I

 

 

Assise sur le bord de la route, les yeux fixés sur la charrette qui monte vers elle, Lena pense : « J'arrive de l'Alabama : un bon bout de route. A pied de l'Alabama jusqu'ici. Un bon bout de route. » Tout en pensant il n'y a pas encore un mois que je me suis mise en route et me voilà déjà en Mississippi. Jamais je ne m'étais trouvée si loin de chez nous. Jamais, depuis l'âge de douze ans, je ne m'étais trouvée si loin de la scierie de Doane

 

Elle n'avait même jamais été à la scierie de Doane avant la mort de son père et de sa mère. Cependant, sept ou huit fois par an, le samedi, elle allait à la ville dans la charrette. Vêtue d'une petite robe de confection, elle posait ses pieds nus à plat sur le fond de la charrette, et ses souliers, sur le siège, auprès d'elle, enveloppés dans un morceau de papier. Elle mettait ses souliers juste au moment d'arriver à la ville. Quand elle fut plus grande, elle demandait à son père d'arrêter la charrette aux abords de la ville afin qu'elle pût descendre et continuer à pied. Elle ne disait pas à son père pourquoi elle désirait marcher au lieu d'aller en voiture. Il croyait que c'était à cause des rues bien unies, à cause des trottoirs. Mais c'était avec l'idée qu'en la voyant à pied, les gens qui la croisaient seraient tentés de croire qu'elle aussi habitait la ville.

Elle avait douze ans quand son père et sa mère moururent, le même été, dans une maison en rondins composée de trois pièces et d'un vestibule. Il n'y avait pas de moustiquaires aux fenêtres. La chambre où ils moururent était éclairée par une lampe à pétrole qu'enveloppait un vol d'insectes tourbillonnants ; plancher nu, poli comme du vieil argent par le frottement des pieds nus. Elle était la plus jeune des enfants vivants. Sa mère mourut la première : « Prends soin du père », dit-elle. Et Lena le fit. Puis, un jour, son père lui dit : « Tu vas aller à la scierie de Doane avec McKinley. Prépare-toi à partir. Sois prête quand il arrivera. » Et il mourut. McKinley, le frère, arriva dans une charrette. On enterra le père, un après-midi, sous les arbres, derrière une église de campagne, et on posa une planche de sapin en guise de pierre tombale. Le lendemain matin, elle partit pour la scierie de Doane, dans la charrette, avec McKinley. Et, peut-être, à ce moment-là, ne soupçonnait-elle pas qu'elle s'en allait pour toujours. La charrette avait été prêtée, et le frère avait promis de la rendre à la tombée de la nuit.

Le frère travaillait à la scierie. Tous les hommes du village travaillaient à la scierie ou pour elle. On y sciait des sapins. Il y avait sept ans qu'elle était là, et, dans sept ans, toute la région se trouverait déboisée. Alors, une partie du matériel et la plupart des hommes qui la faisaient marcher, n'existant que pour elle ou à cause d'elle, seraient chargés dans des wagons de marchandises et transportés ailleurs. Mais une partie du matériel serait laissée sur place, car on pouvait toujours acheter des pièces de rechange en paiements échelonnés — grandes roues immobiles, décharnées, fixant le ciel avec un air d'étonnement profond, parmi des monceaux de briques, de ronces embroussaillées ; chaudières calcinées, dressant d'un air entêté, surpris et hébété, leurs tuyaux qui ne fumaient plus et se rouillaient au milieu d'un paysage hérissé de souches d'arbres, paysage de désolation, calme, paisible, inculte, terre tombée en friche, où, lentement, des ravines engorgées et rougeâtres se creusent sous les longues pluies tranquilles de l'automne et la fureur galopante des équinoxes de printemps. Et le jour viendrait où le hameau qui, même au temps de sa prospérité, ne figurait pas sur l'annuaire des P. T. T., finirait par être oublié même par les accapareurs pouilleux qui auront achevé de démolir les hangars pour les brûler dans les fourneaux de leurs cuisines et, l'hiver, dans leurs cheminées.

Il n'y avait guère plus de cinq familles à l'époque où Lena arriva. Il y avait une voie de chemin de fer et une gare qu'un train mixte, une fois par jour, traversait en hurlant. On pouvait faire arrêter ce train au moyen d'un drapeau rouge, mais, le plus souvent, il sortait des collines déboisées avec la soudaineté d'une apparition et, gémissant comme une âme en peine, il traversait ce petit embryon de village comme la perle oubliée d'un collier brisé. Elle avait vingt ans de moins que son frère. Elle se le rappelait à peine quand elle vint habiter avec lui. Il logeait dans une maison en bois brut, de quatre pièces, avec sa femme que les grossesses et les soucis de la maternité épuisaient. Chaque année, pendant près de six mois, la belle-sœur était soit au lit, soit en convalescence. Pendant ce temps, Lena tenait le ménage et s'occupait des autres enfants. Plus tard, elle se dit à elle-même : « M'est avis que c'est pour ça que j'en ai attrapé un, moi-même, si vite. »

Elle couchait dans un appentis, derrière la maison. Il n'y avait qu'une fenêtre qu'elle apprit à ouvrir et à fermer dans l'obscurité, sans faire de bruit, bien qu'elle partageât l'appentis d'abord avec l'aîné de ses neveux, puis avec les deux aînés, puis avec les trois. Ce n'est qu'au bout de huit ans qu'elle ouvrit la fenêtre pour la première fois. Elle ne l'avait pas ouverte douze fois qu'elle s'apercevait déjà qu'elle aurait bien mieux fait de ne jamais l'ouvrir. Elle se dit en elle-même : « Voilà bien ma chance. »

