The Project Gutenberg EBook of Le Tour du Monde; d'Alexandrette au coude
de l'Euphrate, by Various

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Title: Le Tour du Monde; d'Alexandrette au coude de l'Euphrate
Journal des voyages et des voyageurs; 2e Sem. 1905

Author: Various

Editor: Édouard Charton

Release Date: September 7, 2009 [EBook #29925]

Language: French


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LE TOUR DU MONDE

PARIS
IMPRIMERIE FERNAND SCHMIDT
20, rue du Dragon, 20

NOUVELLE SÉRIE — 11e ANNÉE 2e SEMESTRE

LE TOUR DU MONDE
JOURNAL
DES VOYAGES ET DES VOYAGEURS

Le Tour du Monde
a été fondé par Édouard Charton
en 1860

PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
LONDRES, 18, KING WILLIAM STREET, STRAND
1905

Droits de traduction et de reproduction réservés.

TABLE DES MATIÈRES

L'ÉTÉ AU KACHMIR
Par Mme F. MICHEL

I. De Paris à Srinagar. — Un guide pratique. — De Bombay à Lahore. — Premiers préparatifs. — En tonga de Rawal-Pindi à Srinagar. — Les Kachmiris et les maîtres du Kachmir. — Retour à la vie nomade. 1

II. La «Vallée heureuse» en dounga. — Bateliers et batelières. — De Baramoula à Srinagar. — La capitale du Kachmir. — Un peu d'économie politique. — En amont de Srinagar. 13

III. Sous la tente. — Les petites vallées du Sud-Est. — Histoires de voleurs et contes de fées. — Les ruines de Martand. — De Brahmanes en Moullas. 25

IV. Le pèlerinage d'Amarnath. — La vallée du Lidar. — Les pèlerins de l'Inde. — Vers les cimes. — La grotte sacrée. — En dholi. — Les Goudjars, pasteurs de buffles. 37

V. Le pèlerinage de l'Haramouk. — Alpinisme funèbre et hydrothérapie religieuse. — Les temples de Vangâth. — Frissons d'automne. — Les adieux à Srinagar. 49

SOUVENIRS DE LA CÔTE D'IVOIRE
Par le docteur LAMY
Médecin-major des troupes coloniales.

I. Voyage dans la brousse. — En file indienne. — Motéso. — La route dans un ruisseau. — Denguéra. — Kodioso. — Villes et villages abandonnés. — Où est donc Bettié? — Arrivée à Dioubasso. 61

II. Dans le territoire de Mopé. — Coutumes du pays. — La mort d'un prince héritier. — L'épreuve du poison. — De Mopé à Bettié. — Bénie, roi de Bettié, et sa capitale. — Retour à Petit-Alépé. 73

III. Rapports et résultats de la mission. — Valeur économique de la côte d'Ivoire. — Richesse de la flore. — Supériorité de la faune. 85

IV. La fièvre jaune à Grand-Bassam. — Deuils nombreux. — Retour en France. 90

L'ÎLE D'ELBE
Par M. PAUL GRUYER

I. L'île d'Elbe et le «canal» de Piombino. — Deux mots d'histoire. — Débarquement à Porto-Ferraio. — Une ville d'opéra. — La «teste di Napoleone» et le Palais impérial. — La bannière de l'ancien roi de l'île d'Elbe. — Offre à Napoléon III, après Sedan. — La bibliothèque de l'Empereur. — Souvenir de Victor Hugo. Le premier mot du poète. — Un enterrement aux flambeaux. Cagoules noires et cagoules blanches. Dans la paix des limbes. — Les différentes routes de l'île. 97

II. Le golfe de Procchio et la montagne de Jupiter. — Soir tempétueux et morne tristesse. — L'ascension du Monte Giove. — Un village dans les nuées. — L'Ermitage de la Madone et la «Sedia di Napoleone». — Le vieux gardien de l'infini. «Bastia, Signor!». Vision sublime. — La côte orientale de l'île. Capoliveri et Porto-Longone. — La gorge de Monserrat. — Rio 1 Marina et le monde du fer. 109

III. Napoléon, roi de l'île d'Elbe. — Installation aux Mulini. — L'Empereur à la gorge de Monserrat. — San Martino Saint-Cloud. La salle des Pyramides et le plafond aux deux colombes. Le lit de Bertrand. La salle de bain et le miroir de la Vérité. — L'Empereur transporte ses pénates sur le Monte Giove. — Elbe perdue pour la France. — L'ancien Musée de San Martino. Essai de reconstitution par le propriétaire actuel. Le lit de Madame Mère. — Où il faut chercher à Elbe les vraies reliques impériales. «Apollon gardant ses troupeaux.» Éventail et bijoux de la princesse Pauline. Les clefs de Porto-Ferraio. Autographes. La robe de la signorina Squarci. — L'église de l'archiconfrérie du Très-Saint-Sacrement. La «Pieta» de l'Empereur. Les broderies de soie des Mulini. — Le vieil aveugle de Porto-Ferraio. 121

D'ALEXANDRETTE AU COUDE DE L'EUPHRATE
Par M. VICTOR CHAPOT
membre de l'École française d'Athènes.

I. — Alexandrette et la montée de Beïlan. — Antioche et l'Oronte; excursions à Daphné et à Soueidieh. — La route d'Alep par le Kasr-el-Benat et Dana. — Premier aperçu d'Alep. 133

II. — Ma caravane. — Village d'Yazides. — Nisib. — Première rencontre avec l'Euphrate. — Biredjik. — Souvenirs des Hétéens. — Excursion à Resapha. — Comment atteindre Ras-el-Aïn? Comment le quitter? — Enfin à Orfa! 145

III. — Séjour à Orfa. — Samosate. — Vallée accidentée de l'Euphrate. — Roum-Kaleh et Aïntab. — Court repos à Alep. — Saint-Syméon et l'Alma-Dagh. — Huit jours trappiste! — Conclusion pessimiste. 157

LA FRANCE AUX NOUVELLES-HÉBRIDES
Par M. RAYMOND BEL

À qui les Nouvelles-Hébrides: France, Angleterre ou Australie? Le condominium anglo-français de 1887. — L'œuvre de M. Higginson. — Situation actuelle des îles. — L'influence anglo-australienne. — Les ressources des Nouvelles-Hébrides. — Leur avenir. 169

LA RUSSIE, RACE COLONISATRICE
Par M. ALBERT THOMAS

I. — Moscou. — Une déception. — Le Kreml, acropole sacrée. — Les églises, les palais: deux époques. 182

II. — Moscou, la ville et les faubourgs. — La bourgeoisie moscovite. — Changement de paysage; Nijni-Novgorod: le Kreml et la ville. 193

III. — La foire de Nijni: marchandises et marchands. — L'œuvre du commerce. — Sur la Volga. — À bord du Sviatoslav. — Une visite à Kazan. — La «sainte mère Volga». 205

IV. — De Samara à Tomsk. — La vie du train. — Les passagers et l'équipage: les soirées. — Dans le steppe: l'effort des hommes. — Les émigrants. 217

V. — Tomsk. — La mêlée des races. — Anciens et nouveaux fonctionnaires. — L'Université de Tomsk. — Le rôle de l'État dans l'œuvre de colonisation. 229

VI. — Heures de retour. — Dans l'Oural. — La Grande-Russie. — Conclusion. 241

LUGANO, LA VILLE DES FRESQUES
Par M. GERSPACH

La petite ville de Lugano; ses charmes; son lac. — Un peu d'histoire et de géographie. — La cathédrale de Saint-Laurent. — L'église Sainte-Marie-des-Anges. — Lugano, la ville des fresques. — L'œuvre du Luini. — Procédés employés pour le transfert des fresques. 253

SHANGHAÏ, LA MÉTROPOLE CHINOISE
Par M. ÉMILE DESCHAMPS

I. — Woo-Sung. — Au débarcadère. — La Concession française. — La Cité chinoise. — Retour à notre concession. — La police municipale et la prison. — La cangue et le bambou. — Les exécutions. — Le corps de volontaires. — Émeutes. — Les conseils municipaux. 265

II. — L'établissement des jésuites de Zi-ka-oueï. — Pharmacie chinoise. — Le camp de Kou-ka-za. — La fumerie d'opium. — Le charnier des enfants trouvés. — Le fournisseur des ombres. — La concession internationale. — Jardin chinois. — Le Bund. — La pagode de Long-hoa. — Fou-tchéou-road. — Statistique. 277

L'ÉDUCATION DES NÈGRES AUX ÉTATS-UNIS
Par M. BARGY

Le problème de la civilisation des nègres. — L'Institut Hampton, en Virginie. — La vie de Booker T. Washington. — L'école professionnelle de Tuskegee, en Alabama. — Conciliateurs et agitateurs. — Le vote des nègres et la casuistique de la Constitution. 289

À TRAVERS LA PERSE ORIENTALE
Par le Major PERCY MOLESWORTH SYKES
Consul général de S. M. Britannique au Khorassan.

I. — Arrivée à Astrabad. — Ancienne importance de la ville. — Le pays des Turkomans: à travers le steppe et les Collines Noires. — Le Khorassan. — Mechhed: sa mosquée; son commerce. — Le désert de Lout. — Sur la route de Kirman. 301

II. — La province de Kirman. — Géographie: la flore, la faune; l'administration, l'armée. — Histoire: invasions et dévastations. — La ville de Kirman, capitale de la province. — Une saison sur le plateau de Sardou. 313

III. — En Baloutchistan. — Le Makran: la côte du golfe Arabique. — Histoire et géographie du Makran. — Le Sarhad. 325

IV. — Délimitation à la frontière perso-baloutche. — De Kirman à la ville-frontière de Kouak. — La Commission de délimitation. — Question de préséance. — L'œuvre de la Commission. — De Kouak à Kélat. 337

V. — Le Seistan: son histoire. — Le delta du Helmand. — Comparaison du Seistan et de l'Égypte. — Excursions dans le Helmand. — Retour par Yezd à Kirman. 349

AUX RUINES D'ANGKOR
Par M. le Vicomte DE MIRAMON-FARGUES

De Saïgon à Pnôm-penh et à Compong-Chuang. — À la rame sur le Grand-Lac. — Les charrettes cambodgiennes. — Siem-Réap. — Le temple d'Angkor. — Angkor-Tom — Décadence de la civilisation khmer. — Rencontre du second roi du Cambodge. — Oudong-la-Superbe, capitale du père de Norodom. — Le palais de Norodom à Pnôm-penh. — Pourquoi la France ne devrait pas abandonner au Siam le territoire d'Angkor. 361

EN ROUMANIE
Par M. Th. HEBBELYNCK

I. — De Budapest à Petrozeny. — Un mot d'histoire. — La vallée du Jiul. — Les Boyards et les Tziganes. — Le marché de Targu Jiul. — Le monastère de Tismana. 373

II. — Le monastère d'Horezu. — Excursion à Bistritza. — Romnicu et le défilé de la Tour-Rouge. — De Curtea de Arges à Campolung. — Défilé de Dimboviciora. 385

III. — Bucarest, aspect de la ville. — Les mines de sel de Slanic. — Les sources de pétrole de Doftana. — Sinaïa, promenade dans la forêt. — Busteni et le domaine de la Couronne. 397

CROQUIS HOLLANDAIS
Par M. Lud. GEORGES HAMÖN
Photographies de l'auteur.

I. — Une ville hollandaise. — Middelburg. — Les nuages. — Les boerin. — La maison. — L'éclusier. — Le marché. — Le village hollandais. — Zoutelande. — Les bons aubergistes. — Une soirée locale. — Les sabots des petits enfants. — La kermesse. — La piété du Hollandais. 410

II. — Rencontre sur la route. — Le beau cavalier. — Un déjeuner décevant. — Le père Kick. 421

III. — La terre hollandaise. — L'eau. — Les moulins. — La culture. — Les polders. — Les digues. — Origine de la Hollande. — Une nuit à Veere. — Wemeldingen. — Les cinq jeunes filles. — Flirt muet. — Le pochard. — La vie sur l'eau. 423

IV. — Le pêcheur hollandais. — Volendam. — La lessive. — Les marmots. — Les canards. — La pêche au hareng. — Le fils du pêcheur. — Une île singulière: Marken. — Au milieu des eaux. — Les maisons. — Les mœurs. — Les jeunes filles. — Perspective. — La tourbe et les tourbières. — Produit national. — Les tourbières hautes et basses. — Houille locale. 433

ABYDOS
dans les temps anciens et dans les temps modernes
Par M. E. AMELINEAU

Légende d'Osiris. — Histoire d'Abydos à travers les dynasties, à l'époque chrétienne. — Ses monuments et leur spoliation. — Ses habitants actuels et leurs mœurs. 445

VOYAGE DU PRINCE SCIPION BORGHÈSE AUX MONTS CÉLESTES
Par M. JULES BROCHEREL

I. — De Tachkent à Prjevalsk. — La ville de Tachkent. — En tarentass. — Tchimkent. — Aoulié-Ata. — Tokmak. — Les gorges de Bouam. — Le lac Issik-Koul. — Prjevalsk. — Un chef kirghize. 457

II. — La vallée de Tomghent. — Un aoul kirghize. — La traversée du col de Tomghent. — Chevaux alpinistes. — Une vallée déserte. — Le Kizil-tao. — Le Saridjass. — Troupeaux de chevaux. — La vallée de Kachkateur. — En vue du Khan-Tengri. 469

III. — Sur le col de Tuz. — Rencontre d'antilopes. — La vallée d'Inghiltchik. — Le «tchiou mouz». — Un chef kirghize. — Les gorges d'Attiaïlo. — L'aoul d'Oustchiar. — Arrêtés par les rochers. 481

IV. — Vers l'aiguille d'Oustchiar. — L'aoul de Kaënde. — En vue du Khan-Tengri. — Le glacier de Kaënde. — Bloqués par la neige. — Nous songeons au retour. — Dans la vallée de l'Irtach. — Chez le kaltchè. — Cuisine de Kirghize. — Fin des travaux topographiques. — Un enterrement kirghize. 493

V. — L'heure du retour. — La vallée d'Irtach. — Nous retrouvons la douane. — Arrivée à Prjevalsk. — La dispersion. 505

VI. — Les Khirghizes. — L'origine de la race. — Kazaks et Khirghizes. — Le classement des Bourouts. — Le costume khirghize. — La yourte. — Mœurs et coutumes khirghizes. — Mariages khirghizes. — Conclusion. 507

L'ARCHIPEL DES FEROÉ
Par Mlle ANNA SEE

Première escale: Trangisvaag. — Thorshavn, capitale de l'Archipel; le port, la ville. — Un peu d'histoire. — La vie végétative des Feroïens. — La pêche aux dauphins. — La pêche aux baleines. — Excursions diverses à travers l'Archipel. 517

PONDICHÉRY
chef-lieu de l'Inde française
Par M. G. VERSCHUUR

Accès difficile de Pondichéry par mer. — Ville blanche et ville indienne. — Le palais du Gouvernement. — Les hôtels de nos colonies. — Enclaves anglaises. — La population; les enfants. — Architecture et religion. — Commerce. — L'avenir de Pondichéry. — Le marché. — Les écoles. — La fièvre de la politique. 529

