12. ISIDORE KATZENBERG
Lucrèce Nemrod rejoignit ses collègues à la Brasserie alsacienne. A l’intérieur de la pléthorique rédaction du Guetteur moderne, ceux-là étaient, en quelque sorte, devenus « sa » bande. Ils étaient debout face au zinc et discutaient de la vie interne de l’hebdo.
— … Le chef de la rubrique littéraire vient de publier un roman et pour être bien sûr d’avoir au moins une bonne critique, il a rédigé lui-même l’article en le signant d’un pseudonyme, annonça Florent Pellegrini.
Eclat de rire général. Ils commandèrent une autre tournée de bières.
Ils passèrent ensuite à table. Lucrèce Nemrod s’assit à côté de Franck Gauthier, elle aussi une chopine à la main. Un serveur en long tablier bleu apporta une série de plats fumants, regorgeant de charcuteries diverses et variées boudins blancs, saucisses de Francfort, pieds de porc panés, jarrets bouillis, le tout accompagné d’une choucroute légèrement acide.
— Alors, comment s’est passée ta rencontre avec Isidore Katzenberg ? interrogea le chef de la rubrique scientifique.
La jeune fille secoua sa longue chevelure rousse.
— Pas mal, merci. Mais je crois que je préfère quand même enquêter seule. Je suis revenue sur les lieux du crime, hier soir, et je suis tombée sur quelque chose de pas banal. Un mystérieux visiteur est apparu, masque de singe sur la tête et bidon d’essence à la main. Il voulait tout carboniser sur place. Pour un serial-killer, c’est quand même un drôle de comportement, non ?
— Tu l’as attrapé ?
— Il m’a filé entre les doigts. En plus, il courait vite. Dommage, car sinon je vous jure que j’aurais su le faire parler !
Loin d’être impressionnés, les amateurs de choucroute présentèrent des moues dubitatives. La bouche pleine, Florent Pellegrini émit l’opinion générale :
— Bof, de toute façon, la Thénardier ne te laissera jamais publier ce sujet et, sans Katzenberg, quels que soient les rebondissements, tu n’as aucune chance que ça passe.
Franck Gauthier approuva.
— Allez, reconnais que ça s’est mal passé avec ce gros balourd. On peut te l’avouer maintenant, on t’a fait une farce. On voulait doucher ton enthousiasme sur les « origines de l’humanité ». A tous les coups, il t’envoyait promener, Katzenberg. Il est comme ça. Il ne veut plus voir personne.
Lucrèce Nemrod resta la fourchette en l’air et fronça les sourcils.
— C’est qui au juste, ce type ?
— Katzenberg ? Un fou complet, trancha Gauthier.
Florent Pellegrini fixa son bock de bière, telle une boule de cristal.
— Non, il a peut-être un peu disjoncté sur la fin mais moi, je l’ai bien connu et je peux vous affirmer qu’il a été en son temps l’un des plus grands journalistes de Paris.
Il attendit que le serveur ait remplacé les plats vides par de nouveaux pour poursuivre :
— Je l’ai connu ni chauve ni obèse et nullement du genre à vivre reclus dans une tour loin du monde. Il était alors dans la police et travaillait en tant qu’expert au centre médico-légal. Il était spécialisé dans l’analyse des micro-indices : cheveux, taches suspectes, empreintes diverses. Rien qu’en étudiant un poil il était capable, racontait-on, de préciser le sexe, l’âge, le niveau de stress de son ancien porteur et si son ex-propriétaire consommait des drogues. Pour lui, c’était comme un jeu d’énigmes. Mais il était frustré du peu de cas qu’on faisait de ses expertises lors des procès. Ses conclusions étaient rarement suivies par les magistrats et les jurés. Alors, il s’est reconverti dans le journalisme scientifique. Là, ses connaissances techniques lui ont servi à rédiger ses papiers comme des enquêtes policières. C’était une innovation, un reporter tenant compte de ses propres observations sur le terrain plutôt que des communiqués langue de bois des officiels. Le public finit par reconnaître sa « patte » bien particulière et il acquit bientôt une grande renommée dans toute la presse. D’où son surnom de « Sherlock Holmes scientifique ».
