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Le trajet pour le palomar démarra au pas de course. Comme si son guide, l’affable Breemeg, se rendait compte – de même que les autres qui l’avaient précédé – qu’il fallait que cet intermède soit le plus bref possible.
Tandis qu’il se hâtait à grandes enjambées le long d’un autre interminable couloir, Gosseyn prit tout de même le temps de jeter un coup d’œil sur son compagnon. Le profil sévère et résolu de Breemeg présentait le même nez pointu, légèrement trop grand, que Gosseyn avait déjà remarqué sur les autres visages. Sa peau était blanche, comme celle des Blancs de la planète Terre, mais avec quelque chose de subtilement différent ; elle était trop blanche, pratiquement exsangue. Sa toison de cheveux dorés semblait le trait physique distinctif de l’un des types humains représentés sur ce vaisseau, l’autre étant caractérisé par les cheveux bruns de Quatre.
Pour le moment, Breemeg avait la mâchoire serrée et les yeux mi-clos, comme si une idée désagréable hantait son esprit.
Gosseyn, ne pouvant connaître cette pensée que lorsque l’homme voudrait bien l’exprimer, effectua le reste du trajet avec sérénité. Il ne fut guère surpris lorsque, assez rapidement, Breemeg et lui franchirent une porte pour entrer dans ce qui devait être…
Ce fameux palomar !
Sa première impression fut qu’il s’agissait d’un jardin. De petits arbres. Des buissons. Quelque chose qui ressemblait à de l’herbe. Probablement une grande serre à bord de cet immense vaisseau.
Il aperçut vaguement un plafond élevé, des porches à demi cachés, une douzaine au moins, à peine visibles au travers des arbustes. Il y avait des portes à chaque extrémité du jardin. Entre elles et sur sa gauche, il crut voir miroiter de l’eau.
Une mare ? Il ne put s’en assurer. Car au moment où son guide et lui passaient le seuil de la porte à double battant et pénétraient à pas plus lents dans le jardin, Breemeg dit :
— Eh bien, monsieur Gosseyn, vous êtes maintenant au courant du problème posé aux adultes à bord de ce vaisseau amiral de la flotte dzan. Il nous faut passer toutes nos journées dans une misérable, écœurante et scandaleuse soumission à cet enfant dément qui possède un cerveau capable de contrôler l’énergie.
Remarque inattendue. Ça oui. Mais dans un certain sens, pas tant que cela. Les Gosseyn précédents avaient rencontré et observé des lèche-bottes. Aussi Trois, en écoutant ces paroles amères, hocha-t-il silencieusement la tête. Il pensa : « Il va me proposer de participer aux intrigues politiques secrètes d’un groupe de résistants… Et que doit être la réponse d’un adepte de la Sémantique générale ? Elle sera, évidemment, liée aux exigences de ma survie.
« Si je suis encore à bord de ce navire… si j’ai décidé de rester, ce n’est pas afin de prendre parti pour les uns ou pour les autres, ou pour me faire des amis, mais dans le but de découvrir ce qui a provoqué l’arrivée de ces gens au voisinage de la capsule spatiale où j’attendais en état d’animation suspendue. »
Cela devait rester plus important à ses yeux que les problèmes posés par la monarchie à la petite noblesse dzan. Sauf que…
Il ne devrait pas oublier que le prisonnier qui avait été tiré de la capsule possédait maintenant une information de plus : quelqu’un (ou un groupe de personnes) détestait si violemment le pouvoir impérial qu’il avait révélé cette haine avec l’intention d’utiliser le nouvel arrivant contre le jeune empereur.
Et s’il refusait sciemment de s’en mêler, que feraient les conspirateurs ?
Se sentiraient-ils obligés de le réduire au silence ?
C’était possible mais peu probable. Car s’ils étaient prêts à tuer, ce serait pour eux plus simple d’assassiner le petit garçon puis de rejeter le crime sur cet étrange et mystérieux individu qui avait été ramené à bord contre l’avis de ces… conspirateurs. Tel aurait pu être leur stratagème.
Gosseyn s’aperçut qu’il souriait d’un air résolu. En fait, pensa-t-il, il faudrait un certain temps pour qu’une telle situation se développe. Aussi, au lieu de leur répondre, ferait-il mieux de leur poser des questions.
La première qu’il énonça semblait fort éloignée de son objectif. Mais elle avait son importance. Il demanda :
— Qu’est-il arrivé au père du jeune empereur ?
Ils étaient presque arrivés à l’une des portes lorsque Gosseyn lança cette parade. Les mots semblèrent faire aussitôt leur effet, car Breemeg s’arrêta. En même temps, il posa la main sur le bras de Gosseyn.
Celui-ci interpréta ce geste comme le signal d’une halte. Aussi s’arrêta-t-il. Il se retourna lentement pour faire face à son interlocuteur. Et ajouta :
— Je suppose que l’enfant tient sa position d’un parent défunt.
Il regardait Breemeg tout en parlant. Aussi vit-il les lèvres minces se pincer et devenir plus minces encore. Et puis le mouvement s’inversa. Le visage se tordit, les lèvres se retroussèrent, et Breemeg dit avec âpreté :
— Cet enfant de salaud !