UNE PEUPLADE MALGACHE
LES TANALA DE L'IKONGO
Par M. le Lieutenant ARDANT DU PICQ

I. — Géographie et histoire de l'Ikongo. — Les Tanala. — Organisation sociale. Tribu, clan, famille. — Les lois. 541

II. — Religion et superstitions. — Culte des morts. — Devins et sorciers. — Le Sikidy. — La science. — Astrologie. — L'écriture. — L'art. — Le vêtement et la parure. — L'habitation. — La danse. — La musique. — La poésie. 553

LA RÉGION DU BOU HEDMA
(sud tunisien)
Par M. Ch. MAUMENÉ

Le chemin de fer Sfax-Gafsa. — Maharess. — Lella Mazouna. — La forêt de gommiers. — La source des Trois Palmiers. — Le Bou Hedma. — Un groupe mégalithique. — Renseignements indigènes. — L'oued Hadedj et ses sources chaudes. — La plaine des Ouled bou Saad et Sidi haoua el oued. — Bir Saad. — Manoubia. — Khrangat Touninn. — Sakket. — Sened. — Ogla Zagoufta. — La plaine et le village de Mech. — Sidi Abd el-Aziz. 565

DE TOLÈDE À GRENADE
Par Mme JANE DIEULAFOY

I. — L'aspect de la Castille. — Les troupeaux en transhumance. — La Mesta. — Le Tage et ses poètes. — La Cuesta del Carmel. — Le Cristo de la Luz. — La machine hydraulique de Jualino Turriano. — Le Zocodover. — Vieux palais et anciennes synagogues. — Les Juifs de Tolède. — Un souvenir de l'inondation du Tage. 577

II. — Le Taller del Moro et le Salon de la Casa de Mesa. — Les pupilles de l'évêque Siliceo. — Santo Tomé et l'œuvre du Greco. — La mosquée de Tolède et la reine Constance. — Juan Guaz, premier architecte de la Cathédrale. — Ses transformations et adjonctions. — Souvenirs de las Navas. — Le tombeau du cardinal de Mendoza. Isabelle la Catholique est son exécutrice testamentaire. — Ximénès. — Le rite mozarabe. — Alvaro de Luda. — Le porte-bannière d'Isabelle à la bataille de Toro. 589

III. — Entrée d'Isabelle et de Ferdinand, d'après les chroniques. — San Juan de los Reyes. — L'hôpital de Santa Cruz. — Les Sœurs de Saint-Vincent de Paul. — Les portraits fameux de l'Université. — L'ange et la peste. — Sainte-Léocadie. — El Cristo de la Vega. — Le soleil couchant sur les pinacles de San Juan de los Reyes. 601

IV. — Les «cigarrales». — Le pont San Martino et son architecte. — Dévouement conjugal. — L'inscription de l'Hôtel de Ville. — Cordoue, l'Athènes de l'Occident. — Sa mosquée. — Ses fils les plus illustres. — Gonzalve de Cordoue. — Les comptes du Gran Capitan. — Juan de Mena. — Doña Maria de Parèdes. — L'industrie des cuirs repoussés et dorés. 613

TOME XI, NOUVELLE SÉRIE.—12e LIV. No 12.—25 Mars 1905.

DANS UNE SORTE DE CIRQUE SE DRESSENT LES PANS DE MURAILLE DU KASR-EL-BENAT (page 142).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

D'ALEXANDRETTE AU COUDE DE L'EUPHRATE
(SYRIE DU NORD ET MÉSOPOTAMIE OCCIDENTALE)
Par M. VICTOR CHAPOT
membre de l'École française d'Athènes.

I. — Alexandrette et la montée de Beïlan. — Antioche et l'Oronte; excursions à Daphné et à Soueidieh. — La route d'Alep par le Kasr-el-Benat et Dana. — Premier aperçu d'Alep.

LE CANAL DE SÉLEUCIE EST, PAR ENDROITS, UN TUNNEL (page 140).

Les souvenirs que je recueille ici sont le menu profit d'un voyage qui n'avait pour but ni le plaisir, ni la connaissance d'une région réservée aux touristes audacieux. J'avais en vue de relever les traces de vie grecque, romaine ou byzantine, qu'il était possible de rencontrer dans ce pays où le passé inspire la honte du présent. Cette pensée m'a dicté le choix de la saison, et en même temps l'itinéraire: il me fallait les longues journées d'un printemps déjà avancé; je devais laisser les routes des caravanes, quand elles s'écartent des points jadis occupés. Ce plan m'a bien servi, éloigné souvent des sentiers battus; j'ai pu voir des localités dont les noms sont moins familiers, les habitants encore plus près de la nature, et cela à un moment de l'année où se révèle pleinement leur caractère. Le goût de l'actualité sera lui-même servi par ces notes rapides: là où j'ai passé, s'allongera bientôt le chemin de fer de Bagdad. Je voudrais donner un aperçu de l'état de cette contrée avant le grand effort de la poussée européenne.

Le service d'Europe le plus rapide à destination d'Alexandrette est celui du Lloyd autrichien. Depuis Smyrne, une brève escale à Rhodes; à Mersina, arrêt plus long, sans grand attrait, et, après une courte navigation nocturne, le navire jette l'ancre à un mille de la côte où je dois atterrir. C'est le 6 avril; il fait à peine jour; le froid du matin me pénètre, et le paysage, que le recul du continent me présente en un seul tableau, complète la première impression, plutôt pénible. Presque au bord de l'eau, qui est couleur d'ardoise, une montagne haute et abrupte, dont on devine le sommet, mais barrée en travers par une traînée d'épais nuages noirs, qu'on sent de loin chargés d'humidité, j'allais dire de fièvre. Sous eux, comme écrasée, la ville minuscule: aux extrémités, deux grandes usines, qui rapetissent les autres maisons. L'ensemble est misérable et rebutant. En un clin d'œil, je revois mes aventures de l'année précédente, un peu plus au sud, en Palestine et dans le Haouran: le désert nu et mort, le manque de ressources après un accident soudain, les journées où le soleil aveugle et assomme, et je songe que bientôt, peut-être, je regretterai ce temps gris, cette côte qui semble inhospitalière, ce port sale et laid, qu'anime au moins cette vie factice et intermittente que produit l'arrivée des bateaux.

En Orient, pour l'étranger de passage, l'activité forcée est, par bonheur, un dérivatif à l'ennui: je suis vite arraché à mes réflexions par les soins du débarquement. Déjà, ces gueux de bateliers ont, sans échelle, on ne sait comment, escaladé le bâtiment et envahi le pont; au milieu des vociférations gutturales, le prix est débattu, enfin fixé, les bagages enlevés; me voilà devant la douane. Seul Européen qui descende à Alexandrette, j'attire toutes les curiosités, faites surtout de méfiance. Je retrouve avec une colère contenue les espions ordinaires, manches en loques, tarbouches crasseux, regards hébétés, pourtant scrutateurs. Mes malles sont retournées dans la poussière; on explore mes souliers et mes chaussettes; ma caisse de plaques photographiques fait faire à chacun un pas en arrière, et l'agent principal me regarde fixement: «Dynamite?» Je proteste vainement: l'objet suspect est mis à part, délicatement, sans heurts. Avec les appareils, nouvel émoi; ce gros œil rond de l'objectif, serait-ce le canon d'un énorme revolver? Et les cartes, papiers imprimés, lettres particulières! autant de choses défendues et séquestrées. Mes vêtements sont rejetés pêle-mêle dans les malles; ce qui ne peut rentrer, je l'emporte à pleins bras, et à l'autre bout de la place, j'atteins l'hôtel. Il est nouveau, partant presque propre, la vie animale n'y pullule pas encore; la chambre est gaie, si la porte ferme mal, et du toit en terrasse on a vue, fort au loin, sur la côte cilicienne; le paidhi ou garçon est bel à voir dans sa culotte bouffante, sous sa coiffure à gros gland, avec sa fière moustache, son œil caressant et malin de Grec des îles.

Il me quitte bien vite pour suivre un rassemblement. Nous avions à bord un ministre plénipotentiaire; pour lui rendre les honneurs militaires pendant l'escale, la garnison a été mobilisée; elle forme un groupe de costumes variés,—je ne puis dire d'uniformes,—rapiécés avec art; les tuniques noires, à brandebourgs jaunes, alternent avec les vestons bleus ou blancs, les hautes bottes avec les pantoufles. Au commandement, fusils à pierre, fusils de chasse, fusils innomés, s'enlèvent avec assez d'ensemble, pour retomber ensuite à terre avec un incroyable bruit de ferraille. Les physionomies seules ont moins de variété: on n'y lit guère l'intelligence, mais elles sont mâles et résolues. C'est toujours une race de soldats; sans nul doute, on devra compter avec elle....

VERS LE COUDE DE L'EUPHRATE: LA PENSÉE DE RELEVER LES TRACES DE VIE ANTIQUE A DICTÉ L'ITINÉRAIRE.

Mais il fallait songer aux bagages confisqués, que je ne pouvais obtenir sans l'aide du représentant de la France. J'ai eu la bonne fortune de trouver aussitôt notre vice-consul, M. Mercinier; je n'oublierai pas, en dehors de sa victorieuse intervention, son accueil simple et bon.

Il y a quelque courage à accepter un poste comme le sien; dans les dernières années, deux de ses prédécesseurs y sont morts, car jusque dans la ville s'étendent les marécages, et il faut aller loin pour que l'odeur fade, inquiétante, cesse de vous poursuivre. On travaillait à l'assèchement sans précipitation, alla tourca, comme on dit là-bas, et sans méthode; aujourd'hui même, il doit rester beaucoup à faire. Encore ce coin malsain est-il sans grâce; on est mal chez soi et peu tenté d'en sortir; il n'y a qu'une seule promenade, la route d'Alep, et, au bout de 2 kilomètres, nul arbre pour l'ombrager. De l'autre côté, vers Payas, le long de la mer, j'ai dû vite rebrousser chemin; une pluie violente s'était abattue, inondant les rues et la mauvaise chaussée; un piéton ne pouvait franchir les flaques où les chevaux s'enfonçaient à mi-jambe.

L'ANTIOCHE MODERNE: DE L'ANCIENNE ANTIOCHE IL NE RESTE QUE L'ENCEINTE, AUX FLANCS DU SILPIOS (page 137).

Les éclaircies m'ont permis quelques pas hors de l'hôtel, et bien vite, par contagion, je suis redevenu un peu oriental; les buveurs de café, les joueurs de cartes, les fumeurs de narghilés, désœuvrés de tout ordre, semblent déjà mes familiers, et, machinalement, je distribue les coups de coude aux nez des chameaux pour me livrer passage. Une nouveauté m'intéresse, c'est le restaurant; il ne ressemble pas à ceux que j'ai vus ailleurs, où l'Européen était à part, traité en maître. Ici, il n'y a qu'une vaste salle enfumée; que de monde! et je ne parle pas des mouches. Au beau milieu, le fourneau et le cuisinier; celui-ci veille sur des marmites monumentales, où cuisent des débris multicolores. Inhabile au turc comme à l'arabe, dépourvu d'interprète, j'en suis réduit à désigner du doigt les plats de mon choix, et au cadran de ma montre l'heure où je désire être servi à l'hôtel, dans ma chambre. Somme toute, les talents du traiteur dépassent mon attente; j'y ai mis le prix, du reste: 4 piastres (18 sous), et il paraît que je suis volé de moitié! Mon bon Grec en témoigne une indignation qui m'étonne....

Je suis arrivé à Alexandrette, la veille de Pâques; voilà bientôt la ville en fête; les bannières étrangères flottent sur tous les consulats: il y en a d'Espagne, de Suède, de Norvège, et... pour quels nationaux? Le consul de France, protecteur des chrétiens, a l'honneur de présider aux messes.

La première, le dimanche, celle des Latins; jusqu'à l'achèvement de la nouvelle église, le sacrifice a lieu dans une espèce de grange. Les bonnes volontés se sont réunies pour l'orner; les talents ont apporté leur concours; à l'unisson se font entendre le grave harmonium et les mandolines. Le lendemain, les Grecs catholiques ont leur tour; leur chapelle aussi est étroite, mais le pappas a grand air, en dalmatique brodée, et il chante juste. Cette fois, un orchestre entier nous accueille; ne me demandez pas de nommer les instruments..., du moins, ils attaquent avec vigueur. Vers l'offertoire, nous nous levons, on a cru reconnaître—moins les paroles—la phrase musicale: «Aux armes, citoyens!» Erreur vite constatée; les gens du pays n'auraient pas si à contre-temps rendu à la France leur hommage, toujours impressionnant.

Mais chargé d'une mission bien définie, je me dispose à partir pour Antioche. Le trajet peut se faire en voiture; mon cocher doit m'éveiller un peu avant le lever du soleil. À une heure du matin, on tambourine à ma porte: c'est lui. Je lui fais comprendre qu'il est beaucoup trop tôt; peu d'instants après, le tapage recommence, et une nouvelle invitation à partir, chaque fois mal reçue, se reproduit à chaque demi-heure. Le moment fixé arrive enfin; je suis désarmé, dans mon courroux, par l'expression tranquille et souriante de l'homme; on lit sur sa figure le sentiment du devoir exactement accompli.

La route gravit en lacets une pente rapide; on ne peut s'enfoncer dans le pays qu'en empruntant l'unique col qui donne accès vers l'autre versant. Cette barrière a découragé, à plusieurs reprises, les constructeurs de voies ferrées: aucun détour n'est possible, et comment creuser,—entretenir surtout,—un tunnel dans ce massif aux roches friables, inclinées et glissantes? Il faut pourtant relier Alep avec la côte; mais ce lien s'établira plus au nord; Alexandrette pourrait se trouver prochainement isolée, sans relations suivies avec l'intérieur.

Donc, une montée de deux heures, jusqu'à Beïlan, bourgade en nid d'aigle, sanatorium d'été pour les négociants du port; une descente égale fait suite, et, laissant à ma gauche l'embranchement vers Alep, j'arrive dans la plaine, tout près du lac d'Antioche, vaste marais dont les limites s'étendent ou se resserrent, selon l'abondance des pluies les plus récentes. La longue averse que j'ai subie, le jour de Pâques, a multiplié les mares, détrempé la route; l'ouragan a emporté presque tous les ponts; heureusement qu'on sait s'en passer en Turquie, et même, d'habitude, bêtes et gens ne s'y fient guère; ils n'ont pas tort. Mou landau va de cahot en cahot, au milieu des flaques, des tas de pierres, des touffes de roseaux; il quitte souvent le chemin, quand les ornières sont trop profondes. Distraction, après tout; sans ces menues difficultés, le voyage serait monotone: 25 kilomètres en ligne droite, sans accident de terrain; j'ai tout juste aperçu un village, disons un campement formé de masures en bois, et deux tombeaux de saints nosaïrés, dont les petites coupoles blanches se dissimulent à demi sous le feuillage d'un grand arbre centenaire. Pas une maison, quelques champs mal cultivés; seulement, à toute heure, de longues caravanes, chevaux ou chameaux, signalées de très loin par le mouvement régulier des cous des bêtes de somme et le tintement saccadé des clochettes.

