22.
Le cerveau de Jean-Louis Martin apparut en coupe latérale sur l’écran de l’ordinateur.
Pour constater l’étendue des dégâts, le docteur Fincher lui faisait passer une tomographie à émissions de positrons. Grâce à cette technologie de pointe, il pouvait voir tout ce qui fonctionnait ou ne fonctionnait plus dans le crâne de Martin. Le cerveau était représenté par un ovale bleu turquoise.
La mer intérieure où naviguent les idées…
Samuel Fincher demanda à Martin de fermer son œil. Tout son cerveau devint uniformément bleu. Il lui fit ensuite rouvrir l’œil et une tache beige apparut sur le lobe occipital, du côté opposé à l’œil. Une île dans la mer. Samuel Fincher lui présenta alors le dessin d’une pomme. Et l’île beige grandit un peu et prit une forme plus compliquée.
Puis il lui fit observer une carte postale de Cannes pleine de détails, et la tache beige grandit encore. Il nota que la vision et l’interprétation du monde visuel extérieur fonctionnaient. Toujours avec le même appareil il vérifia son ouïe. Il lui fit entendre un bruit de cloche. Une nouvelle île, de forme plus allongée, apparut dans la zone pariétale située plus en avant. Une musique symphonique lui fit apparaître un archipel d’îlots semblable à l’Indonésie. Ensuite Fincher testa les autres sens et découvrit qu’ils étaient inopérants. Aucune île n’apparaissait après la piqûre d’une aiguille, le dépôt de jus de citron sur la langue, les vapeurs de vinaigre sous le nez.
Le docteur Fincher vérifia la compréhension proprement dite. Il lui dit « pomme » et la tache beige adopta exactement la même forme que lorsque Jean-Louis Martin avait vu la vraie pomme.
C’était l’une des découvertes récentes obtenues grâce à la tomographie à émissions de positrons. On s’était aperçu que penser à quelque chose ou le voir vraiment activait exactement les mêmes zones du cerveau.
Le docteur Fincher formula des notions simples : « matin pluvieux », « ciel Nuageux », puis de plus en plus abstraites : « l’espoir », « le bonheur », la « liberté ». Chaque fois, une île ou plusieurs s’éclairaient, indiquant que le terme éveillait des zones précises dans le cerveau de Jean-Louis Martin.
Pour clore la séance, Samuel Fincher voulut vérifier l’humour de son patient. L’humour était selon lui le baromètre général de l’état de santé qualitatif et quantitatif d’un cerveau. Le meilleur pouls de la conscience. Le centre du rire avait été localisé pour la première fois en mars 2000 par Yitzhak Fried, qui, en recherchant la cause de l’épilepsie, avait découvert un point qui déclenchait l’hilarité au niveau du lobe frontal gauche, juste devant la zone du langage.
— C’est dans
le jardin d’Eden, Eve demande à Adam : « Est-ce que tu
m’aimes ? » Et Adam répond : « est-ce que j’ai
le choix ? »
Frémissement de l’œil. Le docteur Samuel Fincher examina au ralenti
le trajet de la blague dans le cerveau de son malade. Le stimulus
partait de la zone d’audition, rejoignait la zone du langage, puis
disparaissait.
Cela ne le fait pas rire. Peut-être que cela lui rappelle la problématique du choix de sa propre survie. A moins que cela ne lui rappelle sa femme, pensa le médecin.
Samuel Fincher enchaîna avec une autre blague courte qu’il espéra moins personnelle.
— C’est l’histoire d’un homme qui va voir son médecin et qui lui dit : « Docteur, j’ai des trous de mémoire. — Ah bon, depuis quand ? » Et le malade, étonné, demande : « Depuis quand… quoi ? »
L’œil frémit différemment.
Pour en avoir le cœur net, Samuel Fincher repassa, là encore, le trajet du stimulus de la blague dans le cerveau au ralenti. Il vit sur la mer bleue du cerveau en coupe les petites îles qui apparaissent puis disparaissent dans les zones d’analyse, de comparaison avec des images connues du médecin, puis de compréhension. Enfin le stimulus termina sa course dans le lobe frontal gauche, dans la zone de l’hilarité.
Cette fois il rit. « Il existe trente-deux effets comiques », disait Bergson. J’en ai trouvé un. Cela le fait rire d’entendre l’histoire de quelqu’un qui a une autre maladie que la sienne.
Le professeur Yitzhak Fried avait aussi repéré qu’après une blague, une autre zone spéciale s’activait, située cette fois dans le bas du cortex préfrontal, une zone qui se déclenchait normalement lorsqu’un cobaye recevait une récompense. Ce fut ce qui se passa à quelques microsecondes près, une fois que la zone d’hilarité eut fini sa danse.
Voilà la preuve que l’humour est perçu comme un signe d’affection.
L’œil continuait de vibrer, s’agrandissant par spasmes.
Un éclat de rire intérieur.
L’effet durait.
Samuel Fincher aimait bien cette histoire mais il ne s’attendait pas à ce qu’elle produise une tache beige aussi large dans cette zone affective. Il se dit que l’humour était subjectif. Qu’on ait envie de faire rire dans un tel endroit à un tel moment décuplait l’effet.
Ce fut probablement à cet instant que le docteur Samuel Fincher acquit la confiance totale de son malade. Il lui donna une tape amicale que celui-ci ne sentit pas.
— Votre cerveau marche parfaitement bien.
Un esprit sain… dans un corps atrophié… mais un esprit sain quand même.
— Voulez-vous que je fasse venir votre famille ?