La belle-sœur le dit à son frère. Il remarqua alors son changement de silhouette, chose qu'il aurait dû remarquer depuis longtemps déjà. C'était un homme dur. La sueur de son front avait entraîné avec elle la douceur, la mansuétude, la jeunesse (il avait juste quarante ans), et presque tout le reste, ne lui laissant qu'une sorte d'énergie entêtée, désespérée, et l'austère héritage de l'orgueil de son sang. Il la traita de putain. Il accusa le vrai coupable (les jeunes célibataires ou les Casanovas du rabot étaient, du reste, encore bien moins nombreux que les familles), mais elle ne voulut pas l'admettre bien que l'homme fût parti depuis six mois déjà. Elle se contentait de répéter obstinément : « Il m'enverra chercher. Il m'a dit qu'il m'enverrait chercher » ; inébranlable, moutonnière, vivant sur cette réserve de patiente et constante fidélité qu'escomptent les Lucas Burches, même quand ils n'ont point l'intention d'être là le jour où elle deviendra nécessaire. Quinze jours plus tard, elle sortit encore par la fenêtre. Ce fut un peu difficile, cette fois-là. « Si c'avait été aussi difficile, il y a quelques mois, m'est avis que j’ n'aurais pas à le faire maintenant », pensa-t-elle. Elle aurait pu sortir par la porte, en plein jour. Personne ne l'en aurait empêchée. Elle le savait peut-être, mais elle préféra sortir la nuit, par la fenêtre. Elle emportait un éventail en feuille de palmier et un petit baluchon soigneusement noué dans un mouchoir de couleur. Il contenait, entre autres choses, trente-cinq cents, en pièces de cinq et de dix cents. Elle était chaussée de souliers qui avaient appartenu à son frère et que celui-ci lui avait donnés. Ils étaient presque neufs car, ordinairement, ni elle ni son frère ne portaient de souliers. Quand elle sentit sous ses pieds la poussière de la route, elle enleva ses souliers et les porta à la main.

Il y avait bientôt quatre semaines qu'elle marchait ainsi. Derrière elle, ces quatre semaines, la sensation de lointain, s'allongent comme un couloir paisible, pavé d'une confiance tranquille et ferme, et empli de figures, de voix anonymes et cordiales : Lucas Burch ? Je ne connais pas. Je ne connais personne de ce nom-là par ici. Cette route ? Elle va à Pocahontas. Il est peut-être là-bas. C'est possible. Voilà une charrette qui s'en va par là. Elle vous y conduira Derrière elle, maintenant, se déroule une longue et monotone succession de changements réguliers et paisibles de jours en nuits, de nuits en jours, à travers lesquels elle a avancé, obstinément, dans des charrettes anonymes, identiques, comme à travers des réincarnations successives de roues grinçantes, d'oreilles basses, comme quelque chose qui avancerait toujours, et sans faire de progrès, aux flancs d'une urne.

La charrette qui gravit la côte s'approche d'elle. Lena l'a dépassée, dans le bas de la route, à un mille de là. Elle stationnait sur le bord de la route. Les mules dormaient dans les brancards, la tête pointée dans la direction où Lena avançait. Elle l'a vue, et elle a vu aussi les deux hommes accroupis près de la grange, derrière la barrière. Elle a jeté un coup d'œil sur la charrette et sur les hommes, un coup d'œil unique, circulaire, rapide, innocent et profond. Elle ne s'est pas arrêtée. Vraisemblablement, les hommes, derrière la barrière, n'ont pas même remarqué qu'elle les avait regardés, eux et la charrette. Elle ne s'est pas retournée non plus. Elle a disparu, lentement, ses souliers délacés autour de ses chevilles. Au bout d'un mille, quand elle est arrivée au sommet de la côte, elle s'est assise sur le bord du fossé, les pieds dans le fossé sans profondeur, et elle a enlevé ses souliers. Au bout d'un moment, elle a commencé à entendre la charrette. Elle l'a entendue pendant quelque temps, puis la charrette a paru à mi-côte.

Faute d'huile, le bois et le métal, rongés par les intempéries, grincent et brimballent, aigus et secs, lentement, terriblement ; série de détonations sèches, indolentes, portant à six cents mètres dans le chaud silence, tranquille et balsamique, de cette après-midi d'août. Bien que les mules peinent, dans une sorte d'hypnose constante et inflexible, la charrette a l'air de ne pas avancer. Elle semble, tant son avance est infime, suspendue à mi-chemin, pour toujours, comme une perle défraîchie sur le fil rougeâtre de la route. Et cela est si vrai que, tout en la surveillant, l'œil la perd quand la vue et les sens lentement s'embuent et s'estompent, comme la route elle-même, avec la succession paisible et monotone des nuits et des jours, comme un fil déjà mesuré qu'on peloterait à nouveau sur une bobine. Si vrai qu'on dirait enfin que, du fond d'une région triviale, insignifiante, par delà même toute idée de distance, le son en semble arriver, lent, terrible, dénué de sens, comme un double qui précéderait de six cents mètres son propre corps. « J’ peux l'entendre de si loin avant de la voir », pense Lena. Elle se voit déjà en route, dans la charrette, tout en pensant et ça sera comme si je roulais dans la charrette cinq cents mètres avant d'y monter, avant qu'elle arrive même à l'endroit je me trouve, et après que j'en serai descendue, elle s'éloignera avec moi dedans, pendant cinq cents mètres encore elle attend, sans même regarder la charrette maintenant, tandis que ses pensées s'enchaînent, oisives, rapides, aisées, emplies de figures, de voix cordiales : Lucas Burch ? Vous dites que vous avez cherché à Pocahontas ? Cette route ? elle mène à Springvale. Attendez ici. Il va bien passer une charrette qui vous fera faire un bout de chemin pensant : « Et, s'il va jusqu'à Jefferson, Lucas Burch pourra m'entendre arriver avant même de pouvoir me voir. Il entendra la charrette, mais il ne saura pas. Il y aura donc quelqu'un qui sera dans ses oreilles avant d'être dans ses yeux. Et alors, il me verra, et il sera tout troublé. Et il en aura deux alors dans les yeux avant d'avoir pu même se rappeler. »

 

 

Accroupis à l'ombre, contre le mur de l'écurie de Winterbottom, Armstid et Winterbottom l'ont vue passer sur la route. Ils ont vu tout de suite qu'elle était jeune et enceinte, et qu'elle n'était pas du pays.

— J' me demande où elle a bien pu attraper ce bedon, dit Winterbottom.

— J' me demande depuis combien de temps elle le promène, dit Armstid.

— En visite chez quelqu'un dans le bas de la route, m'est avis.

— J' crois pas. J' l'aurais entendu dire. C'est point non plus quelqu'un de chez nous. J'en aurais entendu parler.

— M'est avis qu'elle sait où elle va, dit Winterbottom. De la façon qu'elle marche, elle en a bien l'air.

— Elle n' tardera point à avoir de la compagnie, dit Armstid.

La femme s'était éloignée, lentement, alourdie par un fardeau sur la nature duquel on ne pouvait se tromper. Ni l'un ni l'autre ne l'avaient vue jeter un seul regard vers eux, tandis qu'elle passait dans sa robe informe d'un bleu passé, tenant, d'une main, son éventail en palme, de l'autre, son petit baluchon.

— Elle ne vient point de près d'ici, dit Armstid. De la façon qu'elle marche, on voit qu'il y a un bout de temps qu'elle le fait et qu'elle a encore un bon bout de route à parcourir.

— Elle doit venir voir quelqu'un par là, dit Winterbottom.