LES RUES D'ANTIOCHE SONT ÉTROITES ET TORTUEUSES; PARFOIS, AU MILIEU, SE CREUSE UN FOSSÉ.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Vers midi enfin, je distingue Antioche: c'est une masse verte, qui repose mes yeux des tons gris de la route et des collines, où l'herbe courte est trop clairsemée; peu à peu tout se précise, maisons et jardins; ma voiture franchit l'Oronte, et, après deux ou trois ruelles, où glisse à chaque pas le sabot des chevaux, s'arrête dans une vaste cour, celle de la locanda arménienne, où je dois trouver un gîte.

Un inconnu me fait monter un escalier étroit et raide et m'introduit dans la pièce d'honneur. Et maintenant, que faire? mon langage est inconnu de tous; un cercle de curieux se forme à nouveau autour de moi, sympathique et empressé, mais ignorant de mes désirs. Un petit garçon me crie enfin: «Kawas franci?—Evett, Evett.» Oui et Non, c'est tout ce que je sais de turc. Vaguement renseignée sur moi, la foule se retire; bientôt on frappe à la porte, et avec plaisir je vois entrer, stature imposante et bonne figure, Chakir-Ali-Kawas-Effendi.

C'est le drogman du vice-consulat de France; bien plus, une des notabilités d'Antioche. Il est salué en chemin autant de fois qu'un colonel dans une ville de garnison, qu'un ministre en voyage, et il répond de la main et du sourire, sans montrer ni fatigue, ni orgueil; il a, dans la grand rue, son bureau ouvert à tous, où l'on vient causer librement et se désaltérer. C'est enfin, par-dessus tout, l'obligeance personnifiée; j'en profite aussitôt, le voilà mon guide et mon cicerone.

Il me fait visiter la ville, qui est curieuse, d'aspect vieillot; les rues sont étroites et tortueuses; parfois, au milieu, se creuse un fossé, ruisseau-égout en été, torrent aux jours de pluie. Hormis le bazar et le quartier du petit négoce, Antioche est peuplée de gens silencieux; les fenêtres sur le dehors sont rares, et bien peu s'entr'ouvrent. Il y a pourtant des bruits dans l'air, et de telle nature que j'en viens à me demander: «Suis-je bien en Orient?» Un grincement continu fait croire au voisinage d'une grande manufacture, et je remarque, de distance en distance, une noria à grande roue, qui élève l'eau de l'Oronte et la déverse dans les jardins. Plus harmonieux, parce qu'il change de note, siffle ou chante, s'élève ou s'affaiblit, est le bruit du vent dans les grands arbres. Tout à l'heure, à l'hôtel, il secouait, à les briser, les vitres mal assujetties, et il me trompait sur la direction du fleuve en faisant refluer les eaux à la surface.

LE TOUT-ANTIOCHE INONDE LES PROMENADES.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Antioche est, par l'Oronte, une vaste oasis, en toute saison habitable, grâce à ce vent; il ne soulève pas de poussière et rafraîchit sans causer de ravages, parce que les hautes futaies lui donnent où s'accrocher pour ralentir sa course. L'unique fléau, mais presque périodique, ce sont les tremblements de terre; les habitants le savent terrible et construisent leurs maisons en torchis ou en pisé pour éviter des frais qu'une catastrophe soudaine peut rendre inutiles; ou, au contraire, ils élèvent de formidables murailles, qu'ils croient peut-être capables de résister.

La ville antique et la ville moderne ont également souffert des caprices du sol; de la première, il reste fort peu de chose; les débris de ses édifices écroulés sont recouverts par l'épaisse couche de limon, amoncelée peu à peu par la rivière. Cette métropole si fameuse de l'époque hellénistique ou romaine, longtemps résidence royale, centre d'études, ne nous a livré que de très rares débris d'inscriptions; l'ancienne topographie se laisse tout juste deviner, et notre temps ne trouve plus debout que la solide enceinte de Justinien, encore cramponnée aux flancs du vieux Silpios. Pour l'Antioche d'aujourd'hui, les guides des voyageurs ont trop peu de louanges; j'ai admiré plus qu'eux la cité et son cadre, les méandres du fleuve, les grands vergers, les coins de rues bruyants ou discrets, où les bêtes conduisent les hommes, et jusqu'aux cimetières, qui n'ont point l'air délaissé comme de coutume, bien que l'opoponax et les glaïeuls envahissent les tombes; j'ai apprécié, au dîner du soir, même l'invariable rôti de mouton, l'éclairage fantastique de la grande lanterne sourde, l'empressement du vieux bonhomme qui me servait, et dont j'imitais, malgré moi, la mimique, levant avec gravité le menton et la main droite en signe de dénégation ou de refus courtois.

Accueil très empressé de la société européenne où Chakir m'a introduit. Peu nombreuse, mais, chose trop rare, très unie, elle est groupée auprès de M. Potton, notre vice-consul et compatriote, qu'entourent l'estime et la considération générales. Deux communautés chrétiennes, un médecin grec, un ingénieur civil, M. Toselli et sa famille, forment la colonie; la plupart de ces personnes ne demandent qu'à rester dans le pays, c'est tout dire. M. Toselli est un Italien, depuis longtemps fixé en Syrie; son nom est sympathique à tous les archéologues qui ont visité sa résidence, et plusieurs de mes anciens de l'École d'Athènes s'étaient déjà loués de ses bons offices.

Son fils m'a accompagné à Daphné, le faubourg de plaisance des anciens habitants d'Antioche. Ils y avaient les avantages de la ville et de la campagne, y trouvaient temples et théâtres, portiques, salles de bains et de conversation, et en même temps, l'air pur qui y souffle encore maintenant, les eaux vives qui continuent d'y couler, formant des nuées de ruisseaux et de cascatelles. C'est un ensemble de jardins, de frais ombrages, de champs de légumes et de plantations de mûriers. Rien d'oriental encore, hormis l'état des chemins que personne ne paraît entretenir, la pauvreté des cabanes, basses, étroites, et des indigènes en guenilles.

Ceux-ci appartiennent à la secte des nosaïrés, apparentée à l'islamisme, mais qui pourtant s'en distingue. J'aperçois surtout des bandes de jeunes garçons, aux dents magnifiques, un peu étonnés de me voir. Ils mènent là une vie libre et insouciante; ils ont l'art de tout simplifier; en ces lieux-mêmes, il y a quinze cents ans, on célébrait des festins à triple service, à raffinements multipliés; aujourd'hui, chaque enfant nosaïré cache dans son vêtement un petit sac à farine, qu'il va remplir au moulin voisin. Sent-il la faim venir; il remplit de poudre blanche le creux de sa main, l'arrose de quelques gouttes puisées dans le ruisseau, et le tout est vite avalé.

Le représentant de l'autorité à Antioche est un kaïmakam, à qui je dois faire voir mon bouyourltou, c'est-à-dire mes lettres vizirielles, sauf-conduit et recommandation. L'excellent Chakir m'accompagne à la porte du konak et demande le gouverneur; la sentinelle prend un air goguenard et incline la tête sur sa main, qui simule un oreiller.

Ce n'est un secret pour personne dans la ville que ce sous-préfet a, dans le jour, de longues heures d'assoupissement; musulman, il a subi l'influence païenne; le délire dionysiaque s'empare de lui, chaque matin, mais des libations consciencieuses lui procurent un repos non troublé jusqu'au coucher du soleil. C'est à une heure tardive que nous sommes admis dans une petite salle obscure; tout autour de la muraille s'étale un banc chargé de coussins, où je m'assieds et où les autres s'accroupissent, laissant à terre leurs pantoufles. Le kaïmakam arrive en longs vêtements blancs; on dirait un prêtre de Bacchus; mais il faut croire qu'il est en chemise, car il s'excuse de ce négligé qui m'a charmé. On apporte les «noirs», et chacun boit gravement sa petite tasse avec de longs sifflements que je croirais rituels. Lecture est faite de mes papiers, couverts de cette écriture vermiforme, vraiment décorative, que les illettrés d'Europe désignent du nom de «macaroni». Je suis en règle; on me répète seulement que j'ai le droit d'étudier les vieilles pierres «sans les déplacer». Du reste, la surveillance du gouverneur ne passe pas pour inquisitoriale, et les gens malicieux disent même qu'il y a à Antioche un notable bien plus puissant que lui.

LES CRÊTES DES COLLINES SONT COURONNES DE CHAPELLES RUINÉES (page 142).

Chakir m'avait promis merveille de ce que je verrais le lendemain dimanche; il a dû remarquer mon peu d'enthousiasme après la fête; et depuis que nous nous sommes ensemble promenés dans Paris, il croit sans doute m'avoir compris: je suis habitué à plus de luxe!—Au vrai, tout Antioche inonde les promenades; les gamins allument des pétards; les femmes vont lentement, par groupes, à l'écart des hommes; de nombreuses épaisseurs d'étoffes les enveloppent, celle de dessus est retroussée et sert de capuchon. L'absence de voile sur le visage distingue seule les chrétiennes; elles ont d'ordinaire un beau type, mais de trop grands yeux noirs, trop immobiles, d'une expression trop invariablement tranquille, qui paraissent encore assombris par artifice; du moins la figure est couverte d'une effroyable couche de fard; et ce maquillage, les couleurs vives gauchement portées, la façon dont ces femmes vont s'asseoir, le demi-silence qu'elles observent entre elles, telles que des figurantes de théâtre, indifférentes les unes aux autres, tout cela me constitue un décor d'opérette, une turquerie truquée, et j'en éprouve une déception.

ALEP EST UNE VILLE MILITAIRE.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Mais j'aurai l'occasion de revoir Antioche sous un meilleur jour. D'ici-là, je dois me rendre à Soueidieh où fut Séleucie de Piérie; M. Toselli m'accompagne. Nous suivons l'Oronte presque jusqu'à la mer, traversant un pays faiblement vallonné, où les lits des torrents s'appellent des chemins; un zaptié ou gendarme est préposé à ma garde. C'est un grand diable d'Arabe au teint cuivré, aux mains larges, aux talents multiples; soldat de profession, au besoin il sera moukre ou loueur de chevaux et valet d'écurie, cuisinier, commissionnaire en tous genres, allumera le feu, ira chercher de l'eau, sollicitera en ma faveur les détenteurs d'antiquités; au demeurant un très brave homme.

LA CITADELLE D'ALEP SE DÉTACHE DES QUARTIERS QUI L'AVOISINENT (page 143).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Après cinq ou six heures de marche, nous sommes arrivés dans la plaine de Soueidieh, au bord de la mer; c'est un vaste dédale de sentiers rocailleux, serpentant à travers des jardins, des plantations de figuiers et de mûriers, de petits enclos entourant des maisons sordides où grouillent dans le vêtement national, indéfiniment rapiécé, Fellahs et Arméniens. La ville antique occupait l'extrémité nord-ouest de cette plaine; les ruines aussi sont étendues, et j'aurais mis plus de temps à m'orienter sans mon guide qui connaissait la région pierre à pierre. Séleucie, son nom l'indique, est une création d'un Séleucide; il fallait un port à Antioche; on l'a creusé sur le rivage, de main d'homme, et j'en ai pu voir les contours, malgré l'envahissement des sables. La ville partait de là; les maisons, les tombeaux s'étageaient au flanc du Kasios, et l'enceinte, encore partout marquée, enfermait un imposant espace. La haute ville de jadis est remplacée par le village arménien de Caboucié; une heure d'ascension y conduit; la montée est rude, mais au sommet l'ardeur du soleil est moins accablante sans que son éclat s'affaiblisse; et quelle joie pour les yeux que ce panorama! Reprenant une idée déjà ancienne, M. Toselli avait projeté l'établissement d'un chemin de fer de Séleucie à l'Euphrate; il n'a pu réaliser ses plans longtemps mûris; du moins, ils ont créé un lien entre cette localité et lui; on s'y est disputé l'honneur de l'accueillir, et moi à sa suite.

Avril est le moment de croissance des vers à soie; j'ai reçu l'hospitalité dans leur chambre, au premier étage d'une maison de la plaine, ouverte à tous les vents. Enfouis dans les feuilles de mûriers, ils me donnaient l'illusion d'une petite pluie tombant sur le toit.

LES PAROIS DU CANAL DE SÉLEUCIE S'ÉLÈVENT JUSQU'À 40 MÈTRES. D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Mais il y avait autre chose pour me distraire; le lit de paille où je reposais livrait asile à tout un menu peuple, et l'on entendait courir par intervalles des hôtes plus gros, et non moins agiles, de cette race qu'a chantée La Fontaine. Pour occuper l'agitation que me causait la leur, j'avais cette précieuse ressource de fredonner deux airs célèbres de la Damnation de Faust et l'émerveillement de constater que le rythme accompagnait assez bien les agaceries qui m'étaient prodiguées. Je garde le souvenir de ces nuits d'Orient, harmonieuses et claires, d'un pittoresque que je poursuivrais vainement à Paris.

M. Toselli m'a dressé un plan des ruines; il n'en existe que d'incomplets, faits à la hâte; le sien embrasse l'aire totale de Séleucie. On y suivra le parcours exact de l'extraordinaire canal qui a longtemps protégé le petit port contre les alluvions des torrents; c'est tour à tour un tunnel creusé dans le roc et une tranchée à ciel ouvert, dont les parois verticales se dressent jusqu'à une hauteur de 40 mètres; il est encore aujourd'hui à peu près tel que les soldats romains l'ont fait, et, devant l'énormité de la tâche, on devine comme un certain respect dans les âmes simples qui, parfois, s'y aventurent.

Je suis revenu par un autre chemin, plus accidenté, qui domine longtemps la vallée de l'Oronte, suivant à mi-côte les contours du Kasios. Il traverse des champs plantureux où l'habileté des agriculteurs fait merveille; il en faut attribuer l'honneur à des populations chrétiennes; le village de Koderbeg, vers le milieu de l'étape, est dans l'ensemble une colonie d'Arméniens; d'épaisses frondaisons y ombragent les chemins, et les eaux vives y chantent gaiement dans les ruisseaux.....

