20. L’ARBRE DES FUTURS
C’était « l’arbre des futurs ».
Isidore Katzenberg avait entraîné Lucrèce Nemrod dans une petite pièce aménagée au rez-de-chaussée de son château d’eau. Elle ne contenait que deux chaises et un grand tableau blanc posé sur un chevalet avec des crayons-feutres sur le rebord.
Lucrèce Nemrod s’en approcha et contempla l’immense dessin tracé dessus. Tout en haut, une longue étiquette indiquait : ARBRE DES FUTURS. Au-dessous s’étalait tout un fouillis de branches et de feuilles plus petites.
— De nos jours, les politiciens ne réfléchissent qu’à très court terme, de cinq à sept ans, tout au plus, le temps de se faire élire ou réélire, concéda Isidore Katzenberg. Il serait pourtant intéressant de réfléchir sur les cent, mille, dix mille prochaines années… Quelle terre laisserons-nous à nos enfants ?
— Nous sommes en effet dans la politique du moindre mal. On gère de façon à éviter les catastrophes les plus proches.
— Normal, les politiciens dépendent des sondages qui eux révèlent l’émotionnel collectif instantané. Il n’y a pas de perspectives.
Lucrèce Nemrod se laissa tomber sur l’une des petites chaises inconfortables. Elle soupira.
— OK pour jouer les visionnaires, mais la plupart des propositions d’avenir radieux ont débouché sur de tels échecs… Il est normal que maintenant les gens se montrent prudents face aux grands projets.
— Mais l’humanité a droit à l’erreur, protesta Isidore Katzenberg s’asseyant à son tour, sa lourde masse débordant de part et d’autre du siège et du dossier. On a beau critiquer le communisme, le libéralisme ou le socialisme, ils présentaient quand même l’avantage de proposer des cheminements. Même si ces idéologies ont échoué, il n’en faut pas moins continuer à en suggérer d’autres. Beaucoup d’autres, et que les gens choisissent. Ce n’est pas parce qu’on s’est trompé par le passé que l’on doit renoncer à faire des propositions d’avenir. De nos jours, on n’a plus le choix qu’entre les forces de l’immobilisme et celles de la marche arrière.
— Vous voulez dire entre les conservateurs ou les réactionnaires ? interrogea-t-elle.
— Si vous voulez. Quoi qu’il en soit, à part « ne pas bouger » ou « faire demi-tour », on ne propose plus rien. Tout le monde est terrorisé à l’idée d’accomplir un pas en avant. Il n’y a plus que les auteurs de science-fiction pour oser envisager d’autres possibilités de sociétés humaines dans le futur. C’est navrant.
Lucrèce Nemrod se leva pour examiner l’arbre de plus près.
— Donc vous, vous avez imaginé cet arbre.
— Oui. L’arbre de tous les futurs probables.
— L’idée est liée au concept de Voie de Moindre Violence exposé dans votre livre bizarre ?
— En couchant sur ce tableau tous les futurs possibles, je tente de découvrir le chemin qui, à long terme, nous permettra d’avoir un futur meilleur que notre présent.
Il rejoignit la jeune fille et lui désigna du doigt les feuilles de l’arbre du futur. Sur chacune était inscrite une hypothèse d’avenir. Certaines étaient modérées telles : « Si on privatisait le système carcéral », « Si on supprimait la Sécurité sociale » ou « Si on augmentait les minima sociaux ». D’autres étaient plus radicales : « Si on déclarait la guerre aux blocs économiques rivaux », « Si on revenait à un système dictatorial » ou « Si on supprimait les gouvernements ». D’autres étaient à première vue carrément utopiques : « Si on colonisait d’autres planètes », « Si on imposait un contrôle des naissances mondial », « Si on arrêtait la croissance économique ».
Lucrèce Nemrod considéra différemment la masse sphérique à ses côtés. Elle était surprise qu’un simple individu s’autorise à dessiner ainsi en prospective tout l’avenir de son espèce dans le temps. Un instant, elle fut tentée de se moquer de lui, mais se reprit aussitôt. C’eût été si facile de détruire tant d’heures et d’heures de réflexion par une simple boutade. Tout ce travail méritait le respect. Son second mouvement fut de chercher à en savoir davantage.
— Vous gardez votre arbre des futurs ici. Personne ne peut donc en profiter.
Il approuva.
— C’est vrai mais, pour l’instant, il n’est pas assez étoffé à mon goût. Je le montrerai quand je serai prêt.
— A qui ?
— A tout le monde. Et peut-être qu’un jour, grâce à mon arbre, les hommes politiques auront enfin le courage de dire : « Regardez bien. Tel est le cheminement que je propose de choisir car il faut passer par là, puis par là, puis par là pour que, dans deux cents ans peut-être, même si certains passages sont pénibles, nous parvenions enfin ici, à ce point où nos enfants, ou les enfants des enfants de nos enfants, seront parfaitement à leur aise sur cette planète. »
Il exhiba un cigare en caramel qu’il mâchouilla.
