir à cet égard.

La crainte de l’eau salée fit ce que les prières n’auraient pu faire ; et mon ancien compagnon de voyage, car je ne pouvais plus douter que ce ne fût lui, d’une voix assez semblable à celle d’un criminel qui chante son dernier psaume, entonna cette lamentable complainte :

 

Écoutez, gens de bien,

Ma malheureuse histoire ;

Il s’agit d’un vaurien :

Mais voudrez-vous le croire ?

 

Armé d’un pistolet,

Ce gibier de potence,

Sur la route arrêtait

Piéton et diligence.

 

C’était à bout portant

Que sans cérémonie

Il allait demandant

Ou la bourse ou la vie.

 

Je doute que le pauvre diable dont la mésaventure est célébrée dans ce chant pathétique ait été plus effrayé à la vue de l’audacieux voleur que le chanteur le fut à la mienne ; car, fatigué d’attendre qu’un domestique vînt m’annoncer, et ne voulant pas, s’il survenait quelqu’un, avoir l’air d’écouter aux portes, j’entrai dans la salle au moment où mon ami M. Morris, puisque c’est ainsi qu’on avait dit qu’il se nommait, commençait le quatrième couplet de sa triste ballade. La note sonore qu’il allait attaquer se changea en un sourd murmure de consternation lorsqu’il se vit aussi près d’un homme dont le caractère ne lui semblait guère moins suspect que celui du héros de son cantique ; et à le voir les yeux fixes, les joues tirées et la bouche béante, on eût dit que je tenais à la main la tête de la Gorgone.

Le juge, dont les yeux s’étaient fermés par l’influence somnifère de la chanson, se réveilla en sursaut lorsqu’elle cessa tout à coup, et sauta sur sa chaise d’étonnement en voyant que la compagnie s’était augmentée d’une personne pendant son recueillement momentané. Le clerc, que je reconnus à sa tournure, n’était pas moins agité ; car, assis en face de M. Morris, le tremblement convulsif de ce pauvre homme avait passé dans tous ses membres, quoiqu’il n’en connût pas la cause.

Voyant qu’aucun d’eux n’avait la force de parler, je rompis le silence :

– Je m’appelle Francis Osbaldistone, M. Inglewood : j’apprends qu’un niais est venu porter plainte devant vous contre moi et ose m’accuser d’avoir pris part à un vol qui lui a été fait.

– Monsieur, dit le juge un peu plus sèchement, ce sont des affaires dont je ne parle pas à dîner. Il y a temps pour tout, et il faut bien qu’un juge de paix dîne tout comme un autre.

Soit dit en passant, la rotondité de M. Inglewood semblait prouver que l’amour du bien public ne lui avait pas souvent fait négliger ce soin.

– Veuillez, monsieur, excuser mon importunité ; mais comme ma réputation est compromise et que le dîner paraît être terminé...

– Il n’est pas terminé, monsieur, reprit le magistrat ; la digestion est aussi nécessaire à l’homme que la nourriture ; et je vous proteste qu’il est impossible que mon dîner me profite si l’on ne m’accorde pas deux heures de tranquillité parfaite pour me livrer à une gaieté innocente et faire circuler modérément la bouteille.

– Votre Honneur m’excusera, dit M. Jobson, qui, pendant que nous parlions, avait tiré sa plume et son écritoire ; mais comme ce monsieur paraît un peu pressé, et que c’est un cas de félonie... car le susdit attentat est contra pacem domini regis...

– Eh ! au diable domini regis ! dit le juge impatienté. J’espère que ce n’est pas un crime de lèse-majesté de parler ainsi, mais c’est qu’en vérité il y a de quoi devenir fou de se voir persécuter de la sorte !... Avec vos assignations et vos enquêtes, et vos contraintes et vos prises de corps, vous ne me laissez pas un moment de repos. Je vous déclare, M. Jobson, que vous, et les huissiers, et la justice de paix, je vous enverrai tous au diable un de ces jours.

– Votre Honneur voudra bien considérer la dignité de la charge qu’elle exerce. Un des juges du Quorum et des Custos Rotulorum[30] ! Une charge dont sir Edouard Coke[31] disait avec raison : Toute la chrétienté n’a rien de pareil, pourvu qu’elle soit bien remplie.