LES TOMBEAUX DE SÉLEUCIE S'ÉTAGEAIENT SUR LE KASIOS.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Et me voilà de retour à Antioche, à la nuit tombée; c'est l'heure favorable, les rues s'animent, les cafés des carrefours sont comme illuminés en même temps que remplis d'une foule bruyante; j'ai l'illusion que la ville me fait fête, au moment où je reviens pour la quitter encore. Je n'ai plus, en effet, qu'à organiser ma caravane: l'interprète est tout trouvé, ce sera le fils Toselli, qui accepte de partager mes aventures. C'est un compagnon précieux qu'un Européen, un homme de notre race et de notre esprit, dans les pays perdus où nous devons nous engager; peut-être a-t-il souffert parfois de la mauvaise humeur que d'autres me causaient; en son absence sans doute, j'en aurais éprouvé de plus fréquents accès. Avec lui, j'ai pris un cuisinier; ce nom semblait convenir au personnage qui se présentait, muni de toute une batterie, avec quatre couteaux énormes, à manches rutilants, plantés dans la ceinture; j'ai vu depuis que c'étaient des armes de parade, comme les baïonnettes et les fusils hors de service de mes soldats d'escorte. Il n'aurait même pas su ouvrir nos boîtes de conserves; mais sa paresse dépassait encore son ignorance, et il se grisait sans honte aux heures de liberté. Néanmoins, comme tout Oriental a quelque tour dans son sac, il m'a quelquefois été utile par sa connaissance du kurde; j'ai stationné dans des villages où cette seule langue était parlée, et nul autre que lui ne l'entendait parmi nous. Sa canaillerie même m'est devenue profitable: Kurde au besoin par le langage, il était Turc avec les Turcs, Arménien chez les Arméniens, Arabe devant une tribu de Bédouins, Tcherkesse encore,—ô prodige!—s'il le fallait, musulman ou chrétien à volonté. Je ne serais pas étonné que dans tel ou tel campement de nomades, on nous ait fait un accueil passable en raison de la confiance qu'inspirait, durant quelques heures, cet animal d'Abdallah. L'enrôlement du moukre a eu lieu par les soins de Chakir; une sorte de colosse se présente, s'accroupit contre la muraille et commence les négociations. Bientôt son interlocuteur donne des signes de gaieté méprisante: «Voyez-vous cet imbécile! Il me dit: Fais-lui un bon prix, nous partagerons la différence.» L'illusion du pauvre homme ne dure pas, et l'on revient aux conditions ordinaires; finalement, chacun des deux voisins frotte les paumes de ses deux mains l'une contre l'autre, ce qui, en Turquie, indique marché conclu.

Et le lendemain, de bonne heure, nous prenons le chemin d'Alep. Le départ fait sensation; on ne voit pas tous les jours à Antioche une caravane d'Européens, coiffés du casque de liège, précédés d'un agent de l'autorité, accompagnés de bagages superflus et emportant avec eux leur tente. Au premier moment, je trouve, quant à moi, que nous avons vaguement l'air de saltimbanques: les costumes des voyageurs se ressemblent si peu; l'uniforme du gendarme est plus que défraîchi; le moukre adjoint a sur le dos une casaque indescriptible; le cuisinier est juché très haut sur un amoncellement de sacs et de paniers qui multiplient sur sa personne les réactions de sa monture. Nos chevaux ont pauvre mine: petits, très ensellés, le cou plongeant, la lèvre pendante, l'œil résigné, ils ont pour bride une corde et sont ferrés avec trois clous, aux têtes énormes. Mais je connais leurs pareils pour résistants, insensibles au froid et à la chaleur, capables de fournir des traites de douze à treize heures sans arrêt. Seulement, ils vont toujours au pas ou ne trottinent qu'en maugréant, presque sur place, et régulièrement à l'amble; ils donnent à l'heure 6 kilomètres en chemin plat et vont en file indienne; deux cavaliers qui veulent causer ont grand'peine à mener de front leurs chevaux. Cette allure donne souvent de l'impatience à un Occidental; le cadre où il se meut semble l'accompagner dans sa marche, il a l'illusion de ne pas avancer.

Généralement, on traverse une plaine aux horizons lointains comme ceux de la mer, un peu verte encore après les pluies, en d'autres saisons grisâtre sans le soleil, et avec lui flamboyante. Rien n'arrête le regard; pas d'arbres, pas de végétation, un village toutes les trois heures à peine. La vallée de l'Amouk, où je m'engage d'abord, a précisément ce caractère; à midi, nous atteignons le pont jeté sur l'Oronte, qui, près de là, dévie du nord vers l'ouest; pour la première fois, nous voyons quelques habitations, misérables magasins, épiceries, débits de tabac, boutiques de bourreliers. À l'heure du déjeuner, nous ne trouvons qu'un arbre qui puisse nous abriter du soleil; le vent violent venu de la mer soulève la poussière et en couvre nos assiettes.

Nous franchissons ensuite une immense prairie où s'ébattent des chevaux mis au vert; c'est, durant tout l'après-midi, un labeur forcené de retenir nos animaux, qui, malgré leur chargement, trépignent à l'envie d'aller paître avec leurs camarades. La fin du jour nous voit arriver à Yéni Cheir où nous campons: c'est l'heure bénie. Qu'il est loin mon mouvement de répulsion d'Alexandrette! Au lieu des hôtelleries misérables, le confort de la tente; on y est bien chez soi; elle est spacieuse, gaie à voir du dehors avec son élégante forme blanche, luxueuse au-dedans par sa décoration multicolore qui fait l'ébahissement des indigènes. Ils viennent toucher du doigt, constater ces réalités inconnues; les femmes surtout, plus éprises d'élégance, même au désert; et elles secouent la tête, manifestent, d'un clappement de la langue, une admiration où il entre quelque indulgence pour tant de vanité. Les bagages sont réunis autour du piquet central, car il faut se méfier des petites mains, expertes à se glisser de l'extérieur entre le bas de la toile et le sol; et mon zaptié est fort occupé à écarter du fouet la bande de gamins, que la curiosité n'attire pas seule devant la porte mobile, rejetée sur un cordage.

À ALEP UNE SEULE MOSQUÉE PEUT PRESQUE PASSER POUR UNE ŒUVRE D'ART.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Yéni Cheir veut dire «nouvelle plaine»; ce nom a été donné par les gens venus de l'est, surpris de voir soudain ce grand espace découvert, en quittant l'étroit défilé où nous pénétrons nous-mêmes le lendemain: le chemin devient affreux, par moments à peine tracé dans une mer de rochers grisâtres. En un point, il a été taillé dans le roc pour les besoins militaires des Byzantins. Partout la solitude; il n'en était pas ainsi, il y a quinze siècles; les crêtes sont couronnées de ruines qui se signalent de très loin à la vue; elles sont toutes de même style, et le marquis de Vogüé les a depuis longtemps étudiées. Ces collines déshéritées ont été choisies à dessein par de grandes communautés, et aussi par des solitaires, les Stylites. Mais de quoi y vivaient-ils? Il n'y a plus trace que de leur existence contemplative, dans d'élégantes petites chapelles aux fines moulures, entourées de portiques branlants qui marquent la place des monastères. Le plus souvent, ces constructions se profilent sur les crêtes, et cela seul les fait apercevoir, car leur ton s'harmonise avec celui des rochers qui ont fourni les matériaux. Néanmoins, au point le plus étranglé du passage, les ruines s'accumulent; puis, brusquement, se produit une large ouverture, et dans une sorte de cirque se dressent les pans de muraille du Deir ou Kasr-el-Benat, le couvent ou le camp des filles. Ce double nom se justifie: le couvent est attesté par la chapelle, dont l'abside s'orne de délicates palmettes et de rinceaux, tout le long de sa corniche; mais c'est aussi un château fort, car une grande tour rectangulaire domine tout le reste des bâtiments. Il a fallu un œil toujours ouvert sur cette ligne stratégique; les habitants ont dû penser qu'ils ne devaient compter sur le secours de Dieu qu'à condition de se garder eux-mêmes.

Tenterai-je de rendre ici l'impression ressentie? Je suis averti par ma propre expérience: devant le tableau lui-même, le souvenir des descriptions les plus célèbres m'a causé invariablement une déception. La photographie aussi est impuissante: elle traduit bien l'opposition entre l'architecture laborieuse et l'entourage nu, l'isolement qui grandit l'œuvre humaine; mais elle ne donne pas toute sa couleur à ce décor magnifique de majestueuse solitude, à ce curieux bassin où l'accumulation plus facile des eaux de pluie permet à un léger gazon de subsister encore en fin d'avril, contrastant avec la teinte du rocher, terne à l'ombre, mais qu'illumine par endroits une lueur fauve....

TOUT ALENTOUR D'ALEP LA CAMPAGNE EST DÉSERTE.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Éblouissement d'un instant. Le temps s'est plus d'une fois chargé de nuages depuis Antioche; il achève de se couvrir, et c'est la pluie qui m'accueille au terme de l'étape, à Dana. Que dire d'une journée passée sous la tente et le crépitement de l'averse? Un morceau de mouton grille devant la porte et m'enfume à demi; je suis étendu sur mon lit de camp, regardant tomber goutte à goutte, dans une bouteille, l'eau du réservoir d'à côté que mon filtre transforme en eau pure. Encore un faux besoin dont mes gens se divertissent! Pour eux, la mare rencontrée est suffisante, pourvu qu'on puisse s'étendre à plat ventre sur le bord et approcher les lèvres de la surface. Ils rient d'un autre genre d'inquiétudes que j'ai peine à cacher: la pluie a chassé dans ma demeure, au sec, des parasites, dont leur sommeil s'accommode bien mieux que le mien.... Soudain, auprès de moi, le bruit d'une eau qui s'écoule: un chat vient de renverser la fiole enfin pleine; il faut préparer à nouveau le breuvage du lendemain.

De Dana à Alep, deux journées monotones: toujours cette alternance des champs de terre parfois verdis, livrés autour des villages à de grossières charrues de bois, et des espaces désolés où le roc affleure et fait glisser le sabot des chevaux; à peine trouve-t-on, tous les trois mille pas, quelque figuier sauvage, misérable et comme honteux d'être seul à émerger. Enfin, au sommet d'une colline, nouveau point de vue: Alep apparaît, fouillis grisâtre qui va se précisant; mes hommes signalent d'abord une large tour; puis les minarets deviennent plus distincts; la citadelle centrale se détache des quartiers qui l'avoisinent; le détail des constructions s'accentue; au midi seulement, j'aperçois un peu de verdure; les chemins, aux multiples ramifications, qui convergent vers le chef-lieu de la grande province de Syrie, dessinent plus nettement leurs détours capricieux. Voyant tout alentour la campagne aride et déserte, je me forge l'illusion d'arriver à La Mecque, en pèlerin, après un long itinéraire.

J'entre dans la ville par le quartier neuf, résidence des étrangers et des Levantins aisés; il est élégant, bien bâti; les maisons ne sont point entassées et l'air circule. Là sont réunis les grands édifices publics: résidence du vali, lycée impérial, casernes; là se trouve l'hôtel; il marque à peu près la limite extrême du nouveau faubourg; l'ancienne ville commence à quelques pas. Une vieille porte y donne entrée et souligne le défaut de transition: le large boulevard extérieur se continue par une rue étroite, qui est pourtant la voie principale, où prennent façade les administrations, la régie des tabacs, la banque ottomane, les grands comptoirs, et qui traverse le bazar fumeux, empuanti, le marché de la boucherie, où les mouches se collent à la marchandise et au passant. Elle pousse ses zigzags en divers sens, se courbe, se rétrécit, bifurque d'une manière déroutante et finit en cul-de-sac. Toute la ville, d'ailleurs, est un dédale; seuls, les vieux habitants d'Alep sont sûrs de se reconnaître en tout endroit.

Le Caire impose par ses contrastes heurtés: luxe éblouissant et misère extrême, mosquées élancées et sombres taudis. Damas, plus monotone, a de la masse par l'étendue, mais les habitations sont surbaissées et exiguës; leur faible hauteur laisse la vive lumière pénétrer un peu partout dans les ruelles. La ville d'Alep est plus froide, plus grise, plus sévère; dans le quartier animé des affaires, on ne le remarque pas instantanément; mais si l'on se glisse dans les voies parallèles, on est frappé de l'élévation des murailles, rarement percées d'étroites fenêtres grillées; le jour et l'air arrivent aux habitants par des cours intérieures. Au dehors, entre ces grands murs nus, on croit longer des prisons ou suivre le chemin de ronde d'une citadelle. Il n'y a pas de gaieté dans la ville proprement dite.

J'en apprécie davantage la chambre où je dois passer quelques jours; ses fenêtres s'ouvrent bien sur un petit marais, mais il n'est pas nécessaire de les ouvrir; j'ai de l'espace et un bon lit de repos pour les heures, forcément longues, de la sieste. La vie de l'hôtel se concentre sous la vérandah, où la table est dressée; j'y retrouve, aux repas, toute une petite colonie européenne, vrai cercle de famille où je suis vite admis cordialement. La torpeur orientale n'a pas eu prise sur lui; on y plaisante, on taquine le propriétaire, le Baron («Monsieur» en arménien); on se plaint de sa lenteur à exécuter les ordres, et on s'égaie de la réponse: «Oui, m'chieu, ça va viendre.» Avant le dîner du soir et aussitôt après, les groupes de quatre se forment et on entame le poker. Utile passe-temps; ce n'est pas un jeu silencieux; il faut longtemps le prolonger pour gagner ou perdre un quart de medjidié; enfin, il est tellement indiqué en terre ottomane! car tout le monde bluffe plus ou moins en Turquie.

Au dehors, la vie cesse dès dix heures du matin pour ne reprendre qu'à cinq heures du soir; alors, sur la terrasse qui borde le boulevard, sous les toits de paille des cafedjis, hommes et femmes allument les narghilés; les voitures parcourent en nombre la chaussée, et les officiers arrogants caracolent devant les promeneurs. C'est une ville militaire qu'Alep; le vilayet qu'elle commande est de grande étendue, et une partie de la garnison du chef-lieu est souvent appelée au dehors, car le sultan ne jouit pas dans toute la province d'une autorité incontestée. Il y place généralement comme gouverneur un homme énergique; le vali de 1901 n'avait pas son pareil pour la «poigne», comme on le vit à Trébizonde lors du massacre des Arméniens. Il arrivait à Alep précédé d'une telle réputation que le corps consulaire tout entier reçut des ambassades de Constantinople l'ordre formel de ne point entrer en relations officielles avec lui. Cette situation bizarre dure peut-être aujourd'hui encore; en tout cas, il en fut ainsi durant quatre ans au moins, et un consul, publiquement, déclara ce fonctionnaire escroc et assassin, sans que l'affaire eût plus de retentissement et de suites.

Il y a encore de beaux jours pour l'Homme malade....

(À suivre.) Victor Chapot.

LE KASR-EL-BENAT, ANCIEN COUVENT FORTIFIÉ.

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TOME XI, NOUVELLE SÉRIE.—13e LIV. No 13.—1er Avril 1905.

BALKIS ÉVEILLE, DE LOIN ET DE HAUT, L'IDÉE D'UNE TAUPINIÈRE (page 147).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

D'ALEXANDRETTE AU COUDE DE L'EUPHRATE[1]
(SYRIE DU NORD ET MÉSOPOTAMIE OCCIDENTALE)
Par M. VICTOR CHAPOT membre de l'École française d'Athènes.

II. — Ma caravane. — Village d'Yazides. — Nisib. — Première rencontre avec l'Euphrate. — Biredjik. — Souvenirs des Hétéens. — Excursion à Resapha. — Comment atteindre Ras-el-Aïn? Comment le quitter? — Enfin à Orfa!

STÈLE HITTITE. L'ARTISTE N'A EXÉCUTÉ QU'UN PREMIER RAVALEMENT (page 148).

