25.
Le capitaine Umberto dévoile un émetteur à infrarouges, deux battants s’écartent et le Charon pénètre dans un petit chenal qui mène à un port aménagé sous le fort dans le creux de la falaise. Ils accostent un ponton de bois.
— Je vais vous attendre là.
En guise d’au revoir, il saisit la main de Lucrèce, la caresse et l’embrasse, puis il lui glisse un objet léger.
Elle regarde ce qu’il y a dans sa main et découvre un paquet de cigarettes.
— Je ne fume plus, dit-elle.
— Prenez quand même. Ça vous servira de sésame.
Lucrèce hausse les épaules et range le paquet. Elle remet avec plaisir le pied sur la terre ferme. Ses oreilles internes encore sous le choc lui laissent les jambes flageolantes.
Isidore la soutient.
— Respirez bien, Lucrèce, respirez.
Umberto ouvre une grande porte d’acier et les fait entrer à l’intérieur de l’hôpital proprement dit. Il referme la grosse serrure derrière eux. Ils ne peuvent réprimer un infime tressaillement. La peur de l’hôpital psychiatrique.
Je ne suis pas folle, pense Lucrèce.
Je ne suis pas fou, pense Isidore.
Bruit de double tour de la grosse serrure. Et si je devais prouver que je suis sensé, s’inquiète Isidore.
Les deux journalistes lèvent les yeux. La roche est mêlée à de grosses pierres scellées par du ciment. Ils montent.
Ils gravissent les marches avec effort.
En haut, un homme replet à la fine barbe en collier, aux allures d’instituteur et en gros pull de coton, leur barre le chemin, les poings sur les hanches.
— Qu’est-ce que vous fabriquez là, vous !
— Nous sommes journalistes, avance Lucrèce.
L’homme hésite puis se présente.
— Je suis le docteur Robert.
Il les guide vers un escalier abrupt qui mène à une esplanade.
— Nous pouvons effectuer une visite rapide mais je vous demanderai de rester discrets et de ne pas interférer avec les comportements des malades.
Les voici au centre de l’hôpital. Autour d’eux, des gens en vêtements de ville déambulent sur une pelouse en discutant. Ils surprennent une conversation entre deux malades :
— Moi, paranoïaque ? Ça ne va pas, ce sont les autres qui font courir ce bruit…
D’autres, assis, sont en train de lire un journal ou de jouer aux échecs. Dans un coin on joue au football, plus loin on joue au badminton.
— Je sais, cela peut étonner quand on n’est pas de la maison. Fincher a interdit aux malades de traîner en pyjama et il a aussi défendu aux infirmiers et aux médecins de porter la blouse blanche. Ainsi, il a supprimé le fossé entre soigneurs et soignés.
— C’est pas un peu déstabilisant ? demande Isidore.
— Au début, moi-même je m’emmêlais les pinceaux. Mais cela oblige à se montrer plus attentif. Le docteur Fincher venait de l’Hôtel-Dieu à Paris. Il avait travaillé avec le docteur Henri Grivois qui a importé en France les nouvelles méthodes de psychiatrie canadiennes.
Le docteur Robert les dirige vers un bâtiment surmonté de l’inscription SALVADOR DALÍ.
A l’intérieur, au lieu des traditionnels murs blancs d’hôpitaux, il y a des fresques peintes du plancher au plafond.
— La grande idée de Fincher était de rappeler à chaque malade qu’il pouvait transformer son handicap en avantage. Il voulait qu’ils assument leur soi-disant défaillance et qu’ils l’utilisent comme un atout. Chaque pièce est un hommage à l’artiste qui a réussi précisément grâce à sa différence.
Ils pénètrent dans le dortoir Salvador Dalí. Isidore et Lucrèce examinent les murs peints, ce ne sont pas que des fresques évoquant l’ouvre de Dalí mais des reproductions parfaites de ses tableaux les plus connus. Le docteur Robert conduit les journalistes vers un autre bâtiment.
— Pour les paranoïaques : Maurits Cornelis Escher.
Les murs sont décorés de fresques représentant des formes géométriques impossibles.
— C’est un vrai musée, cet hôpital. Ces peintures murales sont superbes. Qui a peint ça ?
— Pour obtenir ce degré de fidélité par rapport à l’œuvre, nous avons fait appel aux maniaques du bâtiment Van Gogh et je peux vous affirmer que ces copies sont fidèles aux originaux. Comme Van Gogh qui recherchait le jaune parfait et qui reproduisait mille tournesols avec d’infimes tonalités de jaunes différents pour retrouver la meilleure représentation de cette couleur, les malades d’ici peuvent chercher longtemps avant de retrouver la couleur exacte souhaitée. Ils sont perfectionnistes au dernier degré.
Ils poursuivent la visite.