— M'est avis que je l'aurais entendu dire, dit Armstid.

La femme s'éloignait. Elle ne s'était pas retournée. Arrivée au sommet de la côte, elle disparut, enflée, lente, résolue, sans hâte ni fatigue, comme la progression même de l'après-midi. Elle disparut aussi de leur conversation, peut-être aussi de leur esprit. Parce qu'au bout d'un instant, Armstid dit ce qu'il était venu dire. Il était déjà venu deux fois pour dire cela, ce qui représentait, chaque fois, cinq milles eu charrette et trois heures employées à cracher, accroupi, à l'ombre, contre le mur de la grange de Winterbottom, avec cette lente indécision des gens de son espèce pour qui le temps ne compte pas. C'était pour débattre le prix d'un scarificateur que Winterbottom désirait vendre. Finalement, Armstid regarda le soleil et offrit le prix que, trois nuits auparavant, étendu dans son lit, il avait décidé d'offrir :

— J'en connais un à Jefferson, que je pourrais avoir pour ce prix-là, dit-il.

— M'est avis que vous feriez mieux de l'acheter, dit Winterbottom. Ça m'a l'air d'une bonne occasion.

— Pour sûr, dit Armstid.

Il cracha, regarda de nouveau le soleil et se leva :

— Allons, m'est avis que j' ferais mieux d' m'en retourner chez nous.

Il monta dans sa charrette et réveilla ses mules. Ou plutôt, il les mit en marche, car, seuls, les nègres peuvent dire quand les mules dorment ou non. Winterbottom le suivit jusqu'à la barrière sur laquelle il s'accouda :

— Dame oui, dit-il. Sûr que j' prendrais ce scarificateur à ce prix-là. Si vous l’ prenez point, j'ai comme idée d'aller l'acheter moi-même. Et le gars à qui il appartient, il n'aurait pas une paire de mules à vendre, des fois, dans les cinq dollars ?

— Pour sûr, dit Armstid.

Il s'éloigne. La charrette retombe dans son lent tintamarre, consommateur de kilomètres. Lui non plus ne se retourne pas, et, sans doute, il ne regarde pas non plus devant lui, car il ne remarque la femme assise dans le fossé, sur le bord de la route, que lorsque la charrette a presque atteint le sommet de la côte. A l'instant où il reconnaît la robe bleue, il ne peut dire si elle a jamais vu la charrette. Et personne non plus n'aurait pu deviner s'il avait jamais vu la femme, à les voir s'approcher l'un de l'autre, sans apparence de progrès, tandis que la charrette se traîne implacablement vers elle, enveloppée dans sa lente et palpable auréole de somnolence, de poussière rouge dans laquelle les pieds sûrs des mules se meuvent comme en rêve, au rythme épars des harnais cliquetant et du souple sautillement des oreilles de lièvre. Quand elles s'arrêtent, les mules ne sont toujours ni endormies ni éveillées.

Par-dessous une capeline d'un bleu fané, déteinte maintenant par autre chose que l'eau et le savon du lavoir, elle le regarde tranquillement, aimablement, jeune, accorte, candide, amicale et alerte. Elle ne bouge pas encore. Sous la robe fanée, du même bleu déteint, son corps déformé est immobile. L'éventail et le ballot sont sur ses genoux. Elle ne porte pas de bas. Ses pieds nus reposent l'un près de l'autre dans le fossé. Près d'eux, les deux lourds souliers masculins ne sont pas plus inertes, sous leur poussière. Dans la charrette arrêtée, Armstid est assis, voûté, les yeux décolorés. Il voit que l'éventail est soigneusement bordé du même bleu déteint que la capeline et la robe.

— Jusqu'où c'est-il que vous allez ? dit-il.

— Je tâchais d'avancer un brin avant la nuit, dit-elle.

Elle se lève et prend ses souliers. Elle grimpe sur la route lentement, mais avec décision, puis elle s'approche de la charrette. Armstid ne descend pas l'aider. Il se contente de maintenir l'attelage immobile tandis qu'elle se hisse lourdement sur la roue et pose ses souliers sous le siège. Et la charrette repart.

— Je vous remercie, dit-elle. A marcher comme ça, à pied, on se fatigue.

Vraisemblablement, Armstid ne l'a jamais bien regardée. Et pourtant, il a déjà remarqué qu'elle ne porte pas d'alliance. Il ne la regarde pas maintenant. La charrette a repris son lent tintamarre.

— Vous venez de loin ? dit-il.

Elle souffle. Ce n'est pas tant un soupir qu'une expiration paisible, comme pour traduire un paisible étonnement. — Un bon bout de route, à ce qu'il me semble maintenant. Je viens de l'Alabama.

— De l'Alabama ? Dans votre position ? Où est votre famille ?

Elle ne le regarde pas non plus. — Je m'en vas le retrouver, par là. Peut-être bien que vous le connaissez. Il s'appelle Lucas Burch. Là-bas, on m'a dit qu'il était à Jefferson, employé dans une scierie.

— Lucas Burch ? Le ton d'Armstid est presque identique au sien. Ils sont assis, côte à côte, sur le siège défoncé, aux ressorts cassés. Il peut voir les mains de la femme sur ses genoux, et son profil sous la capeline. Il voit cela du coin de l'œil. Elle semble surveiller la route qui se déroule entre les oreilles souples des mules. — Et vous avez fait tout ce chemin, comme ça, toute seule, à pied, rien que pour te retrouver ?

Elle reste un moment sans répondre. Puis elle dit : — Les gens ont été bons. Ils ont eu bien de la bonté, pour sûr.

— Même les femmes ?

Du coin de l'œil, il observe son profil en songeant J' sais pas ce que Martha va dire songeant : « Pour sûr que j' sais bien ce que Martha va dire. M'est avis que, des fois, les femmes peuvent être bonnes sans être vraiment compatissantes. Les hommes aussi, peut-être. Mais il n'y a que les mauvaises femmes pour savoir être compatissantes envers une autre femme qui a besoin de compassion. Oui, je sais. Je sais exactement ce que Martha va dire

Elle est assise un peu en avant, très tranquille, le profil très tranquille, la joue... — C'est drôle, dit-elle.

— Que les gens, en voyant une jeune femme inconnue courir les routes dans votre position, comprennent que son mari l'a abandonnée ?

Elle ne bouge pas. La charrette, maintenant, suit une sorte de rythme. Son bois usé, sans huile, ne fait plus qu'un avec la lente après-midi, avec la route et la chaleur.

— Et vous pensez le retrouver là-bas ?