À mon premier passage à Alep, je n'ai pas eu la fortune de rencontrer notre consul, M. Pognon, l'éminent orientaliste, si au courant du monde musulman. Il venait de s'absenter; son chancelier, M. Guys, n'a pas ménagé ses peines pour m'être utile. Une seule visite officielle, chez le pacha militaire: un petit homme gros et court, sanguin, au profil aquilin, vif de gestes et d'allure, célèbre, lui aussi, dans les affaires arméniennes, malgré une certaine retenue; c'est l'homme, non du massacre en grand, mais des exécutions particulières, compliquées d'intrigues. Disposant de la force armée, il met à mon service deux soldats, car la route de Mardin n'est pas sûre, et c'est de ce côté que je me dirige par un détour.

La région de l'Euphrate est largement pourvue de brigands, qui guettent les petites caravanes et les détroussent. À l'inverse de l'administration, ils ne tuent pas pour tuer, mais chevaux, armes et bagages les tentent, s'ils sont en force. Deux soldats, aussi mal armés que leurs nombreux adversaires, pourraient-ils résister? Le mieux est de se laisser dépouiller, d'autant que les voyageurs n'en sortent pas nus comme vers; on leur passe le nécessaire en vivres et vêtements pour gagner la ville voisine. Là, ils déposent leur plainte, dont les voleurs n'ont cure; mais, ou égard aux précautions prises, quoique en vain, le Gouvernement turc est responsable et accepte le principe de l'indemnité. Les frais élevés d'une escorte équivalent donc à une prime d'assurance. Mes deux gardiens se nomment des esterlys (muletiers); ils sont, en effet, montés sur des mulets, comme toute la cavalerie légère. Plus d'uniforme d'apparat: un mouchoir sur la tête, un modeste vêtement bleu clair et des pantoufles! La selle supporte tout un fourniment, sur lequel le cavalier est proprement assis, les jambes portées très en avant, vers l'étrier qui est fixé presqu'au bas du cou de la monture; au lieu de bride, une grosse chaîne, terminée par un long clou. N'importe où il veut s'arrêter, le soldat plante le clou en terre; la bête est captive, sans le secours d'un arbre ou d'un poteau.

Mes deux hommes ne se ressemblaient guère: l'un, simple soldat, silencieux, sans ombre d'intelligence, apte aux locomotions indéfinies et dévot de stricte observance. Toutes les heures, il piquait un galop, puis descendait soudain, allongeait à terre son manteau et son fusil, et s'inclinait profondément vers le midi, où est la ville du prophète. Khalil aura une belle place au paradis. Au contraire, je n'ai jamais vu prier Ali-Oum-Bachi (le caporal Ali). Malgré tout, je ne suis pas inquiet de sa vie future: il n'avait que de jolis défauts. Il parlait trop, mais c'était une distraction pour les autres; gourmand, friand de beurre et de sucre, il fallait le voir devant la grande marmite où mes gens puisaient à la ronde, et qui plus d'une fois tint lieu aux chevaux d'abreuvoir. Combien serviable, en revanche! Bon garçon, dans toute la force du terme, et semblant—comment le croire!—prendre à tâche de limiter mes dépenses de bakchiches.

Ma caravane,—sept hommes, huit animaux,—quitte Alep le 2 mai, et suit, dans la direction du nord-est, une longue route poudreuse. Premier arrêt à Tell-Erfat: pas d'antiquités; mais le présent me dédommage. La localité est peuplée d'Yazides; ils passent pour adorateurs du diable; du moins, toute exclamation contre ce dernier les indispose. On reconnaît cette secte à la forme de ses habitations; elles ressemblent à des pains de sucre, ou mieux, à des obus: toutes minuscules, faites de boue, elles ne sont percées que d'une entrée basse et, dans le haut, de deux ou trois trous qui laissent passer, soit la fumée, soit l'air nécessaire aux hommes, chiens, ânes et moutons qui s'entassent là pêle-mêle; des os plats de chameaux, plantés au sommet dans la terre crue des briques, rejettent au dehors les eaux de pluie.

Durant plusieurs jours, la plaine que je traverse conserve le même caractère, celui de la dévastation; la colère me gagne à voir d'heure en heure s'accumuler les marques de l'esprit destructeur; les petits centres d'habitation s'espacent de plus en plus et s'amoindrissent, se réduisent parfois à cinq ou six maisons; une vingtaine de sauvages déguenillés y vivent avec quelques ânes, quelques poules. Leur paresse invétérée trouve peut-être en ce moment une excuse qui suffit à leur fatalisme: Allah n'a que rigueurs pour qui travaille; l'année est terrible pour les récoltes de blé et d'orge, qu'un fléau vient d'anéantir. À plusieurs reprises, nous sommes enveloppés dans un nuage épais d'énormes sauterelles; ailleurs, la bande nous a précédés, les criquets ont tout ravagé et, une fois repus, sont morts sur place; leurs cadavres, littéralement, tapissent le chemin.

ÉGLISE ARMÉNIENNE DE NISIB; LE PLAN EN EST MASQUÉ AU DEHORS.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Brusquement, au sentier incertain succède une voie romaine, accumulation de gros cailloux qui pointent dans tous les sens; une rangée de pierres plus volumineuses forme rebord de chaque côté. Mes moukres ne l'apprécient guère, ils préfèrent la lande poudreuse, moins dure sous les pas. Mais voici, après coup, de quoi donner raison aux grands routiers du monde antique: le ciel s'est encore chargé de nuages, et la pluie commence à tomber avec furie; la poussière se transforme en boue gluante; les chevaux, harassés, fouettés par le vent, reculent d'un pas sur deux qu'ils font. On regrette déjà la chaussée, ses pierres disjointes. Nous sommes pourtant sur un grand chemin de la Syrie; la ligne du télégraphe, qui vient directement d'Alep, sans faire tous nos zigzags, nous rejoint à l'instant. Elle aussi semble attester qu'une force ennemie a passé par là: les poteaux penchent dans tous les sens, quelques-uns sont arrachés, et le fil est bien près de toucher terre; ailleurs, il repose simplement sur la tige de l'isolateur dont la faïence a été enlevée ou s'est brisée. Pourtant cette ruine remplit encore son office; c'est toujours un rappel de civilisation, un indice de vie humaine. Encouragement bien nécessaire: mes cartes me trompent sur les distances ou marquent un village disparu. L'étape s'allonge, et rien devant nous que le vide; le moukre Sélim commence à protester avec énergie, puis se tait, voyant qu'il réussit tout juste à me faire rire. Je les connais, maintenant, les charmes du voyage qu'a chantés le poète hostile aux voies ferrées: «Les détours imprévus des pentes variées» se multiplient sans nous conduire au gîte nocturne. «L'espoir d'arriver tard dans un sauvage lieu» semble déjà presque insensé, quand enfin, dans le déclin du jour, apparaissent les quelques masures du village désiré, au bord d'un affluent de l'Euphrate, où les grenouilles coassent dans les joncs. Kersin! je n'oublierai pas son nom.... Je gage qu'Alfred de Vigny, regrettant l'imprévu, ne songeait qu'aux routes de France.

TELL-ERFAT EST PEUPLÉ D'YAZIDES; ON LE RECONNAÎT À LA FORME DES HABITATIONS.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Le lendemain, nous sommes à Nisib, le seul gros bourg après Killis, et plus riant que lui. L'abondance des eaux courantes en fait un grand parc où prospèrent le figuier, la vigne et l'olivier; peut-être aussi la population plus industrieuse qui y prédomine a-t-elle réalisé ce dont l'élément turc eût été incapable. Étrange race que ces Arméniens: en servitude depuis de longs siècles, nulle part chez eux et partout espionnés, ils en ont gardé quelque chose de timide dans le regard, d'oblique dans l'attitude. On a signalé ce caractère exceptionnel de leur architecture: le plan intérieur de leurs églises est entièrement masqué au dehors; il s'enveloppe de constructions massives et carrées, qui dissimulent l'ordonnance des nefs et des absides. Un spécimen de leurs chapelles, orné de fresques, me permet de contrôler ce besoin, si curieusement manifesté, de voiler ce qu'ils font et ce qu'ils cherchent.

L'Euphrate est désormais tout proche; sous ses infiltrations, le pays reverdit et les arbres se font moins rares. Soudain, une trouée se produit, par où j'aperçois un lambeau de son ruban qui miroite; reste à descendre jusqu'à lui; il coule en contre-bas d'une haute falaise, dont la blancheur éblouit, et que le ravinement des pluies a découpée en petites collines. Sans la majesté plus grande du cours d'eau, je me croirais revenu en face du Jourdain, parmi les dunes de Jéricho. Émotion réelle devant ses bords: la vue d'un grand fleuve, dans un pays perdu, est rassurante; les sentiers du plateau rattachent d'infimes villages, qui parfois se déplacent; ce sont des voies artificielles et inconnues; l'Euphrate a son parcours tracé sur toutes les cartes, on sait d'où il vient et où il va; je crois retrouver une des grandes routes du globe. J'ai même vu depuis que bien souvent le même état du ciel s'offre tout le long de sa vallée; chose étrange, c'est la terre qui resplendit et éclaire le paysage; en l'air s'étalent d'énormes nuages d'un noir d'encre; trois ou quatre rayons de soleil à peine s'échappent au travers et font un contraste lugubre. L'impression s'accentue plus près des rives: cette grande artère a de pauvres voisins. Le village de Balkis éveille, de loin et de haut, l'idée d'une taupinière: les gîtes des habitants ont une toiture plate du même ton gris que le sol, sur lequel leur faible saillie ménage de rares jeux d'ombre; on croirait voir les orifices de tanières souterraines où se blottissent des animaux rongeurs. L'humanité a reculé: les sauvages en haillons, qui approchent de ma tente en foule, épient anxieusement le dernier tour de clef donné à une boîte de conserves pour se précipiter sur elle, une fois vide; précieux ustensile! Deux gamins se disputent un bout de papier de trois centimètres que j'ai rejeté de ma boîte de cigarettes. Là-haut, sur le coteau voisin, les hommes d'autrefois ont laissé des témoignages, des points de comparaison. Une ville importante s'élevait à cette place: le lent travail des siècles n'a pas encore détruit tous les pavements de mosaïque; j'ai pu m'engager dans un long couloir, reconnaître une vaste citerne creusée dans la colline avec une rare habileté. Dans le cimetière kurde, de petites pierres informes, mal dressées, marquent seules les tombes; ici, je vois des sarcophages, des grottes taillées, où sont gravés les noms des morts, à côté de leurs portraits et d'ornements symboliques, et le temps a respecté ce pieux hommage; les noms se lisent encore et les silhouettes ont subsisté, bien que la matière soit friable au doigt comme du plâtre. J'ai retrouvé à terre deux statues; ce ne sont pas des œuvres d'art; mais elles témoignent d'une civilisation où avaient leurs rôles des hommes de pensée et d'experts ouvriers. Ce peuple ne laissait rien au hasard: une longue entaille dans le rocher m'a indiqué le niveau où passait la route riveraine, à l'abri d'une submersion par le fleuve qui, lors des crues, sort parfois de son lit.

Depuis lors, la métropole du lieu s'est déplacée; je l'aperçois, plus en aval, à Biredjik. Même phénomène que la veille: le ciel est orageux et noir, la ville toute blanche, éblouissante, presque coquette, avec sa façade de premier plan, à petits croisillons; par derrière, d'autres plans s'enchevêtrent, s'opposent et se répondent; entre eux, les chemins serpentent avec de brusques dénivellations, des coudes capricieux. Je camperai en face de la ville, un peu loin de la vaste berge de sable, où une chaleur accablante s'est emmagasinée, suspend l'haleine du passant, éblouit ses yeux, lui brûle les semelles. En se courbant, l'Euphrate s'est rétréci; on le traverse en quelques minutes dans un bac, large boîte carrée et profonde; les animaux sont réunis au fond; les hommes, assis tout autour du rebord supérieur de la coque. La caisse s'abandonne obliquement au courant; l'idée n'est pas venue de la retenir par un câble; sur la rive droite, à chaque fois, des corps humains, aux trois quarts nus, la ramènent péniblement en amont par le halage.

Le télégraphe m'avait déjà signalé, on m'attendait. Le commissaire de police s'approche en toute déférence et, dans le café du débarcadère, s'échangent les politesses. Arrivent les «noirs», peu engageants; je m'habitue à boire la lèvre en retrait, pour lui éviter le contact dangereux de la tasse. Le commissaire ne veut que de l'eau, mais non le liquide, à peu près clair, qu'on lui présente; il renverse son verre avec dédain et l'envoie remplir dans le fleuve, là où débouche l'égout, donnant une eau plus colorée, plus nourrissante.... Je pénètre dans la vieille forteresse franco-arabe, qui domine la ville et la rivière. D'un côté, Biredjik même forme tout le tableau; de l'autre, vers l'ouest, la plaine s'allonge indéfiniment, unie comme un grand lac, et le regard va si loin que l'horizon reste trouble et imprécis, tremblote dans la buée chaude qui monte de terre.

LA RIVE DROITE DE L'EUPHRATE ÉTAIT COUVERTE DE STATIONS ROMAINES ET BYZANTINES. D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

J'ai repassé l'Euphrate, pour suivre sa rive droite qu'ont couverte les stations romaines et byzantines; mais c'est d'une autre époque, bien plus reculée, que datent les premiers vestiges qui s'offrirent à ma vue. Les plus précieuses parmi les sculptures exhumées à Djerabous ornent aujourd'hui le Musée britannique; je n'ai retrouvé en place que les morceaux méprisés. D'autres fouilles, pratiquées ailleurs, ont encore contribué à faire sortir de l'ombre le peuple énigmatique, auteur de ces monuments, dont l'écriture nous est connue, mais le langage mystérieux. Ce sont les Hittites ou Hétéens; ils semblent avoir couvert une grande partie de l'Asie antérieure, entre le XVe et le VIe siècle environ avant notre ère. Ils fixaient sur les hauteurs leurs nécropoles et sculptaient dans le basalte des bas-reliefs qui rappellent l'art assyrien, avec quelques détails caractéristiques: de lourdes coiffures, des vêtements brodés, traînants et garnis de franges, des chaussures au bout pointu et relevé à la poulaine.

On m'a fait voir une stèle de même nature dans un village voisin, à Kelleklu: une simple ébauche; l'artiste n'a exécuté qu'un premier ravalement donnant la silhouette et l'attitude du personnage. La pierre était renversée dans une étable, au-dessous d'un petit mur maçonné; je désespérais de l'en faire enlever, quand le caporal vient à mon aide; il persuade le propriétaire, longtemps incertain, et bientôt l'Hétéen se dresse devant mon objectif. Comme je terminais, une voix furieuse s'élève derrière moi; la maîtresse du logis, absente un moment, est revenue, et invective son mari trop complaisant. Les femmes, dans ces pays sauvages, ont, à l'égard de l'étranger, infiniment plus de défiance que les hommes; celle-ci s'exaspère dans sa rage et fait la joie de tous les spectateurs; mais ses cris ont ameuté les chiens, qui commencent un concert étourdissant, et nous n'évitons leurs crocs qu'en partant au plus tôt, à reculons, avec menace de leur jeter des pierres. Ces terribles animaux sont, d'ordinaire, plus silencieux; on dit qu'ils laissent approcher l'étranger et se jettent alors sur lui sans aboyer; à cheval, seulement, on se sent rassuré.

