19. AU MILIEU DES JAMBES
La horde remonte le fleuve à la recherche d’un gué non gardé par les crocodiles. Mais sur toute sa longueur, ce bras d’eau est infesté de sauriens. Ils finissent par trouver un méandre d’où ne dépasse aucun regard verdâtre.
Pourquoi les crocodiles laissent-ils ce coin libre ? Ils ne se posent pas longtemps la question et commencent à avancer dans le gué.
Ils sont déjà tous au milieu du fleuve lorsqu’ils comprennent. Ils sont en train d’emprunter le chemin habituel des éléphants.
Un groupe de pachydermes décide justement de traverser le fleuve pour voir si, de l’autre côté, l’herbe est plus fraîche. Ils martèlent le sol d’un pas allègre.
Un éléphant qui court, c’est déjà impressionnant, mais une centaine, c’est redoutable. Surtout quand on est coincé à découvert au beau milieu d’un fleuve dont l’eau vous monte jusqu’aux genoux.
Panique. La horde se partage en deux camps. Il y a ceux qui croient que le salut est devant eux et ceux qui pensent que le salut est derrière. Plus quelques naïfs qui estiment que la vraie bonne idée, c’est de nager sur les côtés. Ceux-là se font instantanément manger par les crocodiles qui se sont vite passé l’information qu’une masse de protéines était dans les parages.
Les phases de transition sont toujours des instants délicats et précaires. Ceux de la horde en font l’amère expérience. Les éléphants ne prêtent pas attention à ces petits êtres qui pataugent et les écrasent comme des crêpes. Ne survivent que ceux qui ont foncé tête baissée droit devant vers l’autre rive. Une fois sur la berge, ils peuvent enfin s’écarter et laisser passer le troupeau de pachydermes.
Effrayés, les rescapés se camouflent dans un trou de terre. La moitié des effectifs n’est plus là, mais ils sont encore suffisamment nombreux pour former une petite horde. Heureusement que les femelles n’arrêtent pas d’accoucher sinon, à la vitesse où ils meurent, ils auraient déjà complètement disparu.
Les éléphants, eux aussi, connaissent quelques pertes. Certains éléphanteaux s’éloignant de leur mère se font attraper par des crocodiles qui, en s’accrochant à leur trompe, parviennent à les basculer dans l’eau. Ils sont vengés par leurs aînés qui piétinent les assaillants de tout leur poids. Grandes éclaboussures. Gueules dentées contre trompes entortillées et pattes lourdes. Les yeux reptiliens et les yeux pachydermiques s’enflamment de rage. Les éléphants se bousculent. Les crocodiles écrasés giclent. Des trompes se lèvent, maintenant garnies de dents étrangères.
Les grenouilles se cachent. Les hérons s’envolent.
Une micro-tempête secoue tout le pourtour du gué. Un éléphanteau coule. Un crocodile est projeté dans les airs. Des poissons innocents sont entraînés dans cette guerre.
Ceux de la horde n’en reviennent pas d’avoir réchappé à un tel choc entre les êtres de l’élément eau et ceux de l’élément terre.
Ce soir-là, toute la petite horde dort dans la carcasse tiède d’un éléphant mort et non dévoré par les crocodiles suffisamment repus. La carcasse sent mauvais mais elle forme une caverne où il leur suffit de tendre la main pour disposer d’un morceau de viande presque frais.