Elle ne bouge pas. Elle semble surveiller la route, lente entre les oreilles des mules, la distance peut-être, taillée en forme de route, définie.

— M'est avis que j' le trouverai. Ça ne sera pas difficile. Il sera là où les gens se réunissent, là où qu'on rit, où qu'on plaisante. Il n'était jamais en retard pour ça.

Armstid grogne, d'un ton brusque, sauvage. — Hue, les mules ! dit-il. Il se dit à lui-même, mi en pensée, mi à voix haute : « M'est avis qu'elle a raison. Probable que le gars va s'apercevoir qu'il s'est trompé le jour où il s'est arrêté de ce côté-ci de l'Arkansas ou même du Texas. »

Le soleil baisse. Il n'est plus qu'à une heure au-dessus de l'horizon, au-dessus de la tombée rapide de la nuit d'été. L'allée part de la route, plus calme encore que la route elle-même. — Nous v' là arrivés, dit Armstid.

Tout de suite, la femme remue. Elle se penche et prend ses souliers. Elle semble ne pas même vouloir retarder la voiture, le temps de les mettre.

— J' vous suis bien obligée, dit-elle. Ça m'a aidé.

La charrette s'arrête à nouveau. La femme s'apprête à descendre.

— Même si vous arrivez au magasin de Varner avant la nuit, vous serez encore à douze milles de Jefferson, dit Armstid.

Gauchement, elle tient, d'une main, ses souliers, son baluchon, son éventail. Elle garde l'autre main libre pour s'aider à descendre. — M'est avis qu'il vaut mieux que je continue, dit-elle.

Armstid ne la touche pas. — Venez donc passer la nuit à la maison, dit-il. Il y a des femmes. Il y a une femme qui pourra... si vous... Allons, venez. Je vous conduirai chez Varner demain matin, à la première heure. Il y aura sûrement des gens qui iront là-bas, le samedi. Il ne va point vous échapper cette nuit. Si tant est qu'il est à Jefferson, il y sera bien encore demain.

Elle est assise, tranquille, ses affaires dans une main, prête à descendre. Elle regarde devant elle, là où la route tourne et s'éloigne, zébrée d'ombres. — M'est avis que j'ai bien encore quelques jours.

— Pour sûr. Vous avez tout le temps. Seulement, d'un moment à l'autre, vous pourriez bien vous trouver avec un compagnon qui ne saura point marcher tout seul. Venez à la maison avec moi.

Il fait démarrer ses mules sans attendre la réponse. La charrette s'engage dans l'allée, la route sombre. La femme se renfonce sur le siège, sans lâcher son éventail, son baluchon ni ses souliers.

— J' voudrais point être redevable, dit-elle. J' voudrais point déranger.

— Mais non, dit Armstid, venez avec moi. Venez.

Pour la première fois, les mules, d'elles-mêmes, marchent vite.

— Elles sentent le maïs, dit Armstid qui pense : « C'est bien là où on reconnaît la femme. Elle serait la première à débiner une autre femme, mais elle se promènera sans honte devant tout le monde parce qu'elle sait que les gens, les hommes, la protégeront. Elle ne s'occupe pas des autres femmes. Ce n'est pas une femme qui l'a mise dans ce qu'elle n'appelle même pas de l'embarras. Parfaitement. Qu'une d'elles se marie ou se trouve dans l'embarras sans être mariée, et aussitôt vous la verrez sortir de sa race, quitter le sexe féminin et passer le reste de son existence à essayer de se rallier à la race des hommes. C'est pour ça qu'elles prisent, qu'elles fument, qu'elles réclament le droit de vote. »

Quand, pour atteindre la remise, la charrette passe devant la maison, sa femme surveille de la porte d'entrée. Il ne regarde pas dans cette direction. Il n'a pas besoin de regarder pour savoir qu'elle sera là, qu'elle est là. « Oui, pense-t-il, avec une mélancolique ironie, tandis qu'il fait tourner les mules par la grille ouverte, je sais exactement ce qu'elle va dire. Sûr que je le sais, exactement. » Il arrête la charrette. Il n'a pas besoin de regarder pour savoir que sa femme est dans la cuisine, maintenant, qu'elle ne regarde plus, qu'elle attend. Il arrête la charrette :

— Allez à la maison, dit-il. (Il est déjà descendu et la femme descend, lentement, de cet air décidé qui semble écouter en dedans.) Quand vous rencontrerez quelqu'un, ce sera Martha. Dès que j'aurai pansé mes bêtes, je vous rejoindrai.

Il ne la regarde pas traverser la cour et se diriger vers la cuisine. Ce n'est pas nécessaire. Pas à pas, il la suit, il franchit avec elle la porte de la cuisine, s'approche de la femme qui, maintenant, surveille la porte de la cuisine exactement comme, de la porte d'entrée, elle a, tout à l'heure, regardé passer la charrette. « M'est avis que je sais exactement ce qu'elle va dire », pense-t-il.

Il dételle ses mules, il les fait boire, les mène à l'écurie et leur donne à manger. Puis il va dans le pré chercher les vaches pour les faire rentrer. Ensuite, il va à la cuisine. Elle est toujours là, la femme grise avec son visage froid, dur, irascible, la femme qui, en six ans, lui a donné cinq enfants dont elle a fait des hommes et des femmes. Elle n'est point oisive. Il ne la regarde pas. Il se rend à l'évier, prend le seau, verse de l'eau dans une bassine et retrousse ses manches.

— Elle s'appelle Burch, dit-il. Du moins elle dit que c'est comme ça qu'il s'appelle, le gars qu'elle cherche, Lucas Burch. Dans le bas de la route, on lui a dit qu'il se trouve à Jefferson à c' t' heure.

Le dos tourné, il commence à se laver. — Elle arrive de l'Alabama. Elle a fait tout ce chemin à pied, et toute seule, qu'elle dit.

Mrs. Armstid ne regarde point autour d'elle. Elle est occupée à la table.

— Elle va cesser d'être seule pour un bon bout de temps avant de revoir l'Alabama, dit-elle.

— Ou ce gars, Burch, aussi peut-être bien. (Il est très occupé à l'évier avec l'eau et le savon. Et il peut sentir qu'elle le regarde, qu'elle lui regarde la nuque, les épaules, sous la chemise bleue que la sueur a déteinte.) Elle dit que quelqu'un, en bas, chez Samson, lui a dit qu'il y avait un gars nommé Burch, ou quelque chose comme ça, qui travaille dans la scierie, à Jefferson.

— Elle espère le trouver là-bas, en train de l'attendre... avec la maison toute meublée !

