39.
Sa télévision lui était soustraite ! Il ne rêvait pas ? Le docteur Fincher venait de lui supprimer sa télévision adorée ! Il battit des paupières d’inquiétude. Heureusement le médecin s’empressa de lui expliquer qu’il lui apportait un objet de remplacement. Et quel objet…
— C’est un ordinateur avec une interface oculaire à la place de la souris à boule.
Samuel Fincher installa auprès de son malade un moniteur d’ordinateur ainsi qu’une caméra posée sur un trépied qu’il plaça tout près de son œil.
Au début, Jean-Louis Martin ne comprit pas très bien en quoi cette machine pouvait lui être utile. Et puis le professeur Fincher lui expliqua qu’il s’agissait d’un prototype, utilisé jusque-là pour une dizaine de personnes dans le monde. La caméra enregistrerait les mouvements de son œil et en reproduirait instantanément les mouvements sur l’écran d’ordinateur. Chaque fois qu’il remuerait son œil, la caméra le percevrait et transmettrait le signal qui déplacerait une flèche sur l’écran. Lorsque l’œil regarderait à droite, la flèche glisserait à droite, lorsque l’œil regarderait vers le haut, la flèche remonterait, etc. Pour cliquer il lui suffirait de battre une fois sa paupière. Et deux fois pour double-cliquer. Le docteur Fincher activa l’ordinateur.
Jean-Louis Martin se montra d’abord fort maladroit. La flèche virait d’un coup à gauche ou à droite, filait en diagonale, et il lui était très difficile de la positionner précisément. Il avait aussi des difficultés à cliquer. Lorsqu’il manquait un mouvement de curseur, il clignait des yeux d’énervement, ouvrant ainsi immanquablement un programme qu’il lui fallait ensuite refermer.
Mais en quelques heures à peine, le malade du LIS parvint à maîtriser son œil. Il utilisa pour cela un stratagème personnel : il imagina qu’un rayon laser partait de sa pupille pour frapper l’écran et y diriger la flèche.
Jean-Louis Martin fit l’inventaire des programmes proposés dans son ordinateur. Il constata qu’il pouvait faire apparaître un clavier sur l’écran et que, dès lors, il lui était possible, en positionnant la flèche sur les touches, de taper des textes. C’était comme si son esprit, jadis prisonnier dans la minuscule prison de son crâne, pouvait passer une main à travers les barreaux.
Le lendemain, quand le docteur Fincher se présenta, de son œil valide, Jean-Louis Martin fit apparaître sur l’écran un texte qu’il avait rédigé et tapé lui-même. D’abord un énorme « MERCI » en corps gras 78 times roman, répété sur trois pages. Puis un « Docteur Fincher vous m’avez fait le plus beau cadeau dont je pouvais rêver ! Avant je ne faisais que penser, maintenant je m’exprime ! »
Le docteur Fincher murmura à son oreille :
— Je regrette de ne pas avoir pensé à vous en doter plus tôt.
Jean-Louis Martin ouvrit un fichier de texte et commença à écrire du plus vite qu’il pouvait. La tâche était ardue et les erreurs de frappe fréquentes. Son œil était humide d’excitation.
« On peut parler ? »
— Bien sûr, articula le médecin, intrigué.
« Il me reste combien de temps à vivre ? » interrogea l’œil en se démenant.
— Il n’y a pas de limite. Tout dépend de votre envie de vivre. Si vous renoncez psychologiquement, je crois que vous dépérirez très vite. Voulez-vous vivre, Jean-Louis ?
« Maintenant… oui. »
— Bravo.
« J’ai envie de raconter au monde ce que je ressens. C’est tellement… tellement… », la flèche partit dans tous les sens comme si, sous l’émotion, Martin ne maîtrisait plus ses muscles oculaires.
Ce soir-là, Jean-Louis Martin entama son récit autobiographique qu’il intitula : « Le monde intérieur. »
Il racontait dans ce manuscrit qu’à force de n’avoir plus qu’à réfléchir et méditer, il avait saisi la puissance exorbitante de la pensée.
