84.
Submergée par la masse de ses assaillants, elle ne peut plus bouger. Ils la tiennent par les bras et par les jambes.
— Robert, laisse-moi partir et je te filerai des cigarettes, clame Lucrèce Nemrod.
Robert évalue la proposition.
— Des cartouches entières. Des sans filtres ! insiste la jeune journaliste scientifique.
— Je sais que ce n’est pas bon pour la santé, déclame le patient. Je me suis fait engueuler, la dernière fois, à cause de toi. Si tu ne m’avais pas proposé des cigarettes, je n’aurais pas été engueulé. Je déteste me faire engueuler.
— Excuse-moi, Robert.
Il tape sur le mur avec véhémence.
— Tes excuses ne valent rien ! Tu veux encore me tenter avec des cigarettes ! Diablesse !
Il roule des yeux en respirant fort.
— Je croyais que cela te ferait plaisir.
— Bien sûr que cela me fait plaisir. Évidemment que cela me ferait énormément plaisir. Les cigarettes, elles m’obsèdent, j’en rêve la nuit, j’en mime des bouffées le jour… Mais…
Il se calme, se recueille.
— Mais c’est rien par rapport à mon envie d’accéder à l’Ultime Secret !
Il a prononcé ce mot comme s’il s’agissait d’une grâce. Les autres se calment aussi, comme si cette évocation était déjà en soi un apaisement.
— L’Ultime Secret ?
— C’est ce que nous offre Personne.
— Qui est Personne ?
Tout le monde grogne.
— Elle ne sait pas qui est Personne ! répètent certains malades.
— Toi, par contre, on sait tous qui tu es. Tu es une sale espionne ! Tu es venue ici pour dire du mal de l’hôpital dans les journaux et pour qu’il soit fermé. Vous êtes tous pareils, vous les journalistes ! Dès que quelque chose est beau et pur, vous crachez dessus.
Lucrèce commence à être inquiète.
— Non. Je suis avec vous.
— « Personne » nous a signalé ton intrusion. Il m’a personnellement reproché de t’avoir laissé entrer. Alors on va te faire quelque chose qui t’ôtera toute envie de nous embêter. Vous êtes d’accord ?
Tous les fous se mettent à approuver. Certains poussent des grognements bizarres. D’autres sont défigurés de tics.
Robert attrape délicatement le menton pointu de la jeune femme comme pour l’ausculter. Elle le fixe de ses grands yeux vert émeraude. Normalement, quand elle fixe les hommes ainsi, en s’installant dans sa beauté, ils perdent leurs moyens.
— Lucien va s’occuper de toi !
Lucrèce a un mauvais pressentiment.
— Lucien ! Lucien ! Lucien ! répètent les autres.
— Au secours !
— Tu peux crier, dit Robert. Ici, personne ne viendra t’aider, au mieux, tu attireras d’autres gens qui voudront s’amuser avec toi.
— Lucien ! Lucien ! Lucien ! scandent les malades.
Le dénommé Lucien est un grand gaillard avec une petite tête aux cheveux effilochés et un sourire qui lui déforme le visage. Il arrive en cachant quelque chose dans son dos. Il saisit une cheville de la journaliste de la main gauche. Elle se débat mais les autres fous assurent la prise.
Elle le contemple de ses grands yeux verts effrayés. Qu’a-t-il dans le dos ? Un couteau ? Des pinces ? Ce doit être un sadique ! Lucien exhibe alors l’objet : une plume de pintade.
Ouf, ce n’était que ça…
Elle est rassurée, mais l’autre fait une grimace étrange.
— Aimez-vous les chatouilles, mademoiselle ? Ma petite obsession à moi ce sont les chatouilles.
Il approche la plume de la plante des pieds de Lucrèce. Doucement il effleure cette partie délicate de sa personne avec la pointe de la plume de pintade. La fine surface de la peau des pieds de la jeune femme est recouverte de deux mille capteurs thermiques, cinq mille capteurs tactiles, et trente filets nerveux sensibles à la douleur. Le contact appuyé, balayant, tournant, persistant, déclenche les corpuscules de Pacini logés dans les tissus sous-cutanés. Le stimulus remonte la jambe, accéléré par l’autoroute du nerf sciatique, rejoint la colonne vertébrale, la mœlle épinière, arrive dans le cerveau reptilien, celui qui ne peut pas raisonner. A l’intérieur, les neurones sur-stimulés commencent par lâcher de l’endorphine.
Lucrèce ressent une irrépressible envie de rire. Des zones de son cerveau court-circuitent. Elle ne peut plus se raisonner et elle éclate de rire tout en parvenant à articuler un :
— Non, pas ça ! Vous n’avez pas le droit.
Mais Lucien s’applique à perfectionner sa chatouille. Elle ne peut pas prévoir son prochain geste. La fine peau de sa plante des pieds est parcourue de zigzags. Elle rit, elle rit.
Son sang est plein d’endorphines mais, au bout de cette endorphine, le phénomène s’inverse.
Après le plaisir, la douleur. L’endorphine laisse la place à la substance P et à la bradykinine, hormone transmettant la souffrance. Simultanément, pour contenir cette hormone, son cerveau produit de la neurotensine.
Elle n’a pas conscience de cette alchimie intérieure, mais ses soubresauts se font plus violents alors que sa bouche s’ouvre de manière syncopée pour chercher de l’air et qu’elle pleure tout en grimaçant entre deux éclats de rire.
C’est intenable. Elle en vient à souhaiter une douleur simple et franche au lieu de cette confusion dans ses sensations.
Et si Fincher était mort comme ça ? Sous les chatouilles ? Quelle mort horrible !
Elle se débat entre les mains des fous qui la serrent de plus en plus fort.
Que cela s’arrête, c’est trop !
Autour d’elle les malades rient aussi, mais de manière plus étrange. Voir le corps de cette mignonne jeune femme extérieure à l’hôpital sous l’emprise du plus pervers d’entre eux leur donne un sentiment de revanche sur le monde des « normaux » qui les a rejetés.
— Nous allons lui faire disjoncter la tête, clame un petit au regard cauteleux.
Robert apparaît comme le plus calme. Elle le perçoit avec son cortex, mais son cerveau reptilien a maintenant complètement explosé et transmis l’incendie de neuromédiateurs au cerveau limbique. Sa gorge est en feu, ses yeux pleurent à ruisseau.
Il faut que je reprenne le contrôle de mon cerveau. Je ne vais pas échouer pour des chatouilles !
Pourtant même sa pensée travaille plus difficilement. Quelque part dans son cortex, une partie de son cerveau a envie de s’abandonner à cette sensation de rire permanent. Après tout, mourir de rire est une belle mort.
Elle se cabre et se démène.
Une autre partie de son cortex décide qu’il faut aménager à toute vitesse un camp de repli pour sa pensée. Un endroit qui échappera à l’emprise de la chatouille.
Trouver une solution pour se tirer de là, s’inscrit en capitales sur le tableau de ce QG d’urgence.
Penser à quelque chose de triste.
Christiane Thénardier.
Le visage hautain et suffisant apparaît dans son aire visuelle occipitale.
Enfin elle s’arrête de rire.
Lucien, inquiet de la perte de son pouvoir, saisit l’autre pied.
Lucrèce ne bouge plus.
Les malades, étonnés de voir quelqu’un maître de son esprit, ont un mouvement de recul. Pour eux, garder sa raison en un tel moment est très impressionnant. Cela suffit pour qu’elle se dégage en bousculant les hésitants et les surpris.
Mais Robert déclenche la sonnerie d’alerte.