Au son de sa voix, il ne saurait dire à présent si elle le regarde ou non. Il s'essuie avec un sac à farine fendu en deux. — Et elle le trouvera peut-être. Si c'est qu'il veut la plaquer, m'est avis qu'il va s'apercevoir qu'il a fait une belle gaffe en s'arrêtant avant d'avoir mis le Mississippi entre eux deux.

Et maintenant, il sait qu'elle le regarde : la femme grise, ni grosse ni maigre, dure à l'homme, dure à l'ouvrage, brusque et sauvage dans sa pratique robe grise, les mains sur les hanches, le visage semblable à ceux des généraux vaincus dans la bataille.

– Ah ! vous, les hommes ! dit-elle.

— Qu'est-ce que tu veux y faire ? La mettre dehors ? La faire coucher dans la grange, peut-être bien ?

— Ah ! les hommes, dit-elle, les fichus hommes !

 

 

Elles entrent ensemble dans la cuisine, bien que Mrs. Armstid marche devant. Elle va droit au fourneau. Lena reste debout près de la porte. Elle a la tête découverte à présent. Ses cheveux sont bien peignés. Sa robe bleue, elle-même, semble rafraîchie, reposée. Elle regarde Mrs. Armstid qui, au fourneau, entrechoque les ronds de métal et manie les morceaux de bois avec la brusquerie sauvage d'un homme.

— J'aimerais bien aider, dit Lena.

Mrs. Armstid ne tourne pas la tête. Elle fourgonne rageusement dans son fourneau.

— Faites-moi le plaisir de rester où vous êtes. Si vous vous dispensez à présent de rester sur vos jambes, ça retardera peut-être le moment où il faudra que vous vous mettiez sur le dos.

— Ça serait bien de la bonté de me laisser aider.

— Vous allez rester où vous êtes. Voilà trente ans que je fais ça, trois fois par jour. Le temps où j'avais besoin qu'on m'aide est passé. (Elle s'affaire devant son fourneau, sans se retourner.) Armstid dit que vous vous appelez Burch.

— Oui, dit l'autre.

Sa voix est grave maintenant, paisible. Elle se tient bien tranquille, les mains immobiles sur les genoux. Et Mrs. Armstid ne tourne pas la tête non plus. Elle est toujours occupée à son fourneau. Il semble demander une attention incompatible avec la sauvagerie qu'elle a déployée pour allumer le feu. Il semble demander autant d'attention qu'une montre de prix.

— Vous vous appelez déjà Burch ? dit Mrs. Armstid.

La jeune femme ne répond pas tout de suite. Mrs. Armstid ne fourgonne plus, mais elle tourne toujours le dos à la jeune femme. Elle se retourne alors. Elles se regardent, soudain nues, s'observant l'une l'autre : la jeune femme sur sa chaise, avec ses cheveux lisses et ses mains inertes sur ses genoux, la vieille femme à demi tournée, près du fourneau, immobile aussi, avec une mèche rebelle de cheveux gris à la base du crâne et un visage qu'on dirait taillé dans du grès. Et la plus jeune se met à parler :

— J' vous ai point dit la vérité. J' m'appelle pas encore Burch. J' m'appelle Lena Grove.

Elles se regardent. La voix de Mrs. Armstid n'est ni froide ni chaude. Elle n'est rien. — Et vous voulez le rejoindre pour pouvoir vous appeler Burch avant qu'il ne soit trop tard. C'est pas ça ?

Lena a baissé les yeux, comme pour surveiller ses mains sur ses genoux. Sa voix est calme, bourrue. Et cependant elle est sereine : — M'est avis que j' n'ai pas besoin que Lucas me fasse des promesses. C'est pas autre chose que la malchance qui l'a obligé à partir. Ses affaires n'ont pas tourné de façon à ce qu'il puisse me faire venir comme il en avait l'intention. M'est avis que lui et moi, on n'avait pas besoin de se faire des promesses. Quand il s'est aperçu, cette nuit-là, qu'il faudrait qu'il parte, il...

— Il s'est aperçu quelle nuit ? La nuit que vous lui avez parlé du petit gars ?

L'autre reste un moment sans répondre. Son visage est calme comme de la pierre, mais sans dureté. S'il est revêche, il n'est pas sans douceur ; il reflète une lumière intérieure, calme, tranquille, pleine d'un détachement sans raison. Mrs. Armstid l'observe. Lena parle sans regarder l'autre femme :

— On lui avait dit un mot de ce départ possible, bien avant ça. Mais il ne me l'avait point dit plus tût pour ne pas m'inquiéter. Dès qu'il a su qu'il faudrait qu'il parte, il a compris qu'il vaudrait mieux qu'il s'en aille, qu'il pourrait mieux réussir dans un endroit où le contremaître ne serait pas tout le temps après lui. Mais, il retardait toujours. Mais, quand je me suis trouvée comme ça, nous n'avons pas pu retarder plus longtemps. Le contremaître était toujours après Lucas, parce qu'il ne l'aimait pas, parce que Lucas était jeune et plein d'entrain, tout le temps, et parce que le contremaître voulait la place de Lucas pour la donner à un de ses cousins. Mais, il n' voulait rien m'en dire pour n' pas m'inquiéter. Mais, quand j' me suis trouvée comme ça, nous n'avons pas pu attendre davantage. C'est moi qui lui ai dit de partir. Il m'a dit qu'il resterait si j' voulais, quand même que le contremaître le traiterait mal. Mais je lui ai dit de s'en aller. Même alors, il ne voulait pas partir. Mais je lui ai dit de le faire. De m'envoyer un mot seulement quand il voudrait que j'aille le retrouver. Et puis, ses affaires n'ont pas tourné de façon qu'il puisse me faire venir comme il en avait l'intention. Faut le temps de s'installer quand on s'en va, comme ça, chez des étrangers. Il n' savait point ça, quand il est parti, qu'il lui faudrait plus de temps qu'il n' croyait pour s'installer. Surtout un jeune gars plein de vie comme Lucas, un gars qu'aime la compagnie et les réjouissances, un gars que les gens aiment bien aussi. Il ne savait pas qu'il lui faudrait plus de temps qu'il ne pensait parce qu'il est jeune et que les gens sont toujours après lui parce qu'il est toujours prêt à rire, à s'amuser, interférant avec son travail, malgré lui, parce qu'il n'a jamais aimé contrarier personne. Et je voulais qu'il s'amuse bien pour la dernière fois, parce que le mariage, c'est pas la même chose pour une femme comme pour un gars qu'est jeune, un gars qu'est jeune et plein d'entrain. Ça dure si longtemps, pour un gars qu'a de l'entrain. Vous ne croyez pas ?