BIREDJIK VU DE LA CITADELLE: LA PLAINE S'ALLONGE INDÉFINIMENT (page 148).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Et nous poursuivons vers le sud: le pays est de plus en plus abandonné, l'étendue sablonneuse, inculte; il faut, parfois, s'éloigner de la rive qui ne livre aucun passage et marcher au hasard, tantôt rebroussant chemin, tantôt sautant des fossés devant lesquels les chevaux s'embourbent et hésitent. Les cartes ne font plus foi; les villages n'ont plus de nom ou en portent plusieurs; ce sont des campements provisoires de bergers: une douzaine de tentes, formées de toiles infectes tendues sur des piquets et surmontées d'une lance. L'indigène est en vain pressé des mêmes questions: «À quelle distance le prochain village? Y trouve-t-on de l'eau?» Souvent, il ne comprend pas, regarde d'un air hébété et déclare son ignorance, ou donne au hasard quelques faux renseignements; la notion de l'heure n'a rien de précis dans sa cervelle, et ce nomade ne semble connaître que son séjour du moment.

Avant Rakka, je n'ai trouvé que deux établissements gouvernementaux: à Meskéné, un bureau de poste et une minuscule caserne; à El-Hammam, un petit poste de gendarmes. Ces braves gens me signalent, à quatre heures de marche droit au sud, une ville antique, debout avec ses murs intacts et ses églises: Rou R'sapha (Resapha-Sergiopolis). Le grand épigraphiste Waddington avait négligé de s'y rendre; mais on m'en dit tant de merveilles, et c'est si près! En un jour, je puis aller et revenir; il le faut bien, du reste, car l'endroit est inhabité, dépourvu d'eau. Je laisse tente et bagages au bord du fleuve, n'emmène que trois de mes compagnons et pars de bonne heure, d'un pas allongé, me guidant à la boussole. Je comptais sur la limpidité de l'air pour me révéler de loin les ruines. Or la pluie se met à tomber et me dérobe l'horizon. Que faire? Un découragement serait honteux, et quel regret si le temps doit s'élever! Puisqu'on ne peut avancer, déjeunons pour gagner une heure. J'aurais voulu sortir de moi-même à ce moment et contempler notre groupe: n'aurais-je pas pris pour quatre fous ces quatre hommes encapuchonnés, se courbant pour abriter leur pain, et, entre leurs quatre chevaux qui baissaient tristement la tête, au milieu de la campagne nue, mais ruisselante, mangeant avec entrain sous l'averse? J'aurais mal jugé. Le temps s'éclaircit et nous permet de repartir; bien tard, nous atteignons enfin la ville, en plein saisissement. Il est exact que ses murailles ont subsisté, formant un grand quadrilatère, et creusées sur tout leur pourtour d'un élégant portique, impeccablement rectiligne, dont je contemple avec admiration les perspectives lointaines. Sergiopolis ne fut qu'un enclos artificiel autour d'un lieu de pèlerinage fréquenté, l'église de Saint-Serge, un rempart destiné à le protéger contre les incursions des Arabes. Justinien est l'auteur de cette grande œuvre. Presque aucun Européen n'en a parlé depuis que deux négociants anglais d'Alep, il y a deux siècles, y firent une halte aussi brève que la mienne, et pour le même motif. Ironique mésaventure que ce manque d'eau en présence des gigantesques citernes que les Byzantins ont creusées là et maçonnées. J'en sonde la profondeur, 15 mètres, mais non l'incroyable étendue. Du moins, elles suffiraient à abreuver des milliers d'hommes; et rien n'en est détruit que les pavements supérieurs, formant jadis un entonnoir où s'engouffraient les pluies d'hiver. À l'œuvre utile, ces ouvriers du VIe siècle ont donné un cachet artistique: les chapiteaux et les corniches des chapelles sont ornés de moulures, comme dentelées. Contre la porte nord, à l'extérieur, s'applique un ordre décoratif grandiose, dont les arceaux sculptés offrent aux yeux des entrelacs, des fruits et des feuillages.

SÉRÉSAT: VILLAGE MIXTE D'YAZIDES ET DE BÉDOUINS (page 146).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Vers cinq heures, je me détache à regret de ces imposantes murailles, d'une blancheur plus éclatante que le marbre, étant en pierres micacées dont les paillettes scintillent au soleil. Nous avons même trop tardé; la plaine continue à se déployer devant nous comme derrière, toujours pareille, et rien ne dénonce l'approche du fleuve. Nos ombres, de plus en plus longues, ont finalement disparu avec le jour; impossible de se guider d'après le ciel, voilé, ni d'après la boussole, où je ne distingue plus l'aiguille. Mieux vaut s'arrêter; il ne reste qu'une croûte de pain à se partager, nos montures n'auront pas de fourrage, et nous manquons de couvertures à étendre entre nos corps et la terre fraîchement arrosée. Pour allumer du feu, nous disposons des mauvaises herbes épineuses et humides dont l'étendue est parsemée; on se déchire les mains à les arracher; Ali-Oum-Bachi, avec une rare constance, souffle à pleins poumons sur les brindilles qui ne produisent, durant deux heures, qu'une fumée blanche. Enfin la flamme jaillit et éclaire le touchant tableau de deux de nos chevaux qui se tiennent embrassés à leur manière, en se frottant le cou avec un faible hennissement plaintif. Le reflet a réveillé des hôtes insoupçonnés, car des cris indistincts d'animaux sauvages se laissent percevoir à grande distance. Pourtant, et malgré la dureté du matelas, j'arrive à sommeiller, quand une voix nasillarde et monotone me réveille en sursaut: Abdallah s'est mis à chanter pour tuer les heures.—Tchok soïlima, «tais-toi.» Il se résigne au silence avec un gros rire bête, et la nuit s'achève paisiblement.

Sommes-nous loin du campement? Cette fois, le soleil nous guide; au bout de dix minutes, un gros point blanc apparaît près de l'Euphrate. Nous avons mis une heure et demie à le rejoindre, les jambes de nos bêtes tremblant d'inanition. Une compassion éperdue se lisait sur les visages des hommes du poste; la veille, ils nous avaient cherchés dans toutes les directions, excepté la bonne. Il faudra se reposer tout le jour. Arrive une caravane de Bagdad: on cause de l'état troublé du pays; la rumeur s'est répandue que des tribus ont été aux prises et des pertes subies de part et d'autre; mais on s'accorde à penser qu'un étranger comme moi n'a rien à redouter de ces querelles.

LES TCHERKESSES DIFFÈRENT DES AUTRES MUSULMANS: SUR LEUR PERSONNE, PAS DE HAILLONS (page 152).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Le lendemain, nous parvenons en face de Rakka, par où je compte pénétrer en Mésopotamie; il faut s'empiler à nouveau dans une étrange barque; l'après-midi presque entière est absorbée par cette pénible opération; les animaux regimbent, n'entrent dans le bac qu'à force de coups. Rakka est l'ancien Nicephorium Callinicum; près de là débouche le Belich, qui vient du nord, fil conducteur dès l'antiquité, dans le steppe uniforme; une route longeait donc son cours intermittent. La cité a été bâtie à quelque distance du confluent et de ses alluvions, foyers de paludisme; la forme en est encore très nettement indiquée, en demi-cercle; mais rien ne semble subsister des temps antiques. La grande porte orientale, en briques crues, ornée avec les curieuses ressources de l'art arabe, donne leur date aux débris de l'enceinte; celle-ci n'est plus représentée que par un fort remblai de terre, bordé d'un fossé, et qui, par endroits, s'élargit, marquant la place des tours rondes. Les décombres du rempart ont le même ton gris jaune de ceux de l'intérieur, qui brûle les yeux tout en absorbant la lumière et que ne peuvent traduire les plaques les plus sensibles.

Dès le soir, le gouverneur délègue vers ma tente le bim-bachi ou commandant de la place, qui bientôt me quitte et va s'accroupir auprès de mes deux cavaliers;—le sens de la hiérarchie s'oblitère dans les contrées reculées de l'intérieur.—Une heure après, les trois hommes causent toujours, rangés en cercle; l'officier cause avec animation, très longuement, joignant les gestes aux regards sournois, il semble exposer tout un plan de campagne. L'énigme m'est enfin expliquée: il voudrait bien une boîte de sardines et a chargé le caporal d'intercéder auprès du drogman pour qu'il obtienne de moi cette largesse.

RAS-EL-AÏN. DEUX JOURS SE PASSENT, MÉLANCOLIQUES, EN NÉGOCIATIONS (page 153).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Le kaïmakam est lui-même un personnage original: je remarque, dans une espèce de chenil, un gros homme en redingote qui a aussi son idée fixe: il désire sa photographie, et sur l'heure. (Entre temps, nouveau café, tellement amer, qu'on le jurerait mêlé de quinine.) Ma présence, l'énoncé de mes projets plus encore, le laissent rêveur: «Quel plaisir trouve cet effendi à faire tant de chemin sans y être obligé?» Je m'informe sur les dangers d'une traversée de la Mésopotamie: il n'y en a pas, mais il faudrait un guide. J'en trouverai sans peine parmi les Tcherkesses qui peuplent Rakka en majorité. Tout le monde connaît de réputation ces Circassiens, anciens habitants du Caucase, musulmans que l'intolérance russe a fait émigrer en Turquie. Comme ils diffèrent des autres habitants de l'empire! Ce n'est pas une race minée par la saleté et la misère; leurs demeures ne rappellent en rien les tentes des Bédouins, les huttes de boue des Kurdes ou des Turcs; dans quelques villes, elles sont des plus avenantes; à distance, groupées dans le feuillage, offrant à toutes les orientations leurs blanches façades, elles ont l'air de ces maisons coloniales que les Européens se construisent dans les pays tropicaux, comprises de manière à ménager beaucoup d'ombrage et une facile ventilation. Et sur leur personne, pas de haillons; ils ignorent les guenilles flottantes qui s'effilochent; ils ont le goût de la propreté, l'instinct de la parure; leur pantalon, bouffant dans le haut, se colle plus bas à la jambe et est retenu par des sous-pieds; ils ont le buste drapé dans un élégant justaucorps qui accuse leur vigueur svelte. Ils travaillent habilement le cuir, comme on le voit à leurs bottes, à leurs selles et aux fourreaux de leurs armes. Enfin bons cavaliers, très braves; et par-dessus tout très fanatiques et très redoutés.

Je rentrai sous la tente pour discuter avec l'un d'eux. Mon intention était de remonter le Belich jusqu'à Harran (l'ancienne Carrhæ), ayant appris des auteurs anciens que ç'avait été une ligne stratégique fortifiée par intervalles. Mais il fallut y renoncer: on savait à Rakka que, tout le long de cette route, les rares citernes étaient bondées de sauterelles crevées. Restait un autre programme: foncer sur Ras-el-Aïn, où devait s'élever, il y a des siècles, Resaina-Theodosiopolis, dont l'empereur Théodose avait renforcé les murs, et qu'ensuite Justinien entoura de fortins avancés, comme un grand camp retranché. Il était bien tentant de retrouver quelque chose de cet ensemble. Le plan agréa, et un vieux Tcherkesse en fit son affaire; c'était un homme déjà mûr, avec quelque chose d'un peu diabolique dans l'expression, et boîteux par surcroît.

J'AI LAISSÉ MA TENTE HORS LES MURS DEVANT ORFA.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Il arrive au matin, sur sa jument blanche, pauvre bête affaissée, qui semblait devoir rester sur le chemin; lui, pimpant et magnifique, faisant l'effet bien plus que moi d'être le chef de toute la bande. Pendant deux jours, il me fait suivre, vers le sud-est, la rive gauche de l'Euphrate, d'abord parmi les herbes grasses, sur un terrain boueux, recouvert par les eaux quand elles débordent, puis, dès que la rive se relève en une petite falaise, dans ces landes sableuses que je commence à trop connaître. Brusquement, je vois mon guide élever son fouet à manche court et à longue lanière, il trotte grand train jusqu'à une troupe de cavaliers qui vient vers nous. Nous savons que rien n'est à craindre; il a pris à charge notre sécurité, et jamais les nomades ne s'attaquent aux Circassiens, dont les vendettas sont trop inexorables. J'observe de loin qu'on échange un mot de passe; le groupe approche, c'est une vingtaine de Bédouins armés de lances de huit pieds; des regards noirs, charbonneux, se braquent sur nous sans bienveillance; mais chaque main droite s'applique sur chaque poitrine en un salut solennel, et nul ne se retourne que parmi nous.

Ces nouveau-venus annoncent le vrai désert arabique; voici, pour compléter l'impression, le vent du continent, le khamsin, qui s'élève, embrase et forme des tourbillons; tous les sons assourdis, hormis le bruit de son haleine; toutes les couleurs éteintes, confondues dans ce gris désespérant. Deux villages, en deux jours: Fatsa, puis Haonas. Ce ne sont que des tentes, un instant délaissées et commises à la garde des grands chiens jaunes, muets, mais en éveil. Toute la population s'est éloignée vers le fleuve, et dans le courant s'ébattent chevaux et hommes, côte à côte. Je vais les imiter au plus vite; je suis tout blanc; il suffit de me secouer sur un tapis pour le saupoudrer, et j'ai grand besoin de m'arroser la tête à flots....

Ce temps doit-il durer? Nous n'aurons plus même la ressource des eaux troubles de l'Euphrate, car nous allons l'abandonner pour pousser vers le nord. Mais le vent tombe et l'air fraîchit; Allah est propice aux coureurs d'aventures. Il nous faut sa clémence pour les trois longues étapes à fournir: 150 kilomètres environ, du fleuve à Ras-el-Aïn, et notre guide a prévenu qu'il n'y aurait que deux points d'eau sur le parcours. Qu'adviendra-t-il s'ils ont tari, ou si le vieux Tcherkesse ne les retrouve pas? Un instinct spécial anime ces races d'hommes, et, comme aux pigeons voyageurs, leur montre le chemin. Celui-ci va tout droit, taciturne, sachant bien qu'au bout de douze heures il tombera juste sur le premier lieu de repos. Nous ne faisons qu'une courte halte de nuit pour diviser la longueur de la course; nous avons traversé une plaine uniforme vaguement gazonnée et où pointent des herbes sauvages, comme dans celle de Resapha. Le temps est si doux qu'il fait oublier l'ennui de la distance. Bientôt, le jour se levant, le guide demande ma lorgnette et interroge une masse noire qui émerge; c'est là qu'est Aïn-el-Beida (Aïn désigne une source). Il retrouve sans peine le maigre filet d'eau, qui s'étale dans de petits bassins; une mousse verte en couvre la surface, des animalcules y frétillent et, au premier essai de me débarbouiller, je constate avec stupeur que l'eau est grasse et dissout fort mal le savon. Une sorte de cresson sauvage y pousse cependant et une végétation rabougrie croît sur les bords. Je cherche un peu d'ombre sous un branchage aux feuilles jaunies, quand un aboiement sec me fait tressauter, parti d'une cavité dans le rocher d'en face. Une pauvre chienne, qui accompagnait sans doute une caravane, a dû s'arrêter là pour mettre bas; de quoi se nourrit-elle? de quoi vivent, loin de tous débris apparents, les mouches si actives contre le dormeur, insensibles au vent qui fouette le toit de la tente?