Cette réponse ne laissait aucun doute. À partir de maintenant, Gosseyn devrait tenir compte des sentiments que cet homme venait de révéler.
Il demeura silencieux et attendit que Breemeg lui explique pourquoi feu le père de l’empereur éveillait en lui des émotions aussi violentes. Sans ce surplus d’informations, il pourrait difficilement combler la brèche entre cet individu plein de haine et l’affable courtisan qui avait eu le bon sens de le pousser à laisser l’empereur gagner son pari.
Et il lui serait malaisé de déterminer quelle méthode, appuyée sur la Sémantique générale, pourrait venir à bout de ce problème. Pour trouver la solution, il fallait connaître tous les éléments du problème à résoudre.
Les minutes passèrent et Breemeg restait là, les yeux fixes. Pour Gosseyn, le temps était venu de faire quelque chose de complètement étranger à l’univers émotionnel qui venait de frapper cet homme de paralysie.
— J’ai combien de temps avant d’être obligé de me présenter au secteur ? demanda-t-il.
— Oui ! oui ! s’exclama Breemeg.
Chose presque impossible, son visage parut pâlir encore. Il émergea de quelque prodigieux abîme intérieur et revint au monde qui l’entourait. Avec brusquerie, ses doigts resserrèrent leur prise sur le poignet de Gosseyn. Et il le tira en avant.
En direction de la porte qui leur faisait face. Soudain, l’affabilité reparut.
Ce fut le courtisan qui dit calmement :
— Nous ferions mieux d’entrer et de vous trouver quelque chose à manger. Sa Majesté n’aime pas attendre… comme vous avez dû vous en apercevoir…
De sa main libre, Breemeg manœuvra l’équivalent d’un loquet ou d’une serrure automatique.
La porte s’ouvrit vers l’intérieur. Gosseyn aperçut un sol recouvert de moquette, un canapé et un fauteuil verts, et quelques tables, plus loin, sur l’un des côtés de la pièce. Et venant de ce coin-là… la voix de Deux disait :
— Entrez, entrez, monsieur Gosseyn, nous avons déjà tout préparé pour vous.
Il fut surpris, mais non alarmé, d’entendre cette voix familière. Tout en franchissant le seuil et en pénétrant dans la pièce, il savoura l’utilisation que Deux faisait du mot « nous ». Il aperçut donc en premier Voix Deux puis, par-delà une porte qui menait à une autre pièce plus petite, Voix Un ; et il en déduisit qu’il ne devait entrer en contact qu’avec un petit nombre d’individus, ceux qui étaient déjà au courant de ses antécédents.
Alors il dit « Hello ! » à Deux et fit un petit signe de main à Un. Pendant ce semblant d’échange de politesses, Gosseyn sentit que Breemeg était resté derrière lui. Il ne fut donc pas étonné d’entendre le courtisan dire, avec l’accent d’un supérieur s’adressant à un subordonné :
— Monsieur Onda, qu’avez-vous préparé pour notre invité ?
Maintenant, il apprenait des noms. Ou du moins, pour le moment, un nom. Mais c’était mieux que rien.
Voix Deux – Onda – répondit, du ton de quelqu’un qui accepte son rôle subalterne :
— Monsieur, nous avons testé chimiquement les liquides nutritifs que la capsule injectait à notre… invité. Et nous avons préparé une soupe en combinant certaines des substances alimentaires que nous y avons trouvées.
C’était le plus grand des deux hommes ; il avait un visage allongé alors que celui de Voix Un était carré. Onda était aussi le plus âgé. Il dit, en ayant presque l’air de s’excuser :
— Il nous aurait fallu deux ou trois heures pour préparer un repas plus substantiel.
Breemeg accepta l’explication d’un bref hochement de tête qui avait quelque chose d’impérieux. Sur ce, il prit Gosseyn par le bras et dit :
— Je vais vous faire visiter vos quartiers.
Première confirmation verbale qu’il venait d’atteindre l’une de ses destinations. Et que c’était probablement ici qu’il demeurerait durant son séjour à bord. Gosseyn décida de ne pas tenter d’estimer, pour le moment, quelle en serait la durée. Il lui faudrait en discuter avec son alter ego lointain.
On lui fit faire rapidement le tour de l’appartement composé d’une chambre à coucher, d’une salle de bains attenante, puis d’une pièce pouvant servir, à la fois, de bureau et de salle à manger… du moins c’est ainsi qu’il se décrivit mentalement les lieux car il y avait quelque chose qui ressemblait à un écran de télévision encastré dans l’un des murs et un autre appareil électronique qui en dépassait, ainsi qu’un fauteuil et un bureau ; et parce qu’à l’autre extrémité de la pièce, il vit une table vernissée qui devait être un meuble de salle à manger, avec des chaises disposées à intervalles réguliers.
Il était normal que son identification des choses reflète les idées terriennes les concernant ; et en plus cet appartement ressemblait aux logements que l’on pouvait trouver un peu partout dans le système solaire. Ainsi, la quatrième pièce avait l’apparence d’une cuisine, avec un meuble qui pouvait être une plaque de cuisson, une chaise et une petite table sur laquelle Voix Un venait de poser un bol fumant, plein d’une soupe d’un brun tirant sur le vert.