Mrs. Armstid ne répond pas. Elle la regarde, assise sur sa chaise, avec ses cheveux lissés et ses mains tranquilles sur ses genoux, et sa douce figure rêveuse.

— Des fois, il se pourrait bien aussi qu'il m'ait déjà fait prévenir et que ça se soit perdu en chemin. Il y a un bon bout de route rien que d'ici en Alabama, et j' suis point encore à Jefferson. Je lui ai dit que j' comptais pas qu'il m'écrive, vu que les lettres, c'est pas son fort. « Quand tu seras prêt, t'auras qu'à me le faire dire par quelqu'un, qu' j'ai dit, moi, j' serai prête. » Ça m'ennuyait un peu, au début, après son départ, parce que j' m'appelais pas encore Burch et que mon frère et sa famille ne connaissaient pas Burch aussi bien que moi. Comment auraient-ils pu ? (Lentement, une expression de surprise, heureuse et douce, apparaît sur son visage, comme si elle venait de penser à quelque chose qu'elle ne savait même pas avoir ignoré jusque-là.) Comment auraient-ils pu ? Mais il fallait d'abord qu'il s'installe. C'est lui qui aurait tout l'ennui de se trouver au milieu d'étrangers, et moi, j' n'avais à m'inquiéter de rien sauf d'attendre pendant que lui avait tout l'ennui et l'embarras. Mais, au bout d'un certain temps, m'est avis que j'étais trop occupée à mener ce petit gars jusqu'au bout pour m'inquiéter de mon nom et de ce que les gens pensaient. Mais, moi et Lucas, on n'a pas besoin de promesse entre nous. C'est quelque chose d'imprévu qu'a dû arriver, ou bien il m'a fait dire et ça s'est perdu. Alors, comme ça, un jour, j'ai décidé qu’ j'attendrais pas plus longtemps.

— Comment avez-vous su de quel côté vous diriger, quand vous êtes partie ?

Lena contemple ses mains. Elles remuent maintenant et plissent, dans une rêverie absorbée, un pan de la jupe. Nulle défiance, nulle timidité. Un simple réflexe distrait de la main, sans doute.

— Je demandais tout le temps. Avec un garçon comme Lucas, qu'est jeune et plein de vie, qui se lie facilement et vite, je savais bien que partout où il serait passé, les gens se souviendraient de lui. Alors, je demandais partout. Et les gens ont eu bien de la bonté. Et puis, ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il y a deux jours, sur la route, on m'a dit qu'il était à Jefferson, employé dans la scierie.

Mrs. Armstid regarde le visage incliné. Elle a les mains sur les hanches et elle regarde la jeune femme avec une expression de mépris froid et impersonnel.

— Et vous croyez qu'il y sera, quand vous arriverez ? En admettant qu'il y ait jamais été. Qu'en apprenant que vous êtes dans la même ville que lui, il y sera encore à l'heure où le soleil se couche ?

Le visage penché de Lena est grave et tranquille. Sa main s'est arrêtée. Elle repose, immobile, sur les genoux, comme si elle y était morte. Sa voix est calme, tranquille, obstinée :

— M'est avis que, pour l'arrivée d'un petit gars, toute la famille doit être réunie. Surtout pour le premier. M'est avis que le Seigneur y pourvoira.

 

 

— Et m'est avis qu'il y sera bien forcé, dit Mrs, Armstid brusquement, avec violence.

Armstid est au lit, la tête un peu relevée. Il la regarde qui se penche, toute habillée, dans la lumière de la lampe, et fouille rageusement dans un tiroir. Elle en sort une boîte en métal et l'ouvre avec une clef suspendue à son cou, et elle prend un sac en toile qu'elle ouvre, et elle en sort un petit coq en porcelaine avec une fente dans le dos. Des pièces y tintent quand elle le prend et le renverse et le secoue violemment au-dessus de la commode, faisant tomber de la fente une maigre pluie de petite monnaie. Armstid, de son lit, la regarde :

— Qu'est-ce que tu veux faire de l'argent de tes œufs, à c' t' heure de la nuit ? dit-il.

— Il est à moi, je suppose. J' peux bien en faire ce que je veux. (Elle se penche sous la lampe, le visage dur, amer.) Dieu sait que c'est moi qui ai peiné pour les élever. Toi, t'as jamais levé le petit doigt.

— Pour sûr, dit-il, m'est avis qu'il n'y a pas un chrétien dans le pays qui oserait te disputer tes poules, à part les opossums et les serpents. Ce coq non plus, ajoute-t-il.

En effet, se baissant brusquement, elle arrache un de ses souliers et frappe la tirelire de porcelaine d'un seul coup qui l'écrase. De son lit, allongé, Armstid la regarde ramasser les pièces éparses au milieu des tessons. Elle les met, avec les autres, dans le sac qu'elle noue et renoue trois ou quatre fois, d'un geste définitif et rageur.

— Tu lui donneras ça, dit-elle. Et, dès que le soleil sera levé, tu attelleras et tu l'emmèneras d'ici. Conduis-la jusqu'à Jefferson, si tu veux.

— M'est avis que chez Varner elle pourra trouver quelqu'un pour la conduire, dit-il

 

 

Mrs. Arsmtid se leva avant l'aube et prépara le déjeuner. Il était sur la table quand Armstid revint de traire les vaches.

— Va lui dire de venir manger, dit Mrs. Armstid.

Quand il rentra dans la cuisine avec Lena, Mrs. Armstid était partie. Lena jeta un coup d'œil autour de la salle, marquant, sur le seuil de la porte, un temps d'arrêt (moins qu'un arrêt), la figure figée dans une expression prête au sourire, prête aux paroles, à des paroles préparées d'avance, Armstid en était sûr. Mais elle ne dit rien ; l'arrêt était moins qu'un arrêt.

— Mangeons avant de partir, dit Armstid. Vous avez encore un bon bout de route à faire.

Il la regardait manger avec cette même dignité tranquille et cordiale qu'elle avait montrée, la veille au soir, à souper. Cependant, il y avait, à présent, dans cette dignité, une retenue polie et presque affectée qui la corrompait. Puis, il lui donna le sac de toile noué. Elle le prit, le visage heureux, chaud, bien que modérément surpris.

— Oh ! elle a bien de la bonté, dit-elle. Mais je n'en aurai pas besoin. J'suis presque arrivée.

— M'est avis que vous ferez mieux de le garder. M'est avis que vous avez dû vous apercevoir que Martha n'aime pas beaucoup qu'on n' fasse pas toutes ses volontés.

— C'est bien de la bonté, dit Lena.