— … C’est du sort de toute l’humanité et même de tout ce qui vit sur cette planète qu’il s’agit. Il est grand temps de réfléchir non plus en tant qu’électeurs ou consommateurs mais en êtres vivants intégrés à tout un ensemble beaucoup plus vaste. Oui, j’espère qu’un jour nous entrerons en harmonie avec le monde qui nous entoure. « Homéostasie », tel est le terme exact : équilibre entre le milieu intérieur et le milieu extérieur, équilibre entre l’espèce humaine et toutes les autres formes de vies existantes.
— Rien que ça !
— Oui, insista-t-il. Nous serons alors capables d’entrer en empathie avec toutes les formes de vie terrestres. Toutes seront nos partenaires et, avec elles toutes, nous construirons un monde meilleur. A long terme, que pourrait-il nous arriver de mieux ?
— D’accord, mais à court terme, et même pour l’instant, à quoi vous sert tout ce travail ?
— A déduire les principales tendances, et ce en tenant compte de tous les facteurs dans tous les domaines possibles : économique, politique, social, technologique, culturel… et en vérifiant comment ensemble ils se connectent, répondit-il modestement. Avec ce tableau, je détermine les cycles des crises. Je déduis les phases de croissance et de décroissance des cours des matières premières. Je me sers de mon arbre pour miser en Bourse. Et ça marche. Mes tractations boursières constituent ma principale source de revenus. Avec ça je gagne ma vie, n’est-ce pas là une preuve pratique et évidente que mon arbre fonctionne ? Croyez bien que ce n’est pas avec mon dérisoire salaire de journaliste scientifique que j’aurais pu m’offrir et aménager ce château d’eau.
La jeune stagiaire ne cessait de fixer l’arbre.
— … Evidemment, reprit-il avec un large sourire sur sa face de bébé, je ne me prends pas pour Nostradamus. Je ne prétends pas prédire l’avenir, mais je tente de prévoir les grandes trajectoires d’évolution logiques de notre société. Et, pour l’instant, sans me vanter, ça marche plutôt mieux que je ne m’y attendais.
Lucrèce Nemrod considéra les ramures les plus fines de l’arbre des futurs.
— Et en géopolitique, vous percevez quoi ?
— Le pouvoir se déplace d’est en ouest. Au départ, le centre du monde se trouvait en Inde. Selon moi tout est parti de l’Inde, il y a plus de 5.000 ans. On glisse vers l’est en suivant la trajectoire du soleil. Les Mésopotamiens et les Egyptiens prirent ensuite le relais au sommet du pouvoir. Encore plus à l’ouest. Vinrent ensuite les Grecs, les Romains. Encore plus à l’ouest : l’empire austro-hongrois, le front occidental (France, Espagne, Hollande), puis l’Angleterre. Encore plus à l’ouest. Traversée de l’océan Atlantique. Le pouvoir s’est retrouvé à New York. Encore plus à l’ouest. Traversée du continent américain. Le pouvoir est arrivé à Los Angeles. Toujours vers l’ouest. Traversée du Pacifique. Voilà le pouvoir à Tokyo et bientôt en Chine. Après la Chine, il reviendra en Inde. Ainsi se résume l’histoire géographique du pouvoir et sa trajectoire probable à travers les continents et les nations.
— Un autre thème. Le chômage en France ?
Isidore Katzenberg reprit son souffle :
— En ce qui concerne les sociétés occidentales modernes, logiquement, dans le futur, il ne devrait plus y avoir de problèmes de chômage. Dix pour cent des gens travailleront énormément dans des métiers créatifs et quatre-vingt-dix pour cent ne travailleront pas du tout, ou bien sporadiquement en tant qu’exécutants non créatifs. Les dix pour cent de créatifs seront essentiellement des manipulateurs de concepts. Ils se passionneront pour leur travail, consacreront tout leur temps à leur tâche et gagneront beaucoup d’argent, qu’ils n’auront que rarement le temps de dépenser.
— Et les autres ? interrompit la jeune fille.
— Les autres ? Eh bien, les quatre-vingt-dix pour cent de non-créatifs changeront souvent de métier, ne gagneront que peu d’argent, s’intéresseront peu à leurs tâches éphémères, et profiteront énormément du monde des loisirs. Ces quatre-vingt-dix pour cent, d’ailleurs, ne s’identifieront plus à leur métier, mais plutôt à leurs loisirs. Je crois beaucoup au développement des activités associatives bénévoles. Exemple : une fille secrétaire intérimaire, pratiquant parfois le baby-sitting et tournant à l’occasion de petits rôles au cinéma, se définira comme membre d’une association de quartier visant à promouvoir l’écologie.
— Je n’ai pas saisi pourquoi vous affirmez que les créatifs seront dans l’avenir des « manipulateurs de concepts ».