Il y avait aussi des étagères et des tiroirs. Mais la signification de la soupe était si évidente qu’il obéit automatiquement lorsque Onda lui fit signe de prendre place sur la chaise, sans craindre aucune mauvaise surprise.
Mais les paroles que Onda prononça alors lui causèrent un choc. C’était une question ainsi formulée :
— Peut-être qu’avant de poursuivre, monsieur Breemeg, vous pourriez nous parler de l’anomalie que nous avons décelée plus tôt dans le cerveau de M. Gosseyn.
Le courtisan, qui était resté debout, un peu à l’écart, s’avança.
— La connexion rompue ? demanda-t-il.
— Oui.
Silence.
« Où es-tu lorsque j’ai besoin de toi, Sémantique générale ? » pensa piteusement Gosseyn.
Ce vaisseau et ceux qui y vivaient s’obstinaient donc à le plonger dans des situations imprévisibles… Anomalie ! Connexion rompue ! Ces mots suggéraient des implications vagues et déplaisantes ; et il ne pouvait qu’attendre qu’on veuille bien les lui découvrir.
Il vit que Breemeg était venu se placer de l’autre côté de la table et le regardait fixement.
— Avez-vous l’impression d’être en bonne santé ? lui demanda le courtisan. N’éprouvez-vous aucune sensation de faiblesse ? Ressentez-vous un manque de quelque chose ? Comment réagissez-vous physiquement à une activité physique intense après des années passées en état d’animation suspendue ?
À première vue, cela ressemblait à un interrogatoire tout à fait normal ; et Gosseyn se détendit un peu. Normal, pensa-t-il, sauf en ce qui concernait la note négative apportée par les mots « anomalie » et « connexion rompue ».
Il lança donc, pour voir :
— J’ai l’impression d’être en bonne condition physique. Pourquoi me demandez-vous cela ?
Breemeg fit un signe de tête à Onda.
— Dites-le-lui.
Le plus grand des deux savants – du moins Gosseyn supposait-il qu’il s’agissait de savants – hocha aussi sa tête chevaline en disant :
— L’une des connexions du système de survivance de votre capsule était rompue. L’examen des deux moitiés brisées, dont l’une était reliée à une terminaison nerveuse de votre nuque, a révélé que la cassure s’est produite il y a longtemps.
« Aussi, poursuivit-il en haussant les épaules, quelque chose qui devait, croyons-nous, vous garder en bonne forme n’a pas fonctionné durant des années. N’avez-vous rien remarqué ? conclut-il.
Gosseyn avait déjà rapidement passé en revue tous les actes qu’il avait accomplis depuis son réveil ; et la Sémantique générale lui vint alors en aide, car lorsque Onda lui posa sa dernière question, il n’eut pas besoin d’examiner de nouveau ce qui avait déjà été évalué. Il se contenta de secouer la tête.
— Je me sens en pleine forme.
— Pourtant, fit remarquer Onda d’un air peu convaincu, il m’est impossible de croire que ceux qui ont élaboré un équipement aussi complexe auraient pu y inclure un élément dépourvu d’utilité. (Il redressa son petit corps râblé.) Vous devriez nous signaler aussitôt le moindre malaise suspect ; peut-être pourrions-nous encore compenser cette défaillance.
Gosseyn acquiesça :
— C’est dans mon intérêt de le faire.
— Il y avait là-dedans un dispositif électrique, intervint Voix Un pour la première fois, du seuil où il s’était tenu. Une espèce de stimulant neural.
Gosseyn vit que Breemeg commençait à s’énerver ; et comme il avait remarqué qu’il y avait une paille en plastique, d’un centimètre d’épaisseur sur dix de longueur, posée à côté du bol de soupe, il s’en empara.
Les Gosseyn précédents auraient dit que ce qu’il aspira grâce à la paille avait un goût d’eau de vaisselle, avec une vague saveur sucrée qui rappelait un peu le jus d’orange et un corps gras dilué en petite quantité.
Il s’avéra que son estomac acceptait de garder la totalité de cette mixture. Lorsqu’il eut pratiquement vidé le bol, il leva les yeux. Breemeg lui fit signe.
— Très bien, monsieur Gosseyn, allons-y !
Le secteur était aussi un jardin qui les mena à une autre porte, plus ornée. Mais ce fut l’empereur lui-même qui répondit au coup de sonnette, ou à tout autre signal, déclenché par Breemeg.
Gosseyn s’aperçut que le courtisan déglutissait littéralement ; il vit sa pomme d’Adam monter et descendre. Mais avant que le petit homme recouvre son aplomb officiel, l’enfant dit, en le congédiant du geste :
— Vous pouvez vous retirer, Breemeg. Je m’occuperai moi-même de notre invité. Merci.
Il le fit entrer. Quelques secondes plus tard, la porte se referma au nez de Breemeg dont Gosseyn ne sut dire s’il était furibond ou soulagé de pouvoir partir.