20. LA DERNIÈRE THÉORIE
La tour du château d’eau se dressait toujours, immuable, parmi son désert de friches banlieusardes. Tout en haut, dans l’immense bassin aménagé par Isidore Katzenberg, des dauphins jouaient, insouciants du monde extérieur.
Isidore Katzenberg aspira un peu de lait d’amandes et contempla Lucrèce Nemrod, affalée dans un transat, en minuscule bikini à pois.
Sur la chaîne hi-fi résonnait une musique douce. Les Gymnopédies d’Eric Satie.
Les dauphins se firent plus chahuteurs.
— Ils ne dorment donc jamais ? demanda la jeune fille.
Il s’assit, à même le carrelage bleuté, auprès d’elle.
— Non, comme ils sont à la fois poissons et mammifères, ils sont obligés de respirer de l’air tout en restant dans l’eau. Ils ne peuvent donc pas rester immobiles. Mais, comme ils ont quand même besoin de se reposer, ils ont résolu le problème en gardant, en permanence, tour à tour endormie une moitié de leur cerveau. Quand l’une se réveille, l’autre prend le relais du sommeil.
— Ainsi, ils rêvent et sont éveillés en même temps ?
— Oui, approuva le maître des lieux. Tout en jouant dans le monde réel, les dauphins s’égaient dans le monde onirique.
— J’aimerais bien pouvoir faire ça, articula paresseusement Lucrèce.
Les dauphins redoublèrent de gloussements, de sauts, d’éclaboussures.
— Moi, j’y parviens parfois pendant quelques secondes, confia calmement Isidore Katzenberg. Je crois que ça se travaille.
La jeune fille s’étira et ouvrit la dernière livraison du Guetteur moderne. Un titre éclatait en couverture : « Révélations sur les origines de l’humanité », un dossier de Franck Gauthier avec une interview exclusive du Pr Conrad.
— Vous avez vu ça ?
— Non. Qu’est-ce qu’il raconte ?
La jeune fille fonça vers la première page du dossier.
— C’est Franck Gauthier qui l’a rédigé. Il a interviewé le Pr Conrad. Il lui a ressorti la langue de bois officielle. Il a ajouté les anecdotes habituelles pour journalistes, comme quoi ils ont appelé le premier australopithèque Lucy en hommage à la chanson des Beatles, comme quoi le pauvre Darwin a eu du mal à imposer son point de vue contre le clergé, tout le tralala habituel, quoi ! En guise de « révélations » on a rarement fait plus « déjà vu »…
Isidore se souleva sur un coude.
— Il ne fait strictement aucune allusion au Pr Adjemian ?
— Non, ni au professeur ni à la patte à cinq doigts.
— Probablement que Conrad, en y réfléchissant bien, a pensé que la meilleure manière de se venger d’Adjemian était de ne plus jamais parler de lui. Le tuer par l’oubli et l’indifférence.
— C’est la pire chose qu’on puisse faire à un inventeur, ne pas signaler sa voie d’exploration. Car, même s’il a triché, Adjemian a quand même ouvert une nouvelle voie de réflexion. On ne sait toujours pas pourquoi les porcs sont les seuls animaux à avoir des organes compatibles avec les nôtres !
— Oui, et puis on ne sait toujours pas pourquoi l’homme est apparu sur terre plutôt que rien. Dans l’article, comment explique-t-il l’apparition de l’humanité ?
— Il dit simplement qu’elle est due au hasard de combinaisons génétiques et à la sélection naturelle des espèces. Il n’a pas bougé d’un iota de la théorie officielle darwiniste datant de plus d’un siècle.
Isidore Katzenberg fit une moue ironique.
— Quand même, Franck Gauthier, quel talent !…
Ils pouffèrent.
— Peut-être que Lucien Eluant a raison, le métier de journaliste consiste avant tout à ne pas déranger le troupeau, à lui confirmer que tout reste comme avant, et qu’il faut continuer à marcher exactement dans la même direction, sans dévier d’un millimètre, grommela Lucrèce.
— De toute manière, même si la patte à cinq doigts n’avait pas été un artefact, on n’aurait jamais pu convaincre qui que ce soit d’une vérité aussi dérangeante.
Isidore Katzenberg sirota doucement son breuvage.
— L’important n’est pas de convaincre, mais de donner à réfléchir. Je crois que c’est ce que souhaitait au fond le Pr Adjemian, simplement donner un peu à réfléchir à la question : « D’où venons-nous ? »
Lucrèce Nemrod poursuivit sa lecture du Guetteur moderne. Pour étoffer le dossier, il y avait encore en encadré un article humoristique de Maxime Vaugirard sur « Les obsédés de l’arbre généalogique », un papier de Ghislain Bergeron sur la visite de la Grande Galerie de l’Evolution du Muséum d’histoire naturelle et enfin un articulet de Clothilde Plancaoët énumérant les sites où les archéologues en herbe pourraient exercer bénévolement leur talent en participant à des fouilles pendant les vacances scolaires.