La vie humaine fait entièrement défaut, mais non la vie animale. La source est au pied d'un rendement du sol, suivi d'une autre plaine, et encore d'un coteau allongé, coupé d'un défilé; de grottes naturelles, au bord du sentier, prennent leur vol des nuées de pigeons sauvages. Plus loin, une famille de sangliers s'enfuit en toute hâte, s'égare dans une impasse, cherche une issue. «Tire donc, Khalil, tire.»—Khalil a un sourire éteint; son fusil n'est pas chargé, et pour sûr n'a jamais commis aucun méfait.—Mais, plus joli spectacle, à un tournant, nous mettons en émoi un grand troupeau de gazelles. Il n'est pas seul: le pelage de ces animaux s'harmonise si bien avec le sol, leur pas est si léger que nous n'avons longtemps ni vu ni entendu les nombreuses bandes qui gambadent de toutes parts dans la plaine. Cette fois, Toselli a pu arracher à Khalil son arme et une cartouche; le coup part, et la bourre va s'abattre dans le champ, à quatre cents pas!...

Parvenus à la deuxième source, trop identique à la première, nous vidons les sacs; plus de pain. D'habitude, on le faisait cuire dans les villages; les Kurdes le réussissent à merveille: encore chaudes, leurs galettes, minces comme du papier, sont fort appétissantes. Finis également les biscuits de Meskéné, lentement amollis dans l'eau bouillante; épuisé le sac de charbon.—Abdallah devra montrer ses talents: les chameaux qui ont séjourné à Aïn-Abdul-Aziz y ont laissé sur le sol des traces de leur passage; elles brûlent comme du bois mort, et, prudemment, j'ai emporté de la farine. Le cuisinier en répand au fond d'une poêle à frire, humectée d'eau; et quand la galette s'est formée, il l'étend sur le combustible même pour hâter la cuisson. Je suis désormais presque incapable de répugnances; d'ailleurs le goût de fumée éclipse tous les autres.

ENVIRONS D'ORFA: LES VIGNES, BASSES, COURENT SUR LE SOL.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Enfin le dur trajet est achevé; la ligne verte du Khabour, qui arrose Ras-el-Aïn, se rapproche; sa rive nous invite au repos. Fatale idée; un nuage de moucherons nous enveloppe, s'attache aux vivres, exaspère les chevaux et nous oblige à repartir. D'ailleurs, notre but véritable est encore éloigné, et on ne peut l'atteindre qu'en faisant un long détour, pour trouver un passage à gué. Nous longeons d'abord des pans de murs écroulés; des ruines? Oui bien, mais ruines toutes récentes, les restes d'un village qu'a fauché une vengeance de tribus. Nous en saurons bientôt plus long; c'est vers un champ de bataille que nous marchons à notre insu.

À peine arrivés devant Ras-el-Aïn, dont nous sépare une grande pièce d'eau, nous sommes environnés d'un bataillon de Circassiens, tous armés comme mes esterlys de vieilles carabines Martini: «Êtes-vous venus renverser notre ignoble gouvernement?» On m'a pris pour un Anglais, et les Tcherkesses s'imaginent que l'Angleterre les débarrassera du joug ottoman. Le kaïmakam, se sentant mal entouré, a filé discrètement; il est on ne sait où; la poste, qui est volante, l'a suivi. Toute la région est livrée à une colossale insurrection: ce n'est pas une guerre de races, mais de partisans; chacun a dans sa troupe des Turcs, des Kurdes, des Arabes, des Circassiens. Le sultan, obligé de choisir, a donné son appui à l'aventurier le plus redoutable, un certain Ibrahim, devenu par investiture officielle Ibrahim-Pacha; ses adversaires, Khalil et Faris, se sont aussitôt créés pachas eux-mêmes. Or il paraît que ces bandes errent tout autour de Ras-el-Aïn. Comment vais-je m'en aller de cet horrible petit bourg, où je n'ai rien à faire? car de l'ancienne Resaina, il ne reste pas pierre sur pierre; les décombres gisent encore derrière le village, mais n'ont plus forme ni figure. Et personne ne connaît de ruines aux environs, sauf en un point vers l'ouest. J'y voudrais aller; mais parmi les chefs de bandes, c'est Ibrahim qui est le plus proche; toute la population lui est hostile et en a peur, et aucun Circassien ne consent à risquer sa vie que pour une somme énorme, que je ne saurais donner. Deux jours se passent mélancoliques, en négociations ininterrompues; finalement, j'accepte d'aller dans n'importe quelle direction, mais la difficulté n'en diminue guère. De temps à autre, on vient me chercher au bord de l'étang, où je taquine de l'hameçon des carpes avisées qui se moquent de moi comme les hommes; un nouveau guide s'est présenté; quelques-uns me demandaient quinze ou vingt livres, il se contentera de dix, de douze. Mais que croire pour la distance? les indications varient de dix à trente heures. Il est certain qu'on veut me berner, s'amuser de mon impatience. Les moukres commencent à frémir, et moi-même à souhaiter que, pour tirer de là la faible caravane, «le bon ange du lieu se lève et l'accompagne».

VUE GÉNÉRALE D'ORFA.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Il apparaît enfin sous les traits d'un Bédouin qui, pour trois medjidiés, me mènera au nord, à Ouerancher. Je n'avais pas porté cette station sur mon itinéraire, n'importe, c'est une solution; et nous partons vers deux heures, précédés de notre guide, qui a bien prévenu qu'il décamperait à la première alerte. Je le regarde curieusement de dos: il va pieds-nus; un manteau blanc l'enveloppe comme une cagoule; il est ceint d'une corde de pénitent, qui supporte un long sabre, courbe et rouillé. Sans cette arme extraordinaire, je le prendrais presque pour un moine, mais un moine de carnaval; le reste de la troupe est à l'avenant: les bagages, ficelés à la hâte, s'entrechoquent; le second moukre, un grand maigre, fait l'effet sur son âne, Rossinante rapetissée, d'un chevalier errant: «Eh bien! Habib, brigands couper tête?» Et le geste l'aide à comprendre.... «Non, M'sieu.» Pourtant, il rit avec contrainte et se retourne par intervalles pour voir si, du village, on ne nous poursuit pas. D'habitude, en agitant le cou, nos bêtes faisaient entendre un son argentin vif et gai; cette fois, c'est bien la cloche de bois, on a supprimé tout signal dangereux de notre marche. Aussi, les animaux eux-mêmes semblent soupçonner la situation, le besoin d'aller vite; et les croupes trottinent avec un gauche dandinement. Le guide est devenu presque aussitôt inutile; nos premiers pas auraient pu s'égarer, mais au bout d'une heure, nous nous trouvons tout simplement sur une voie romaine. Une double ligne de cailloux marque le rebord de la chaussée; de loin en loin quelques citernes, naturellement comblées aujourd'hui.

À la nuit tombante, nous sommes croisés par cinq Tcherkesses, lancés au grand trot, le fusil sous la cuisse. Stupéfaits de rencontrer un étranger, qu'ils devinent Européen, ils ralentissent seulement quelques secondes et disparaissent. On rit de cette fausse peur, l'obscurité devient complète; plus loin, de vagues silhouettes se dessinent devant nous, et nos oreilles sont frappées d'une rumeur indistincte, mais qui paraît voisine. Bravement, les soldats se précipitent en avant, et le Bédouin se met à courir derrière eux; j'entrevois deux cavaliers qui causent, et je porte machinalement la main à mon revolver. Mais les ombres s'accusent, plongent et se relèvent d'un mouvement de vagues, j'aperçois de longs cous et, à côté, des formes humaines. Ce sont de paisibles chameliers, eux-mêmes à peine rassurés, et qui nous disent enfin que Ouerancher est près de là.

Nous y arrivons de bonne heure; la ville nous est cachée par un vol de sauterelles, qui se déplace lentement comme un épais brouillard; une éclaircie nous montre, en ordre dans la plaine, un groupe de tentes, d'où parviennent jusqu'à nous les sons d'une diane allègre, criblée de notes fausses. Il y a plusieurs bataillons et des troupes à cheval, envoyées d'Alep; deux semaines auparavant, une lutte s'est engagée aux portes de Ouerancher: Ibrahim a dû livrer combat; on lui a tué 70 hommes, d'après les uns, 150 ou 200, disent les autres; Faris-Pacha a été vaincu, grâce à l'aide de Khalil, puis celui-ci s'est esquivé, dérobant 400 chameaux. Il y a encore dans l'air un vent de bataille; Ouerancher même se prête à l'illusion; du dehors, je ne vois que les restes des portes massives, les pans de murs démantelés de la ville byzantine; des fumées s'élèvent par derrière, et des cavaliers passent à bride abattue. De ce côté nord, se développe en avenues régulières la vaste nécropole de l'ancienne Constantina, où les Kurdes ont fait des tombes leurs domiciles; les lits funéraires servent de tables, de bancs ou de dressoirs, et les portes verrouillées sont encore celles des anciens. Mais beaucoup de ces mausolées demeurent vides, faute de gens. Et, voyant ce concours de troupes, cette étendue peu habitée, je me plais à m'imaginer que la domination des «Romains» vient de finir, et que Constantina a succombé aux attaques d'une horde brusquement survenue, déployant la bannière verte du prophète.

Désormais la route d'Orfa est nettoyée, parfaitement tranquille. Du reste, nous serons en nombre; quelques Kurdes ont demandé à faire route avec nous pour qu'on se prête aide mutuelle; et les voilà qui prennent avance, poussant leurs petits ânes souffreteux et trop chargés. Il a fallu, plus d'une fois, au cours des trois étapes, dont une de treize heures consécutives, secouer le sommeil qui menaçait de me faire choir sur les arêtes tranchantes des pierres. À force de parcourir des lieues, j'en étais venu à me figurer que, comme ces Orientaux groupés auprès de moi, j'avais aussi pour destinée d'enfourcher chaque jour une bête de somme et de cheminer sans trêve et sans souci. À Orfa, j'ai eu presque un étonnement de ne plus chevaucher, de passer dans de vraies rues, devant de vrais magasins, quoique misérables. Enfin, j'ai retrouvé des compatriotes; les religieuses d'une mission française m'attendaient avec impatience, ayant reçu tout un courrier pour moi. Je suis entré avec joie dans une salle propre et confortable, et je vois encore une jeune sœur, qui causait en turc avec un des moukres, s'arrêter toute saisie: «Vous venez de Ouerancher!»

(À suivre.) Victor Chapot.

PORTE ARABE À RAKKA (page 152).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Droits de traduction et de reproduction réservés.

TOME: XI, NOUVELLE SÉRIE.—14e LIV. No 14.—8 Avril 1905.

PASSAGE DE L'EUPHRATE: LES CHEVAUX APEURÉS SONT PORTÉS DANS LE BAC À FORCE DE BRAS (page 159).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

D'ALEXANDRETTE AU COUDE DE L'EUPHRATE[2]
(SYRIE DU NORD ET MÉSOPOTAMIE OCCIDENTALE)
Par M. VICTOR CHAPOT membre de l'École française d'Athènes.

III. — Séjour à Orfa. — Samosate. — Vallée accidentée de l'Euphrate. — Roum-Kaleh et Aïntab. — Court repos à Alep. — Saint-Syméon et l'Alma-Dagh. — Huit jours trappiste! — Conclusion pessimiste.

BÉDOUIN.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Vue de la citadelle, Orfa semble dormir dans un éblouissement de soleil. C'était l'Édesse des croisades; c'est encore, grâce aux Francs, une ville fortifiée, dont l'enceinte est formée de solides murailles, flanquées de tours massives; le château fort qui la domine a souffert davantage, mais il est vaste et élevé. Malgré cet appareil de défense, malgré le fossé profond qui le complète, ce n'est point une impression sévère que produit le panorama: au premier plan, le Birket-Ibrahim, grand bassin aux eaux claires, étale son miroir calme entre des espaces verdoyants et des arbres centenaires qui dressent très haut leurs branches; on voit des enfants courir et jouer sur les bords, et on les entend rire; des tables se dressent à l'ombre où viennent s'asseoir les citadins aux heures lourdes du jour. C'est comme un jardin de plaisance, dont la fraîcheur déborde et semble monter jusqu'au terre-plein du fort. Derrière, commence la ville, qui n'est nullement serrée ni ramassée à la mode orientale. Même Biredjik, pourtant sans tristesse, ne présente que des surfaces nues ou percées de mornes fenêtres carrées, grillées et en saillie, d'où l'on observe sans être vu, et qui éveillent l'idée de geôle et d'espionnage. Ici, des ouvertures, gracieusement arrondies dans le haut, se juxtaposent, s'accumulent et, s'enlevant en noir sur la blancheur des murs, simulent des portiques, des vérandahs à l'italienne. Une impression de tranquillité souriante et,—à distance,—presque une impression d'art. N'est-ce pas, en effet, un aimable caprice de constructeur, cette mosquée Ibrahim-Djami, dont les fines colonnettes supportent des arceaux que le recul allège et amincit, qu'on dirait, comme de la dentelle, épinglées sur un écrin vert sombre, fait de cyprès d'une belle venue? Sans l'altier minaret, d'ailleurs égayé lui-même par son balcon si ouvragé, on s'y croirait dans la villa d'un pacha homme de goût; les promeneurs flânent dans la cour sans trop songer à la prière, et de là, par les degrés en pierre de taille, descendent au bord d'une grande piscine, qui invite au bain et à la rêverie. Enfin, hors de la ville, les vignes basses aux longs bras, qui courent sur le sol et s'y cramponnent, prêtent un charme discret aux molles ondulations des collines.

Magie trompeuse des points de vue! Quittons la citadelle et sa plate-forme grandiose, où deux puissantes colonnes, restées debout, lui font, dans l'esprit du visiteur, un passé magnifique, mais illusoire; l'abrupte rampe d'accès nous ramène trop vite en pleine réalité: les rues accusent une autre vie, évoquent d'autres souvenirs. Elles sont muettes et tristes, semblent faites pour les poursuites nocturnes; des deux côtés, un trottoir étroit et poli, où n'ont prise que les pieds nus; au milieu, l'égout en plein air, où suintent des eaux grasses, où les bêtes crevées se décomposent devant l'indifférence des habitants et des passants. On sent aussi l'hostilité irréductible de deux races: l'attitude inquiète, la marche furtive des Arméniens, rappellent une histoire horrible et toute récente. Orfa a été, voilà dix ans, un des grands abattoirs d'Abdul-Hamid. Est-ce huit mille, dix mille personnes qui ont péri? On ne le saura jamais. Mais des témoins, encore présents, gardent la mémoire du plus grave épisode: des centaines de femmes enfermées dans l'église où elles avaient cherché refuge; le feu allumé tout autour, chauffant les murs comme un four à pain, cuisant à l'étouffée et faisant fondre, au bas mot, tous ces corps amoncelés. L'exécution fut bien menée, méthodique, même adroitement restreinte: une seule population était visée. Contre les troupes du commandeur des croyants, d'autres soldats furent chargés de défendre le reste des communautés chrétiennes! Le collège protestant, la maison des sœurs, le couvent des franciscains, ne furent point inquiétés, mais durent recevoir, loger, entretenir des escouades, que le gouverneur disait placées là, pour éviter que quelque erreur ne vint à détourner, sur des protégés plus directs de l'Europe, la juste irritation des habitants contre les infidèles. Même quand le massacre eut cessé, on imposa à ces malheureuses missions de garder de longs mois leurs pensionnaires; dormant tout le jour et bien nourris, les zaptiés, délégués à cet office, se faisaient encore des rentes; leurs montures étaient à leurs côtés, recevaient, chaque jour, l'orge et la paille. Ne fallait-il pas être prêt à la première alerte? Exquise ironie: quel cheval pourrait trotter dans les rues d'Orfa? Les sabots des bêtes non chargées glissent à chaque pas sur les dalles inclinées des ruelles.