– Allons, dit le juge, flatté de cet éloge sur l’importance de sa charge, et noyant le reste de sa mauvaise humeur dans un verre de vin d’Espagne qu’il vida d’un seul trait, terminons vite cette affaire, et qu’il n’en soit plus question. Approchez, monsieur. Vous, Morris, chevalier de la triste figure, est-ce là la personne que vous accusez d’être complice du vol qui vous a été fait ?

– Moi, monsieur ? reprit Morris, qui n’avait pas encore pu parvenir à recueillir ses esprits. – Je n’accuse point... Je ne dis rien contre monsieur...

– Alors nous annulons votre plainte, monsieur, voilà tout, et un embarras de moins. Faites passer la bouteille. Servez-vous, M. Osbaldistone.

Jobson entendait trop bien ses intérêts pour souffrir que l’affaire se terminât ainsi : – Que voulez-vous dire, M. Morris ?... Voilà votre propre déclaration... L’encre n’est pas encore sèche, et vous voudriez la rétracter d’une manière aussi scandaleuse ?

– Et sais-je, moi, bégaya mon poltron tout tremblant, combien il y a de brigands cachés dans la maison pour le soutenir ? J’ai lu tant de choses là-dessus dans les Vies des voleurs, par Johnson. Et, tenez... la por... la porte s’ouvre.

Elle s’ouvrit en effet, et miss Vernon entra :

– En vérité, magistrat, il règne un bel ordre dans votre maison ; pas un domestique à qui parler.

– Ah ! s’écria le juge dans un transport de joie qui prouvait que ni Thémis ni Comus ne lui faisaient oublier ce qu’il devait à la beauté, ah ! la charmante miss Vernon, la fleur du Cheviot et des frontières, vient voir comment le vieux garçon conduit son ménage. Soyez la bienvenue, ma chère, comme les fleurs au mois de mai.

– Il est bien tenu, votre ménage ! pas une âme pour vous introduire.

– Ah ! les pendards, ils profitent de ce que je suis en affaire... Mais pourquoi n’êtes-vous pas venue plus tôt ? Votre Rashleigh a dîné avec nous, et il s’est enfui comme un poltron ; nous n’avions pas encore fini de vider la première bouteille. Mais vous n’avez pas dîné. Je vais vous faire servir quelque chose de bon, de délicat, comme toute votre petite personne, et ce sera bientôt fait.

– Je ne puis rester, M. Inglewood. Je suis venue avec mon cousin Francis Osbaldistone, que voici, et il faut que je lui montre le chemin pour retourner au château, ou il se perdra infailliblement dans les montagnes.

– Hum ! est-ce que c’est de là que vient le vent, répondit le juge ?

 

Elle lui montra le chemin,

Le chemin,

Le joli chemin d’amourette.

 

Et n’y a-t-il donc pas aussi quelque bonne fortune pour les vieux garçons, ma charmante rose du désert ?

– Pas aujourd’hui ; mais si vous voulez être un bon juge et arranger bien vite l’affaire de Frank, j’amènerai mon oncle pour dîner avec vous la semaine prochaine, et nous rirons de bon cœur.

– Je serai prêt, ma perle de la Tyne. Mais, puisque vous me promettez de revenir, je ne veux pas vous retenir plus longtemps. Je suis entièrement satisfait de l’explication de M. Frank. Il y a eu quelque méprise que nous éclaircirons dans un autre moment.

– Excusez-moi, monsieur, lui dis-je, mais je ne connais pas encore la nature de l’accusation qu’on m’a intentée.

– Oui, monsieur, dit le clerc, que l’arrivée de Diana avait jeté dans la consternation, mais qui reprit courage en se voyant soutenu par la personne dont il devait le moins attendre de secours ; oui, monsieur, et Dulton dit que quiconque est accusé d’un crime capital ne pourra être acquitté qu’après un jugement en forme, et que préalablement il devra fournir caution ou être mis en prison, payant au clerc du juge de paix les honoraires d’usage pour l’acte de cautionnement ou pour le mandat d’arrêt.

Le juge se voyant aussi vivement pressé, me donna enfin quelques mots d’explication.