— Pour les schizophrènes : le peintre flamand Jérôme Bosch. Les schizophrènes sont très sensibles. Ils captent toutes les ondes, toutes les vibrations et c’est ce qui les fait souffrir et les rend géniaux.
Ils retournent dans la cour et circulent au milieu des patients divers qui, pour la plupart, les saluent poliment. Certains parlent à haute voix à des interlocuteurs imaginaires.
Le docteur Robert explique :
— Ce qu’il y a de troublant, c’est la similitude de ce qui nous préoccupe, seule l’amplitude diffère. Regardez cet homme, il a la phobie des ondes de téléphones portables, alors il met en permanence ce casque de moto. Mais qui ne s’est jamais interrogé sur leur nocivité potentielle ?
Un groupe de maniaques est en train de retoucher une fresque. Le docteur Robert affiche un air satisfait.
— Fincher a innové dans tous les domaines, y compris le travail. Il a observé les malades comme personne avant lui. Avec humilité. Sans idée préconçue. Au lieu de les considérer comme des êtres dont il fallait stopper la capacité de destruction ou de gêne pour l’entourage, il a essayé de valoriser ce qu’il y avait de meilleur en eux et a cherché à le renforcer. Alors il les a mis face à ce que l’humanité produisait de plus beau. De la peinture, mais aussi de la musique, des films, des ordinateurs. Et il les a laissés faire. Ils se dirigeaient naturellement vers l’art, qui exprime leur angoisse ou leur préoccupation, mais aussi leur langage. Au lieu de les enfermer, il les a observés. Au lieu de leur parler de leur handicap, il leur a parlé de la beauté en général. Alors certains ont eu envie d’œuvrer à leur tour.
— Et ça a été facile ?
— Très difficile. Les paranos n’aiment pas les schizos, méprisent les hystériques qui le leur rendent bien. Mais dans l’art, ils ont trouvé une sorte de terrain neutre et même de complémentarité. Fincher avait une jolie phrase : « Quand les autres vous font un reproche ils vous renseignent sur ce qui pourrait devenir votre force. »
Une vieille dame, l’air très pressé, accourt vers eux et saute sur la montre de la jeune journaliste pour consulter son cadran.
La jeune journaliste s’aperçoit que la dame a elle-même au poignet une montre. Mais elle tremble tellement qu’elle doit être incapable de la regarder.
— Il est seize heures vingt, dit Lucrèce.
Mais l’autre court déjà dans une autre direction. Le docteur Robert leur confie à l’oreille :
— Maladie de Parkinson. C’est le genre de maladie qu’on commence à soigner avec de la dopamine. Dans cet hôpital on ne soigne pas simplement les troubles de la pensée, on soigne aussi toutes les maladies du système nerveux : les Alzheimer, les épileptiques, les Parkinsoniens.
Un malade vient vers lui, fait une grimace et agite une réglette.
— C’est quoi ça ? demande Isidore.
— Le dolorimètre. C’est en quelque sorte le thermomètre de douleur. Quand un malade vous dit qu’il a mal, il n’est pas facile de savoir si sa souffrance nécessite l’utilisation de morphine ou pas. Alors on leur a demandé de graduer la notion de « j’ai mal » de un à vingt. Ils indiquent ainsi leur douleur subjective.
Deux ouvriers sont en train de poser une plaque commémorative à l’effigie de Fincher. En dessous est gravée sa devise : « Un homme motivé n’a pas de limites. »
Les malades se regroupent pour contempler la plaque. Certains semblent très émus. Une dizaine applaudissent.
— Tout le monde l’appréciait ici, reprend le barbu. Quand Fincher a joué son tournoi contre Deep Blue IV, on a installé un grand écran de télévision dans la cour principale, et vous auriez dû voir, c’était l’ambiance des matchs de foot. Tous hurlaient : « Allez, Sammy ! Allez, Sammy ! » Ils l’appelaient par son prénom.
Le docteur Robert ouvre la porte d’un bâtiment Animalerie et dévoile sur des étagères des centaines de souris en cages.
— Ça vous intéresse ?
Lucrèce se penche sur les cages et remarque que la plupart des rongeurs ont le crâne rasé et que des fils électriques leur sortent de la tête.
— Ce sont des souris tests. Nous provoquons des crises d’épilepsie puis nous observons comment les médicaments arrêtent leurs crises. Fincher n’était pas qu’un directeur d’hôpital il restait aussi un scientifique. Avec son équipe il testait de nouvelles voies de recherches.
Les souris sont intéressées par les nouveaux venus et les reniflent à travers les barreaux de leurs cages.
— On dirait qu’elles veulent nous dire quelque chose, remarque subrepticement Lucrèce.
— Celles-ci sont plus intelligentes que la moyenne. Leurs parents étaient des souris de cirque et elles ont été éduquées depuis leur naissance à se sentir à l’aise dans les tests. Ensuite nous les plaçons dans ces cages avec les labyrinthes et les jeux pour vérifier si leur intelligence a été altérée.