— Tout va bien, la terre tourne, dormez braves gens, soupira la jeune fille, non sans une pointe d’amertume.
Dans le bassin du château d’eau, les dauphins s’amusaient à nager en position verticale et en marche arrière. Pour arriver à cette prouesse, ils sortaient presque entièrement leur corps de l’eau.
Lucrèce Nemrod se leva pour se servir à boire, elle aussi. Adonis vint réclamer des caresses et lui prodigua quelques frottements de groin qui pouvaient s’apparenter à des baisers. Le regard de la jeune journaliste fut attiré par deux chevalets.
— Tiens, remarqua-t-elle, vous avez monté les tableaux du futur et du passé.
Elle examina les deux immenses représentations où foisonnaient les milliers de possibilités de lendemains. Isidore avait ajouté des feuilles dans les frondaisons du futur. Et il avait aussi ajouté quelques racines dans le tronc du passé. C’était leur dernière enquête qui avait amené toutes ces prolongations.
Elle s’amusa à les lire. La télévision se déclencha automatiquement.
— Et maintenant quelques nouvelles du… présent, annonça Isidore.
Après un jingle d’introduction assez enjoué, le speaker fit savoir qu’en Belgique un pédophile avait organisé un réseau d’enlèvements d’enfants dont les ramifications couvraient toute l’Europe afin de revendre ensuite les petits kidnappés à de riches industriels qui s’adonnaient sur eux à leurs perversions sexuelles. A la frontière jordanienne, continua-t-il, un franc-tireur avait tué sept collégiennes israéliennes qui voyageaient dans un bus scolaire en les visant à la tête et, une fois maîtrisé, avait regretté de n’avoir pu en abattre davantage. L’exploit avait été salué par des manifestations de liesse dans plusieurs pays voisins.
Les nouvelles continuaient à être débitées d’une voix de moins en moins concernée :
Découverte en Chine d’une nouvelle maladie des poulets, le prion du poulet, développée à force de vouloir augmenter à tout prix les rendements des élevages intensifs. Cette maladie étant transmissible à l’homme, trois millions de volailles seraient incinérées dans les prochains jours afin d’éviter que l’affection ne se répande hors des frontières.
Nouvelles révélations sur les trafics d’organes en Amérique du Sud. Des clochards étaient enlevés de nuit dans les rues. On prélevait leurs yeux, on recousait leurs paupières et on les renvoyait mendier dans leurs bidonvilles. Les cornées fraîches étaient revendues aux cliniques de luxe afin d’y être greffées. Le speaker regrettait que la pénurie de donneurs volontaires génère obligatoirement pareil trafic.
Isidore Katzenberg se leva, saisit brusquement son poste de télévision et le lança à toute volée contre l’arbre des futurs. L’appareil se brisa en une infinité de pièces. Le gros journaliste se rassit et s’effondra, plié en deux sur son siège. Lucrèce Nemrod et Adonis s’approchèrent. La jeune fille ôta du nez fin les lunettes qui menaçaient d’en tomber. Une larme coulait de son œil gauche.
— Excusez-moi, se reprit-il. Tout me touche, me traverse et me détruit.
Lucrèce passa ses bras autour de l’immense montagne de chair à l’intérieur de laquelle battait un cœur fébrile. Elle songea que son ami n’était pas encore assez épais en graisse pour que son cœur soit protégé contre la réalité du monde humain où il lui avait été donné de vivre.
Isidore Katzenberg renifla et se moucha bruyamment.
— Quand tu pleures, tu as vraiment l’air d’un gros bébé, plaisanta Lucrèce Nemrod pour le réconforter.
Isidore Katzenberg : le premier héros qui pleure en écoutant les actualités.
Elle lui tendit des bonbons à la réglisse et lui murmura quelque chose à l’oreille.
— « Ecouter, comprendre, se taire. »
— Je n’arrive plus à me taire, articula-t-il péniblement, la bouche pleine de sucreries et en ravalant ses larmes.
Isidore remit ses lunettes et fixa intensément les prunelles émeraude de Lucrèce.
— Tu me demandais quel est le chaînon manquant… Maintenant, je crois pouvoir te répondre. Je crois que… en fait… tous, nous ne sommes que des êtres de transition… le véritable être humain n’est pas encore apparu… et dans ce cas…
— Et dans ce cas ?
Enfin, à mi-voix, il lâcha :
— Le chaînon manquant c’est… nous.