« Il n’y a que trois choses : les actes, les paroles et les pensées. Contrairement à ce qui est dit partout, je crois que la parole est plus forte que les actes et la pensée plus forte que la parole. Bâtir ou détruire sont des actes. Pourtant, dans l’immensité du temps et de l’espace, cela signifie peu. L’histoire de l’humanité n’est qu’une suite de monuments et de ruines érigés dans les clameurs puis les pleurs. Alors qu’une pensée bâtisseuse ou une pensée destructrice peuvent se répandre sans fin à travers le temps et l’espace, générant une multitude de monuments et de ruines. » C’était comme si son cerveau dansait, courait, sautait dans cette prison.
« Les idées sont comme des êtres vivants dotés d’une autonomie propre. Elles naissent, elles croissent, elles prolifèrent, elles sont confrontées à d’autres idées et elles finissent par mourir. Et si les idées, comme les animaux, avaient leur propre évolution ? Et si les idées se sélectionnaient entre elles pour éliminer les plus faibles et reproduire les plus fortes ? J’ai vu à la télévision que le professeur Dawkins avait utilisé le concept d'Idéosphère. Jolie notion. Cette idéosphère serait au monde des idées ce que la biosphère est au monde des animaux. Par exemple, Dieu. Le concept de Dieu est une idée qui est née un beau jour et n’a plus cessé ensuite d’évoluer et de se propager, relayée et amplifiée par la parole, l’écriture, puis la musique, puis l’art, les prêtres de chaque religion la reproduisant et l’interprétant de façon à l’adapter à l’espace et au temps dans lesquels ils vivent. Mais les idées, plus que les êtres vivants, mutent vite. Par exemple, l’idée de communisme, issue de l’esprit de Karl Marx, s’est répandue en un temps très court dans l’espace jusqu’à toucher la moitié de la planète. Elle a évolué, muté, puis s’est finalement réduite pour ne concerner que de moins en moins de personnes à la manière d’une espèce animale en voie de disparition. Mais, simultanément, elle a contraint l’idée de capitalisme à l’ancienne à muter elle aussi. Du combat des idées dans l’idéosphère surgissent nos paroles, puis nos actes. Donc toute notre civilisation. »
Il se relut. Son œil s’égara sur l’écran de l’ordinateur et cela lui donna encore une idée.
« Actuellement les ordinateurs sont en passe de donner aux idées une accélération de mutation. Grâce à Internet, une idée peut se répandre plus vite dans l’espace et le temps et être plus rapidement encore confrontée à ses rivales ou à ses prédatrices. L’homme a l’exorbitant pouvoir de créer des idées à partir de sa simple imagination. Ensuite il doit les éduquer et les éliminer lui-même lorsqu’elles sont négatives ou potentiellement destructrices. »
De son œil unique il regarda les autres malades autour de lui.
« Les pauvres. L’homme a peut-être jadis été télépathe, mais la vie en société l’a contraint à perdre cette capacité. »
L’oreille, affinée par sa période dans le noir, entendait des infirmiers dialoguer au loin. Ils parlaient d’une personne absente qu’ils critiquaient vertement.
« Ils ne sont pas conscients de la portée de leurs paroles. Sinon ils ne les gaspilleraient pas ainsi. »
Jean-Louis Martin émit beaucoup d’idées sur le thème des idées.
Au bout de quelques semaines l’ensemble constitua un manuscrit de près de huit cents pages. Le docteur Fincher le lut, le trouva bon et l’envoya à plusieurs éditeurs parisiens. Ils lui répondirent cependant que le sujet n’était plus à la mode. En 1998, le journaliste parisien Jean-Dominique Bauby, victime d’un accident vasculaire, avait écrit Le Scaphandre et le papillon sur le thème de la maladie du LIS. Or il avait rédigé son livre en interrompant une secrétaire qui, pour chaque lettre, déclinait l’alphabet. La méthode était plus spectaculaire que celle de Jean-Louis Martin avec son interface oculaire informatique.
Jean-Louis Martin s’étonna de découvrir que, même dans les grands malheurs, si on n’est pas le premier, on n’intéresse personne.