— En fait, il ne faisait qu’exercer « normalement » son métier, coupa Kevin Abitbol, en essuyant sa bouche graisseuse avec une serviette en papier blanche déjà très souillée. Le problème, c’est que la plupart des journalistes sont devenus tellement blasés qu’ils n’ont plus aucune curiosité. Du coup, par fainéantise, ils se contentent de recopier ce qu’on leur dit et récrivent mille fois les mêmes articles construits de la même manière.
Florent Pellegrini négligea l’interruption.
— Isidore Katzenberg aurait dû être promu chef de la rubrique scientifique à la place de Gauthier. N’est-ce pas, Franck ?
L’autre se renfrogna.
— Ouais, peut-être, mais ce n’est pas de ma faute s’il lui est arrivé un pépin.
— Quel genre de pépin ? interrogea Lucrèce Nemrod.
— Il était tranquillement assis dans le métro quand une bonbonne de gaz remplie de dynamite et de clous rouillés a explosé dans son wagon. Un attentat terroriste. Lui a été protégé par sa banquette mais en pleine heure d’affluence, ça a été le carnage. Dans la fumée, il a rampé parmi les corps en lambeaux en tâchant de venir en aide aux blessés.
Hochements de tête silencieux autour de la table, dont la plupart des convives n’en perdaient pas pour autant l’appétit et continuaient à enfourner gaillardement saucisses et jarrets. Parmi les bruits de mastication, Pellegrini reprit :
— Après l’attentat, il est resté une semaine enfermé chez lui, sans se laver, sans se nourrir, pratiquement sans dormir. Suite à cette phase de prostration, il voulait prendre les armes, retrouver les assassins et les tuer un par un. Et puis il a découvert que l’affaire était reliée à une histoire diplomatique compliquée et, qu’en plus, la France vendait des armes au pays commanditaire de l’attentat. Il n’y avait rien à faire. Alors, il s’est replié sur lui-même. Il s’est mis à grossir, il a écrit de moins en moins d’articles et, pour finir, il a acheté son château d’eau pour s’isoler, être définitivement loin du monde.
— Une tour d’ivoire…, suggéra Kevin Abitbol.
— … Ou une tombe, précisa Gauthier.
Le serveur apporta une énième tournée de bières et tous s’empressèrent de vider leur chope comme pour mieux digérer cette étrange histoire. Lucrèce Nemrod but, elle aussi, une grande lampée.
— Et puis il y a eu le livre, ajouta Florent Pellegrini.
— Quel livre ? demanda la stagiaire.
— Un roman bizarre. Sous le couvert d’une simple histoire de suspense et d’aventures, l’ouvrage prônait la non-violence active. Il l’a lu et l’a relu jusqu’à ce qu’il comprenne le sens caché de ce texte. Pour Isidore, ça a été une révélation. Il a décidé alors que son ennemi personnel n’était pas les terroristes en particulier, mais la violence en général.
— Il s’est remis à écrire mais des articles trop polémiques ! souligna Gauthier.
— Isidore Katzenberg seul contre toute la violence du monde : contre les terroristes, les bourreaux d’enfants, les tortionnaires… Avec une telle hargne que ses articles n’étaient plus publiables dans Le Guetteur moderne, ni ailleurs non plus.
— C’était un « anti-violent » trop violent, précisa Kevin Abitbol. Il y a des limites, même dans la dénonciation du mal. Des ambassades se sont plaintes, le Quai d’Orsay a exigé son départ. Il a été licencié et il s’est retrouvé isolé pour de bon dans son château d’eau.
— Cependant, il a conservé un grand crédit auprès des lecteurs qui ne l’ont pas oublié, comme auprès de la direction où il a encore des supporters. Pour ça, Lucrèce, on ne t’a pas menti, affirma Florent Pellegrini.
Les hommes soupirèrent et se réconfortèrent avec une nouvelle platée de viandes salées qu’ils répartirent équitablement dans leurs assiettes.