Il paraît que les différentes plaisanteries que j’avais imaginées pour exciter les terreurs paniques de Morris avaient fait une vive impression sur son imagination ; c’était la base sur laquelle son accusation reposait ; c’était ce qui avait fait travailler sa tête, et il avait cru voir dans un simple badinage un complot prémédité. Il paraît aussi que le jour même que je le quittai, il avait été arrêté dans un endroit solitaire par deux hommes masqués, bien montés et armés jusqu’aux dents, qui lui avaient enlevé son cher compagnon de voyage, le portemanteau.

L’un d’eux, à ce qu’il lui sembla, avait beaucoup de mon air et de ma tournure, et pendant qu’ils se consultaient entre eux, il crut entendre l’autre lui donner le nom d’Osbaldistone. La déclaration portait encore qu’ayant pris des informations sur les principes de la famille qui portait ce nom, ledit déclarant avait appris qu’ils étaient des plus équivoques, le ministre presbytérien chez qui il s’était arrêté après sa funeste rencontre lui ayant fait entendre que tous les membres de cette famille n’avaient jamais cessé d’être papistes et jacobites depuis le temps de Guillaume le Conquérant.

D’après toutes ces puissantes raisons, il m’accusait d’être complice de l’attentat commis sur sa personne, ajoutant qu’il voyageait alors pour le gouvernement, qu’il était chargé de papiers importants et d’une somme considérable, dont la majeure partie consistait en billets de banque qu’il devait remettre, suivant ses instructions, à certaines personnes en place, et possédant la confiance du ministère en Écosse.

Ayant entendu cette accusation extraordinaire, je répondis que les circonstances sur lesquelles elle était fondée n’étaient pas de nature à pouvoir autoriser aucun magistrat à attenter à ma liberté. Je convins que je m’étais un peu amusé des terreurs de M. Morris, mais que, s’il avait eu le moindre bon sens, il eût vu dans ce badinage plutôt un motif de sécurité que de crainte. J’ajoutai que je ne l’avais pas retrouvé depuis l’instant de notre séparation, et que si le malheur dont il se plaignait lui était réellement arrivé, je n’avais pris aucune part à une action aussi indigne de mon caractère et du rang que je tenais dans la société : que l’un des voleurs s’appelât Osbaldistone, ou que ce nom eût été prononcé dans le cours de la conversation qu’ils tinrent ensemble, c’était une circonstance sans aucun poids. Quant à la défaveur qu’on voulait jeter sur mes principes, j’étais prêt à prouver à la satisfaction du juge, du clerc, et du témoin lui-même, que j’étais de la même religion que son ami le ministre presbytérien, que j’avais été élevé en sujet fidèle dans les principes de la révolution, et que, comme tel, je demandais la protection des lois, protection qui avait été assurée par ce grand événement.

Le juge s’agitait sur sa chaise, ouvrait sa tabatière, et semblait fort embarrassé, lorsque l’ancien procureur Jobson, avec toute la volubilité de sa profession, lut le règlement rendu dans la trente-quatrième année du règne d’Edouard III, par lequel les juges de paix sont autorisés à arrêter toutes personnes suspectes et à les mettre en prison. Le drôle tourna même mes propres aveux contre moi, disant que, puisque je convenais que j’avais pris le caractère d’un voleur ou d’un malfaiteur, je m’étais volontairement soumis aux soupçons dont je me plaignais, et que je m’étais exposé à la susdite accusation en revêtant ma conduite des couleurs et de la livrée du crime.

Je combattis son jargon et ses arguments avec autant d’indignation que de mépris, et je finis par dire que si ma parole ne suffisait pas, j’étais prêt à fournir caution, et que le juge ne pouvait pas rejeter ma demande sans encourir une grande responsabilité.

– Pardonnez-moi, mon bon monsieur, pardonnez-moi, dit l’insatiable clerc ; c’est un cas où l’accusé ne peut pas être admis à fournir caution ; car l’arrêté rendu dans la troisième année du règne d’Edouard III dit positivement...

M. Jobson allait encore nous fatiguer de ses citations judiciaires lorsqu’un domestique entra et lui remit une lettre. Il ne l’eut pas plus tôt parcourue qu’il s’écria avec ce ton d’importance d’un homme accablé d’affaires :

– Bon Dieu ! mais je n’aurai donc pas un instant de repos ?... Il faut que je sois de tous les côtés en même temps ?... En vérité, je n’y puis suffire... Je voudrais bien qu’on pût trouver quelque personne intègre pour m’aider dans l’exercice de mes fonctions.