— Ah, mais c’est que, dans le futur, il n’y aura plus d’inventions, plus de découvertes, plus d’innovations particulières. Toutes les technologies étant simultanément connues dans le monde entier, les gens disposeront partout des mêmes voitures, des mêmes lessives, des mêmes ordinateurs. Alors, qu’est-ce qui fera qu’on achètera l’un plutôt que l’autre ? Les petits « plus » dans la présentation, la couleur, la désignation du produit, l’énoncé de la marque, le slogan, la manière de le vendre.
— Mais c’est injuste pour les non-créatifs.
— Nous rejoignons là un autre thème qui m’est cher l’éducation. A long terme, il faut espérer que l’école permettra à chacun de développer ses dons innés de créativité. Et, dès lors, se développera le marché de l’art et de la communication qui préparera l’ère suivante.
— Tout le monde ne possède pas de dons innés ! se récria la jeune fille.
— Si, assura Isidore Katzenberg, tout le monde en possède. Mais les gens ne savent pas toujours les repérer et les exploiter. L’école doit les y aider en proposant une plus grande diversité d’enseignements avec l’objectif de développer les talents particuliers de chacun. Il ne s’agira plus alors de « travailler » mais d’exploiter sans fatigue son don inné, en offrant sa différence et son talent particulier en cadeau aux autres. Plutôt que de « travailler », on « s’occupera » à faire ce pour quoi l’on est fait.
Lucrèce Nemrod chercha une faille dans le raisonnement du gros homme.
— Et dans le domaine de la pensée ?
— Un jour, l’homme deviendra spirituel. D’ailleurs, la Bible l’annonce depuis longtemps. Voyez les Dix Commandements. La religion juive ne juge pas. Lorsqu’elle dit « tu ne tueras point », elle parle au futur. Elle ne dit pas : « Tu ne dois pas tuer, sinon tu seras puni. » Elle dit : « Un jour, tu ne tueras pas », donc « tu comprendras un jour pourquoi cela ne sert à rien de tuer ». Et ainsi de suite : un jour, tu comprendras pourquoi cela ne sert à rien de voler, de mentir, etc. Un jour nous serons spirituels.
Lucrèce Nemrod s’abîma dans l’observation de l’arbre des futurs.
— Pourquoi vous investissez-vous tellement là-dedans, Isidore ?
Il sourit.
— Par égoïsme. Mon intérêt égoïste est de vivre entouré de gens non stressés. Lorsque les gens sont heureux, ils vous fichent la paix. Donc, pour que moi, Isidore Katzenberg, je sois bien dans ma peau, il faut que l’humanité tout entière et l’univers tout entier le soient également. Je veux être en homéostasie avec l’humanité et que l’humanité soit en homéostasie avec l’univers. Maintenant, suivez-moi, Lucrèce, une nouvelle tâche nous attend.
Il la ramena dans la grande salle conique qui occupait la plus grande partie du rez-de-chaussée du château d’eau. Là, il tira d’un placard un autre tableau blanc, jumeau de celui que la jeune fille avait observé dans la petite pièce, le posa sur une pile de livres et, au crayon-feutre rouge, inscrivit en haut en grosses lettres :
ARBRE DES PASSÉS.
Comme par magie, Isidore Katzenberg fit apparaître une bouteille de champagne et deux flûtes ternies.
— Fêtons cette inauguration.
Ils trinquèrent. Ils burent. Puis Isidore Katzenberg se concentra et commença à remplir le tableau en y inscrivant de mémoire, sur le tronc puis sur les branches, tous les grands événements et principaux tournants du passé. Inventions, dynasties, empires, explorations, batailles, mouvements de populations, révolutions, crises, mouvements sociaux… Il s’efforçait de ne rien oublier.
Isidore Katzenberg partit de « maintenant » pour descendre sur la décennie, puis le siècle, puis tous les siècles précédents.
Au bout d’une heure de création de branches et de feuilles, épuisé, il se passa la main sur le front. Lucrèce, admirative, n’avait pas prononcé un mot. Elle observait l’arbre des passés de l’humanité se déployer de haut en bas comme un végétal dont elle aurait vu les racines croître en accéléré.
— Reste évidemment le mystère des origines, remarqua Isidore Katzenberg en contemplant son œuvre. « Quand » et « Pourquoi » est apparu le premier être humain.
Au feutre bleu, il porta une dernière touche, un point d’interrogation dans la zone couvrant moins 4 à moins 2 millions d’années.
— Le Pr Adjemian, lui, le savait probablement, rappela la journaliste stagiaire.
Isidore Katzenberg considéra son tableau et le vide au bas de l’arbre.
— Dans ce cas, le mieux serait de retourner explorer à fond son appartement.
— Je l’ai déjà fait et ça ne m’a pas servi à grand-chose.
Le gros homme remit soigneusement le capuchon sur les feutres et les rangea dans un plumier en bois.
— Si quelqu’un a cherché à réduire en cendres le lieu du crime, dit-il, c’est qu’il y a là-bas, quelque part, une information qu’on veut nous cacher.