Les deux journalistes regardent deux souris qui se battent en se frappant avec leurs petites pattes. L’une des belligérantes finit par saigner du museau.
— Vous pensez que quelqu’un ici aurait pu lui en vouloir ? demande Lucrèce.
— Les toxicos. Ce sont les seuls qui ne jouent pas le jeu. Ils se moquent de tout, y compris de Fincher. Ils l’avaient déjà frappé. Eux on ne peut plus les raisonner. Ils sont prêts à tout pour obtenir un peu de leur maudite drogue.
— Prêts à tuer ?
Le docteur Robert se tient le menton.
— C’étaient les seuls qui n’appréciaient pas les méthodes de Fincher. Il a d’ailleurs progressivement décidé de virer les plus récalcitrants.
— Comment un toxico aurait-il pu s’attaquer à Fincher, selon vous ? demande Isidore.
— En introduisant une substance à effet retard dans son alimentation, par exemple, répond le docteur Robert.
— Au service médico-légal ils n’ont décelé aucun produit toxique.
— Certains sont indécelables. Ici, au labo chimie, nous disposons de substances très subtiles. Elles peuvent agir et disparaître aussi vite.
Lucrèce consigne cette nouvelle piste, un complot des toxicos utilisant un poison indécelable.
— Pouvons-nous voir le bureau de Fincher ?
— Impossible.
Isidore a alors la présence d’esprit de prendre le paquet de cigarettes dans la poche de sa comparse et d’en sortir une.
L’homme s’en empare prestement.
— Il est interdit d’en apporter mais il n’est pas interdit d’en fumer en cachette. Le problème c’est que nous dormons tous ici alors on n’a pas souvent l’occasion de faire des courses sur la Côte. Merci.
Le docteur Robert allume la cigarette et ferme les yeux de bonheur. Il aspire par à-coups pour pomper plus vite la nicotine.
— Étonnant, un asile de fous sans cigarettes, remarque Isidore, dans les autres hôpitaux psychiatrique que j’ai visités j’ai toujours vu tout le monde fumer…
— Fincher fumait durant le match contre Deep Blue IV, il me semble, rajoute Lucrèce.
— L’exception qui confirme la règle. Pour le match, le degré de nervosité était à son paroxysme. Il a pu craquer.
Lucrèce sort son carnet et note à toute vitesse : « Huitième motivation… le tabac ? »
Isidore, penché sur son épaule, voit sa remarque et chuchote :
— Non, il faudrait inscrire un groupe plus vaste. Le tabac, l’alcool, les drogues. Disons, les produits à accoutumance, les stupéfiants. Allez-y carrément : 5) le devoir ; 6) la colère ; 7) la sexualité ; et 8) les stupéfiants.
Le docteur Robert est complètement à son bonheur de salir son sang avec l’herbe de Monsieur Nicot. Mais sa cigarette a activé le détecteur de fumée et une sonnerie se déclenche. Il s’empresse d’éteindre son mégot, inquiet.
La vieille dame prétendument atteinte de la maladie de Parkinson surgit alors avec deux hommes costauds qui s’emparent du docteur Robert. Se sentant pris, celui-ci aspire goulûment une dernière bouffée de son mégot éteint.
— Alors Robert, il faut encore que tu fasses ton malin !
Le mégot est arraché et jeté à terre. La vieille dame toise le couple.
— Vous vous êtes fait avoir par Robert ! Il est doué. Il s’est fait passer pour un médecin, je parie. En fait, il est vraiment docteur mais il est aussi vraiment malade. L’un n’a jamais empêché l’autre. Robert est un être à personnalité multiple. Bonne leçon pour vous : il ne faut pas se fier aux apparences ni au titre.
Elle fait signe au malade de déguerpir. Il s’enfuit, penaud. La vieille dame se tourne vers Lucrèce et Isidore.
— Au fait, vous n’êtes pas de la maison, vous, vous êtes qui, et qu’est-ce que vous faites là ?
Ils mettent un temps à prendre conscience qu’ils ont été floués.
— Heu… Nous sommes journalistes, répond Lucrèce.
La vieille dame fulmine.
— Quoi ! Des journalistes ! Mais on ne veut pas de journalistes ici ! Ce doit être Umberto qui vous a amenés jusqu’ici ! Cette fois-ci ce sera le dernier avertissement, s’il nous ramène encore des étrangers dans l’enceinte, on le vire !
— Pouvons-nous vous poser une question ?
— Désolée, nous n’avons pas le temps. C’est un hôpital, ici. Laissez-nous travailler.
Déjà elle est repartie, et un infirmier les raccompagne vers le ponton.
A cet instant, Isidore se dit qu’il espère ne jamais devenir fou mais que, si un jour il le devient, il souhaite qu’un type comme Fincher s’occupe de lui.