CITADELLE D'ORFA: DEUX PUISSANTES COLONNES SONT RESTÉES DEBOUT.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

J'ai laissé ma tente et mes gens devant la porte du sérail, hors des murs, et accepté l'hospitalité joyeuse des capucins. Ils sont trois: le doyen de la maison est un Italien qui a passé là plus de quarante ans de sa vie; il marche à peine aujourd'hui, ne peut plus sortir du couvent, a presque perdu le sens des choses extérieures; tout glisse sur lui sans l'impressionner, et il n'est plus guère capable de dire autre chose que ces quelques mots où s'affirme son unique préoccupation: «A Urfa, i cattolici sono pochi.» Orfa était la patrie d'Abraham, d'après la tradition biblique; j'ai cru retrouver dans ce vieux père comme un successeur du patriarche. Les deux autres tiennent, comme les sœurs, une petite école. Curieux ensemble que cette trentaine de gamins, qui gardent leurs coiffures et posent auprès d'eux leurs pantoufles, parfois à peine vêtus, sales et souffreteux; les yeux sont expressifs, les physionomies intelligentes; on devine surtout de prodigieuses mémoires, le don d'apprendre sans étude par le contact et les frottements de la vie; ils ânonnent sur leurs livres, coupent mal les phrases, semblent répéter un langage inconnu; et, quand je parle d'eux avec le maître dans le même idiome, je suis frappé de voir que pas un mot ne leur échappe. La tâche est méritoire de dégrossir ce petit monde, si fréquemment dans le besoin, et qu'attire surtout l'espoir de quelque aumône. Heureusement, les deux missionnaires sont gens du pays, qui connaissent toutes ces âmes et le moyen d'aller à elles. Même auprès des musulmans, ils jouissent d'un certain crédit; c'est à peine si les jeunes enfants leur lancent parfois des pierres accompagnées d'injures. On est habitué à rencontrer le Frère Joseph, actif et rieur, entouré de sa bande qui l'escorte dans ses tournées de photographe.

Et j'ai pris, quittant à regret mes hôtes, le chemin de Samosate (aujourd'hui Samsat), une voie romaine, dont les traces s'effacent, par endroits, pour reparaître plus loin; elle traverse longtemps des vignobles prospères. Les villages deviennent plus nombreux, moins misérables; on y essaie de cultiver, et les maisons s'entourent d'arbres à fruits. La population, au nord d'Orfa, est presque exclusivement kurde jusqu'à l'Euphrate. J'ai passé le fleuve à nouveau, avec moins de curiosité cette fois; j'étais habitué, d'ores et déjà, à la lenteur des préparatifs, aux discussions sur le prix, au spectacle des chevaux apeurés, portés dans le bac à force de bras, et lançant de vaines ruades dans toutes les directions.

Le fleuve est plus jaune que jamais; il faut un impérieux besoin de fraîcheur pour s'y plonger; le fond n'est que vase et limon, les pieds s'y enfoncent et s'y embarrassent. L'ancien lit est abandonné, il formait un coude devant Samosate; sa place ne se trouve plus marquée, depuis quatre ans, à l'étiage, que par des délaissés fangeux. La force du courant a brusquement rapproché les deux extrémités de la courbure, et les sauvages du lieu doivent aller, un peu loin, remplir leurs outres. Les voilà donc, les successeurs de cette petite république, qui avait ses magistrats, ses assemblées, qui mettait en circulation des monnaies d'une si belle frappe, et qui comptait, parmi ses gloires, le satiriste Lucien, quelque chose comme le Voltaire de la Grèce, le prince, en son siècle, du savoir et du bon goût. Là où il est né, où son esprit s'est éveillé, personne, aujourd'hui, ne sait plus lire: jeter le grain à la terre, pétrir, traire..... et fumer, c'est toute la science des derniers venus. La majesté hellénique ne se révèle plus que dans des fragments espacés du mur d'enceinte et quatre hauts piliers maçonnés, seuls débris des constructions de l'acropole.

ORFA: MOSQUÉE IBRAHIM-DJAMI; LES PROMENEURS FLÂNENT DANS LA COUR ET DEVANT LA PISCINE (page 157).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Voilà un mois que je chevauche en plaine, résigné aux horizons reculés et mornes; les accidents de terrain étaient exceptionnels, insignifiants; à partir de Samosate, le paysage se transforme. En amont de Biredjik, l'Euphrate coule constamment entre de hautes falaises, et il n'arrive guère qu'on en puisse longer les rives. J'entre dans la région des vallées encaissées, où l'on perd de longues heures à descendre au torrent par un sentier escarpé, pour remonter d'autant sur l'autre versant, et, arrivé au sommet, voir s'ouvrir un nouveau précipice. Le pays est si peu parcouru que les chemins, parfois, cessent brusquement, aboutissent à un large cours d'eau, dont on ne sait pas la profondeur et qu'il faut traverser de toute force.

Le surcroît de fatigue, imposé par ces ascensions répétées, se trouvait compensé par l'imprévu du paysage, la fraîcheur plus grande de l'atmosphère sur les cimes, enfin par une abondance d'eau de source qui nous fut, bien souvent, un réconfort. Plus de cloaques dans la montagne et plus de sable. D'ailleurs, la population restait très clairsemée; un petit village, toutes les trois heures, vivant surtout de lait aigre et caillé. Aucune grande ville ancienne ne s'est élevée dans ces parages; pourtant cette région alpestre n'était point désertée, un réseau de routes la sillonnait aussi; les hasards du chemin m'ont conduit devant un pont antique que les Arabes avaient achevé ou restauré. Au delà j'ai, pour la première fois dans la Syrie du nord, retrouvé des bornes milliaires romaines, colonnes énormes mesurant plus de deux mètres de long; leurs bases carrées résistaient aux efforts pour les faire rouler, afin de voir si quelque inscription était lisible.

Durant ces exercices, la caravane avait, malgré moi, continué son chemin. Tout voyageur en Orient a mille difficultés pour imposer à des moukres un itinéraire de son choix et des arrêts à sa fantaisie. Habitués au transport des bagages d'une ville à l'autre par les chemins ordinaires, en faisant halte aux relais connus, ils n'arrivent pas à pénétrer les intentions de l'Européen et à comprendre que les voies fréquentées ne sont pas celles qui l'intéressent. Les miens m'avaient vu bien des fois, pourtant, examiner une ruine ou appliquer contre une pierre un grand papier destiné à en garder l'empreinte, déployer des rouleaux où je lisais des noms, et m'amuser à leur montrer que je connaissais, mieux qu'eux, ceux des villages où je n'avais jamais mis les pieds. Quelle stupéfaction le jour où, ayant constaté l'itinéraire d'Humann et Puchstein sur leur carte et demandé à un vieillard si, en telle année, des étrangers ne m'avaient pas précédé, j'avais reçu, devant mes hommes, une réponse affirmative et appris ce détail que l'un des voyageurs était tombé malade en ce lieu et y avait dû séjourner deux semaines!

Donc mes moukres allaient de l'avant, droit devant eux, par le chemin le plus court; le bruit des clochettes s'éteignit, et quand nous repartîmes en hâte, je vis que les deux moitiés de la caravane ne se rejoindraient pas. Arrivé au hameau d'Alif, je dus envoyer un homme du pays à la recherche des disparus, qui avaient emporté tous nos vivres. Heureusement, le village était couvert de ruines intéressantes: bassins taillés dans le roc, basilique, surtout un curieux mausolée, bizarrement orné, au-dessus de la frise du premier étage, de toute une rangée de têtes sculptées.

Mais je vais pouvoir, une dernière fois, me rapprocher de l'Euphrate avant de le quitter. Un petit berger kurde, nain et bossu, me guide jusqu'aux falaises qui le surplombent, et où s'élevait une tour de guet, maintenant écroulée; de là, un sentier de chèvres conduit à une sorte de belvédère, où une inscription mentionne l'établissement en ce lieu, sous Vespasien, d'un appareil destiné à faire monter l'eau du fleuve. Un petit corps de soldats l'avait construit, et, pour charmer leurs loisirs, des hommes de la troisième légion gallique avaient sculpté, dans le roc, l'image du Dieu Euphrate, personnage nu couché sur le côté et, suivant le type habituel, le bras posé sur une urne. Image grossière, mais curieux document sur les goûts et les passe-temps des troupes de cette époque. Ce petit détachement servait, sans doute, à protéger les populations qui devaient, comme aujourd'hui, se presser en aval, le long des rives. J'ai trouvé là un jardin ininterrompu, où la végétation luxuriante des arbres à fruits et des lauriers-roses jette, sur la berge, une ombre épaisse. Nous cheminons, durant une heure, dans ce verger enchanté, qui nous conduit jusqu'à Roum-Kaleh.

PONT BYZANTIN ET ARABE (page 159).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Le «château des Francs» fut la principale place de guerre de la principauté franque d'Édesse, puis du royaume de Petite-Arménie. C'est une formidable forteresse, établie à un niveau très élevé, sur un promontoire à pic, dominant l'étroite presqu'île formée par l'Euphrate et un de ses affluents. J'ai planté ma tente au pied des créneaux et des tourelles, au seul endroit à peu près horizontal; c'est là que les Turcs avaient établi leur cimetière; les pierres tombales, au grand effroi de mes deux soldats, servaient de table à manger et de points d'attache pour les cordages. Il fallait bien contre le vent leur peu de résistance. La vallée de l'Euphrate, décidément, est un foyer d'appel pour les orages: à peine la quittons-nous le lendemain qu'une forte grêle vient nous assaillir et embarrasse longtemps notre marche.

MAUSOLÉE D'ALEP, ORNÉ D'UNE FRISE DE TÊTES SCULPTÉES (page 160).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

J'ai dû cheminer deux longues journées, à travers un pays inculte, presque inhabité, avant de prendre, à Aïntab, une journée de repos. Cette ville, aujourd'hui importante, ne remonte pas plus haut que le Moyen Âge, où elle avait un nom sans éclat. Ses rues sont larges et bien percées; il y règne une visible aisance, qu'accroît l'industrie prospère des teinturiers. Mais je n'en connais pas de plus banale; rien qui attire l'œil et le séduise. On peut errer dans les rues sans haut-le-cœur; elles sont relativement propres, mais l'absence totale de pittoresque et de couleur entraîne un insurmontable ennui. Seul, le quartier arménien, plus escarpé, mérite d'arrêter les regards. Quand le gouverneur m'a posé, avec ce sourire figé, inévitable, irritant, la question traditionnelle: «Cet endroit vous plaît?» l'acquiescement sollicité a coûté beaucoup de peine à ma franchise. J'ai su gré et tenu compte à ce joli garçon, à la moustache trop noire et trop soignée, aux joues trop pleines, trop roses, de sa connaissance du français, chose exceptionnelle dans le vilayet d'Alep, et de son penchant à la tolérance, dont se louaient les Pères Franciscains, mes hôtes, qui m'accompagnaient au konak. Il n'en a pas toujours été ainsi, depuis le transfert du vice-consulat de France, d'Aïntab à Marach. On a connu une censure méticuleuse qui lisait avec soin et corrigeait les livres envoyés par l'Alliance française pour les écoles, arrachait des pages conçues dans un mauvais esprit, rayait le mot Dieu pour mettre Allah en marge, et, trouvant sur les couvertures: Ouvrage pour l'enseignement primaire dans les colonies françaises, barrait les derniers mots, de peur de laisser croire qu'Aïntab avait un autre maître qu'Abdul-Hamid.

Pour prendre en grippe Aïntab, il m'eût suffi de constater les effets du fléau qui y sévit. Tout le monde a entendu parler du «bouton d'Alep», maladie de la peau consistant en des pustules, dont la cause demeure incertaine, et qui s'attaque à tout le corps, mais spécialement à la figure. Elle s'étend, en réalité, bien au delà de cette ville, sur toute la Mésopotamie; Bagdad et Mossoul en sont affligées; mais, dans aucune localité, elle ne fait autant de ravages qu'à Aïntab; je ne crois pas avoir rencontré un seul indigène qui n'eût, au cou, aux joues, au front, une ou plusieurs cicatrices jaunâtres qui, lorsqu'elles se multiplient, font croire à distance que les visages, ainsi marqués, sont couverts de plaies.

Une route carrossable, vaguement entretenue, relie Aïntab à Alep; mais il n'entrait pas dans mes plans de la suivre. C'est une obligation—et pénible—pour le seul voyageur en voiture, qui arrive tout blanc de poussière, comme aveuglé. Mieux valent les sentiers accidentés, plus pittoresques, plus rapprochés aussi des anciens itinéraires. Je voulais passer à Cyrrhus, le siège épiscopal de l'historien du Ve siècle, Théodoret, à qui l'on fait honneur de l'élégant mausolée, encore debout aux portes de la ville antique. Elle a gardé, à peu près, ses murailles, enserrant une grande surface. Rien que la citadelle, au sommet de la colline dont Cyrrhus couvrait la pente orientale, a jusqu'à 400 mètres sur son plus grand côté; elle n'en était pas, pour cela, beaucoup plus formidable: au sud, une colline la dominait bien de 50 mètres. Cyrrhus n'a pu être qu'une très médiocre place de guerre. Le forum est encore nettement indiqué; j'y ai retrouvé des bancs de pierre où venaient s'asseoir les oisifs. Les tronçons de colonnes, épars sur le pourtour, laissent supposer la présence d'un portique; cet accessoire devait être bien nécessaire dans une ville exposée à des chaleurs torrides. J'ai cru prendre une congestion dans le petit cimetière tout proche, où l'on m'avait montré un grand cippe octogonal, brisé au sommet, qui était couché dans les champs. Chaque face portait une inscription; mais la masse du bloc de pierre m'empêcha de le retourner et d'estamper ce qui était gravé contre le sol. Ma figure et mes gestes devaient trahir bien vivement ma déception, car une femme, qui assistait à mes tentatives de déchiffrement, s'empressa de dire à sa compagne, accroupie devant nous comme elle: «Tu vois cet étranger, il vient de retrouver la tombe de ses grands-parents: il n'ose pas pleurer devant nous, mais si nous partions, il fondrait en larmes.» L'éclat de rire que m'arracha cette phrase, quand on me l'eut traduite, dut inspirer à mes voisines de sérieux doutes sur l'état de ma raison.

Le Tour du Monde; d'Alexandrette au coude de l'Euphrate / Journal des voyages et des voyageurs; 2e Sem. 1905
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