Elle noua l'argent dans son baluchon et se coiffa de sa capeline. La charrette attendait. Comme ils descendaient l'allée, elle se retourna pour regarder la maison.

— Vous avez eu bien de la bonté, tous les deux, dit-elle.

— C'est elle qui l'a fait, dit Armstid. M'est avis qu' vous n' me devez rien, à moi.

— De toute façon, c'était bien de la bonté. Faudra que vous lui disiez adieu de ma part. J'espérais la voir moi-même, seulement...

— Pour sûr, dit Armstid. Elle devait être occupée quelque part. J' lui dirai.

Ils arrivèrent au magasin comme le soleil se levait. Déjà, les hommes accroupis crachaient sur les marches usées de la véranda. Ils la regardèrent descendre du siège de la charrette, lentement, avec précaution, son ballot et son éventail à la main. Cette fois encore, Armstid ne fit rien pour l'aider. Il dit du haut de son siège :

— Voici Mrs. Burch. Elle voudrait aller à Jefferson. Si quelqu'un y va aujourd'hui, elle serait bien obligée si on pouvait l'emmener.

Elle mit pied à terre dans ses lourds souliers poussiéreux. Elle leva les yeux vers lui, l'expression sereine, paisible. — Vous avez eu bien de la bonté, dit-elle.

— Bon, bon, dit Armstid, m'est avis que vous pourrez arriver à la ville, maintenant.

Il abaissa son regard vers elle, et il lui sembla alors qu'un temps interminable s'écoulait tandis qu'il observait sa langue occupée à chercher ses mots, pensant vite et tranquillement, pensées volantes Un homme. Tous les hommes. Ils laisseront échapper cent occasions de faire le bien pour une occasion de se mêler des affaires des autres sans qu'on le leur demande. Ils négligeront, ils oublieront de voir des opportunités, des occasions de richesse, de réputation, de bienfait et parfois même de méfait, mais ils ne manqueront jamais une occasion d'intervenir. Puis, sa langue trouva les mots, et il l'écoutait, aussi étonné peut-être que Lena l'était elle-même : — Seulement, moi, à votre place, je ne me fierais pas trop à... pas trop dans... » tout en pensant Elle ne m'écoute pas. Si elle pouvait entendre de tels mots, elle ne descendrait pas de cette charrette, seule, avec un ventre pareil, et cet éventail, et ce petit baluchon, en route vers un endroit qu'elle ne connaît pas, et à la recherche d'un homme qu'elle ne reverra jamais et qu'elle a déjà vu une fois de trop « si jamais vous repassez par ici, demain, ou même ce soir... »

— J' crois que tout va s'arranger, dit-elle. On m'a dit qu'il était là-bas.

Il fit tourner sa charrette et s'en revint, voûté, les yeux pâles, assis sur le siège défoncé, et il pense : « Ça n'aurait avancé à rien. Elle ne m'aurait point cru si elle m'avait entendu le lui dire, pas plus qu'elle ne croirait toutes les pensées dont elle a été le centre depuis... ça fait quatre semaines maintenant, a-t-elle dit. Pas plus qu'elle ne le sentira, ni le croira à présent. Et elle est là, assise sur la plus haute marche, les mains sur les genoux, avec ces gars accroupis qui crachent près d'elle, sur la route. Et elle n'a même pas attendu qu'ils l'interrogent pour se mettre à leur raconter, à leur parler de ce garçon, comme si elle n'avait jamais rien eu de particulier à cacher ou à dire, même quand Jody Varner ou un autre lui dira que ce garçon de la scierie, à Jefferson, s'appelle Bunch et non pas Burch. Et cela ne la tourmentera pas non plus. M'est avis qu'elle en sait plus long que Martha elle-même ; comme hier soir, quand elle a dit à Martha que le Seigneur prendrait soin de faire arriver ce qui est juste. »

 

 

Il a suffi d'une ou deux questions, et Lena, assise sur la plus haute marche, l'éventail et le baluchon sur ses genoux, raconte à nouveau son histoire avec la patiente et transparente récapitulation de l'enfant qui ment ; et les hommes, en salopette, l'écoutent tranquillement, accroupis autour d'elle.

— Ce garçon s'appelle Bunch, dit Varner. Il y a bien comme qui dirait sept ans qu'il travaille à la scierie. Comment savez-vous que Burch y est aussi ?

Elle regarde sur la route, dans la direction de Jefferson. Son visage est calme, attentif, un peu détaché sans rien d'absent : — M'est avis qu'il y sera, dans cette scierie. Lucas a toujours aimé le changement et la nouveauté. Il n'a jamais aimé la vie tranquille. C'est pour ça que la scierie de Doane, ça ne lui a jamais convenu. C'est pour ça qu'il a... que nous avons décidé de changer, pour l'argent et la nouveauté.

— Pour l'argent et la nouveauté, dit Varner. Lucas n'est pas le premier des blancs-becs qui, pour l'argent et la nouveauté, ont abandonné ce qu'ils étaient nés pour faire et ceux qui dépendaient de ce qu'ils le fassent.

Mais, apparemment, elle n'écoute pas. Assise, tranquillement, sur la plus haute marche, elle regarde l'endroit où la route tourne, vide et montante, vers Jefferson. Les hommes, accroupis contre le mur, regardent son visage calme et placide, et pensent ce qu'Armstid pensait et ce que Varner pense : qu'elle songe à un gredin qui l'a laissée dans l'embarras et qu'ils savent bien qu'elle ne reverra jamais, sauf peut-être ses pans d'habit tendus par le vent de la course. « A moins qu'elle ne songe à cette scierie de Sloane ou Bone, pense Varner. M'est avis que même une idiote n'aurait pas besoin de venir de l'État de Mississippi pour s'apercevoir que l'endroit qu'elle a quitté ne diffère guère de celui où elle est. Même s'il s'y trouve un frère qui objecte à ce que sa sœur courre la nuit. Et, en même temps, il pense j'aurais fait tout comme le frère ; le père aurait fait de même. Elle n'a pas de mère, car le sang paternel hait, plein d'amour et d'orgueil, tandis que le sang maternel, plein de haine, aime et cohabite.