– Dieu m’en préserve, dit le juge entre ses dents, c’est déjà bien assez d’un...

– La lettre que je reçois est pour une affaire pressante...

– Encore des affaires ! s’écria le juge alarmé.

– Celle-ci m’est personnelle, reprit gravement M. Jobson : le vieux Gaffer Rutledge de Grimes-Hill est cité à comparaître dans l’autre monde, et il m’envoie prier de mettre ordre à ses affaires dans celui-ci.

– Partez, partez vite, s’écria M. Inglewood, charmé du répit que l’absence de son clerc lui donnerait.

– Mais cependant, dit Jobson en revenant sur ses pas, si ma présence est nécessaire ici, j’aurai expédié le mandat d’arrêt en une minute, et le constable est en bas. Vous avez entendu, ajouta-t-il en baissant la voix, l’opinion de M. Rashleigh... Il parlait si bas que je n’entendis pas la fin de la phrase.

– Je vous dis que non, non et mille fois non, s’écria le juge : nous ne ferons rien jusqu’à votre retour... Allons, passez la bouteille, M. Morris. Ne vous laissez pas abattre M. Osbaldistone... et vous, ma rose du désert, un petit verre de vin pour ranimer les couleurs de vos jolies petites joues.

Diana sortit de la rêverie dans laquelle elle avait paru plongée pendant cette discussion. – Non, juge, répondit-elle en affectant une gaieté folâtre que son ton démentait, je craindrais de faire passer mes couleurs sur un endroit de ma figure où elles ne paraîtraient pas avec beaucoup d’avantage. Mais je ne vous en ferai pas moins raison ; et elle remplit un verre d’eau, qu’elle but précipitamment.

Quoique son agitation fût visible et qu’elle donnât de fréquents signes d’impatience, à peine y fis-je attention, car j’étais contrarié au dernier point des nouveaux obstacles qui empêchaient d’examiner sur-le-champ l’impertinente accusation qu’on m’avait intentée. Mais le juge ne voulait pas entendre parler d’affaires en l’absence de son clerc, incident qui paraissait lui causer autant de joie qu’un jour de congé à un écolier. Il continua à faire tous ses efforts pour égayer ses hôtes, qui, chacun par des raisons différentes, n’étaient pas fort disposés à partager sa bonne humeur. – Allons, maître Morris, vous n’êtes pas le premier homme qui ait été volé, je crois... Vos soupirs ne vous rendront pas ce que vous avez perdu... Et vous, M. Frank Osbaldistone, vous n’êtes pas le premier étourdi qui ait crié halte-là à un honnête homme. Il y avait Jack Winterfield, dans mon jeune temps, qui voyait la meilleure compagnie du comté. On ne rencontrait que lui aux courses de chevaux et aux combats de coqs. J’étais compère et compagnon avec Jack... Passez la bouteille, M. Morris : on s’altère à force de parler... Il n’y avait pas de jour que je ne vidasse une bouteille avec lui ; bonne famille, bon cœur, bon et honnête garçon, à l’exception de la peccadille qui causa sa mort... Nous boirons à sa mémoire, monsieur ; pauvre Jack Winterfield ! Et puisque nous parlons de lui et de ces sortes de choses, et puisque mon damné clerc nous a débarrassés de sa présence, et que nous pouvons causer librement entre nous, M. Osbaldistone, si vous m’en croyez, à votre place j’arrangerais cette affaire à l’amiable ; la loi est sévère, très sévère... Malgré toutes ses protections, le pauvre Jack a été pendu ; et pourquoi ? simplement pour avoir soulagé un gros fermier des environs, qui revenait d’un marché voisin, du prix de la vente de quelques bestiaux... Eh bien ! voilà M. Morris qui est un bon diable ; rendez-lui son portemanteau, et qu’il n’en soit plus question.

Les yeux de Morris s’animèrent à cette proposition, et il commençait à bégayer l’assurance qu’il ne désirait la mort de personne, lorsque je coupai court à tout accommodement en me plaignant amèrement de l’insulte que me faisait le juge en paraissant me soupçonner coupable du crime que j’étais venu dans l’intention expresse de désavouer. Le juge ne savait trop que répondre, lorsqu’un domestique vint annoncer qu’un étranger demandait à parler à Son Honneur ; et la personne qu’il avait ainsi désignée entra dans la chambre sans plus de cérémonie.