Elle ne pense point du tout à cela. Elle pense à l'argent noué dans son baluchon, sous ses mains. Elle se rappelle le premier déjeuner, elle pense qu'elle peut entrer dans la boutique, à l'instant même, et acheter du fromage, des biscuits et même des sardines, si elle en a envie. Chez Armstid, elle n'avait pris qu'une tasse de café et un morceau de pain de maïs, rien de plus, bien qu'Armstid eût insisté. « J'ai mangé bien poliment », pense-t-elle, les mains sur son paquet, sachant qu'il contient les pièces cachées, se rappelant son unique tasse de café et le bienséant morceau de pain étranger, songeant, avec une sorte d'orgueil serein : « Comme une dame, j'ai mangé comme une dame. Comme une dame en voyage. Mais maintenant, je peux m'acheter des sardines aussi, si j'en ai envie. »

Ainsi, elle semble rêver, les yeux sur la route montante, tandis que les hommes accroupis crachent lentement en la surveillant en dessous, persuadés qu'elle pense à l'homme, à l'événement qui approche, alors qu'en réalité elle ne livre qu'une bataille timide avec la prudence providentielle de cette vieille terre dont, avec, et par laquelle elle vit. Cette fois, elle est victorieuse. Elle se lève et, d'un pas un peu gauche, non sans quelque précaution, elle traverse la batterie rangée des yeux d'hommes et entre dans la boutique, suivie du commis. « Je vais le faire, pense-t-elle au moment même où elle demande le fromage et les biscuits. Je vais le faire », et elle dit tout haut :

— Et une boîte de sardines (Elle prononce sour-dines [9] une boite de cinq cents.

— Nous n'avons pas de sardines à cinq cents, dit le commis. Les sardines, c'est quinze cents, (Lui aussi prononce sour-dines.)

Elle hésite : — Qu'est-ce que vous avez, en boîte, pour cinq cents ?

— Rien, sauf du cirage. J’ pense point que ça soit ça que vous vouliez. Pas pour manger toujours.

— Dans ce cas, m'est avis que j’ prendrai celles à quinze cents.

Elle défait son baluchon et le sac noué. Il lui faut un certain temps pour défaire les nœuds. Mais elle les défait patiemment, un à un. Elle paie, renoue le sac et le paquet, et s'en va avec ses emplettes. Quand elle reparaît sur la véranda, il y a une charrette arrêtée au bas des marches. Un homme est assis sur le siège.

— Voilà une charrette qui va à la ville, lui dit-on. Elle va vous emmener.

Son visage s'anime, serein, calme, chaud.

— Sûr que vous avez bien de la bonté, dit-elle.

 

 

La charrette avance lentement, sans arrêt, comme si, dans la solitude ensoleillée de l'immense campagne, elle échappait aux lois du temps et de la hâte. Il y a douze milles du magasin de Varner à Jefferson.

— Arriverons-nous avant dîner ? dit-elle. Le conducteur crache : — Ça se pourrait, dit-il.

Il ne l'a probablement jamais regardée, pas même quand elle est montée dans la charrette, et, vraisemblablement, elle non plus ne l'a pas regardé, pas plus qu'elle ne le regarde à présent. — M'est avis que vous devez aller bien souvent à Jefferson.

Il dit : — Plus d'une fois.

La charrette avance en grinçant. Champs et bois semblent suspendus à une distance inévitable, intermédiaire. Ils semblent à la fois statiques et fluides, rapides comme des mirages. Et cependant, la charrette les dépasse.

— Des fois, vous n' connaîtriez pas un nommé Lucas Burch, à Jefferson ?

— Burch ?

— J' vais là-bas pour le retrouver. Il travaille à la scierie.

— Non, dit le conducteur. J' crois point que je l’ connaisse, mais il y a plus d'une personne que j' connais pas, à Jefferson. Probable qu'il y est.

— Je l'espère bien, pour sûr. On finit par se fatiguer d'être en route.

Le conducteur ne la regarde pas. — Vous venez de loin, comme ça, pour le retrouver ?

— De l'Alabama. Ça fait un bout de chemin.

Il ne la regarde pas. Il parle d'un ton dégagé :

— Comment que ça s' fait que vos parents vous aient laissée partir dans votre position ?

— Mes parents sont morts. J'habite avec mon frère. C'est moi qui ai décidé de partir.

— Je vois. Il vous a fait dire de venir le retrouver à Jefferson.

Elle ne répond pas. Sous sa capeline, il peut voir son profil calme. La charrette avance, lentement, hors du temps. Rouges et sans hâte, les milles se déroulent sous les pieds sûrs des mules, sous le grincement, sous le craquement des roues. Le soleil est maintenant juste au-dessus de leur tête. L'ombre de la capeline tombe sur ses genoux. Elle lève les yeux vers le soleil.

— M'est avis qu'il est temps de manger, dit-elle.

Il l'observe du coin de l'œil, tandis qu'elle déballe le fromage, les biscuits et les sardines. Elle les lui offre.

— J' me sens pas envie de rien prendre, dit-il.

— J' vous serais bien obligée si vous vouliez partager.

— J' m'en sens point envie. Ne vous gênez pas. Mangez.

Elle commence à manger. Elle mange lentement, sans s'interrompre, tout en pourléchant, avec une volupté lente et complète, ses doigts qu'englue l'huile épaisse des sardines. Puis elle s'arrête complètement, mais sans brusquerie. Sa mâchoire remue faiblement. Dans la main, elle tient un biscuit entamé. Elle a baissé la tête, les yeux vides, comme si elle écoutait quelque chose, très loin, ou si près qu'elle le sent en elle-même. Son visage a perdu sa couleur, la pleine ardeur de son sang, et elle reste assise, sans bouger, entendant, sentant la terre implacable et immémoriale, mais sans crainte ni alarme. « Ça doit être au moins des jumeaux », se dit-elle en elle-même, silencieusement, sans remuer les lèvres. Puis, le spasme disparaît. Elle se reprend à manger. La charrette ne s'est pas arrêtée. Le temps ne s'est pas arrêté. La charrette franchit la dernière côte, et ils aperçoivent de la fumée.

— Jefferson, dit le conducteur.

— Eh bien, par exemple, dit-elle, nous y voilà donc quasiment ?

Cette fois, c'est l'homme qui n'écoute pas. Il regarde en face de lui, par-dessus la vallée, vers la ville sur l'autre versant. En suivant son fouet qu'il pointe, elle aperçoit deux colonnes de fumée : l'une, au sommet d'une grande cheminée, dense, lourde comme la fumée du charbon, l'autre, une grande colonne jaune qui sort apparemment d'un bouquet d'arbres, à quelque distance au-delà de la ville.

— C'est une maison qui brûle, dit le conducteur, vous voyez ?

Mais elle, à son tour, ne semble ni écouter, ni entendre.

— Mon Dieu, mon Dieu, dit-elle. Quand on pense qu'il n'y a pas quatre semaines que je suis en route et que me v' là déjà à Jefferson. Mon Dieu, mon Dieu ! Comme on peut en faire du chemin, tout de même !